Couverture de PSM_164

Article de revue

Une histoire d’idées et d’équipe

Pages 25 à 28

Notes

  • [1]
    Ses lieux d’intervention les plus fréquents sont : les ADJ, UHU, CHRS, pôles d’insertion, lieux d’accueil RSA, MDS, CCAS, CADA, centres sociaux, missions locales, LHSS, les domiciles personnels, plus rarement la rue.

1 Le Centre Hospitalier Edouard Toulouse (CHET), ouvert en 1962, précurseur de la psychiatrie de secteur avec une pratique fondée sur la psychothérapie institutionnelle offre des soins de service public basés sur la précocité, la prévention, la proximité et la continuité. A la suite du rapport Strohl-Lazarus de 1995 : « une souffrance qu’on ne peut plus cacher », un groupe de travail se met en place sous l’impulsion du Dr Viader. Le Dr Morcellet développe dans le cadre du travail de secteur une consultation à l’accueil de nuit Saint-Jean de Dieu, en collaboration avec un interne en psychiatrie membre de cette congrégation.

2 En 1996, le Dr Clary, médecin responsable du R.M.I. au Conseil Général commandite un audit qui mettra en évidence que 27% des bénéficiaires présentent des problèmes de santé mentale, la moitié d’entre eux relevant d’une prise en charge lourde. A la suite de cet audit, notre équipe fait l’objet d’un cofinancement ARS / CG. Le Dr Morcellet initiateur de l’action sera porteur du projet puis coordinateur de l’équipe. L’action est d’abord expérimentale sur 3 secteurs de Marseille et d’autres sites du département, et débute en février 1998 : une infirmière intervient 2 ½ journées par semaine dans les Accueils De Jour (ADJ), les Unités d’Hébergements d’Urgence (UHU), les CHRS, pour des interventions à la demande ou sous forme de permanence, des entretiens individuels, des groupe de paroles.

3 L’équipe se nomme alors ELPP et appui sa pratique sur l’aller-vers avec la mise en place des premières commissions psychiatrie-précarité.

4 Depuis le 1 janvier 2007, l’Equipe Mobile de Liaison Psychiatrie-Précarité (EMLPP) du CHET, inscrite dans le cadre de la circulaire du 23/11/2005 et dans le projet d’établissement 2005/2009 est constituée d’un médecin psychiatre, coordinateur responsable de l’équipe à 0,1 équivalent temps plein (ETP), un médecin psychiatre à 0,8 ETP, deux infirmières à temps plein, deux psychologues cliniciens à temps plein, une secrétaire médicale à mi-temps. L’EMLPP intervient sur un mode transversal sur l’ensemble de l’aire sanitaire de l’établissement et est étroitement articulée à chacun de ses secteurs, où des référents précarité sont repérés.

5 L’équipe a pour objectif la facilitation de l’accès aux soins et la prévention des publics en situation de précarité sociale ou d’exclusion et présentant une souffrance ou des troubles psychiques. Elle n’est pas une équipe d’urgence mais fait preuve de réactivité. Elle est joignable par téléphone, en particulier dans les situations d’absence de demande de soins, de refus ou de rupture. Elle intervient auprès des publics précaires sur les lieux du social [1], pour un travail de prise de contact, d’écoute, d’évaluation, d’orientation vers le soin si indiquée et de coordination avec les équipes sociales. Elle favorise les liens entre les équipes sociales et de soins en référence au travail en réseau. C’est après un échange soutenu avec le professionnel sur les raisons de son orientation que l’EMLPP propose une modalité d’intervention.

6 Mais de quoi parle-t-on quand on parle de précarité ? Notre travail consiste à rencontrer des sujets en grande souffrance psychique et en situation de déprise sociale, des sujets coupés du lien, social ou familial. Les manifestations de la précarité sont multiples : instabilité professionnelle, dépression, manque de repères et sans projection dans l’avenir, étrangers sans papiers, consommateurs d’alcool, de substances psychoactives, enfants ou adolescents exposés à une pathologie familiale, exclus, marginalisés. Pour ces sujets rencontrés parfois dans la rue, parfois clochardisés à leur domicile, leur corps est souvent mis en avant : un corps-déchet qui fait ouverture à une proposition de soin du côté du somatique. Un travail avec les PASS peut parfois s’initier.

7 Il s’agit d’aller-vers, sur le lieu de socialisation où la demande ne peut que se montrer car elle se tait, à la fois anesthésiée par les préoccupations angoissantes qu’impose le fonctionnement quotidien des stratégies de survie, et aussi tarie par la rupture des liens sociaux de ceux qui sont frappés par l’isolement. Cette demande peut s’exercer au travers de comportements agressifs, signant un découragement profond de ces personnes abandonnées par une certaine logique de productivité. Etre à la croisée des chemins du sanitaire et du social est ainsi venu en réponse à des situations existentielles et politiques dites « sans solution ». Ce qui soigne n’est pas lié à ces déplacements dans la ville ou aux accompagnements physiques qui parfois donnent consistance aux paroles, mais bien au désir de travailler la question de la rencontre et du lien social chez des personnes dites exclues, exilées ou précaires. Notre spécialité oriente notre travail du côté de la dimension psychique de ces maux sociaux et en propose un traitement par la parole. Il s’agit d’accueillir la singularité du sujet, sa façon unique de se rapporter à ce qui tisse la trame de son existence et lui permettre d’inventer à sa façon une nouvelle manière de faire avec.

8 Nous pensons à ce patient rencontré à une terrasse de café ou dans un ADJ, artiste peintre par le passé ayant exposé son travail dans de grandes galeries. Il ne peint plus et fait la manche pour survivre, il se retrouve à la rue et dira « je suis comme un chien errant sans collier ». Un sujet désarrimé. Après quelques rencontres, il fera le « choix » de l’errance. Ou encore à cet autre oublié de tous les dispositifs, rendu visible par une mesure d’expulsion. Il nous accueillera dans « sa tanière », logement dégradé mais impossible à quitter, il dira son attachement à ce lieu, évoquant son histoire, se prenant même à rêver à un camping-car pour sillonner les chemins de France. Nous cheminerons avec lui pendant 3 ans. Une pathologie somatique sévère et une hospitalisation le délogeront de chez lui. Quelques mois plus tard dans une maison de repos, nous rencontrerons un homme propre, soigné, mais quasi absent, un fantôme. Une réussite ? Pas si sûr. Pour ceux-là, nous restons présents, respectant leur bricolage de vie, le soutenant en veillant à ce qu’il tienne.

9 Qu’en est-il des habitants des quartiers nord, qui ont un toit, une apparence de vie ordinaire dans ces lieux où règnent des lois, des codes, des règles qui n’ont rien de commun avec ce que nous connaissons : un « autre monde » fait de drogue, de violence, d’enfants guetteurs ? La grande majorité des personnes rencontrées aspirent à quitter leur lieu de vie et confrontées à un impossible, assignées à cet environnement, développent une grande anxiété et se laissent saisir par la désespérance. L’approche clinique s’appuie sur des entretiens de type conversation à visée d’apaisement, afin de subjectiver un parcours dans lequel insiste la répétition mortifère.

10 Nous pensons aussi à cet homme, travailleur assidu et méritant, équilibré par une pratique sportive et une alimentation structurées, venant brutalement demander l’asile en France « à cause de la crise économique dans mon pays, où je laisse ma femme et mes enfants ». Sous ces raisons banales, une construction délirante et fictionnelle vient recouvrir une impossible confrontation avec ses racines, adorées mais terrifiantes. Se raconter lui permet de tenir comme sujet ; ce nouveau pays fait de lui un homme neuf, sans histoire(s). Il s’est agi ici d’accompagner cet épisode existentiel en délimitant les désirs de réinsertion des professionnels qui nous interpellaient.

11 L’EMLPP s’efforce de travailler en appui des dispositifs de droit commun, que ce soit ceux du tissu social, ou ceux du champ sanitaire, en particulier des secteurs de psychiatrie du territoire. D’une manière soutenue ou « distanciée », certaines personnes sont suivies sine die. D’autres ne sont vues qu’une seule fois, préférant poursuivre leur route, leur chemin d’errance protectrice. D’autres encore s’attachent à une unique rencontre qui fait référence pour eux. D’une façon très marginale, des hospitalisations sous contrainte sont effectuées en vue de l’arrêt d’une violence subie ou infligée par le sujet.

