Notes
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[*]
Marie-France Prévôt-Schapira est professeur à l’université Paris 8-CREDA UMR 7227.
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[1]
Voir dossier « L’Argentine après la tourmente », Problèmes d’Amérique latine, n° 51, hiver 2003-2004.
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[2]
Voir R. Sidicaro, « Désarticulation du système politique argentin et kirchnérisme », Problèmes d’Amérique latine, n° 71, hiver 2008-2009, pp. 69-88.
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[3]
« El peronismo no se somete a los valores », entretien avec J. C. Torre, La Nación, 28 mai 2005.
1Dix ans après la violente crise de 2001 qui a secoué l’Argentine, c’est un pays profondément transformé qui se rendra aux urnes le 23 octobre 2011. Alors que les réformes libérales menées par le péroniste Carlos Menem (1989-1999) avaient jeté le pays au bord de l’abîme [1], l’Argentine a connu entre 2004 et 2010 des taux de croissance de l’ordre de 8 à 9 % par an. Cette croissance s’est conjuguée avec une réduction du taux d’endettement public qui tombe de 135 % en 2003 à 40,7 % du PIB en 2011. La même année, le chômage est passé en dessous de la barre des 8 %, et le salaire réel a augmenté de 72 % par rapport à l’année 2002. Ces quelques chiffres donnent la mesure du redressement spectaculaire qu’a connu le pays. Les politiques économiques et sociales engagées dès 2003 par le gouvernement de Néstor Kirchner (2003-2007) et poursuivies par celui de son épouse, Cristina Fernández de Kirchner (CFK) (2007-2011), à contre-courant de l’orthodoxie libérale des années 1990, ont façonné le nouveau modèle économique : accroissement de l’investissement public, nationalisation des fonds de pension, subventions dans le domaine des transports et celui de l’énergie, contrôle des prix, reétatisation des entreprises privatisées. La massification des dépenses sociales a été l’un des piliers du « nouveau modèle productif avec inclusion sociale », communément appelé « le modèle K ».
2Notre propos n’est pas de revenir sur les politiques de sortie de crise ni sur les réformes entreprises par les deux gouvernements de Néstor Kirchner et Cristina Fernández de Kirchner, déjà amplement analysées, mais de saisir les défis économiques et les enjeux politiques qui se dessinent à la veille des élections présidentielles d’octobre 2011. Les articles réunis dans ce dossier abordent en dialoguant, à partir de différents angles, les débats, les controverses et les interrogations qui traversent la société argentine et divisent les intellectuels ainsi que le monde politique.
3Pierre Salama s’interroge sur la menace que fait peser la pression inflationniste sur l’économie argentine depuis 2007. Qu’en est-il aujourd’hui de la croissance vertueuse de la post-convertibilité ? « “Sauvé” par le soja, le modèle argentin est-il soutenable » ? Il revient sur les performances économiques incontestables du pays et sur les politiques qui ont permis à l’Argentine de retrouver, en 2010, une situation proche du plein-emploi, une balance commerciale fortement excédentaire, une hausse des exportations, etc. Bref, depuis 2003 le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) argentin est plus élevé que celui du Brésil. Mais la dépendance croissante de l’économie aux exportations liées à l’agrobusiness et à l’activité minière est au centre des controverses. Dans un contexte international favorable, avec une hausse des prix des matières premières et une forte demande des pays émergents, la Chine en tête, ce sont les exportations de soja qui, depuis 2004, dopent l’économie argentine. La monoculture intensive du soja (transgénique à 98 %), dont la production a dépassé les 50 millions de tonnes en 2010, s’étend désormais bien au-delà de la très fertile Pampa pour gagner le Nord-Ouest argentin et le Chaco, au risque d’une déforestation incontrôlée et désastreuse. Comme le souligne Pierre Salama, le « modèle K » repose sur la dépréciation