Notes
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[*]
Cécile Faliès est géographe, ingénieur de recherche, UMR SAD-APT, Équipe Agricultures urbaines.
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[**]
Évelyne Mesclier est directrice de recherches à l’IRD, membre de l’UMR Prodig
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[1]
Scheromm, P., 2013, « Les jardins collectifs, entre nature et agriculture », Métropolitiques, http://www.metropolitiques.eu/Les-jardins-collectifs-entre.html
-
[2]
Fleury A., Donadieu, P., 1997, « De l’agriculture périurbaine à l’agriculture urbaine », Courrier de l’environnement de l’INRA, 1997, vol. 31, p. 45-61.
-
[3]
Bertrand, N., Rousier, N., 2010, « Le rapport de l’agriculture à la ville : vers quelles proximités économiques ? », dans Bertrand N. (dir.), L’agriculture dans la ville éclatée, Cemagref DTM France, publié par le Laboratoire de Développement durable et dynamique territoriale, département de géographie, Université de Montréal, avril 2010, 184 p, p. 47-64
-
[4]
Tricaud P.-M., 1996, Ville et nature dans les agglomérations d’Afrique et d’Asie, Paris, Editions du Gret, 103 p.
-
[5]
Kebir L., Barraqué B., Éditorial.du numéro « Agriculture et ville », Espaces et sociétés 3/2014 (n° 158), p. 9-12
-
[6]
Dureau, F., Mesclier, É., Gouëset, V. 2006 « Les accélérations du XXe siècle : croissance démographique et dynamiques de peuplement » dans F. Dureau, V. Gouëset et É. Mesclier, Géographies de l’Amérique latine. Rennes, PUR, pp. 39-83
-
[7]
Mesclier, É., Chaléard, J.-L., Dao The Anh, Fanchette, S., Henriot, C., Hurtado, J.R., Monin, É., Moustier, P., Yapi-Diahou, A. « Les formes actuelles du recul des terres agricoles : quels modèles pour quels enjeux ? Comparaison à partir de quatre métropoles » dans J.-L. Chaléard, dir. Métropoles aux Suds. Le défi des périphéries, Paris, Karthala, pp.323-341
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[8]
On désigne au Mexique sous le nom de nopal en particulier les cladodes (rameaux à apparence de feuille) des figuiers de Barbarie, très consommés dans la cuisine locale.
1 L’agriculture est aujourd’hui à la mode dans les grandes villes européennes et nord-américaines. Cela se traduit en particulier par la multiplication des espaces réservés aux jardins partagés, créés sur des parcelles à l’abandon ou au sein d’opérations d’aménagement. D’un point de vue sociologique, ces initiatives, ancrées dans les quartiers et basées sur la gestion collective des terrains et de certaines tâches, favoriseraient les liens de voisinage. D’un point de vue anthropologique, elles permettraient aux citadins de reprendre contact avec l’environnement « naturel », ce qui pourrait à terme jouer un rôle dans les décisions politiques concernant la planète (Scheromm, 2013) [1]. Les autorités publiques sont souvent impliquées dans ces projets, qui se trouvent intégrés au marketing des villes au titre des aménités du cadre de vie.
2 À ces dynamiques répond la diffusion du concept d’« agriculture urbaine » dans la littérature scientifique. L’expression ne désigne pas toute agriculture jouxtant la ville. A. Fleury et P. Donadieu précisent que, dans le cas de l’agriculture urbaine, « c’est ensemble qu’espaces cultivés et espaces bâtis participent au processus d’urbanisation et forment le territoire de la ville » (Fleury et Donadieu, 1997 [2]). Cette définition n’inclut pas les activités agricoles déconnectées de la vie citadine. Elle permet en revanche d’intégrer à la réflexion d’autres types d’agricultures pratiquées en ville que les jardins partagés.
