1Ces 64èmes journées de la Fédération d’aide à la santé mentale Croix-Marine seront les dernières qui se dérouleront sous ce sigle, puisque l’année prochaine il s’agira de Santé Mentale France.
2Le thème retenu pour ces journées, « Egalité, citoyenneté et handicap psychique, De la loi du 11 février 2005 à la loi de santé » s’est imposé naturellement aux organisateurs pour plusieurs raisons.
3D’abord, parce que la loi de février 2005 est incontestablement une grande loi qui a refondu de manière assez radicale la politique du handicap. Elle a commencé par donner une définition du handicap qui rompait avec les représentations habituelles véhiculées dans notre pays qui opposait encore, malgré les travaux de Wood au début des années 80, maladie et handicap. Cette définition s’est appuyée sur la CIF de l’OMS, qui souligne comment les obstacles qui induisent une situation de handicap, du fait d’une restriction de participation à la vie en société, ne sont pas du seul côté de la personne, mais aussi de l’environnement. Dans le droit fil de cette définition, elle a aussi affirmé le droit à des mesures de compensation (la PCH) pour permettre le plein exercice de la citoyenneté. Enfin, ajoutons que cette loi a repris une notion qui avait été à l’origine de la Croix-Marine, comme nous l’a rappelé Jean-Yves Barreyre, celle de handicap psychique, qui invitait l’ensemble des acteurs à sortir de la seule réponse sanitaire.
4Ensuite, parce que la problématique de la mise en œuvre de cette loi a été l’un des thèmes récurrents des dix dernières années de notre mouvement : dès la publication de cette loi, la FASM s’est mobilisée, en partenariat avec la FNAPSY et l’UNAFAM dans la mise en place des Groupes d’entraide mutuelle (GEM), qui sont dans notre champ de la santé mentale, un des grands apports de cette loi, et a organisé nombre de journées nationales et régionales ainsi que des formations sur le thème de l’accompagnement et du partenariat sanitaire/médicosocial.
5Enfin, nous sommes à la veille du vote final de la loi de santé qui a fait l’objet d’une concertation serrée (au début, il s’est d’ailleurs plutôt agi d’une contestation) permettant une réécriture de l’article 13 de cette loi. Santé mentale France, puisque cette concertation a été menée conjointement par la Croix-Marine et AGAPSY, a contribué, avec d’autres, à la réécriture de cet article, en obtenant que la politique de secteur que la technocratie du ministère la Santé voulait définitivement casser, soit sauvegardée tout en l’élargissant à l’ensemble du champ de la santé mentale en évoquant la coopération avec les acteurs de l’accompagnement et de l’insertion des personnes en situation de handicap psychique. Car dans la logique de notre pays, on ne parle normalement pas de handicap dans une loi sanitaire, même si l’on recommandera ensuite le décloisonnement.
6Je me souviens que Patrick Gohet, délégué interministériel aux personnes handicapées, nous avait dit lors d’une journée que nous avions organisée, début 2006, sur le thème des ouvertures offertes par la loi du 11 février 2005 que le handicap psychique serait un bon marqueur de la réussite ou non de la politique du handicap. Qu’en est-il effectivement aujourd’hui ? L’argument de ces journées annonçait qu’elles seraient l’occasion d’un bilan sans complaisance de la situation actuelle. Est-ce que cet objectif a été tenu ? C’est ce que je vais essayer de montrer en reprenant certains des mots clés qui ont ponctué ces journées. Au préalable, je voudrais remercier les orateurs ainsi que les animateurs et les intervenants des différents ateliers qui ont permis par la qualité de leur apport théorique ou de leurs témoignages que s’engagent de vrais échanges, qui comme toujours dans nos journées, articulent des apports théoriques conceptuels, parfois pointus, et des expériences de pratiques, parfois innovantes.
7Vous comprendrez que je ne pourrai être ni exhaustif, ne serait-ce que par le peu de temps que j’ai eu pour élaborer ce propos, ni objectif, car il me sera difficile de faire abstraction de mes années de militance dont dix ans de présidence de la FASM Croix-Marine, mais la discussion qui suivra cet exposé permettra de corriger les éventuels points d’achoppement.
8Je vais donc reprendre un certain nombre de mots-clés, comme handicap psychique, accompagnement, compensation, continuité de parcours de vie, inclusion, citoyenneté, projet territorial de santé mentale. Un autre mot clé a traversé en filigrane ces journées, c’est celui de partage, j’en dirai quelques mots en conclusion.
Le handicap psychique
9Ce terme a d’emblée été évoqué par le premier orateur de ces journées, Jean-François Bauduret, qui n’a pu s’empêcher d’évoquer les guerres de religion en reprenant les représentations prévalentes, même si c’était pour les nuancer, voire les infirmer, de la maladie qu’on soigne pour la guérir et du handicap qui est un état fixé pour longtemps, si ce n’est pour toujours.
