Notes
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Brice MARTIN Psychiatre, Assistant spécialiste, Service Universitaire de Réhabilitation, CH Le Vinatier, Lyon (69) ; Laurent MARTY Anthropologue, Clermont-Ferrand (63) ; Nicolas FRANCK Psychiatre, Pu-Ph, Service Universitaire de Réhabilitation, CH Le Vinatier, Lyon (69).
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Par « catégorie en situation » est désigné un groupe de personnes « qui se définissent par une situation sociale commune » (Bertaux, 2010) comme, en l’occurrence, celle de personnes touchées par une pathologie psychiatrique sévère en parcours de rétablissement.
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Notons qu’il est tout de même possible de s’appuyer éventuellement sur un « guide d’enquête », « courte liste de points à aborder, mais seulement à la fin de l’entretien si le sujet n’en a pas déjà parlé » (Bertaux, p.60).
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Il s’agit là d’une notion très explorée par les approches systémiques, voire cognitivistes.
Introduction : Le rétablissement
1 Le rétablissement, processus par essence personnel, constitue par conséquent une notion difficile à définir.
2 De façon générale se rétablir d’une maladie mentale signifie pouvoir « se dégager d’une identité de malade psychiatrique et recouvrer une vie active et sociale » (Pachoud, 2012). Le rétablissement convoque par conséquent davantage les expériences et le devenir de la personne elle-même que celui de la pathologie psychiatrique qui la touche.
3 De façon plus précise, il est de plus en plus courant de délimiter les contours de ce concept en l’opposant au concept médical de guérison, autour de 3 dimensions.
- La première concerne le fait que se rétablir d’une pathologie psychiatrique sévère n’implique pas un retour à l’état antérieur à la maladie (Deegan, 1988).
- La deuxième touche au fait que se rétablir constitue un processus dynamique, un « processus au long court » (Davidson, 2003), et non un résultat (un état).
- Enfin, le rétablissement semble concerner avant tout la « réponse humaine à la pathologie » (Noiseux, 2008) avant de constituer la réponse de la pathologie aux effets des soins dont bénéficie la personne.
5 Il est fréquent de retenir différents déterminants du rétablissement. Ils constituent l’essentiel d’une connaissance élaborée principalement sur la base des études longitudinales et des récits autobiographiques de patients en parcours de rétablissement. Parmi ces déterminants figurent notamment la persistance ou l’accès à un sentiment d’espoir ; l’acceptation et le contrôle des symptômes pathologiques; la possibilité de bénéficier d’espaces d’ « empowerment » (« pouvoir d’agir ») dans lesquels la personne retrouve une position d’acteur ; la capacité, au décours de l’installation de la pathologie, à se redéfinir sans s’engluer dans l’identité de malade mental sévère (Davidson et Strauss, 1992 ; 1995 ; Mancini et al, 2005).
6 Si la prise en considération de ces dimensions est susceptibles d’avoir un impact sur la philosophie voire sur le contenu du soin (favoriser une implication plus grande des usagers, avoir recours à des modèles pointant, au côté des déficits de personnes, leurs ressources…), elles restent relativement peu dynamiques et assez éloignées des expériences de la personne, d’où l’intérêt de développer des approches compréhensives complémentaires, telles que l’analyse du récit.
L’analyse du récit
7 Nous nous tournons maintenant vers l’approche qualitative du récit (ou « analyse de récit de vie »). Elle apparait pour de nombreux auteurs comme une méthode particulièrement adaptée à l’étude du processus de rétablissement et, plus généralement, à l’étude de toutes « catégories en situation » [2] (Bertaux, 2010).
8 Nous structurons notre présentation en deux temps : la conduite (ou le recueil) du récit et son analyse, deux aspects sont cependant intriqués.
L’analyse du récit : le recueil du récit
a.Sur quoi interroger ?
9 L’analyse de récit, appliquée au rétablissement, consiste à s’appuyer sur le récit d’une personne, en l’occurrence en parcours de rétablissement (la « catégorie en situation » qui nous intéresse), pour comprendre les logiques ou les processus à l’œuvre dans son rétablissement.