de la monnaie, destinée à favoriser la compétitivité de l’industrie nationale. Mais l’absence d’une véritable politique industrielle n’a pas permis de freiner l’inflation importée. Estimée à environ 25 % en 2011, et systématiquement minorée par les chiffres officiels de l’Institut national du recensement et des statistiques (INDEC), l’inflation relance la polémique sur la soutenabilité du « modèle argentin ». Les critiques sont vives de la part de l’opposition, qui accuse la Banque centrale de l’alimenter par une politique d’émission monétaire destinée, avant tout, à financer les grands travaux publics, les politiques sociales et les clientèles politiques du kirchnérisme. Aussi, le calcul de l’inflation, qui érode le pouvoir d’achat de toutes les couches de la population, est devenu un terrain d’affrontements politiques violents. Selon Pierre Salama, au lendemain des élections de 2011, le gouvernement se trouvera placé face à un dilemme : laisser la monnaie s’apprécier au risque de pénaliser la compétitivité de l’industrie nationale, ou brider les revendications salariales des travailleurs. « Si un tel choix était fait, il conduirait à un ralentissement de la hausse des salaires nominaux, à une réduction du taux de croissance du PIB et à une création d’emplois plus faible », et à une aggravation du malaise social.
4Face à ce scénario, il existe un autre élément d’incertitude. Quelle sera l’attitude de la puissante Confédération générale des travailleurs (CGT) au lendemain des élections ? Martín Armelino évoque le surprenant regain du syndicalisme argentin dont les effectifs sont en hausse, fait singulier en Amérique latine. Après une période d’hibernation et de compromission durant la décennie ménémiste, dans un contexte de récupération économique, l’offensive syndicale a permis de rétablir les négociations collectives par branche et d’obtenir de meilleures conditions de travail et de salaires. Ces acquis ont renforcé le pouvoir de la CGT et de son leader Hugo Moyano. Martín Armelino analyse les ressorts de ce retour en force des gordos, c’est-à-dire des gros syndicats qui avaient pactisé avec le gouvernement de Menem, pour sauvegarder leur pouvoir. Ceux-ci ont adopté une attitude de défense et de collaboration en s’assurant, en échange, de gérer les œuvres sociales et de conserver le monopole de la représentation (personería gremial). Peut-on parler du retour du « vieux géant d’après-guerre », qui avait été un pilier central du péronisme ? Martín Armelino rappelle que l’Argentine n’est plus celle des années 1950, que la précarité s’est installée et que les années 1990 ont reconfiguré la carte syndicale. En opposition aux « caciques » syndicaux est née, en 1992, une nouvelle centrale pluraliste, la Centrale des travailleurs argentins (CTA), qui enfonce un coin dans le monopole de la CGT ; elle a été l’acteur principal de la protestation sociale contre le modèle néolibéral. Aussi, aujourd’hui la réalité du syndicalisme est double. À côté des grands syndicats qui ont accumulé pouvoir et ressources, a émergé un syndicalisme de base, héritier de « la génération de 2001 », et présent sur le lieu de travail pour exiger de meilleures conditions de travail, dans l’indifférence, voire avec l’hostilité des directions. À partir de 2005, les gros syndicats constituent une des clés de voûte du dispositif d’alliance kirchnériste Ce sont eux qui sont à la table des négociations pour discuter des politiques salariales et croisent le fer avec le gouvernement pour obtenir des avantages et accroître leur pouvoir. Empêtrés dans des scandales de corruption, ce sont des alliés encombrants en période électorale. Comme le fait remarquer Martín Armelino, malgré les pressions parfois menaçantes exercées par les directions syndicales qui exigent une plus grande reconnaissance politique, les principaux leaders, « de bons péronistes », ont été en partie écartés des postes stratégiques sur les listes électorales de 2011, au profit de la « jeunesse progressiste ».