10Bien entendu, s’il évoque ces guerres, c’est qu’il n’est pas que vice-président du conseil scientifique de l’ANAP, comme il a été présenté dans le programme. Il fut aussi, pour ceux qui n’ont pas connu cette époque, le chef du bureau de la psychiatrie à la DGS, dans un temps où celle-ci n’avait pas encore été contrainte au silence par la DGOS, puis membre du cabinet de Claude Evin, lorsque celui-ci était ministre socialiste de la santé -il avait d’ailleurs accompagné Claude Evin lorsque celui-ci était intervenu personnellement à nos journées de Marseille en 1989. Comme l’a rappelé Guy Baillon, Jean-François Bauduret a ensuite occupé des postes à haute responsabilité, successivement à la Direction des hôpitaux et à la Direction générale de l’action sociale, pour finir sa carrière comme directeur adjoint de la CNSA.
11Je rappelle pour mémoire, que nous lui devons la légalisation du secteur par la loi de juillet 1985, puis la loi de décembre 1986 qui a unifié le financement de l’intra-hospitalier et des structures de secteur, gérées jusque-là par les départements, sans compter son implication importante dans la rédaction de la loi de 1990 réformant celle de 1838 et de la loi du 2 janvier 2002.
12Il a donc bien connu à la fois le monde de la psychiatrie et celui du secteur social et médicosocial, en allant sur le terrain, car je le cite, « on ne construit pas des politiques pertinentes en restant perpétuellement assis derrière son bureau ou en se promenant de congrès en colloques ».
13Comme moi, il se souvient de l’opposition farouche de la majorité des psychiatres devant le terme de handicap appliqué aux malades mentaux. Avec du recul, on comprend combien cette position était liée aux représentations liées à ce mot qui réveillaient des réminiscences de la première préfiguration de l’image du handicap, celle de l’idiot d’Esquirol. Ce célèbre aliéniste avait en effet décrit l’idiotie comme étant un état fixé, définitif pour lequel il n’y avait rien à faire et c’est bien ce renoncement aux soins qu’avaient refusé alors les psychiatres.
14Cela est néanmoins d’autant plus étonnant que les premiers statuts du mouvement Croix-Marine, qui nous réunit aujourd’hui encore, précisaient que l’objectif du mouvement était « d’exercer une protection ou une entraide psychologique et sociale en faveur des handicapés et mal adaptés psychiques ». En 1958, soit deux ans avant la circulaire sur le secteur psychiatrique, le rapport à nos journées annuelles était intitulé “Traitement et assistance des handicapés psychiques dans le milieu social”. À l’époque, parler des soins et du social en les distinguant ne posait pas de problème en même temps que l’on insistait sur la continuité de ces deux champs et la nécessité de développer des synergies entre eux. Notre fondateur Pierre Doussinet parlait d’entraide et disait qu’il fallait travailler dans un esprit médico-social.
15Mais avec les lois de 1975, le médico-social n’est plus un état d’esprit, mais un dispositif d’institutions diverses avec sa logique de filières. La loi du 30 juin 1975 sur les institutions était le pendant de la loi de loi de 1970 sur l’hôpital, mais ces deux lois s’ignoraient et le clivage dénoncé à l’époque s’observait jusqu’à la DGS et la DGAS qui travaillaient de manière parallèle, voire s’opposaient.
16Dans les faits, le dispositif du handicap à la française s’est construit sur une logique de filières qui isolait des populations cibles censées correspondre à des établissements prévus pour répondre à tous leurs besoins (hébergement, activités, occupation ou réadaptation) ; ce que souhaitaient les parents de cette époque, ce n’était pas l’inclusion de leur enfant dans le milieu ordinaire -d’ailleurs, l’auraient-ils demandé que l’école les aurait rejetés immédiatement -mais des places d’internat. Ce dispositif médico-social qui s’est construit sous l’influence du lobbying majoritaire de l’APF (paralysés) et de l’UNAPEI (handicapés dits mentaux) ne concernait guère les malades mentaux, d’autant qu’à l’époque, il n’y avait pratiquement personne pour parler en leur nom. Il était encore entendu qu’ils relevaient uniquement des soins psychiatriques pour lesquels la sectorisation qui démarrait allait tout régler.
17La désinstitutionalisation de fait, qui n’a pas été pensée a priori comme telle dans notre pays, ne s’est pas accompagnée de l’offre sociale qui aurait été nécessaire, en matière d’hébergement, d’insertion et de soutien du lien social. L’hospitalo-centrisme partagé par beaucoup d’élus, de gestionnaires et de responsables médicaux a sûrement freiné le développement de la politique de secteur qui a été mise en œuvre de manière très inégale.
18Beaucoup de pays qui n’ont pas eu cette référence au secteur sont en fait plus avancés que nous aujourd’hui dans le développement d’une véritable psychiatrie communautaire. Osons regarder ce qui se passe chez nos voisins qui vivent très bien la disparition annoncée ou effective de l’hôpital psychiatrique par une intégration dans l’hôpital général, tout en développant une vraie coopération avec les dispositifs sociaux au sens large (c’est-à-dire non basée sur une dichotomie sanitaire/social comme en France).
19Aussi, il fallait que les choses changent. Cela s’est fait progressivement.
20D’une part, avec la prise en compte par certains psychiatres des travaux de Wood (OMS) qui avec la CIH (classification internationale des handicaps) montrait que le handicap n’a pas à être opposé à la maladie, mais qu’il est la conséquence sociale de la maladie, dans une interaction complexe avec l’environnement.
