Notes
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[*]
Écrivain. Ancien Directeur de cabinet de Mamadou Dia, et Président d’honneur de l’IRFED.
-
[1]
Cabral (Amilcar) Unité et lutte I : l’arme de la théorie, Éd. François Maspéro, 1975, p. 316.
-
[2]
Intervention à la Conférence tricontinentale de La Havane, le 6 janvier 1966.
-
[3]
Colin (Roland), Sénégal notre pirogue. Au soleil de la liberté, Paris, Présence Africaine, 2007.
-
[4]
Institut International de Recherche et de Formation pour l’Éducation et le Développement, fondé en 1958 par le Père Louis-Joseph Lebret.
-
[5]
Diffusé par l’administration coloniale portugaise.
-
[6]
Les rituels du fanado avaient en charge l’initiation des jeunes classes, garçons et filles, accédant ainsi au statut social à part entière. Ces pratiques, exigeant une importante consommation de biens, s’étaient arrêtées lors du déclenchement de la lutte, et l’on pouvait les croire éteintes. À la surprise générale, elles reprirent de façon spontanée en 1977, impliquant de sérieuses novations : les classes d’âge jeunes exigeant l’élimination d’une part du rituel jugée négative (notamment dominance de la gérontocratie, et du statut minoré des femmes). Les CEPI intégrèrent positivement ces novations, avec l’aval du PAIGC, prenant de la sorte toute leur place dans la participation sociale et culturelle.
-
[7]
Voir Colin (Roland), Problématique et pratique du développement endogène en République de Guinée-Bissau. La dynamique de l’éducation populaire au sein des communautés paysannes. Rapports/Études STY.21F, Division de l’étude du Développement, UNESCO Paris, mai 1983.
-
[8]
Mots d’ordre généraux, 1965.
1Quarante ans après l’assassinat d’Amilcar Cabral à la veille de la victoire sur le terrain du mouvement de libération de la Guinée-Bissau, on doit s’interroger sur la portée de ses engagements au regard de la problématique contemporaine visant la démocratie et le développement dans le continent africain. Trop tôt disparu pour peser directement à l’aune de son poids historique réel dans l’élaboration des grandes stratégies d’unité africaine, il avait toutefois identifié et illustré des choix essentiels dont on mesure tout le prix au carrefour des options présentes.
2Mario de Andrade (1928-1990) fut parmi les plus proches de ses compagnons au long cours. Son témoignage constitue l’une des pièces essentielles pour la reconnaissance du rôle de celui qui fut un grand pionnier de la conquête des indépendances, et qu’il nomme, à juste titre, « le Précurseur ». Pour saisir toute la signification d’un parcours hors du commun, il convient de remonter aux sources.
La formation de la « Guinée portugaise » à travers le découpage colonial
3La Guinée-Bissau tient une place spéciale dans l’histoire coloniale de l’Afrique. À la pointe de l’exploration maritime atlantique, les caravelles de l’Infant Henrique y implantèrent des comptoirs de souveraineté portugaise un demi-siècle avant la découverte de l’Amérique. C’est à partir de ces bases que s’édifièrent, dès le XVIe siècle, l’atroce « commerce triangulaire » et la traite négrière esclavagiste suscitant les convoitises et l’émulation des entreprises de la colonisation mercantile européenne. Ce trafic prédateur se poursuivit plus de deux siècles durant, et les copieux bénéfices qu’il engendra fondèrent, dans une large mesure, les premières révolutions industrielles du vieux continent.
4À la fin des guerres napoléoniennes, l’Angleterre, victorieuse et maîtresse des mers, prenant acte de l’émancipation de ses colonies américaines, imposa une renonciation collective à la « traite négrière atlantique ». L’abolition de l’esclavage, à partir de là, s’échelonna tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle, à des échéances différentes selon les nations, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle stratégie coloniale. Il s’agissait, dès lors, d’exploiter les richesses et la main-d’œuvre sur le territoire même de l’Afrique, chaque puissance conquérante s’appliquant à s’approprier le plus grand espace possible à partir de ses bases côtières, en y instaurant le régime léonin de l’indigénat. La Guinée-Bissau et l’archipel du Cap-Vert avaient été les doyennes des colonies portugaises, alors que les navigateurs poursuivaient leur progression sur la route des Indes, multipliant les comptoirs sur tous les rivages de l’Afrique subéquatoriale, avec, comme implantations majeures, les côtes de l’Angola et du Mozambique.
Cap-Vert et Guinée : la terre et les hommes face au choc colonial
5Les îles du Cap-Vert étaient vierges de toute implantation humaine lorsque les marins portugais y prirent pied à la fin du XVe siècle. Ils y établirent une base intermédiaire commode, à distance suffisante du continent, pour y entreposer des cohortes d’esclaves sur le chemin d’Amérique et y aménager une escale de ravitaillement maritime assortie de quelques activités de pêche et d’agriculture. Ainsi se constitua le territoire colonial du Cabo Verde lié à la Guinée jusqu’en 1879. La population noire captive, tenue à l’écart du continent, y perdait ses liens directs avec la culture des racines, tout en assurant une avantageuse main-d’œuvre servile aux colonisateurs. Ces derniers entreprirent de scolariser modestement une part de cette population en fonction de son utilité subalterne pour le pouvoir colonial. Les plus doués de ces auxiliaires des Blancs se voyaient dès lors ouvrir la perspective d’une modeste promotion sociale qui, sans déroger radicalement avec le statut de l’indigénat, leur conférait la qualité d’assimilados, auxiliaires précieux des maîtres du jeu. Ces petits fonctionnaires indigènes étaient ainsi utilisables dans les postes administratifs continentaux, censés les couper suffisamment des sociétés et des cultures mères pour qu’ils offrent d’indispensables gages de fidélité à la hiérarchie coloniale.
6Dans le même temps, commençait de s’organiser le contrôle territorial de la zone conquise par l’armée portugaise en Guinée, triangle d’environ 36 000 km2, encerclé dans ses frontières terrestres par les colonies françaises du Sénégal et de la Guinée-Conakry, mais préservant sa précieuse façade océanique. L’occupation des terres à conquérir s’était avérée une bien rude entreprise. Le territoire guinéen se divisait en deux espaces fortement contrastés. Dans la zone intérieure, en prolongement des contreforts du Fouta Djalon, une population peul, voisinant avec une société manding, dans l’héritage du grand système étatique de l’empire médiéval du Mali, tributaire de l’écosystème soudano-sahélien ; dans l’hinterland direct de la zone côtière, des populations démographiquement dominantes, procédant d’une culture profondément différente, vivant d’une riziculture de mangrove et fondamentalement réfractaires à tout pouvoir étatique. L’ethnie balante s’y trouvait largement majoritaire.
7Au cours des siècles, ces deux mondes s’étaient violemment heurtés. Les navigateurs portugais avaient, de longue date, noué alliance avec les pouvoirs peul (foula) et manding qui leur livraient des captifs de guerre balante et assimilés, alimentant le trafic d’exportation négrière. Pour occuper le territoire entier, les Portugais se virent donc opposés à de forts mouvements de résistance et de révolte des paysans côtiers, qui ne prirent fin qu’en 1936.
La longue marche d’Amilcar Cabral vers l’engagement politique
8Le destin d’Amilcar Cabral se joua au carrefour de ces différents mondes. Son père, Juvénal Lopes Cabral, était un instituteur capverdien venu servir en Guinée, où naquit Amilcar en 1924, et où il passa ses jeunes années. Sa mère avait, pour sa part, des attaches guinéennes. La famille rentra au Cap-Vert en 1932, où le jeune fils d’assimilado, scolarisé à ce titre, s’avéra brillant. Ces succès lui valurent, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, d’être partie prenante de la première promotion admise à un enseignement supérieur en métropole. Mario de Andrade rend compte parfaitement de cet événement déterminant pour l’histoire à venir. Il s’opéra sur les bases d’un malentendu radical, de la part des autorités portugaises. Ces dernières entendaient consolider la position collaborationniste de la mince couche d’évolués en voie d’assimilation. Elles imaginaient, en prenant la précaution de les cantonner dans une formation agronomique, les tenir de la sorte à distance des centres urbains jugés politiquement sensibles. Dans les faits, le séjour à Lisbonne conduisit les jeunes étudiants à découvrir le monde, à prendre conscience de la décolonisation en marche au-delà de la sphère portugaise. De surcroît, leur groupe, très communicant et solidaire, représentatif de la distribution des assimilados capverdiens à travers les différents territoires coloniaux (Guinée, Cap-Vert, Angola, Mozambique), amorçait la constitution d’un réseau d’engagement indépendantiste. Au sein de ce réseau, Amilcar Cabral apparaissait comme figure de proue.
9La seconde erreur des Portugais fut, à l’issue de ses études, de charger le jeune ingénieur agronome d’une enquête sur l’ensemble de l’espace rural guinéen, pour le tenir éloigné du chef-lieu. Amilcar y trouva l’occasion d’un contact approfondi avec la population portant le poids le plus vif du joug colonial. Le système de l’indigénat s’accompagnait d’une violence extrême. J’ai souvenir du témoignage d’un cadre éducatif d’origine balante m’expliquant, après l’indépendance, que, dans son village, l’administrateur colonial faisait pendre par les pieds aux branches d’un arbre tout paysan rétif aux ordres, et l’y laissait des heures durant.
10La conviction du leader indépendantiste en puissance s’établit rapidement sur quelques options fondamentales. Il ne pouvait être question de bâtir un appareil d’État révolutionnaire à l’extérieur du peuple paysan. Il fallait enraciner le mouvement de lutte dans la culture populaire, qui ne pourrait se mobiliser et se moderniser que « de l’intérieur ». Amilcar Cabral faisait alors le choix déterminant de mettre la culture au centre du processus révolutionnaire. Il écrira par la suite : « Comme il arrive avec la fleur dans une plante, c’est dans la culture que réside la capacité (ou la responsabilité) d’élaboration et de fécondation du germe qui assure la continuité de l’histoire en assurant en même temps la perspective de l’évolution et du progrès de la société en question. [1] » Il ne pouvait donc être question de déclencher la lutte avant d’avoir la certitude que la société colonisée se mettrait en première ligne. Une telle échéance nécessitait un long et minutieux travail de préparation.
11Cabral devait affronter, en conséquence, un « paradoxe stratégique » essentiel. Le mouvement révolutionnaire ne pourrait s’amorcer qu’à partir de la fraction de la classe des « évolués » ayant eu les moyens d’accéder à la conscience claire des mécanismes de domination, tant dans leur dimension intérieure qu’extérieure. Mais cette catégorie sociale avait été séparée du peuple par la discrimination coloniale. Elle devait donc opérer une « conversion » radicale. Amilcar lui-même, partie prenante de ce groupe, avait été conduit à « franchir le seuil », et l’exprimait en ces termes : « Pour remplir parfaitement le rôle qui lui revient dans la lutte de libération nationale, la petite bourgeoisie révolutionnaire doit être capable de se suicider comme classe, pour ressusciter comme travailleur révolutionnaire, entièrement identifiée avec les aspirations les plus profondes du peuple auquel elle appartient. [2] »
L’entrée en lice et les étapes essentielles de la lutte
12À travers cette vision des choses se précisant au fil de la route, s’échelonnent les étapes de la création et de la montée en puissance du mouvement de lutte, détaillé par Mario de Andrade, qui en est totalement partie prenante. En 1951, la fondation du « Centre d’études africaines » par Amilcar Cabral et ses compagnons d’études marque le début de l’engagement collectif. En 1954, le projet de mise sur pied d’une « Association sportive, récréative et culturelle de Guinée » (Club desportivo), est refusé par l’Administration coloniale. Amilcar Cabral s’expatrie alors et effectue une série de voyages couvrant son action clandestine à Lisbonne, en Guinée, en Angola où il prépare le lancement du « Mouvement pour la libération de l’Angola » (MPLA). En septembre 1956, il crée, toujours dans la clandestinité, le « Parti Africain de l’Indépendance » (PAI), qui deviendra, en octobre 1960, le « Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert » (PAIGC).
13L’option pour la lutte armée se précise et s’impose après le massacre des dockers de Pidjiguiti à Bissau, le 3 août 1959 (50 morts et des centaines de blessés). Les événements s’enchaînent alors vivement. Le 4 février 1961, c’est le déclenchement de l’insurrection en Angola par le MPLA à Luanda, alors que se tient en avril la première conférence des organisations nationalistes des colonies portugaises à Casablanca. Le 3 août 1961, la direction du PAIGC estime que l’essentiel de la prise de conscience des masses rurales de Guinée, entreprise depuis plus de sept ans, permet de passer aux actes. Après une période préparatoire de harcèlement, en janvier 1963 c’est la prise de la caserne de Tite sur le rio Geba, première action d’envergure pleinement réussie. Dès la fin de l’année, un tiers de la Guinée est libéré.
14Les Portugais, pris à contre-pied, attendaient une action venue de l’extérieur, à partir des frontières du Sénégal et de la Guinée-Conakry (où s’est installée, dans un premier temps, la direction du PAIGC, l’essentiel de l’organisation opérationnelle demeurant implanté sur le terrain). L’année suivante, c’est la création des Forces Armées Révolutionnaires du Peuple (FARP). En cinq ans, les deux tiers du territoire sont sous contrôle du Mouvement de libération. Restent hors d’emprise les principales villes où sont cantonnées les garnisons de l’armée portugaise, et une partie de la région Foula-Manding liée au colonisateur.
15En 1972, sur l’espace libéré, se tiennent les élections d’une Assemblée Nationale Populaire. L’organisation du pays, au fil de la lutte, s’est opérée sur des bases de novation radicale, dans l’exigence fondamentale de faire droit au pouvoir du peuple. Cette voie sied parfaitement aux sociétés balante et connexes, historiquement réfractaires à tout régime d’État centralisateur. Les cellules de base sont les communautés villageoises (tabancas), fonctionnant dans l’esprit d’une autogestion paysanne. Chaque tabanca dispose de son comité révolutionnaire (comité du PAIGC) désigné par le suffrage de l’assemblée villageoise, et comportant des sections spécialisées couvrant tous les besoins de gestion des intérêts collectifs : action agricole, action éducative, action sanitaire, magasin du peuple (armazem do povo) pratiquant l’économie solidaire de troc récusant le système monétaire colonial, et aussi milice de guerre. L’intervention militaire, totalement intégrée à la vie sociale et culturelle, permet, par les milices villageoises, de mobiliser un nombre considérable de combattants sortant de l’ombre et y rentrant en toute discrétion, prenant totalement au dépourvu les colonnes portugaises, qui essuient des échecs récurrents. L’armée coloniale n’a alors de ressources que la répression brutale et aveugle, incendiant les récoltes, bombardant les villages sans pouvoir les faire fléchir ni y prendre pied. Les dégâts et les victimes sont impressionnants, mais le terrain demeure imprenable.
La victoire éclatante et la mort tragique du père de l’indépendance
16La guerre coloniale est dans une impasse totale, malgré le soutien de l’OTAN. Le budget militaire du Portugal atteint 40 % des ressources de l’État, le menant sur la voie d’une faillite annoncée. Sur le terrain, les jeunes officiers portugais prennent conscience de l’impossibilité de vaincre et des ravages pour leur propre camp d’une entreprise sans issue. En leur sein prend forme alors le « Mouvement de capitaines » (avec Othello de Carvalho), qui compare la démocratie des combattants de la liberté avec le poids de la dictature salazariste.
17Amilcar Cabral pourra se prévaloir de la première guerre de libération africaine gagnée sur le terrain. Dans ces conditions, il ne reste plus à la puissance coloniale que le meurtre, atroce et dérisoire. Le 20 janvier 1973, Amilcar est assassiné à Conakry par des agents de la police politique portugaise (PIDE). Le mouvement de la lutte est irréversible. Son frère Luiz Cabral lui succède immédiatement à la tête de l’organisation, alors qu’en juillet se tient le Congrès du PAIGC à Madina de Boé, en zone libérée, et que, le 24 septembre 1973, l’Assemblée Nationale Populaire proclame, en cette capitale provisoire, l’indépendance de la République de Guinée-Bissau.
18Le système social et politique portugais en est ébranlé en profondeur. Le général Spinola, gouverneur de Bissau, avalise le mouvement des capitaines et prend position contre la politique de Lisbonne. Il ne faudra que quelques mois pour qu’éclate dans la capitale portugaise, le 25 avril 1974, la « Révolution des œillets », dont on peut dire qu’elle participe au triomphe de la voie révolutionnaire ouverte par Amilcar Cabral et ses compagnons. Les négociations avec le Portugal nouveau, conduites, pour ce dernier, par Mario Soares, ministre des Affaires étrangères, ne tarderont pas à reconnaître l’indépendance sans condition de toutes les colonies portugaises. En 1975, après le départ des Portugais, le gouvernement guinéen s’installe à Bissau. Luiz Cabral est président de la nouvelle république, qui fonctionne, dans l’esprit même du Mouvement de libération, sous le régime du « Parti-État ». Le PAIGC est au pouvoir, avec une singularité particulière : un seul et même parti, forgé dans la guerre, pour deux États, la Guinée-Bissau et le Cap-Vert, dont les dirigeants ont été des compagnons tout au long du parcours historique. Une autre histoire commence.
Le nouveau défi : réinvestir l’esprit de la lutte dans la révolution du développement
19Dès le début de l’ère nouvelle, une question cruciale se pose : comment réinvestir l’esprit de la guerre révolutionnaire dans la révolution du développement démocratique, qui devient désormais la grande affaire ? La voie révolutionnaire du Précurseur Amilcar Cabral (ainsi salué en ces termes dans l’article de Mario de Andrade, Présence Africaine, 2e trimestre 1973) peut-elle se poursuivre ? Au point de départ de la libération acquise, le pays vit des moments difficiles, malgré l’exaltation de la victoire. Un contraste violent existe entre les zones rurales libérées dans la lutte, ordonnées à l’idéologie d’un socialisme autogestionnaire, et la partie urbaine demeurée jusqu’à la fin sous contrôle de l’armée portugaise, avec son cortège de tares dégradantes : corruption, prostitution, dérive d’une petite bourgeoisie urbaine opportuniste, en partie compromise avec l’occupant, sans oublier les mercenaires recrutés par ce dernier. Deux systèmes, deux logiques, deux modèles de référence. Comment les réintégrer dans un projet national fidèle aux valeurs du PAIGC ?
20Mamadou Dia, ancien chef du gouvernement sénégalais, qui avait été proche d’Amilcar Cabral et de ses compagnons au début des années 60, condamné durement à la suite de la crise sénégalaise de décembre 1962 [3], vient de sortir de douze années de détention cruelle en mars 1974. Luiz Cabral, peu après le retour à Bissau en 1975, l’invite et l’honore comme porteur d’une référence importante, en tant que pionnier d’une voie africaine autogestionnaire. Sollicité de donner son avis sur la nouvelle stratégie, il plaide pour une priorité à l’éducation des masses à partir de la culture paysanne engagée dans la lutte. Le gouvernement de Bissau y est sensible : c’est la ligne même d’Amilcar Cabral. Sur conseil de Dia, Luiz Cabral fait appel au soutien de l’IRFED [4], qui avait appuyé la stratégie participative du Sénégal des années 60.
21De cette manière, se met en place, dans le cadre du ministère de l’Éducation, dirigé par Mario Cabral, compagnon de lutte d’Amilcar, un projet de grande portée visant à créer, sur l’ensemble du territoire, des « Centres d’Éducation populaire intégrée » (CEPI). Il s’agit d’installer, dans le tissu social profond, un outil d’éducation et de formation permanentes ayant en charge les jeunes sortant du système rudimentaire de « l’école à quatre classes [5] » ainsi que les jeunes non scolarisés, pour refaire l’unité de la classe d’âge. L’organisation et le contenu des programmes seraient définis à travers un partenariat entre les éducateurs venus du gouvernement et les maîtres d’éducation procédant des communautés villageoises, sur la base d’une cogestion. Cette action devait répondre à une double nécessité : d’une part, faire droit aux besoins d’animation, de compétence pour mener les projets de développement déterminés par les comités de gestion des tabancas. D’autre part, assurer l’ouverture, en information et formation, au projet national fédéralisant les actions de base.
22Une action expérimentale est lancée à Cufar, dans la région de Tombali, particulièrement touchée par la répression coloniale au temps de la lutte. Les enquêtes menées avec les tabancas déterminent quatre thèmes prioritaires : 1/ l’agriculture et l’élevage à réhabiliter et à moderniser, 2/ l’équipement villageois à promouvoir pour améliorer les conditions de vie dans les tabancas, 3/ la santé communautaire, domaine crucial, 4/ la culture du peuple (o povo e a sua cultura), essentielle pour l’enracinement L’organisation prévoyait quatre jours au CEPI (établi dans un « village-centre » choisi par les comités de tabancas), avec récurrence journalière des quatre thèmes spécifiques, qui servaient également de supports aux apprentissages généraux, et trois jours au sein des projets villageois.