3 Ainsi, les jardins familiaux, qui rendent moins chère et plus variée l’alimentation des ménages les plus modestes, sont toujours présents dans les villes des Nords (Bertrand et Rousier, 2010 [3]). Ils sont parfois très importants dans les métropoles des Suds, particulièrement en Afrique sub-saharienne et en Asie : arboriculture, maraîchage, horticulture ornementale, petit bétail voire élevage laitier, pour la consommation familiale ou pour la vente, sont présents dans les interstices de la ville centrale comme dans les quartiers périphériques et engagent des citadins de toutes sortes de conditions sociales (Tricaud, 1996) [4]. La production de légumes et de fruits commercialisés sans intermédiaire par le biais de circuits-courts (Kebir, Barraqué, 2014) [5] est un autre exemple de ce qu’on peut entendre aujourd’hui par « agriculture urbaine » : cette fois, c’est par leur engagement pour la qualité des aliments et le maintien des agriculteurs locaux que les citadins sont partie prenante.
4 Le présent dossier aborde la participation de cette agriculture urbaine à la construction du territoire et à la vie des sociétés des métropoles latino-américaines. La croissance démographique des villes latino-américaines, et tout particulièrement des métropoles, a été très rapide au cours du XXe siècle et reste souvent importante, dans le cadre de la fin des transitions urbaines (Dureau et al., 2006) [6]. Elle s’est effectuée aux dépens des exploitations agricoles voisines, selon un modèle d’urbanisation en « tache d’huile », sans préservation de certaines aires, à la différence de ce qu’on observe par exemple dans des métropoles asiatiques (Mesclier et al., 2014) [7]. À Mexico, à Lima, à Buenos Aires ou à Santiago du Chili, l’agriculture est pratiquement absente des quartiers centraux anciens, et peu présente dans ceux qui se sont construits au cours du XXe siècle. Néanmoins, on trouve dans ces derniers, comme dans les périphéries urbaines les plus récentes, des espaces agricoles qui relèvent visiblement de logiques diverses : jardins collectifs, plantes cultivées et petits élevages dans les cours ou arrière-cours des quartiers populaires, arbres fruitiers derrière les hauts murs de résidences luxueuses, serres en tunnel ou culture sur bâche…
5 Que peut représenter cette agriculture pour ces métropoles multimillionnaires et pour leurs habitants ? S’agit-il réellement d’une agriculture urbaine au sens où on l’entend aujourd’hui : une agriculture qui participe à la construction de la ville ? Si c’est le cas, quelles sont les caractéristiques de cette participation ? Crée-t-elle des emplois pour les citadins, dans des contextes où il semble plus aisé de s’occuper dans les activités commerciales ou de services ? Contribue-t-elle de façon remarquable ou spécifique à approvisionner les marchés des métropoles ? Aide-t-elle plutôt, comme dans les Nords, à améliorer la qualité de vie de citadins confrontés à la pollution de l’air, au stress des embouteillages et de la délinquance, et parfois à la piètre qualité ou au coût élevé de certains aliments ? Est-ce par sa contribution à la construction de liens sociaux ou par le bien-être que sa pratique procure qu’elle joue un rôle dans les agglomérations latino-américaines ? Et si elle est devenue importante pour la ville, comment est-elle intégrée aujourd’hui dans les politiques urbaines ?
6 Une première constatation s’impose : bien qu’elles partagent sur un certain nombre de points des héritages communs, les métropoles latino-américaines ne se ressemblent pas en ce qui concerne leur agriculture. À Lima, ville située au pied de la cordillère andine, dans un désert, la végétation est rare. Les quelques jardins installés sur des avenues dans l’intra-urbain, les parcelles agricoles de plus grande taille dans le périurbain, font avec les parcs partie des rares espaces ouverts où elle domine, dans un paysage aride. À Mexico, les parcelles agricoles font partie des espaces préservés de l’urbanisation, mais au même titre que les espaces boisés qui couvrent les pentes des volcans qui dominent une agglomération de 20 millions d’habitants. Santiago du Chili est située dans une dépression entre le piémont des Andes et la Cordillère de la Côte et son climat est de type méditerranéen, avec des précipitations l’hiver. Buenos Aires occupe quant à elle une vaste plaine, bien arrosée, propice à l’agriculture avec des températures tempérées et des précipitations réparties sur toute l’année. Elle est entourée d’une ceinture maraîchère. Les histoires agraires ont divergé au cours du XXe siècle : réformes agraires radicales au Pérou et au Mexique, qui ont éliminé pour un temps la grande propriété ; réforme agraire stoppée par le coup d’État d’A. Pinochet au Chili ; absence de réforme agraire en Argentine, où l’agriculture familiale était par ailleurs importante. Les exploitations présentes dans les métropoles étudiées sont ainsi en général plutôt de petite taille à Mexico, à Lima, à Buenos Aires, comme cela apparaît dans les articles de F. Saavedra, H. Leloup et J. Le Gall. En revanche, dans l’aire métropolitaine de Santiago du Chili, il y a à la fois de petites exploitations paysannes et des propriétés terriennes de grande taille, comme le montre C. Faliès, et ces dernières peuvent tirer profit du climat pour produire et commercialiser des cultures demandées sur les marchés nord-américain ou européen, en jouant sur l’inversion des saisons par rapport à l’hémisphère nord.