21D’autre part, l’UNAFAM et les usagers avec la FNAPSY, ont pris conscience qu’on manquait de beaucoup de réponses qui ne relevaient pas nécessairement du soin sanitaire. C’est ainsi que paradoxalement, au moment où la conception du handicap évoluait au niveau de l’OMS avec la CIF (classification du fonctionnement, du handicap et de la santé) en montrant que le handicap est lié avant tout aux obstacles que l’environnement met à la participation, ces associations, en lien avec d’autres partenaires, dont la FASM et la conférence des présidents de CME, ont mis en avant la nécessité de faire apparaitre une population nouvelle, celle des personnes en situation de handicap du fait de troubles psychiques, avec le livre blanc des partenaires de la santé mentale en 2001.
22Jean-Yves Barreyre nous a bien montré que le handicap psychique n’était pas un concept, ni une catégorie objective, mais qu’il a d’abord été un combat ; le rapport Charzat a affiché clairement l’objectif : faire exister une population.
23On peut effectivement critiquer cette notion de handicap psychique sur un plan conceptuel : d’ailleurs il n’existe nulle part ailleurs, pas plus d’ailleurs que le médico-social : les soignants et les acteurs sociaux travaillent directement ensemble dans un processus de partenariat. Mais nous devons faire avec notre histoire, et à cause même de l’existence du médicosocial, il était nécessaire d’en passer par là. Cette notion possède une forte potentialité d’aide au changement, d’une part quant au regard que la société peut porter sur les personnes souffrant de troubles psychiques, je vous renvoie au film réalisé par le GEM de Vannes, « Changer les regards », présenté dans l’atelier vidéo, et d’autre part sur les réponses que cette société peut leur proposer.
24Des discussions perdurent encore aujourd’hui sur l’acceptation ou non de cette notion. Certains patients, même, la récusent et refusent d’être considérés comme des personnes handicapées, mais Jean –Yves Barreyre a bien souligné qu’il s’agit non pas d’un adjectif, mais d’un substantif qui se réfère à une situation. On peut même parler d’une clinique situationnelle qui correspond à la dimension du handicap : celle-ci ne peut se confondre ni avec la clinique psychiatrique, même si ses références sont nécessaires, ni avec la problématique des taux d’incapacité. Cette approche situationnelle ne peut être que partagée et se joue beaucoup plus du côté de l’humain. Elle implique de nombreux acteurs, l’usager lui-même -on a d’ailleurs parlé de co-évaluation -l’environnement familial où l’on trouve les premiers aidants, les professionnels aux compétences multiples qu’il s’agisse de ceux des MDPH, des équipes de secteur ou des structures sociales ou médicosociales, où chacun doit s’efforcer de respecter celle des autres, comme l’a fait apparaitre très clairement la recherche-action exemplaire sur l’évaluation du handicap psychique, menée par le CEDIAS sous la direction de J.Y. Barreyre à la demande de la CNSA, en 2008/2009.
25Il faut enfin souligner que la notion de handicap psychique ouvre des espaces psychiques nouveaux aux personnes soignées en psychiatrie, qui ne sont plus simplement des patients désignés par les psychiatres. Les patients nous disent qu’ils ont besoin de soins, mais qu’ils ont également besoin d’autres réponses d’une autre nature. La revendication d’une place d’usagers qui coupe le lien d’assujettissement aux soignants et la reconnaissance de leur situation de handicap s’inscrivent dans un processus de réappropriation de la parole, comme l’a montré Guy Baillon. Ce dernier explique comment « nous sommes passés d’un monde de paroles non valides à un monde où le fait de dire « je suis une personne en situation de handicap psychique »restaure cette personne et lui donne un autre statut ». Cette citation du livre de G. Baillon est à rapprocher de la conclusion qui se voulait provocatrice de J.F. Bauduret qui évoquait le fait que beaucoup de personnes préfèrent se dire handicapée que malade mentale.
26Si donc au total, l’émergence de la notion de handicap psychique offre des opportunités favorables pour ceux que nous appelions exclusivement patients, il y a quelques années, il faut déplorer que celle-ci soit peu prise en compte par les politiques. Un rapport encore récent de deux sénatrices sur l’application de la loi de 2005 soulignait que la mise en œuvre de droits effectifs et les réalités de terrain étaient parfois très éloignées de l’esprit de la loi. Elles pointaient les problèmes de fonctionnement des MDPH, en notant par exemple que l’instruction des demandes de la carte européenne de stationnement (qui permet à son titulaire d’utiliser les places de stationnement réservées aux personnes handicapées), représentait 40 % de l’activité des MDPH. De plus ce rapport signalait que sur les 2 357 places de SAMSAH prévues sur la période 2008-2013, 977 seulement avaient été installées. Mais il ne disait rien des problèmes concernant le handicap psychique.
L’accompagnement
27Cette notion d’accompagnement a pris une consistance légale avec l’article 5 de la loi du 2 janvier 2002. Mais il renvoie à une longue tradition que l’on peut rapprocher de la notion du prendre soin, le « care », dont on parle tant aujourd’hui y compris sur le plan politique et qu’il ne faut pas confondre avec le « cure », les soins de santé.
28Il est évident qu’il est difficile d’apporter des soins sans prendre soin, encore que malheureusement cela existe, que ce soit dans les soins généraux où le patient est parfois réduit aux seules données et images que le médecin examine sur son écran, sans même regarder son patient, ou en psychiatrie où la menace d’une contention est de plus en plus fréquemment mise en avant.