23Chaque journée au Centre comportait trois plages : dans la première intervenaient les Maîtres de l’initiation traditionnelle des villages (fanado) [6] pour inventorier et transmettre les savoirs et savoir-faire originels ; dans la deuxième, sur le même thème du programme, les éducateurs de l’extérieur exploraient les contenus modernes correspondants ; dans la troisième, se tenait une confrontation entre les deux lignes précédentes pour explorer leur articulation optimale et leur apport possible aux projets villageois. Ainsi la formation était-elle « intégrée » : intégrée au sein de la classe d’âge (avec une articulation particulièrement stimulante entre savoir des alphabétisés et savoir des « analphabètes »), et intégration entre savoirs endogènes et savoirs exogènes ; enfin, intégration entre savoirs et compétences des différentes générations [7].
24L’expérimentation, menée notamment par des éducateurs procédant, pour une grande part, des cadres de la lutte, se révéla un réel succès. On pouvait amorcer alors une extension du système dans les différentes régions, avec notamment une nouvelle implantation très créative dans la zone de Cacheu au nord. Le ministère de l’Éducation y voyait une source de références devant influencer la réforme du système éducatif aux différents niveaux : primaire, secondaire, supérieur, et des études et des actions expérimentales étaient entreprises en ce sens.
Le drame de la rupture intérieure : causes et conséquences
25Au bout de cinq ans, les choses avaient progressé très positivement, cependant que des orages menaçants se profilaient à l’horizon. Au moment de la mise en place du gouvernement de l’indépendance en 1975, se posait la question du remplacement des cadres de l’Administration coloniale portugaise dans les différentes instances de l’appareil d’État. Au temps de la lutte, le PAIGC avait sollicité les « pays amis » (essentiellement du « Bloc de l’Est » et de Cuba) pour qu’ils accueillent des boursiers devant recevoir une formation technique avancée. Ces formations s’opérèrent, pour une grande part, dans l’esprit et l’orientation de ces pays partenaires, professant un « socialisme d’État » centralisateur, en fort contraste avec la ligne autogestionnaire du PAIGC.
26Lorsque vint l’indépendance, ces nouveaux cadres, dont une bonne partie était d’origine capverdienne, occupèrent des postes de responsabilité dont le poids n’était pas négligeable, au regard de l’orientation générale, induisant des contradictions inédites dans le système de gouvernance. Les cadres guinéens de base en prenaient ombrage. Le plus éminent des « Guinéens de souche » était Nino Vieira, ancien combattant responsable valeureux du « Front Sud », et qui occupait les fonctions de ministre de la Défense. Au départ analphabète, mais pesant lourd dans les instances dirigeantes, il avait été envoyé quelques mois à Cuba pour « s’alphabétiser ». Nino Vieira vivait très mal les décalages entre les logiques à l’œuvre au sein de l’appareil gouvernemental. Il en imputa la faute aux Capverdiens et, le 14 novembre 1980, dans un vigoureux coup d’État, à partir de l’appareil militaire qu’il contrôlait, chassa brutalement le plus gros des responsables capverdiens hors de Guinée.
27Les contrecoups ne furent pas minces. Le vide ménagé à nouveau dans les postes de responsabilité technique dut être comblé par des assistants techniques étrangers aux grandes orientations fondatrices, alors que se multipliaient les contradictions intérieures. La flambante expérience des CEPI, dont la pertinence et l’efficacité s’étaient affirmées de jour en jour, ne résista pas longtemps au nouveau contexte. La nouvelle phase historique, qui ne pouvait cependant faire oublier la force des étapes induites par l’orientation et la pratique d’Amilcar Cabral et de ses compagnons, subit les vicissitudes de l’affrontement difficile, souvent douloureux du continent africain face à un contexte international sans merci.
Les enseignements d’une lutte exemplaire en quête des moissons de l’avenir
28Il faut mettre en évidence l’actualité de nombre d’enseignements de la pensée et de la pratique sociale et politique d’Amilcar Cabral, dont la figure emblématique de « Précurseur » nous interpelle et peut inspirer la quête de voies nouvelles vers la démocratie et le développement.