5Depuis l’élection de Néstor Kirchner à la présidence en 2003, les relations entre le parti péroniste et le kirchnérisme sont tout aussi déconcertantes pour les observateurs que pour l’électorat argentin. Dans son analyse des recompositions des soutiens à l’« officialisme » et de la relation de l’opposition parlementaire avec le gouvernement sous la mandature de Cristina Fernández de Kirchner (2008-2011), Ricardo Sidicaro signale que la référence au péronisme a perdu de sa visibilité dans l’arène électorale. Néstor Kirchner n’a jamais caché sa volonté de se situer au-dessus du parti péroniste. Outsider sorti des rangs du péronisme, gouverneur de la petite province pétrolière de Santa Cruz, il est élu en 2003 par défaut. Son élection a créé la surprise, par sa capacité à gagner des appuis bien au-delà du parti justicialiste, grâce à des initiatives répondant à des exigences économiques et symboliques de la société (abrogation des lois d’amnistie, discours anti-libéral). Ces soutiens, très hétérogènes, caractérisent le kirchnérisme, une variante du péronisme aux frontières extrêmement floues, où coexistent des acteurs très divers. La large victoire de CFK, en 2007, au premier tour, a montré la faiblesse de l’opposition. Sa gestion s’est inscrite dans la continuité des politiques de réformes conduites avec succès par son époux pour sortir le pays « de l’Enfer », dans un contexte économique très favorable [2]. Le conflit de 2008 avec les producteurs de soja a rendu visibles des revendications mêlées, où s’expriment une volonté de défense des institutions, contre l’autoritarisme et la corruption du gouvernement mais aussi des rancœurs accumulées et des ambitions contrariées au sein du péronisme [3]. Ricardo Sidicaro insiste sur le caractère fragmenté, sans unité et sans projets, de cette opposition qui se manifeste localement et dont le capital politique réside dans « les réseaux de petits patrons ». Mais ni les uns, ni les autres ne sont en mesure de présenter une alternative au kirchnérisme. À la veille des élections de 2011, les accords conclus entre les forces politiques reflètent la complexité des alliances et le brouillage des identités partisanes. Ricardo Sidicaro avance l’hypothèse suivante : « le positionnement par rapport au péronisme cesse de constituer l’axe des prises de position qui divise les dirigeants les plus en vue sur la scène politique, de même qu’il a perdu tout intérêt pour la majorité de la population ». Cette situation se reflète dans les élections primaires du mois d’août 2011 où la popularité de CFK, candidate à sa propre succession s’est affirmée avec 50 % des voix, anticipant sa victoire. Ainsi, et de manière paradoxale, l’un des objectifs de Néstor Kirchner de dépasser le vieux clivage péronistes/antipéronistes semble se réaliser.
6Les mobilisations sociales de 2001 s’étaient déroulées aux cris de « Qu’ils s’en aillent tous ! » (« ¡ Que se vayan todos ! »), exprimant ainsi le rejet de la classe politique jugée responsable de la débâcle de 2001. Que reste-t-il de l’effervescence protestataire qui avait caractérisé l’après-crise ? Comment analyser le passage d’une situation de crise qui avait vu surgir des formes d’organisations, en rupture avec la vie partisane, au « retour à la normale » et à l’hégémonie du péronisme ? Maristella Svampa propose une lecture de l’évolution de ces dix dernières années (2001-2011) à partir de trois temps forts : 2001, 2003, 2008. Après avoir retracé l’émergence d’un nouvel ethos militant qui se rattache à des traditions différentes (lutte des classes, tradition nationale-populaire, libertaire), elle souligne que les formes d’organisation et les idées de la génération de 2001 ont laissé des traces profondes dans la société argentines. Les frontières des conflits se sont déplacées. Elles sont présentes dans le syndicalisme de base, dans les luttes socio-environnementales qui ont connu un développement très significatif dans la dernières décennie. Maristella Svampa inscrit son analyse des mouvements pour la défense de la terre dans une réflexion sur le regain de l’extractivisme en Amérique latine. Reprimarisation, exploitation des ressources naturelles et agrobusiness sont les piliers du modèle néo-développementiste sous-jacent au « modèle K ». Il s’accompagne d’une logique de dépossession à l’origine des multiples conflits qui ont éclaté autant dans les régions minières que dans les métropoles, soulignant les tensions pour l’accès au logement à Buenos Aires ainsi qu’à Ledesma, dans la province de Jujuy. Maristella Svampa pointe les contradictions saisissantes entre les modèles productifs fortement mondialisés qui sous-tendent la croissance actuelle du pays, et la dynamique nationale-populaire qui ignore et réprime ces formes de mobilisation et de protestation.