29Il reste indéniable que nombre de soignants engagés dans leur travail avaient cette pratique du « prendre soin » des patients avec lesquels ils cheminaient. Mais ils en arrivaient parfois à croire qu’ils étaient les seuls à pouvoir prendre soin d’eux et les seuls légitimes à pouvoir être l’objet de leurs investissements transférentiels. Longtemps, et faute de mieux, la psychiatrie s’est ainsi satisfaite d’une réponse unique et totalisante qui a transformé les lieux de soins en lieu de vie.
30C’est une des questions posée par la loi de février 2005 : la personne affectée de troubles psychiques ne peut être assignée à sa seule pathologie. Mais cela n’allait pas de soi pour tout le monde, comme si cette affirmation, soit discréditait le travail des soignants, soit condamnait à rebours le patient à être privé de soins psychiatriques dans une confusion entre les soins sanitaires et le prendre soin de l’accompagnement quotidien. Je me souviens qu’à l’occasion d’une intervention que je faisais dans une journée de formation et alors que j’évoquais cette problématique complémentaire du cure et du care, une infirmière me prit à partie pour me dire, « mais quand je vais acheter des chaussures avec un patient schizophrène, je fais du soin ». Ce qui est intéressant dans cette anecdote, c’est que cette soignante était convaincue que personne d’autre qu’une soignante psychiatrique n’était en situation de pouvoir assurer cet accompagnement.
31Avec la loi de février 2005, cette question de l’accompagnement se concrétise avec de nouveaux outils, en particulier les SAMSAH et les SAVS et la question du prendre soin est un souci de plus en plus partagé par les professionnels de la psychiatrie et ceux du social et du médico-social, car il est impossible de prendre soin en voulant occuper toute la place auprès du patient ou de soigner correctement en faisant abstraction de la vie quotidienne de celui-ci.
32Certes, il existe encore parfois de la méfiance de part et d’autre : « la psychiatrie n’est jamais là quand on a besoin d’elle », affirment certains travailleurs sociaux; inversement, il y a une parfois une réticence à prendre en compte ces accompagnements au long cours assurés par d’autres professionnels que ceux de la psychiatrie, alors même que certains d’entre eux ont acquis une telle expérience qu’ils devraient contribuer à la formation des jeunes infirmiers, fraîchement émoulus de leur IFSI, qui choisissent la psychiatrie sans avoir été aucunement formés à la réalité de cette discipline.
33Cela dit, je suis moins pessimiste que Jean-François Bauduret lorsqu’il parle de la méconnaissance persistante entre le champ sanitaire et le champ social et médico-social. Les mentalités ont beaucoup évolué en très peu de temps et plus personne ne dirait aujourd’hui que « l’on va déverser les patients vers le médico-social » comme je l’ai entendu il y a quelques années. Là où ils existent, il n’est pas vrai que la psychiatrie de secteur ignore l’existence des SAMSAH et des SAVS et leur utilité ; d’ailleurs des partenariats ont fait l’objet de conventions signées de part et d’autre. Peut-être a-t-il raison de dire que le champ social et médico-social a besoin de mieux connaitre les CATTP, mais de leur côté, ces derniers ont parfois besoin de se redéfinir.
34La vraie question au sujet de ces structures d’accompagnement est celle de leur faible nombre et surtout le fait de savoir si elles doivent être généralistes, c’est-à-dire ouvertes à toutes les formes de handicap ou s’il doit y avoir des SAVS et des SAMSAH dédiés aux personnes en situation de handicap psychique. Le politiquement correct est de favoriser les structures ouvertes à toutes les formes de handicap, mais j’y vois plutôt un dysfonctionnement diabolique de plus, pour reprendre le terme de J.F. Bauduret. Nous savons que l’enfer est pavé de bonnes intentions, car cela risque de fait de laisser de côté les personnes en situation de handicap psychique.
35La dernière question concernant l’accompagnement est celle de la complémentarité et de la cohérence de cet ensemble sur un territoire donné qui n’est plus seulement le secteur de psychiatrie, mais un territoire de santé mentale. Cela implique que les professionnels de ces deux champs échangent sur leur pratique et s’enrichissent mutuellement par des formations croisées. C’est ce que notre fédération, s’est efforcée de faire, dès 2006, avec plus ou moins de bonheur.
36La qualité du « prendre soin » nécessite une présence attentive des différents professionnels auprès du patient. Elle ne peut se contenter de recommandations de bonnes pratiques de l’accompagnement, qui certes peuvent apporter des repères, mais ne disent rien des émotions vécues dans certaines situations. Il faut pouvoir partager en équipe ces émotions, reflets des mouvements transférentiels des patients qui existent aussi dans un SAVS, apprendre, et cela prend du temps, à ajuster la bonne distance dans la relation, à repérer des signes d’angoisse de dépersonnalisation ou des moments de vécu persécutif avant qu’ils se ne manifestent dans le comportement, apprendre à mettre des mots sur ces vécus d’angoisse ou au contraire savoir se taire tout en étant présent. En bref, cet accompagnement revient à apporter cet étayage quotidien dont Pierre Delion nous a souvent parlé sous le nom de fonction phorique qui n’est pas l’exclusive des soignants côté sanitaire. Bien sûr, cela implique d’être soi-même dans une relation de confiance et d’être convaincu que le facteur humain est une priorité dès que l’on parle de santé mentale.
