Couverture de PSM_163

Article de revue

L’autonomie au cœur du malaise de la société française

Pages 4 à 10

© Pierre Esteffe

1 On a assisté au cours des cinq ou six dernières décennies à la généralisation des valeurs de l’autonomie à l’ensemble de la vie sociale. L’autonomie, c’est-à-dire en gros, les valeurs de choix personnel et d’initiative individuelle. Un des changements majeurs est le déplacement de toutes nos valeurs vers l’activité et l’entrée dans un type de socialité où chacun doit être l’agent de son propre changement.

2 Parallèlement, tout ce qui concerne la subjectivité individuelle, les affects, les émotions, la vie psychique est passée au centre de la vie sociale via la santé mentale et la souffrance psychique. Nos relations sociales se donnent de plus en plus dans un langage des affects qui se distribue entre le bien de la santé mentale et le mal de la souffrance psychique. Autrement dit, l’autonomie telle qu’elle se donne concrètement aujourd’hui est intimement liée à la subjectivité.

3 On oublie souvent que l’autonomie est quelque chose que l’on subit. C’est pourquoi je développe l’idée simple que les changements dans la manière d’agir se sont accompagnés de changements dans la manière de subir. Si on veut authentiquement clarifier ces questions, il faut lier action et passion.

4 Le point de départ de ma réflexion est le suivant : les professionnels – psychologues, psychiatres, travailleurs sociaux, infirmiers, etc. – sont confrontés à des populations chez lesquelles problèmes sociaux de pauvreté, d’inégalités, d’injustice, d’une part, et problèmes psychologiques et psychopathologiques, d’autre part, sont intriqués. Ces professionnels soulignent qu’ils sont confrontés à de nouvelles manières de souffrir résultant des transformations, du travail, de l’emploi, de la famille, etc. Ils se demandent dans quelle mesure nous assistons à un déclin de la vie en commun qui serait la cause de nouveaux symptômes, d’une nouvelle économie psychique, voire de transformations des personnalités.

5 De sombres formules sont apparues depuis une bonne vingtaine d’années sous la plume de psychanalystes, de sociologues et de philosophes : « Nouvelle économie psychique », « crise du symbolique », « sujet en état limite », « mutation anthropologique » pour désigner un mal qui atteint la société et l’individu : le foyer en est l’autonomie, l’objet, le vivre-ensemble et le symptôme, la souffrance psychique des individus. Nous serions ainsi passés d’un individualisme de personnalisation à un individualisme de déliaison.

6 Individualisme, autonomie, malaise, ces trois notions semblent désormais liées et renvoient à une inquiétude forte portant sur les relations entre le chacun et le commun aujourd’hui.

7 On a le sentiment que tout ce qui concerne les émotions, les affects, la subjectivité est passé au centre de la vie sociale, essentiellement via les questions de souffrance psychique et de santé mentale. Il en va de même du côté des savoirs : la sociologie, la philosophie et la biologie s’intéressentà la vie psychique ou aux émotions à un degré qu’elles ne connaissaient pas il y a encore trente ans. L’autonomie joue un rôle majeur dans la centration de la société et des savoirs sur la subjectivité parce qu’elle implique une attitude générale : elle consiste en une affirmation de soi, en une assertion personnelle qui avait une place limitée dans la vie sociale française. Cet appel à la « personnalité » a engendré un discours sur le « malaise dans la société » qui se résume dans la double idée que le lien social s’affaiblit et qu’en contrepartie l’individu est surchargé de responsabilités et d’épreuves qu’il ne connaissait pas auparavant. Nous ne saurions donc plus où nous en sommes entre l’homme psychologique et l’homme social. Nous ne serions alors plus capables de dire en quoi nous faisons société. C’est ce lieu commun français que je cherche moins à contester qu’à clarifier en le mettant en perspective.

8 Tout cela m’a conduit à chercher de répondre à deux questions :

9

  1. Comment comprendre et analyser une société individualiste ?
  2. Comment aborder les relations entre psychopathologie et normativité sociale, symptôme et culture ? Ces relations sont depuis environ un demi-siècle un terrain privilégié de réflexion sur l’individualisme pour la philosophie et les sciences sociales.

10 J’ai adopté pour ce faire une méthode comparative dont le but est de faire ressortir un apport fondamental de Durkheim et Mauss, à savoir l’origine sociale des catégories, des concepts, des symboles, etc. Cela veut dire qu’il existe une relation interne entre les catégories, etc. et la vie des gens qui les emploie.