7 Peut-on trouver de l’agriculture urbaine dans les espaces agricoles intra-urbains ou, le plus souvent, périurbains des quatre métropoles étudiées, ou dans certaines d’entre elles ? Les auteurs de ce dossier ne répondent pas d’emblée par l’affirmative. D’autres dynamiques sont plus visibles : celle, omniprésente, de la disparition des parcelles agricoles sous la pression du mitage et des projets immobiliers ; celle de l’agriculture d’exportation au Chili, de l’agriculture commerciale « conventionnelle », polluante et rentable surtout pour les intermédiaires commerciaux, dans les vallées de Lima ; celle de la production de nopal [8], l’une des rares rentables, sur de moyennes exploitations éloignées de la périphérie urbaine mais néanmoins situées sur le territoire de la Ville de Mexico. Ce n’est le plus souvent qu’au delà de cette première image globale qu’on trouve, dans le détail, les signes d’une agriculture qu’on peut qualifier d’urbaine. Cela peut être des jardins partagés, au sein des quartiers populaires, qui créent du lien social et participent à l’alimentation des familles ; ou encore des jardins à but éducatif dans des écoles. On trouve également des initiatives de collaboration entre producteurs et consommateurs, autour des circuits courts et des marchés de producteurs. Des produits sont spécifiquement élaborés pour les citadins, à la fois pressés et à la recherche d’une alimentation plus saine : légumes découpés en barquettes à Buenos Aires, miel à Santiago, ingrédients destinés aux restaurants gastronomiques à Lima…
8 Ces innovations semblent souvent partir de l’initiative des producteurs agricoles eux-mêmes, ou encore parfois de l’action d’ONG. Mais si l’agriculture urbaine doit, pour être ainsi qualifiée, participer à la vie citadine, n’est-elle pas aussi caractérisée par sa prise en considération par les politiques de la ville ? Certes, dans ces agglomérations multi-millionnaires, l’urgence réside dans la construction de logements, l’organisation des transports, l’équipement et le raccordement aux réseaux des quartiers. Par ailleurs, les politiques concernant l’agriculture sont encore souvent pensées de façon sectorielle plus que territorialisée. Les États centraux, ou de la Fédération en ce qui concerne le Mexique, continuent parfois d’intervenir à travers le ministère de l’Agriculture, dont les actions tendent à rester centrées sur les questions de production et de commercialisation sur les marchés de gros. Néanmoins, les politiques publiques qui concernent l’agriculture urbaine sont de plus en plus mises en œuvre à partir des territoires, par des autorités régionales, municipales ou métropolitaines. Ces actions s’adressent à une grande diversité de formes d’agriculture, depuis les exploitations commerciales jusqu’aux arrière-cours en passant par les jardins des écoles, et peuvent concerner aussi bien des formes originales de production que de commercialisation. Au Pérou comme au Mexique, on trouve dans la panoplie de ces actions la prise en compte de la très grande proximité des consommateurs potentiels : les circuits courts sont encouragés à travers la création de marchés de producteurs. Les différents niveaux administratifs sont amenés à collaborer.
9 Quelle est la réalité de ces politiques ? F. Saavedra montre dans le cas de Mexico qu’elles ne sont guère soumises à évaluation. L’agriculture urbaine n’est-elle pas l’arbre qui cache la forêt, la politique qu’on met en avant pour dissimuler la misère des mesures prises en faveur de l’agriculture, mais aussi le peu d’importance qu’on accorde finalement à ces périphéries urbaines « populaires » dans lesquelles elle se développe ? Quelles nouvelles chances représente finalement l’agriculture urbaine pour les paysanneries qui vivent dans les banlieues des métropoles, pour les citadins qui habitent en bordure des champs ? Pour F. Saavedra, pousser des familles pauvres de l’agglomération de Mexico, sans expérience en matière de production agricole et dont l’accès à l’eau est limité, à développer le jardinage n’est pas opportun. C. Faliès montre que développer la vente directe au consommateur n’est possible qu’à la condition que producteurs ou acheteurs puissent effectivement se rencontrer ; or les premiers, surtout lorsqu’il s’agit de femmes, n’ont souvent pas de véhicule, et les deuxièmes ne sont pas disposés à faire des heures de route sur des chemins mal entretenus. J. Le Gall souligne que les producteurs maraîchers boliviens de Buenos Aires, malgré leur apport remarquable à l’économie et à l’alimentation de la ville, ne sont pas soutenus par de véritables propositions politiques. À Lima, comme le souligne H. Leloup, les espaces agricoles restent également peu reconnus, dans la diversité de leurs formes et de leurs fonctions, par les autorités publiques.
10 L’agriculture urbaine n’est certainement pas une solution miracle aux problèmes de pauvreté, de pollution ou aux fractures sociales que rencontrent les métropoles latino-américaines. Le concept permet de regrouper sous une même appellation des initiatives diverses, dont le point commun est qu’elles s’appuient sur le voisinage à la fois géographique et culturel entre producteurs et consommateurs. Il permet aussi d’entretenir un certain flou sur la réalité des politiques destinées à l’agriculture. Il faut très certainement s’y intéresser, non pas tant comme à une panacée que comme à une piste encore ténue et qui constitue un indicateur des évolutions sociales et politiques possibles dans les métropoles latino-américaines.
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Cécile Faliès est géographe, ingénieur de recherche, UMR SAD-APT, Équipe Agricultures urbaines.
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Évelyne Mesclier est directrice de recherches à l’IRD, membre de l’UMR Prodig
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Scheromm, P., 2013, « Les jardins collectifs, entre nature et agriculture », Métropolitiques, http://www.metropolitiques.eu/Les-jardins-collectifs-entre.html
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Fleury A., Donadieu, P., 1997, « De l’agriculture périurbaine à l’agriculture urbaine », Courrier de l’environnement de l’INRA, 1997, vol. 31, p. 45-61.
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[3]
Bertrand, N., Rousier, N., 2010, « Le rapport de l’agriculture à la ville : vers quelles proximités économiques ? », dans Bertrand N. (dir.), L’agriculture dans la ville éclatée, Cemagref DTM France, publié par le Laboratoire de Développement durable et dynamique territoriale, département de géographie, Université de Montréal, avril 2010, 184 p, p. 47-64
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[4]
Tricaud P.-M., 1996, Ville et nature dans les agglomérations d’Afrique et d’Asie, Paris, Editions du Gret, 103 p.
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[5]
Kebir L., Barraqué B., Éditorial.du numéro « Agriculture et ville », Espaces et sociétés 3/2014 (n° 158), p. 9-12
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[6]
Dureau, F., Mesclier, É., Gouëset, V. 2006 « Les accélérations du XXe siècle : croissance démographique et dynamiques de peuplement » dans F. Dureau, V. Gouëset et É. Mesclier, Géographies de l’Amérique latine. Rennes, PUR, pp. 39-83
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[7]
Mesclier, É., Chaléard, J.-L., Dao The Anh, Fanchette, S., Henriot, C., Hurtado, J.R., Monin, É., Moustier, P., Yapi-Diahou, A. « Les formes actuelles du recul des terres agricoles : quels modèles pour quels enjeux ? Comparaison à partir de quatre métropoles » dans J.-L. Chaléard, dir. Métropoles aux Suds. Le défi des périphéries, Paris, Karthala, pp.323-341
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On désigne au Mexique sous le nom de nopal en particulier les cladodes (rameaux à apparence de feuille) des figuiers de Barbarie, très consommés dans la cuisine locale.