La compensation
37La loi de février 2005 a mis en avant le modèle de la compensation du handicap qui représente un changement important dans la représentation du handicap. Mais ce n’est qu’un modèle, qui correspond d’une certaine manière à l’état de notre imaginaire collectif pour reprendre la formulation de G. Canguilhem qui écrivait que « le handicap est le produit d’un imaginaire collectif dans lequel la destinée d’une personne handicapée est souvent enfermée ».
38Si l’on remonte au début du siècle précédent, on peut très schématiquement distinguer trois temps dans les politiques du handicap : il y a d’abord eu le temps de la réparation (avec le développement des prothèses) qui correspond au modèle de l’invalidité, avec les victimes de la grande guerre et les mutilés du travail, puis celui de l’inadaptation et de la réadaptation marqué par le développement des IME et des CAT, enfin le modèle de la compensation.
39Les étapes précédentes reposaient sur des modèles médicaux (la médecine physique et de réadaptation et l’approche médico-pédagogique pour les enfants, dans des lieux spécialisée à l’écart des autres enfants). Aujourd’hui, on recherche autant que faire se peut l’utilisation du « mainstreaming », c’est-à-dire le recours à la règle commune pour les personnes en situation de handicap qui ne doivent pas être exclues. Ce modèle est sous-tendu par l’accent mis sur l’accès à la citoyenneté et il s’agit de compenser de manière individualisée les obstacles auxquels sont confrontées les personnes en situation de handicap pour accéder à l’autonomie et à la participation à la vie sociale. Néanmoins, cela n’est pas sans poser de problèmes, lorsque cette injonction se heurte à la rigidité des institutions. Robert Voyazopoulos nous a montré tout ce qu’il y avait à faire pour réussir ce challenge au sein de l’école qui est bousculée par cette politique. Dans l’atelier n°1 sur l’inclusion à l’école, il nous a précisé qu’il n’y avait que 3200 psychologues scolaires pour 7 millions d’élèves et qu’il n’y avait guère de formations adaptées à ces enjeux pour les enseignants qui sont souvent en grande difficulté, bien qu’ils « mouillent pourtant leur chemise ». Le Projet personnalisé de scolarisation (PPS), qui est l’équivalent de la PCH des adultes, n’est pas construit avec les outils et les personnes qu’il faudrait. Robert Voyazoupoulos nous a présenté la recherche-action qui vise à améliorer le recueil des données psychologiques dans les MDPH. Quels points d’appui donner aux enseignants et à l’école pour permettre cette inclusion scolaire ? Telle a été une des questions évoquée dans cet atelier et un consensus s’est dégagé pour dire qu’il faut construire des ponts avec l’école et mobiliser une constellation inclusive autour de l’enfant.
40Pour les adultes, la préparation de la prestation de compensation du handicap est établie à partir du projet de vie que la personne est invitée à construire. C’est une chose relativement simple, lorsque la perte d’autonomie est liée à un problème physique, mais les choses se compliquent avec les personnes en situation de handicap psychique « qui n’ont souvent envie de rien » (J.F Bauduret). Là où une personne en fauteuil peut clairement énoncer ses attentes, le patient qui est atteint de schizophrénie, est mis en difficulté par cette démarche visant à faire reconnaitre son handicap et exprimer ce dont il a besoin. Et ce d’autant que rares sont les personnes formées à l’accueil de cette forme de handicap dans les MDPH et que les équipes psychiatriques s’investissent peu dans ce parcours des patients : les soignants ne comprennent pas, bien souvent, que le plan personnalisé de compensation (PPC) n’est pas déterminé par le diagnostic médical, même s’il ne peut être totalement négligé, mais par les difficultés concrètes que la personne rencontre dans sa vie quotidienne qui sont appréciées par l’outil de base utilisé pour cette évaluation, le GEVA.
41Le fonctionnement des MDPH a été diversement apprécié dans l’atelier qui leur était consacré compte tenu de l’hétérogénéité de celles-ci, mais il n’est pas rare que les personnes en situation de handicap psychique soient l’objet d’un déni des droits proclamés dans la loi. Ce déni des droits commence parfois en amont, lorsqu’on réalise tous les obstacles qu’il faut franchir pour accéder à la MDPH, car alors qu’il s’agit de droit et de solidarité, cette démarche peut être vécue comme une stigmatisation (car les représentations polysémiques du handicap persistent, pas seulement chez les soignants).
42L’utilisation du guide-barème est variable selon les MDPH et l’on voit de plus en plus de patients qui n’ont pas accès au taux de 80%, car leurs capacités d’autonomie sont évaluées sur la possibilité ou non d’effectuer des gestes de la vie quotidienne. Le modèle implicite du handicap reste le handicap neuro-moteur et les équipes des MDPH ont souvent du mal à comprendre, par exemple, que l’accessibilité à un logement pour une personne avec handicap psychique nécessite en l’occurrence, non pas une rampe d’accès, mais un accompagnement humain. De même la capacité d’initiative, de comprendre ou non des situations sociales n’est pas prise en considération. Ce qu’il faut également souligner, c’est que la plupart des décisions sont prises sur dossiers, alors que ceux-ci sont souvent très peu renseignés.