Deux modalités de société individualiste ?

11 Cette méthode comparative qui a consisté à resituer cette thématique dans les deux contextes américains et français permet de le montrer : les mots individualisme, égalité, libéralisme, etc. n’ont pas tout à fait le même sens des deux côtés de l’Atlantique, et on peut voir en quoi le sens des mots ou des concepts est intrinsèquement lié aux relations sociales. La méthode comparative ne montre pas des sociétés comme des entités différentes, mais des différences d’accent, chacune des deux sociétés représentant une variante de l’individualisme moderne. J’ai décrit ainsi deux individualismes, deux manières de faire société.

12 Par exemple, le malaise dans la société est un thème parfaitement marginal aux Etats-Unis et primordial chez nous en France où l’expression fait sens pour chacun d’entre nous. Le titre du livre que j’ai publié en 2010, « la Société du malaise », est d’ailleurs durkheimien : une société est faite d’idées communes. Le malaise est une représentation commune à la société française. Nous ne le trouvons guère ailleurs, en Grande-Bretagne, en Scandinavie. Il est étroitement lié à l’idée que la vie se précarise. Si partout, on est préoccupé par les conséquences de la flexibilité du travail, notamment en termes de santé mentale, l’emploi du mot « précarité » sans complément d’objet nous caractérise. Malaise/ précarité, voilà une formule clef de l’imaginaire français d’aujourd’hui. En France, ces questions semblent donc poser aux acteurs et aux observateurs du domaine la question du vivre-ensemble, du lien social dans les sociétés démocratiques où règne l’individualisme de masse. C’est pourquoi on peut dire que la société française est une société du malaise et pas la société américaine ou britannique, alors que les gens y souffrent des mêmes symptômes que chez nous et dans les mêmes proportions. On peut aussi noter que « Malaise dans la civilisation » de Freud est une référence importante de la psychanalyse française alors que la psychanalyse américaine s’y réfère fort peu.

13 Le choix de comparer la société américaine avec la française tient à deux traits fondamentaux des deux sociétés : l’autonomie unit les Américains et divise les Français ; la référence à la personnalité, plus exactement au self, est une institution aux États-Unis ; en revanche les Américains ont des difficultés avec le concept d’institution. Le self constitue une catégorie anthropologique spécifiquement américaine, une catégorie dont les origines sont sociales. L’individu considéré comme un agent automotivé est une représentation collective qui a la plus haute valeur aux États-Unis. L’idée de self-reliance, de capacité à compter sur soi (to rely on yourself) est essentielle à cette société. Je crois que la grande distinction est l’accent placé sur la moralité dans l’individualisme américain et sur la politique dans l’individualisme français. Aux États-Unis, il y a d’abord une responsabilité de l’individu à l’égard de la société tandis qu’en France, c’est la société qui, via l’État, possède une responsabilité à l’égard de l’individu.

14 L’une des grandes distinctions entre les deux sociétés est la valeur différente accordée aux trois notions de choix, d’initiative et de responsabilité, valeurs liées aux autres concepts sociaux des deux sociétés.

Comment est-on passé de psychopathologies individuelles à des pathologies sociales ?

15 On a souvent dit que l’apparition de nouvelles pathologies, états limites, pathologies du narcissisme, étaient liées à l’évolution sociologique, mais je ne pense pas que cela soit si simple. Je suis parti de cette affirmation qui constitue un consensus en sociologie et en psychanalyse moins pour la contester que pour la clarifier.

16 Cette idée de lier les relations entre symptôme et personnalité, d’une part, et normativité sociale, de l’autre, a trouvé son matériau électif dans une classe de pathologies mise en relief par les psychanalyses britanniques et américaines à partir des années 1940 : les pathologies narcissiques et les états-limites.

17 Ces pathologies diffèrent des névroses dites de transfert (hystérie, obsession, phobie) qui sont œdipiennes et sont liées un à conflit entre le permis et le défendu, car elles mettent en jeu des problématiques de la perte. Si dans les névroses de transfert, c’est plutôt le surmoi qui est en cause, dans ces troubles narcissiques, c’est plutôt l’idéal du moi qui est le véhicule du mal. L’atteinte à l’estime de soi en est un trait majeur.