12 Outre notre activité clinique variée, une part importante de notre travail consiste en une fonction institutionnelle d’interface, pour le maintien ou la restauration du lien entre les professionnels. Cela s’effectue lors de présence régulières mises en place en concertation avec les équipes sociales ou de manière ponctuelle à la demande de ces dernières mais aussi lors de réunions d’élaboration et de partages des expériences au sein des institutions partenaires. Les lieux d’accueil nous demandent sans cesse de remettre du cœur à l’ouvrage. Il nous faut à chaque fois reconstituer un lieu d’adresse, un lieu où les plus démunis sont venus, viennent, petit à petit déposer une parole, une souffrance, pour le cas échéant les réorienter vers d’autres lieux. L’instauration des commissions psychiatrie-précarité mensuelles vise à l’institutionnalisation de ce lien. Intersectorielles, elles insufflent une politique globale en direction de la précarité et des débats sur les actions publiques qui permettent de dynamiser un collectif de réflexion. Sectorielles, elles réunissent acteurs sociaux et soignants à un rythme régulier pour une action au plus près des réalités de terrain. L’approche clinique qui accompagne notre pratique se définit par quelques grands principes : le respect de la subjectivité de chaque personne, la singularité de chaque situation et de chaque histoire institutionnelle, la permanence de notre offre de présence et le travail en équipe où se remanient nos représentations pour tenter un positionnement commun. Nous tentons de coordonner la circulation de la parole pour que chaque membre de l’équipe s’approprie à sa manière mais à plusieurs un récit donné, pour s’en faire « secrétaire » auprès du patient et des professionnels qui l’accueillent, dans la fonction de soutenir une disponibilité d’écoute et d’accueil, tant on la sait menacée par la déliaison et la destructivité intrinsèques à la précarité symbolique.

13 La dimension de la liaison représente foncièrement l’idéologie de notre équipe car elle sous-tend une certaine volonté - certes complexe et parfois minimaliste - de faire institution pour un sujet et les partenaires qui les accompagnent. La précarité psychique qui est à l’œuvre chez les personnes que nous rencontrons ne nous oblige-t-elle pas à scénariser et à construire un tel maillage, tant leurs fragilités et ruptures intimes influencent la dynamique du lien à l’autre et celle des organisations sociales ? Nous entendons par institution non pas un établissement qui dispense des soins mais un lieu réel et symbolique qui fait une place à la parole de l’autre afin de l’inscrire ou le réinscrire progressivement et prudemment dans son (un ?) espace social. Nous nous rappelons de ce jeune homme amaigri pour qui seules de longues marches épuisantes et incessantes dans la ville lui permettaient de mettre à distance des pensées sans objet. La rencontre avec notre équipe, par petites touches pointillistes, a ponctué son énigme et sa souffrance et favorisé ainsi quelques instants de partages. Ce que nous instituons ensemble à travers notre travail de liaison se fait en fonction des réalités environnementales et psychiques de chaque personne, réalités qui évoluent constamment. L’institution est par définition mouvante et cette permanente conscience de l’éphémère permet en creux un espace d’échange et de nomination possible. Ces invariants nous convoquent à une rigueur importante et à un cadre interne solide pour que la plus-value de notre autonomie de travail ne se termine pas en jouissance d’une indépendance imaginaire.

14 Le fait d’être « née » d’un C.H.S nous permet de faire ce travail hors les murs plus aisément. Mais c’est davantage par un lien de filiation et d’identification à l’histoire combattive de la psychiatrie française que par la place que l’on nous fait, qui elle est toujours à réinventer au regard des difficultés de reconnaissance ordinaires.

© Jean-Paul ARVEILLER

Mots-clés éditeurs : Lien social, Espace transitionnel, Précarité, Lieu : Marseille, Équipe mobile

Date de mise en ligne : 09/02/2017.

https://doi.org/10.3917/psm.164.0025

Notes

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    Ses lieux d’intervention les plus fréquents sont : les ADJ, UHU, CHRS, pôles d’insertion, lieux d’accueil RSA, MDS, CCAS, CADA, centres sociaux, missions locales, LHSS, les domiciles personnels, plus rarement la rue.
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