43« La restriction substantielle et durable d’accès à l’emploi » (décret d’août 2011) conduit également à sanctionner la personne en situation de handicap psychique pour ce qui est l’essence même de son handicap, c›est-à-dire son incapacité à s’inscrire dans un projet parce que les professionnels des MDPH craignent de financer la précarité sociale. Ne parlons pas enfin des propositions d’orientation parfois proposées de manière totalement théorique sans tenir compte de leur faisabilité : cela nous renvoie au rapport de Denis Piveteau, « Zéro sans solution ». Jean-François Bauduret a lui-même évoqué les obstacles réglementaires. Cela dit, il a été rappelé qu’en manière de droits, il y avait des voies de recours depuis le médiateur, jusqu’au tribunal du contentieux d’incapacité (TCI).
44Une des grandes avancées de la loi du 11 février 2005 est de s’être autorisée à imaginer une forme de compensation collective pour les personnes en situation de handicap psychique avec l’instauration des groupes d’entraide mutuelle (GEM), dont la fréquentation n’exige aucune forme d’éligibilité préalable par la MDPH. La création des GEM a été une idée particulièrement pertinente et les pouvoirs publics ont su les faire échapper aux différentes dispositions réglementaires visant les établissements et services sociaux et médico-sociaux.
45Ce que tous les adhérents des GEM reconnaissent, c’est que le GEM leur a permis de sortir de l’isolement, d’avoir un autre regard sur soi, de s’ouvrir aux autres. Que ce soit dans les films sur les GEM projetés dans l’atelier vidéo, ou les échanges dans l’atelier sur les GEM, avec entre autres le témoignage des adhérents du GEM « les Canoubiers » de Marseille, on ne peut être que convaincu de la richesse de cette entraide. Pair-aidant, quel beau programme ! Se reconnaître ensemble semblables dans la vulnérabilité et s’aider, en s’appuyant sur le collectif, à construire de nouveaux horizons de vie, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui le rétablissement.
46Encore ne faudrait-il pas créer des confusions en voulant professionnaliser certains de ces pair-aidants pour les intégrer dans les équipes de soins. Nous avons vu la directrice de la CNSA évoquer cette hypothèse, tandis que Jean Yves Barreyre s’y montre plutôt hostile. Mais cela ne veut pas dire que les usagers n’ont pas besoin de formations et que leurs associations ne doivent être pas mieux soutenues sur le plan financier.
Continuité de parcours de vie
47Il serait intéressant d’analyser les raisons de l’inflation de la notion de projet dans notre société. Le management d’entreprise économique ne fonctionne plus que dans une logique de projet : il y a des équipes projets, un chef de projet, chaque projet annihilant le précédent. Il est le reflet de cette société de la performance et de la non-continuité. On peut observer que ce vocabulaire envahit également le monde de la santé avec entre autres les appels à projets des ARS. On peut faire la même remarque avec le mot plan qui évite de construire une politique au long cours : il y a des plans cancer, accidents vasculaires cérébraux, Alzheimer, douleur, etc… Mais qu’est-ce qu’on fait à la fin du plan ? Un autre suit, comme nous l’avons expérimenté en psychiatrie. On est en train de lancer l’évaluation du second plan psychiatrie et santé mentale 2011-2015, alors que l’on sait tous qu’il n’a nullement été appliqué.
48Si j’évoque ces jeux sur les effets d’annonce, c’est qu’il nous faut être vigilant sur la manière dont l’Administration de la santé (en l’occurrence les ARS) peut nous leurrer avec des mots qui en jettent, mais qui restent des mots morts. Seuls les professionnels les usagers, les aidants peuvent les faire vivre en découvrant alors la complexité du vivant, de la souffrance, de la précarité.
49Si je fais ce rapprochement entre le mode projet de l’économie et le parcours de vie, c’est que la pensée managériale moderne gère de plus en plus les personnes comme des objets. J’ai été frappé récemment par les propositions d’une ARS à propos de la problématique du parcours de vie. Il y est question d’une succession d’actions à entreprendre qui ne sont pas critiquables en soi, mais qui relève malgré tout d’une pensée opératoire, comme s’il s’agissait de lancer une nouvelle marque de lessive ou de biscuits.
50Jean-François Bauduret nous a invités à en finir avec une conception étriquée des parcours, celle qui ferait se succéder un parcours de soins, un parcours de réinsertion ou un parcours de transition comme l’on dit à Messidor, avec des passages d’un lieu de soins au médico-social. Les « inadéquations sont partout » et « certains parcours sont chaotiques » nous a dit Bauduret. L’absence de rupture du parcours de vie doit prendre en compte la possibilité de crises, de ruptures possibles, mais celles-ci ne doivent pas se traduire par des abandons, comme cela s’est vu. Projet de soins, projet de vie : pendant longtemps les soignants ont eu tendance à confondre les deux et l’émergence du handicap psychique a permis de rebattre les cartes. L’essentiel aujourd’hui est de faire en sorte que la personne puisse se construire une continuité de vie, y compris avec ses ruptures. Pour ce faire, il est indispensable que les différents acteurs se connaissent et se reconnaissent dans leur identité et leur complémentarité sur un même territoire. Le mot de constellation été formulé à plusieurs reprises, je l’ai déjà évoqué à propos de la constellation d‘inclusion scolaire. Une constellation, c’est un ensemble d’étoiles que l’on reconnait comme formant un ensemble bien repérable, qui ne bouge pas depuis des siècles et a permis aux hommes de rêver. Nous avons souvent parlé ici de constellation transférentielle, il ne s’agit pas d’y renoncer, mais d’accepter qu’elle soit partagée en sachant que l’on ne peut pas en repérer tous les effets : même dans les GEM, il y a des investissements transférentiels entre les adhérents, mais le plus important, ce n’est pas qu’ils ne pas soient repérés, puisqu’il n’y a pas de soignants, c’est qu’ils produisent des effets et que le mode de fonctionnement du GEM le permette.
51Le problème de l’usager n’est pas de savoir si à tel moment il a besoin d’une institution de soins et à tel autre d’une structure de soutien social, quand ce n’est pas des deux simultanément, mais de savoir s’il peut compter sans faille sur des professionnels compétents, disponibles et cohérents entre eux. En fin de compte, une notion est essentielle qui a été évoquée plusieurs fois et rappelée ce matin par Dimitri Karavokyros, c’est celle de l’accueil, non pas comme un dispositif précis avec des protocoles à respecter, mais comme un état d’esprit, une disponibilité permanente des professionnels et des aidants.
La citoyenneté
52Dans les valeurs de la loi de 2005, Jean-François Bauduret a mis en premier la citoyenneté. Mais ne s’agit-il pas dans certains cas d’une simple pétition de principe, car si des progrès ont été faits en dix ans pour changer le regard sur les patients suivis en psychiatrie en particulier grâce aux GEM et aux SAVS (lorsqu’ils existent), on assiste dans le même temps à un télescopage avec le développement des mesures de privation de liberté et de contentions dans les services hospitaliers.
53Patrick Gohet disait en 2005 « qu’il fallait passer du fou, parce que c’est encore comme ça que le grand public se le représente à un regard qui lui dise : « tu es un citoyen ». Mais dix ans plus tard, Denys Robiliard que nous interrogions sur cette question de la citoyenneté nous déclarait : « affirmer un principe, c’est important, c’est bien, mais on ne traite pas quelqu’un comme un citoyen lorsqu’on l’attache ».
54S’il y a donc encore du pain sur la planche pour que l’on n’en reste pas aux annonces, y compris du côté des soignants, les progrès sont indéniables et la présence des représentants des usagers dans les CRUQPC et les conseils de surveillance sont des indices d’un changement.
Le projet territorial de santé mentale
55Le prochain projet de loi de santé qui doit être voté définitivement dans les jours qui viennent, devrait redéfinir dans son article 13, le cadre d’intervention des acteurs. Depuis plusieurs années les pouvoirs publics, et plus particulièrement la DGOS, ont voulu supprimer toute référence au secteur de psychiatrie : cette loi était l’occasion de revoir cette question et d’imaginer un secteur rénové comme le suggérait Edouard Couty en 2008, idée qu’a reprise Denys Robiliard. Mais peut-être que « secteur 2015 » est plus parlant comme le propose Christian Muller, président de la conférence des présidents de CME, quand on sait avec quelle facilité un appartement rénové devient vite « à rafraîchir ».
56Santé mentale France a participé à la concertation confiée à Michel Laforcade, directeur de l’ARS d’Aquitaine. Elle a insisté sur la nécessité de ne pas se contenter de parler de missions de secteur psychiatriques coupées de l’hospitalisation, mais d’affirmer l’existence de territoires spécifiques de santé mentale dans lesquelles il fallait intégrer les différents acteurs concourant aux soins et les dispositifs médico-sociaux contribuant à l’accompagnement social, au logement, à l’insertion professionnelle des personnes présentant des troubles psychiques au long cours. Santé mentale France a même souhaité que l’on intègre le mot handicap psychique dans l’article 13, car il s’agit non pas de rénover seulement le secteur psychiatrique, mais d’inscrire les différents acteurs sur un même territoire.
57Une des idées forces que nous a présentées Jean-Yves Barreyre est celle du diagnostic territorial partagé en santé mentale. Il doit être un préalable à cette nouvelle culture du partage sur un même territoire, ce qui pose d’ailleurs la question de la sectorisation du médico-social comme l’a évoquée Jacques Marescaux.
58Avant de conclure, je voudrais rajouter quelques données sur ce que Jean-François Bauduret a appelé les dysfonctionnements diaboliques.
59Par exemple, il y en a un qui a été oublié et que pourtant Jean-François Bauduret avait pressenti dans son ouvrage de 2013 (« De l’esprit des lois à la transformation des pratiques ») lorsqu’il écrivait que le principe de « fongibilité asymétrique » de l’ONDAM sanitaire vers le médico-social, ne devrait pas se réduire à la conversion en MAS de pavillons d’arriérés profonds de psychiatrie. Vœu pieux, car la défense des bassins d’emploi hospitaliers continue de prévaloir sur une réelle réponse aux besoins des usagers.