18 Le sociologue Richard Sennett avec « Les Tyrannies de l’intimité » et l’historien Christopher Lasch avec « Le Complexe de Narcisse » ont contribué à faire du concept psychanalytique de narcissisme un concept également sociologique, ce qui a depuis été accepté avec une belle unanimité. Un large consensus moral, social et politique sur l’individualisme s’est forgé pour affirmer qu’Œdipe a laissé sa place à Narcisse. Ces sociologues ont soulevé une question à partir de ces pathologies : faisons-nous face à une transformation de l’individualisme qui se retourne contre la société et contre l’individu lui-même ? En France, où l’on ne parle que de souffrance sociale, de malaise dans la société, de délitement du lien social, de société de défiance, de peur du déclassement, cette question nous poursuit. Ces pathologies polarisent l’aspect destructeur de l’individualisme. Elles offrent un terrain privilégié au thème de la déliaison sociale.

19 En comparant dans les deux contextes, américain et français, on comprend que les significations sociales accordées aux pathologies narcissiques diffèrent. Aux États-Unis, la transfiguration sociologique du narcissisme se produit à la fin de ce qu’on peut appeler un cycle libéral (au sens américain), qui va de Roosevelt à Johnson, et qui est caractérisé par une intervention forte de l’État fédéral, notamment pour réduire les inégalités. Les pathologies narcissiques sont pensées comme le symptôme d’un déclin de la responsabilité individuelle à l’aune d’un excès d’État et elles marquent la nostalgie d’une époque où régnaient l’individualisme rugueux et la communauté autogouvernée. Ces pathologies expriment une crise de confiance de l’Amérique en elle-même. En France, au contraire, elles apparaissent comme le signe d’un excès de responsabilité individuelle résultant de ce que les sociologues français ont appelé la désinstitutionalisation, avec le retrait de l’État au cours des années 1980. Les récits américains et français débouchent sur des conclusions opposées. Aux Etats-Unis, le narcissisme est apparu comme une crise du self marquée par une insuffisance d’autonomie, chez nous, il se manifeste par la crainte d’un abandon de la société par l’État favorisant une compétition sans limites aux dépens des plus faibles et d’un abandon des individus à eux-mêmes qui se voient alors pris dans le risque (« américain ») consistant à rejeter sur chacun la responsabilité de son propre échec.

20 Si l’on met de côté la question de savoir à quelles conditions la psychanalyse est susceptible de traiter des faits sociaux, on constate que le narcissisme en est venu à incarner l’aspect destructeur de l’individualisme et l’espace intellectuel et politique dans lequel s’est investie l’inquiétude démocratique pour la déliaison sociale.

21 Il faut noter qu’à partir des années 1980, les Français ont progressivement unifié la diversité des problèmes sous le concept de souffrance sociale (version contemporaine du peuple uni dans sa misère) alors que les américains ont multiplié les syndromes avec le DSM et les associations de patients sur le modèle de la diversité des sectes protestantes.

22 La souffrance sociale est la grande névrose narcissique française au sens où elle montre des angoisses de perte, d’insuffisance ou de séparation plutôt que de conflits. Là, il est nécessaire de préciser les choses sur la division de la société française à l’égard de l’autonomie, car c’est elle qui en serait le fond causal et suscite cette inquiétude pour la force et la qualité des liens sociaux.

23 Mon hypothèse sur cette division est qu’elle tient à une représentation collective, une idée commune de l’autonomie comme un système de normes et de valeurs qui renvoie l’individu à lui-même et aux forces du marché, et non comme quelque chose de collectif. Plus précisément, les choses se sont passées en deux temps : l’aspiration à l’autonomie qui s’est développée au cours des Trente glorieuses, comme dans toutes les sociétés européennes et nord-américaines, était une aspiration à cet aspect de l’autonomie qu’est l’indépendance (indépendance à l’égard des contraintes sociales en vue d’avoir une vie plus accomplie) ; depuis lors, l’autonomie qui s’est concrétisée comme notre condition est encore indépendance (c’est la possibilité morale de choisir la vie qu’on entend mener), mais elle est devenue aussi compétition et coopération.

24 L’indépendance, concerne plutôt le domaine des mœurs ; dans le domaine de l’action, ce sont la compétition et la coopération qui sont la dure réalité de la condition autonome. Dans le passage de l’aspiration à la condition, c’est-à-dire dans le passage d’une position subordonnée dans la hiérarchie des valeurs et des normes à une position suprême, la notion d’autonomie a donc changé de signification sociale, et c’est ce changement qui divise la société française.