29Avec quelques pionniers, au nombre desquels on peut compter notamment Patrice Lumumba, Nelson Mandela, Julius Nyerere, Mamadou Dia, Thomas Sankara, Cabral a porté un diagnostic essentiel sur la problématique de l’indépendance. La libération ne pouvait se réduire à l’accession du dominé à l’appareil de pouvoir mis en place par le dominant. Ce dernier, dans le droit fil de la logique coloniale, avait institué l’abrogation des contre-pouvoirs du peuple, et adoubé la toute puissance d’une classe dirigeante tirant ses références d’un modèle exogène. La leçon valait aussi pour les mouvements révolutionnaires. Malgré l’estime qu’il portait à Fidel Castro, dont la révolution procédait du peuple cubain, il s’était démarqué de la stratégie révolutionnaire du Che Guevarra, reposant sur l’introduction d’un foyer de révolutionnaires professionnels dans un tissu social qui n’était pas le leur (« foquisme »). L’apport majeur d’Amilcar Cabral est l’affirmation de l’importance de la Culture dans la lutte pour le développement et la démocratie. Non pas une culture séparée de l’ensemble des réalités économiques et sociales, mais les impulsant, les guidant, leur donnant sens. À ce titre, nous pouvons retenir qu’il ne s’agit nullement d’essentialiser, de figer une culture issue du passé, mais de la prendre comme une réalité vivante, permettant aux acteurs de l’histoire d’assumer pleinement leur modernité et leur créativité, donc de concourir, sans s’y diluer, à l’universel où la marque de chacun préserve son visage ainsi que la mémoire de ses racines.
30Mario de Andrade a raison de rappeler la priorité accordée à l’éducation par le fondateur du PAIGC : « Nous éduquer nous-mêmes, éduquer les autres et la population en général, afin de combattre la peur et l’ignorance, éliminer petit à petit la soumission face à la nature et aux forces naturelles que notre économie n’a pas encore dominées (…). Obliger chaque responsable politique à améliorer chaque jour ses connaissances, sa culture et sa formation politique. Persuader chacun d’eux que nul ne peut savoir sans apprendre, et que le plus ignorant est celui qui sait sans jamais avoir appris. Apprendre donc la vie, apprendre auprès de notre peuple, dans les livres et à travers l’expérience d’autrui. Toujours apprendre. [8] » Nul doute, dans cette ligne, qu’Amilcar aurait appuyé sans réserve la ligne des CEPI mise en œuvre par son compagnon de lutte Mario Cabral, en appelant à un imaginaire créatif du peuple gageant les moissons du futur.
Notes
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[*]
Écrivain. Ancien Directeur de cabinet de Mamadou Dia, et Président d’honneur de l’IRFED.
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[1]
Cabral (Amilcar) Unité et lutte I : l’arme de la théorie, Éd. François Maspéro, 1975, p. 316.
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[2]
Intervention à la Conférence tricontinentale de La Havane, le 6 janvier 1966.
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[3]
Colin (Roland), Sénégal notre pirogue. Au soleil de la liberté, Paris, Présence Africaine, 2007.
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[4]
Institut International de Recherche et de Formation pour l’Éducation et le Développement, fondé en 1958 par le Père Louis-Joseph Lebret.
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[5]
Diffusé par l’administration coloniale portugaise.
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[6]
Les rituels du fanado avaient en charge l’initiation des jeunes classes, garçons et filles, accédant ainsi au statut social à part entière. Ces pratiques, exigeant une importante consommation de biens, s’étaient arrêtées lors du déclenchement de la lutte, et l’on pouvait les croire éteintes. À la surprise générale, elles reprirent de façon spontanée en 1977, impliquant de sérieuses novations : les classes d’âge jeunes exigeant l’élimination d’une part du rituel jugée négative (notamment dominance de la gérontocratie, et du statut minoré des femmes). Les CEPI intégrèrent positivement ces novations, avec l’aval du PAIGC, prenant de la sorte toute leur place dans la participation sociale et culturelle.
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[7]
Voir Colin (Roland), Problématique et pratique du développement endogène en République de Guinée-Bissau. La dynamique de l’éducation populaire au sein des communautés paysannes. Rapports/Études STY.21F, Division de l’étude du Développement, UNESCO Paris, mai 1983.
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[8]
Mots d’ordre généraux, 1965.