60Dans la préface du dernier ouvrage de J.F. Bauduret, Pierre Gauthier expose bien les enjeux paradoxaux d’aujourd’hui, « des tendances lourdes et irréversibles s’affirment, écrit-il, elles ont pour nom droit et citoyenneté de la personne fragile, bientraitance et qualité des accompagnements, inclusion en milieu social ordinaire, personnalisation des réponses aux besoins individuels, mais il ajoute, rationalisation et efficience de l’organisation et de la gestion d’un dispositif, régulations rigoureuses des ressources ».
61Si je parle d’enjeux paradoxaux, c’est bien que ces dernières tendances lourdes, qui certes en soi sont légitimes : qui pourrait se faire le chantre de la gabegie et du désordre ? s’inscrivent dans un de Vincent de Gaulejac et de Fabienne Hanique dans leur livre « Le capitalisme paradoxant ». Car cette rationalisation et cette recherche d’efficience vont de pair avec le développement d’outils de gestion et de normes qui vont à l’encontre des objectifs annoncés. Cette inflation de normes où le respect des protocoles compte plus que les résultats, dans une société du principe de précaution et de la transparence, ce que Béatrice Hibou appelle « la bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale », nous conduit à des catastrophes en termes humains. Elle invite à l’inertie où l’on prend plus de temps à justifier ce que l’on fait et sa traçabilité qu’à le faire vraiment. Quand je parle de catastrophes, je n’exagère guère, voyez ce qui vient de se passer chez Volkswagen.
62Les logiques comptables deviennent de fait une finalité pour les fonctionnaires, mais aussi pour les responsables des institutions obligés de se soumettre à ce nouveau modèle gestionnaire qui devient violence contre la pensée : les personnes sont comptabilisées comme des produits et les soignants comme des machines mobiles qui doivent améliorer leur performance. Comment travailler avec de telles injonctions dans une relation de confiance et de probité, quand la tyrannie de la transparence, comme dit Roland Gori, instille l’absence de confiance dans les institutions ? Comment vivre et penser malgré tout afin de ne pas perdre le sens même de notre métier. J’ose croire que des journées comme celle-ci nous y aident.
63Il nous faudra dans le secteur rénové construire des alliances entre institutions de nature et d’origine diverses pour construire au moins entre nous des relations de confiance, même si les appels à projets sont souvent là pour nous mettre en concurrence, car là encore on a importé la loi du marché.
Conclusion
64À la table ronde de ce matin, on a parlé d’un temps nouveau, c’est un fait. L’apparition d’un concept comme celui de rétablissement est bien le signe que quelque chose a changé. Il est temps d’en prendre acte, car parfois on est frappé de la juxtaposition de deux psychiatries.
65L’une qui veut garder des modes de pensée qui ont fait bouger les lignes il y a quelques décennies, tout en s’accrochant avec de plus en plus de déséquilibre sur les épaules des géants, pour continuer avec la métaphore reprise par Guy Baillon. Cela m’évoque ce que Jean-Pierre Pinel appelle une position nostalgique mélancolique.
66L’autre en oublie que l’on travaille avec des personnes ne jure que par les circuits synaptiques et a remplacé la rencontre intersubjective par l’objectivation des questionnaires du DSM. C’est malheureusement comme cela que sont formés les jeunes psychiatres, encore que certains commencent à se dire, lorsqu’ils rencontrent des usagers, qu’ils sont dans une impasse. Il peut y en avoir une autre : celle qui s’appuie sur le meilleur des expériences du passé, pour construire un modèle suffisamment convaincant pour motiver les jeunes professionnels, qu’ils soient psychiatres, psychologues ou travailleurs sociaux, au sens large, à affronter les enjeux d’aujourd’hui dans ces nouveaux territoires à partager.
67Les valeurs de Croix-Marine et de Santé Mentale France correspondent à ce qu’on appelle dans de nombreux pays la psychiatrie communautaire qui inclut la réhabilitation psychosociale. Lise Demailly, estime également que la politique de santé mentale est à la croisée des chemins et suggère trois paradigmes possibles. Une santé mentale autoritaire avec une psychiatrie strictement remédicalisée, une anarchie proche de ce que nous connaissons et celui d’une santé mentale communautaire, modèle humaniste, sensible aux droits de l’homme et du citoyen, qui irait jusqu’au bout de la politique de secteur ; ce dernier modèle s’appuierait sur une psychiatrie sociale et communautaire qui jouerait un rôle central, largement insérée dans des réseaux et des partenariats et donnerait largement la parole aux usagers. C’est bien ce que veut faire Santé Mentale France.
68En remerciant tous ceux qui nous ont aidés à penser, voire à rêver, durant ces deux jours, je formule le vœu que nous réussissions avec vous la naissance de ce nouveau mouvement.
69Qu’il devienne un mouvement lisible et représentatif des professionnels les plus engagés dans le champ de la santé mentale, un mouvement regroupant des acteurs convaincus de la nécessité de garantir une cohérence et une continuité des parcours de vie entre les soins, la réhabilitation psychosociale, l’accompagnement au quotidien en matière de logement, de réinsertion professionnelle et de soutien du lien social, un mouvement qui puisse également reconnaitre la place des structures gérées par les usagers eux-mêmes, avec des professionnels convaincus de l’importance de la dimension relationnelle et des capacités de rétablissement des usagers, bref un mouvement prônant une psychiatrie humaniste intriquée avec le social, soucieuse de la dimension citoyenne des personnes concernées.