7Comment caractériser la société argentine ? Comment rendre compte de ses tendances en contrepoint ? Retenu par Gabriel Kessler pour attirer l’attention sur les changements, difficiles à dater et à mesurer, le contrepoint, méthode d’écriture musicale où une ligne mélodique se superpose à une autre, désigne au sens figuré un événement qui a lieu simultanément et parallèlement à autre chose. La période de la convertibilité des années 1990 a laissé des traces indélébiles, en achevant de détruire l’ordre social édifié sous le premier et second péronisme. Quelles sont les temporalités de ces changements : le retour de la démocratie, les années 1990, la période post-crise de rebond économique ? Par exemple, l’extension de la couverture scolaire s’est réalisée au cours de la période ménémiste, alors même que la désindustrialisation, la flexibilisation du travail, la privatisation des entreprises publiques et l’insuffisance des politiques sociales compensatoires engendraient une profonde érosion des conditions de vie. À quelle échelle faut-il les observer ? Car si, aujourd’hui, la plupart des indicateurs sociaux se sont améliorés au niveau national – pauvreté, éducation, santé –, il subsiste de fortes inégalités entre les provinces, et les formes de ségrégation se sont accrues dans les métropoles. La comparaison de ces indicateurs pose problème : faut-il les mettre en regard avec les autres pays latino-américains, avec l’Argentine des années 1960 ? En interrogeant les représentations de la société argentine, et plus particulièrement le caractère égalitaire qui l’empreint dans les années 1960, Gabriel Kessler propose de sortir de visions stéréotypées pour donner une nouvelle lecture du passage d’une dynamique d’ascension sociale vigoureuse, nourrie par une transformation de la structure du monde du travail, à une société composée de « classes moyennes à la dérive », aux trajectoires descendantes. Les travaux récents montrent que la mobilité ne s’est jamais interrompue en raison de l’entrée des femmes sur le marché du travail. Aujourd’hui, le chômage a reculé mais les trajectoires professionnelles sont très instables. Les emplois sont plus qualifiés que dans le passé, mais ils ne signifient pas de meilleures conditions de vie. Pourtant, de nouvelles perspectives semblent s’ouvrir, notamment avec le plus grand accès des nouvelles générations à l’éducation, à la culture et aux nouvelles technologies, ou encore l’apparition de nouveaux droits (genre, diversité, discrimination) en faveur de la diminution de l’inégalité et de la promotion d’une société diverse. Inégalité, extension des droits, consommation des pauvres, potentiel culturel des villes, violence et vulnérabilité sociale, le nouveau visage de la société argentine, c’est tout cela à la fois. « Cette diversité, cette hétérogénéité de forces, d’identités et de tendances constituent la preuve de sa vitalité. »
Notes
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Marie-France Prévôt-Schapira est professeur à l’université Paris 8-CREDA UMR 7227.
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[1]
Voir dossier « L’Argentine après la tourmente », Problèmes d’Amérique latine, n° 51, hiver 2003-2004.
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[2]
Voir R. Sidicaro, « Désarticulation du système politique argentin et kirchnérisme », Problèmes d’Amérique latine, n° 71, hiver 2008-2009, pp. 69-88.
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[3]
« El peronismo no se somete a los valores », entretien avec J. C. Torre, La Nación, 28 mai 2005.