25 Cette division se manifeste à travers deux grands pôles :

26 Le premier, celui de la réaction républicaine pour laquelle l’autonomie est allée trop loin : le lien social se dissout par extension de l’autonomie des individus, des droits de l’homme ; c’est le thème de l’individu sans limites, de la nouvelle économie psychique, etc. L’auteur clé de cette version du récit français de l’autonomie, est Marcel Gauchet : on a affaire à une crise des rapports État/individu dans laquelle l’Etat n’exerce plus son magistère moral. On a là un scénario assez traditionnel de l’antilibéralisme français.

27 Le deuxième pôle est celui du progressisme individualiste pourlequellenouveaucapitalismearécupérélasubjectivité individuelle dans une perspective instrumentale. Le couple reconnaissance-souffrance sociale lui sert de clé d’analyse. Sa figure centrale est le philosophe allemand Axel Honneth pour lequel les idéaux de réalisation de soi exprimés au cours des années 60/70 ont été récupérés par le capitalisme et vidés de leur sens. Pour ce deuxième pôle, l’autonomie comme projet reste à accomplir.

28 Ces deux pôles du récit contemporain de l’autonomie sont représentatifs d’une difficulté à se représenter l’autonomie comme quelque chose de commun, de collectif.

29 En comparant l’ascension du thème du narcissisme et des souffrances psychiques accompagnant les transformations des idéaux sociaux en France et aux Etats-Unis, j’ai montré qu’il s’agissait moins d’un déclin de l’idée de société, qui est un thème récurrent des sociétés démocratiques, que d’une transformation de l’individualisme, d’un changement de l’esprit des institutions que j’ai appelé « le tournant personnel de l’individualisme ».

30 Ce tournant se caractérise par la combinaison de l’ancrage des valeurs de l’autonomie et l’explosion des questions émotionnelles. L’exigence disciplinaire change alors de sens : elle est subordonnée à la visée d’obtenir de l’initiative individuelle et donc des capacités à s’automotiver pour agir. Elle tend donc à l’autodiscipline. Ce changement met au premier plan la responsabilité de l’agent à l’égard de ses actions : la dépendance entre l’agent et l’action est plus essentielle que lorsque la discipline régnait. Dans la discipline, l’équation personnelle est faible, dans l’autonomie elle est forte. Ce changement global se marque dans nos sociétés par la diffusion de formes de régulation des conduites qui sont à l’autonomie ce que l’obéissance mécanique était à la discipline : là où il s’agissait de rendre les individus utiles parce que dociles, il s’agit aujourd’hui de développer les capacités des individus à s’autoactiver et à s’autocontrôler.

© Pierre Esteffe

31 S’il faut discipliner, ce n’est pas principalement en vue d’une obéissance, mais en vue de développer des capacités d’empathie et de confiance en soi. On peut résumer les formes de régulation des conduites dans l’autonomie-condition de la manière suivante : des pratiques consistant à aider les gens à s’aider eux-mêmes par des accompagnements dont la finalité est d’en faire les agents de leurs propres changements. Ce changement de l’équation personnelle (le préfixe « auto » et les capacités évoquées) nous conduit au deuxième aspect de la configuration individualiste contemporaine : la centralité de la santé mentale et, à travers elle, l’intérêt massif pour les émotions, le contrôle émotionnel et pulsionnel. Une nouvelle morbidité, qui ne relève plus seulement du domaine particulier de la maladie mentale, mais de celui, général, de la vie sociale s’est instituée comme un enjeu majeur dans le travail, l’éducation et la famille : c’est une morbidité de nature sociale au sens que ces maux ont leur source dans les relations sociales (souffrance au travail, phobie scolaire, etc.). Autrement dit, la santé mentale a pour objet ce que nous font subir nos manières d’agir, et consiste en des façons d’agir sur ces affections. Elle exprime l’attitude commune dans nos sociétés à l’égard de l’adversité produite par des relations sociales. Parce que c’est la vie de relations qui est atteinte, la santé mentale est ce domaine spécifique de la santé dans lequel s’intriquent de toutes sortes de manières le mal, social et moral, et la maladie. C’est pourquoi d’ailleurs ces sujets sont toujours matière à des réflexions morales et politiques sur la valeur de nos relations sociales.

© Pierre Esteffe

Mots-clés éditeurs : Sujet, Santé mentale, Lien social, Société, Autonomie

Mise en ligne 12/09/2016

https://doi.org/10.3917/psm.163.0004

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions