1 L’émergence des nouvelles technologies dans le domaine de l’immobilier est apparue au début du XXIe siècle, notamment aux États-Unis. Depuis lors, l’innovation digitale impacte durablement l’activité des professionnels de ce secteur, et se pose la question de l’appropriation de ces nouvelles technologies par les acteurs, et en tout premier lieu, par l’intermédiaire de la formation desdits acteurs. En immersion depuis plusieurs années dans le secteur de l’immobilier, il est apparu aux auteurs de cet article, que cette observation pouvait devenir un sujet de recherche, ce qui a conduit à la préparation d’une thèse intitulée : « Processus de traduction des innovations digitales dans les organisations, le cas des entreprises immobilières ». Au-delà de la question première du succès des innovations digitales dans l’immobilier, se pose immanquablement la problématique de l’accompagnement des acteurs face à ces nouveaux outils et enjeux.
2 Ce travail de recherche se réalise au sein d’une Chaire universitaire partenariale nommée EREM (European Real Estate Management), avec pour cadre théorique la Théorie de l’Acteur Réseau (Callon, 1986 ; Akrich et al. 1988, 2006), et des travaux conduits selon la méthodologie de la recherche-intervention (Savall & Zardet, 1995, 2004 ; Plane, 2000 ; David, 2012 ; Rasolofo-Distler & Zawadzki, 2013). En effet, les grands théoriciens de la traduction, et notamment ses premiers concepteurs, Michel Callon, Bruno Latour et Madeleine Akrich (1986, 1988, 2006), se sont intéressés à l’impact des sciences et des technologies et les façons dont elles sont appropriées par les usagers. Ainsi, les succès de l’innovation ne dépendent pas uniquement de ses qualités intrinsèques mais avant tout de la participation active de tous les acteurs décidés à la faire progresser (Akrich et al. 1988).
3 La Chaire EREM est un lieu d’échanges au centre de l’écosystème du modèle de recherche-intervention que nous menons : par son action et à travers son réseau, elle favorise le lien entre la logique académique (production scientifique) et la logique d’action (transfert et valorisation). Les premiers travaux de recherche issus de la thèse démontrent l’impact de la digitalisation sur les process de formation dans le secteur de l’immobilier et viennent nourrir la Chaire. Mais en même temps, les outils digitaux eux-mêmes facilitent le travail des chercheurs, et la capacité de la Chaire à développer son influence et son réseau, notamment à travers la création d’une plateforme collaborative dédiée à ladite Chaire. Ainsi, la digitalisation est à la fois objet et vecteur de l’innovation. C’est un accélérateur de la diffusion de compétences nouvelles et actionnables par les acteurs de terrain.
4 L’objet de cet article est d’explorer trois pistes de recherche sur le management de l'innovation digitale, en nous inspirant des travaux de Nambisan et al. (2017) qui préconisent de réinventer la recherche sur le management de l'innovation dans un monde digital. Ces auteurs nous orientent, entre autres, vers trois pistes de recherche, à savoir : Comment les innovations se forment-elles et évoluent-elles ? Comment les acteurs et les organisations doivent-ils s’organiser pour innover ? Comment la nature de l’innovation et son organisation interagissent-elles ? Nous allons examiner ces trois pistes de recherche au travers d’une thèse sur le processus de traduction des innovations digitales dans les organisations, en prenant l’exemple des entreprises immobilières, thèse par ailleurs réalisée au sein d’une Chaire universitaire partenariale sur les métiers de l’immobilier.
Comment les innovations se forment-elles et évoluent-elles ?
5 L’apparition des nouvelles technologies dans le secteur de l’immobilier au début du XXIe siècle a profondément modifié le quotidien des professionnels et des consommateurs. Comme l’avancent Métais-Wiersch & Autissier (2018, p. 12-13) « Digital… désigne la technologie portable en termes d’usage ». Le concept de digitalisation est ainsi large et imprécis comme le rappellent Coron et al. (2019, p. 9). Cependant, le développement des outils digitaux dans les entreprises provoque le plus souvent des phénomènes de réorganisation, de changement de processus, et conséquemment d’évolution des pratiques métiers. Ainsi Verheof et al. (2020, p. 12) expliquent « comment les technologies digitales peuvent être utilisées pour modifier les processus métiers existants ». Vial (2019, p. 118) nous propose de considérer la digitalisation comme « un processus visant à améliorer une entité en déclenchant des changements importants dans ses propriétés grâce à la combinaison des technologies de l’information, de l’informatique, de la communication et de la connectivité ».
6 Nous verrons plus loin que ces approches du concept de digitalisation éclairent réellement notre travail par leur grande proximité avec les réalités de notre terrain. Abordant le concept d’innovation, il nous faut la considérer comme « une activité collective » qui va mobiliser « des acteurs aux rationalités variées, souvent antagonistes » et doit « faire l’objet d’une appropriation » (Alter, 2002, p. 15). De même, Callon considère également l’innovation comme un travail collectif qui va mêler de nombreux acteurs s’organisant selon des coopérations et des règles qui conditionneront sa réussite. Ces acteurs vont négocier des compromis pour faire avancer l’innovation (Callon, 1994) La Chaire EREM et sa plateforme digitale collaborative (share-erem.fr) s’inscrivent dans cette logique collective et coopérative. Son postulat est la co-construction des savoirs qui émergent dans le réseau fait d’acteurs comme les étudiants, les universitaires, les entreprises, les usages, les collectivités publiques. Ce fonctionnement en réseau est une innovation managériale au sens de Van de Ven, elle va permettre l’augmentation du volume des connaissances et des pratiques à disposition des managers (1996).
7 La mobilisation de la Théorie de la traduction ou Théorie de l’Acteur Réseau (TAR) nous paraît ainsi heuristique dans notre recherche, c’est-à-dire, selon Latour, étudier la science dans l’action, (1987). Initialement, la TAR permet d’analyser le processus d’introduction d’une innovation dans une organisation (Callon & Latour, 1991). Par la suite, et plus largement, la TAR a été appliquée aux sciences de management et de gestion, car elle va contribuer à permettre de comprendre comment les outils de gestion sont construits, adaptés puis acceptés (Chua, 1995 ; Preston et al. 1992). Pour décrire simplement la TAR, nous pourrions reprendre l’allusion suivante : c’est « une lentille pour voir les acteurs, c’est une voiture pour suivre l’action, pour cartographier les relations » (Marin & Rivera, 2016, p. 176).
8 La notion de réseau est au cœur de la TAR, et le processus considéré est ainsi décrit : « la fabrication des faits est un processus continu qui consiste en la mobilisation progressive, tâtonnante et négociée, de réseaux » (Callon, 1988, p. 26). Dans la TAR, toutes les composantes du processus sont ainsi fondamentalement et intimement liés : « La robustesse d’un fait scientifique n’est pas le résultat d’une décision rationnelle prise par un esprit libre […]. C’est une solidité composée […] qui est celle des réseaux qu’il mobilise et des éléments que ceux-ci associent » (Callon, 1988, p. 30). Il faut considérer et analyser la nature et la société de façon conjointe, il ne faut plus les dissocier et aborder l’analyse avec les objets hybrides, nous touchons là au principe de symétrie généralisée : « Les réseaux sont à la fois réels comme la nature, narrés comme le discours et collectifs comme la société. » (Latour, 1997, p. 15).
9 Ainsi, pour répondre à la question du comment les innovations se forment-elles et évoluent-elles, l’exemple de la Chaire EREM nous montre l’émergence de savoirs qui se construisent à la croisée du terrain et des travaux de recherche. Logiques d’action et logiques académiques vont ainsi émerger au fur et à mesure des travaux des enseignants-chercheurs. Ici, la plateforme digitale collaborative mise en place pour faire vivre le réseau apporte de nouvelles compétences qui émergent et vont impacter l’environnement, dont les formations des acteurs de l’immobilier (Logique d’action). Elle va permettre d’autres possibles (Cheminant, 2021). Ainsi, pendant la crise sanitaire liée à la Covid 19, la continuité pédagogique des programmes de formation aux métiers de l’immobilier développés par l’IAE de Metz avec le soutien de la Chaire EREM a pu être assurée grâce au déploiement d’outils spécifiques de visioconférence à distance. Cette expérimentation a fait l’objet d’un article publié dans la revue Projectics (Cheminant et al, 2021). De même, un bloc de compétences numériques sur le pilotage et l’innovation des activités immobilières a pu être créé à destination des professionnels de l’immobilier. Dans une démarche de vulgarisation de la connaissance à destination d’un large public, un ouvrage sur le management et l’innovation dans l’immobilier a été publié aux éditions Dunod (Rasolofo-Distler et al., 2021). Les innovations se forment ainsi au sein d’un réseau d’actants humains (étudiants, chercheurs, usagers, chefs d’entreprise, élus) et non humains (plateforme digitale collaborative et autres outils digitaux) et elles évoluent d’une logique académique à une logique d’action par les différentes valorisations des connaissances produites (formation, articles scientifiques, ouvrages de vulgarisation, etc.)
Comment les acteurs et les organisations doivent-ils s’organiser pour innover ?
10 Aborder le sujet d’une Chaire universitaire et de recherche nous impose immanquablement d’aborder la thématique de l’entreprise étendue et de son extension, l’entreprise académique étendue. Il convient de rappeler que la notion d’entreprise étendue peut se définir comme « l’implantation en réseau d’une structure centrale avec ses fournisseurs, ses prestataires et différents tiers en lien direct avec l’activité et la croissance de l’entreprise » (Chevalier & Kalika, 2020, p. 183). Cette nouvelle forme organisationnelle pour les entreprises a été grandement facilitée par le développement important des nouvelles technologies, des systèmes d’information, en un mot par la digitalisation des organisations. Aussi, pour Chevalier (2019), l’entreprise étendue « irrigue aujourd’hui le domaine académique », et apparaît ainsi la notion d’entreprise académique étendue.
11 À ce titre, l’observation du secteur de l’enseignement supérieur est éclairante. Nombreuses sont les institutions de formation et d’enseignement à avoir constitué des réseaux de partenaires académiques nationaux et étrangers. De même les coopérations avec le monde économique, voire institutionnel se développent de plus en plus. La notion de réseau d’anciens élèves, aujourd’hui appelés « Alumni » est vital pour le rayonnement et le développement des activités desdites institutions, les Alumnis étant de plus en plus des prescripteurs en termes de formation professionnelle, des pourvoyeurs de stages, lieux d’alternance et d’emplois. Certains Alumnis deviennent même intervenants-formateurs dans certains des programmes proposés par leur institution d’origine. Les réseaux d’enseignants-chercheurs contribuent également au rayonnement « extérieur » des institutions.
12 Toutes ces coopérations sont la source de nouveaux terrains de recherche, de mise en place de parcours de formations pour les collaborateurs des entreprises du réseau, et souvent participent à la cocréation de diplômes, certification et autres parcours qualifiants. Les institutions de formation et d’enseignement sont pour les plus performantes, désormais au cœur d’un écosystème qui au quotidien, légitime leur action et leur offre de formation. Dès lors, Chevalier & Kalika (2019) avancent qu’« à l’instar des autres secteurs d’activité, l’entreprise académique étendue se présente sous forme de réseaux et se décline au travers de configurations organisationnelles nouvelles ». Plus avant, ils considèrent l’entreprise académique étendue comme « faite de réseaux virtuels et de liaisons digitales, et caractérisée par un nombre grandissant d’acteurs (Chevalier & Kalika, 2020, p. 189)
13 Considérons maintenant la Chaire EREM et son écosystème et examinons si elle peut se rattacher à la notion d’entreprise académique étendue. Tout d’abord, la Chaire EREM s’inscrit au sein de l’Université de Lorraine, une des plus importantes universités françaises qui rayonne sur deux métropoles majeures de l’est de la France : Nancy et Metz. La Chaire est très liée à l’IAE School of management de Metz, et de ce fait permet d’adosser à la recherche, deux diplômes de l’IAE, une licence gestion de patrimoine immobilier et un master management et développement de patrimoine immobilier.
14 Les partenaires de la Chaire sont nombreux et variés : l’Université de Lorraine, le département de la Moselle, la Cci de la Moselle, la Fédération nationale de l’immobilier, le groupe Benedic immobilier, l’entreprise sociale pour l’habitat Vivest (groupe Action Logement), le Crédit Mutuel, le CEREFIGE centre de recherche de l’UL, la Fondation ID+ de l’Université de Lorraine, l’Ecole Supérieure de l’Immobilier. Au-delà, on peut considérer que toutes les entreprises qui accueillent dans le cadre de l’alternance, les étudiants inscrits dans les programmes de licence et de master immobilier développés par l’IAE Metz, sur 3 sites : Metz, Paris et Rouen, ainsi qu’en digital (100 % distanciel) contribuent également au rayonnement de la Chaire et enrichir le réseau partenarial de la Chaire, au-delà des partenaires « socles » pré cités. Il faut souligner à ce niveau, que les parrains « fondateurs » et partenaires de la Chaire EREM, sont tous issus du secteur économique de l’immobilier, ou y ont des intérêts importants, ce qui « garantit » la démarche conduite par la dite Chaire et son champ d’intervention : crée par les acteurs de l’immobilier, pour les acteurs de l’immobilier, en quelque sorte.
15 Concernant les enseignants-chercheurs intervenants dans la Chaire, leur activité vient consolider notre postulat relatif à l’entreprise académique étendue. En effet, leurs travaux de publication (articles, ouvrages) sont mis en avant sur la plateforme collaborative de la Chaire, permettant ainsi de diffuser et d’éclairer les activités générées par la Chaire. Par ailleurs, la participation desdits enseignants-chercheurs à des colloques scientifiques, tel le colloque Projectics, contribue également à une meilleure diffusion de ce que peut produire la Chaire EREM en termes de contribution à la recherche et à la pédagogie. À ce titre, la valorisation de ces participations se retrouve sous forme de « capsules vidéo », souvent tournées et enregistrées en marge du colloque. Ces captures se retrouvent également diffusées sur le site des partenaires co-organisateurs du colloque, ici, en l’occurrence Universiapolis, l’Université internationale d’Agadir au Maroc. De même, la Chaire EREM est associée à une manifestation majeure dans l’immobilier : les « Assises de l’immobilier », organisées par la Chambre Fnaim de Moselle, et qui désormais réuni plus de 1 000 participants, parmi les plus grands noms du secteur. Preuve de son implication dans le réseau constitué d’entreprises, d’organisations patronales, de collectivités locales, etc. La participation active de ses représentants témoigne de son poids réel dans le biotope considéré.
16 Par ailleurs, notons que la Chaire met en avant les meilleures productions académiques des étudiants dans le cadre de leurs travaux, permettant ainsi aux visiteurs de la plateforme d’avoir une perception étendue de ce que peut réaliser un étudiant inscrit dans les programmes de licence et masters associés à la Chaire. À ce niveau, l’exposition de ces travaux doit permettre d’éventuellement susciter auprès d’entreprises non encore partenaires l’envie d’accueillir un étudiant en leur sein et à tout le moins de s’intéresser au travail réalisé au sein de la Chaire.
17 Concernant ce deuxième questionnement, à savoir comment acteurs et organisations s’organisent-ils pour innover, ce sont les besoins exprimés par le terrain, les contraintes du biotope qui vont créer la nécessité de l’innovation. Et ceci peut s’entendre sur l’ensemble des interactions dans le secteur entier de l’immobilier, en perpétuelle effervescence face à un contexte très fluctuant. Il convient de s’arrêter quelques instants sur le nom du domaine choisi pour la plateforme collaborative « Share-EREM ». Ce nom est une forme de clin d’œil jouant sur la signification du mot « Share » qui veut dire « partage » en français, comme l’indique le site :
« Le nom de domaine de la Chaire EREM, « Share EREM », a été choisi à partir d’un jeu de mots entre les termes homophones « Chaire » et « Share ». Share qui signifie partager en anglais, fait écho au dessein de la plateforme qui est d’être un espace d’échange et de partage entre les acteurs et les usagers de l’immobilier, membres du réseau de la Chaire EREM. L’objectif étant de co-produire de la connaissance nouvelle en matière d’immobilier. »
19 Les acteurs vont interagir pour coconstruire le réseau : élus, entreprises, groupement d’entreprises, chercheurs, Universités, organisations professionnelles, enseignants, étudiants, etc. C’est le terrain qui fait émerger l’innovation (logique académique : produire du savoir, créer de la connaissance à partir du terrain). La Chaire EREM est ainsi alimentée par les travaux de recherche et les sollicitations de son environnement. Réciproquement, les travaux de recherche vont être à l’origine de nouvelles actions de formation ou de publications à destination des acteurs de terrain, c’est dire entre autres les entreprises immobilières. Les compétences nouvelles sont le plus souvent en lien avec le digital dans la sphère immobilière. Ainsi, les premiers travaux de recherche conduits dans le cadre du travail de thèse cité ont permis de poser que ce sont les outils digitaux qui aujourd’hui, sont au centre de la relation client dans l’immobilier et impactent quotidiennement les entreprises du secteur. Il en va de même pour la formation afférente (Cheminant, 2021). Ces constats sont largement apparus pendant la crise sanitaire liée au Covid, mais se sont depuis durablement installés dans le biotope immobilier.
Comment la nature de l’innovation et son organisation interagissent-elles ?
20 À ce stade, il est nécessaire de questionner rapidement l’économie du savoir dans laquelle la Chaire EREM se positionne immanquablement. En effet, à l’heure d’internet, la détention des connaissances et du savoir est aujourd’hui aux mains d’acteurs divers, plus ou moins identifiés et reconnus, et quoi qu’il en soit cette connaissance n’est plus uniquement du fait d’institutions officielles telles les universités ou autres organisations à l’expertise vérifiée et indiscutable. L’univers de l’internet regroupe de multiples intervenants qui prétendent délivrer la connaissance, voire divulguer du savoir, sans qu’on sache véritablement si leurs discours, voire leurs sources sont fiables et leur expertise avérée scientifiquement. Cette abondance d’information, qui plus est souvent changeante et fluctuante, faite d’évolutions rapides et notables des savoirs peut se caractériser par la notion de complexité dynamique (Colville et al., 2016), c’est-à-dire un environnement fait d’improbables, multiples, rapides et notables changements de savoirs.
21 Face à cette abondance d’information à la signification incertaine et laissant la place à toutes les interprétations possibles, ce qui est une des caractéristiques majeures de l’univers internet, il nous faut mobiliser la théorie du sensemaking de Weick (1995, 2001), pour tenter de mettre de l’ordre dans ce désordre. En effet, le propre d’une Chaire universitaire partenariale est de susciter l’échange entre ses acteurs, de partager des objectifs communs, d’atteindre des possibles dans un consensus reconnu. Les productions de la Chaire doivent faire sens, notamment par rapport à ses objectifs. Comme l’avance Marsal (2021, p. 63) » La création de sens va permettre de créer des connaissances qui seront ensuite actionnables ». La Chaire EREM s’inscrit, par essence, dans ce cadre du sensemaking, par ses objectifs, son organisation et par sa nature même. Pour aller plus loin, « la création de sens résulte d’un équilibre entre le sens construit par la réflexion et le sens construit par l’action » (Marsal, 2021, p. 64). On peut identifier ici, nos deux logiques de construction (logique académique et logique d’action)
22 De même, la Chaire EREM, par définition, est un lieu d’échanges et de collaboration et, à ce titre un terrain d’élaboration de savoirs et de connaissances qui ont vocation à être partagés, notamment à l’aide de sa plateforme collaborative. Dès lors, comme le rappelle Marsal (2021, p. 68) s’appuyant sur les travaux de Maitlis & al. (2014) et Weick, (1995) « la création de sens est comprise comme un processus de construction sociale qui aboutit à un savoir partagé ». Pour conclure, ce sont les échanges réciproques entre les acteurs qui vont créer du sens (Koenig, 2009). Dès lors on peut retrouver la notion de réseau et d’interaction entre actants propres à la Théorie de l’Acteur-Réseau (cf. supra).
23 Les travaux des enseignants-chercheurs vont alimenter la Chaire, ces travaux émanant d’une logique endogène ou hexogène. Une Chaire est un lieu d’échanges et de collaboration où cohabitent des acteurs d’un secteur donné, ici le secteur de l’immobilier, afin de coconstruire et de coproduire des savoirs dans une double logique : une logique académique (produire du savoir à partir du terrain) ou dans une logique d’action (aider au changement à partir des concepts).
24 Pour ce qui est du troisième questionnement qui interroge les interactions entre l’innovation et son organisation, nous devons poser que l’innovation est considérée comme disruptive dans le secteur de l’immobilier (Christensen, 1997, 2003). En effet, l’immobilier est au centre de nombreuses évolutions des usages depuis le début du XXIe siècle, avec notamment une digitalisation très importante, aussi bien dans les pratiques métiers que dans la formation (Cheminant, 2021). Le pilotage de l’innovation se fait par la communauté des chercheurs et les praticiens associés. La diffusion des innovations est réalisée à travers la plateforme collaborative qui met en avant les travaux réalisés et facilite ainsi leur accessibilité au plus grand nombre. À ce niveau, la mise en relation entre l’académique et le professionnel a été grandement facilitée par le digital, qui a transformé les pratiques sur la diffusion des connaissances et des savoirs. À ce titre, la digitalisation du secteur immobilier a largement impacté la formation afférente, et l’ensemble des acteurs a désormais acquis la pratique et le réflexe d’utiliser les outils numériques pour se former ou s’informer. Le schéma de transfert « terrain-recherche-terrain » est ancré et illustre parfaitement les différentes interactions entre l’innovation et son organisation.
25 Nous avons pu observer que les actants sont dans le partage. Le réseau des parties prenantes à la Chaire est fait de multiples interactions qui créent les conditions de l’innovation dans le champ étudié, à savoir l’immobilier. La Chaire est dès lors un intermédiaire facilitant les échanges entre les parties prenantes. La Chaire est devenue le point de rencontre des membres du réseau, notamment par la facilitation créée par la plateforme collaborative. Toutes les parties prenantes du système se retrouvent, la Chaire est un lieu de « cristallisation » des idées. Les deux mondes : le professionnel et l’académique, peuvent désormais se parler à travers la Chaire.
26 La recherche va alimenter les actions de formation, les publications de vulgarisation à destination des acteurs de terrains et inversement, l’étude du terrain par les enseignants-chercheurs va conduire à des productions scientifiques. Le transfert s’opère dans les deux sens. Ici, les compétences nouvelles développées dans la Chaire sont souvent en lien avec le digital, comme l’est directement l’objet de la thèse évoquée. Cette production de compétences actionnables par les acteurs de terrain du secteur valorise la Chaire et justifie à ce titre son existence. Plus avant, le digital a transformé les pratiques sur la diffusion des connaissances, que ce soit à travers les fonctions même de la Chaire et de sa plateforme collaborative, ou à travers les nouvelles formations crées comme la licence « chargé de gestion patrimoniale » 100 % en distanciel (FOAD), ou le bloc de compétence à destination des acteurs du secteur. Le digital accélère la diffusion des nouvelles compétences, mais en est également source.
Conclusion
27 Nous avons essayé ici de démontrer, comment une organisation, telle que la Chaire EREM, pouvait être un vecteur d’innovation, notamment à travers les différents travaux menés en son sein. L’exemple in situ d’une thèse axée sur les innovations digitales dans le secteur de l’immobilier permet d’apporter quelques éléments de réponses aux trois pistes de recherche que sont : 1) les modalités de formation et d’évolution des innovations, 2) la manière dont les acteurs et les organisations se coordonnent pour innover et enfin 3) l’interaction entre la nature de l’innovation et son organisation. Ces réponses s’inscrivent dans l’importance que peuvent prendre aujourd’hui les phénomènes de digitalisation dans ce qu’il convient d’appeler désormais une entreprise académique étendue. En effet, notre recherche montre que la Chaire EREM est devenue le point de convergence des actants du secteur de l’immobilier, convergence née des multiples traductions réussies (Calon, 1991).
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Mots-clés éditeurs : chaire universitaire, digitalisation, innovation, réseau
Mise en ligne 29/12/2022
https://doi.org/10.3917/proj.033.0009