10 Dès lors apparait une première question: sur quoi interroger?
11 Un conteur et des expériences concrètes plutôt qu’un expert et des considérations abstraites
12 Un premier écueil, par ailleurs tentant, consiste à placer l’interviewé dans la position d’un expert chargé d’expliquer les logiques de sa situation. Il apparait fondamental de dégager l’interviewé de cette position (Davidson, 2003) car :
- beaucoup de patients, pourtant rétablis, ne sont pas en mesure de décrire les logiques de leur rétablissement.
- en privilégiant un discours abstrait sur soi, les récits autobiographiques s’écartent souvent des expériences concrètes et précises du sujet, susceptibles d’avoir pu jouer un rôle très important. Leur prise en considération est au cœur de l’analyse de récit, en tant que voie d’accès royale à la subjectivité de l’interviewé.
14 C’est par conséquent dans la position non pas d’un expert, mais d’un « conteur » ou mieux, d’un « narrateur » (et dans la capacité de l’intervieweur à placer l’interviewé dans une position de narrateur) que réside sans doute une des dimensions les plus importantes d’un travail de recherche tourné vers le récit de la personne. Dans cette optique, l’interviewé est simplement invité à « raconter » le contenu de ses expériences quotidiennes, expériences qui constituent donc l’objet de l’analyse de récit et ce sur quoi la personne est interrogée.
Une faible utilité des questionnaires trop structurés
15 Un second repère consiste à limiter, voire bannir, le recours aux grilles de questionnement pré établies [3] (Bertaux, 2010 ; Fossey, 2002). Différentes raisons peuvent être évoquées :
- Les questionnaires pré établis font très souvent courir le risque, par le recours aux questions fermées, d’appauvrir l’entretien et le priver de l’émergence de données nouvelles.
- Ils contiennent souvent, au minimum implicitement, un corpus de théories ou d’hypothèses de compréhension pré établies, ce qui les situent dans une logique contraire à l’analyse de récit.
17 Concernant ce dernier point, il est en effet fondamental de souligner que, dans le cadre d’un travail centré sur le récit, « le but de l’enquête n’est pas tant de vérifier des hypothèses posées à priori, mais de comprendre le fonctionnement interne […] de l’objet étudié, et d’élaborer un modèle de ce fonctionnement sous la forme d’un corps d’hypothèses plausibles ». (Bertaux, 2010, p. 30 ; Fossey, 2002).
Un thème d’investigation large, utile à l’interviewé
18 Le thème de l’investigation se doit d’être large mais également « clair, précis, naturel et bref » (Bertaux, 2010, p. 59) et présenté tel quel au participant. Cependant, « il ne peut s’agir que d’une question générale » (Bertaux, 2010, p. 34).
19 On peut par exemple imaginer qu’une recherche tournée vers le rétablissement puisse être présentée de la façon suivante :
Une attention toute particulière aux détails concrets et aux actions de la personne
20 C’est le privilège accordé au concret, pour ne pas dire aux détails (« la vie est dans les détails » peut écrire Davidson) comme voie d’accès à l’expérience de la personne qui constitue une des dimensions les plus capitales de l’entretien. L’intervieweur limitera par conséquent les propos abstraits.
21 Le fait de privilégier le récit d’évènements concrets, sans doute trop souvent méprisés par la psychiatrie et la psychologie, va de pair avec l’importance accordée à « l’action », dont l’affinité profonde avec le récit a bien été décrite par Paul Ricoeur (1985).
Un refus de la tentation maximaliste
22 Il ne s’agit pas d’interroger la personne sur toute sa vie, ce qui reviendrait à un récit autobiographique.
23 « La conception que nous proposons consiste à considérer qu’il y a du récit de vie dès lors qu’un sujet raconte à quelqu’un d’autre, chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue » (Bertaux, 2010, p. 35). Par ailleurs, dans chaque morceau de vie se trouve un « horizon motivationnel » qui dépasse ce morceau de vie : nous y reviendrons.
24 C’est donc sur un moment du parcours de vie de la personne que se centre l’entretien.
b.Comment favoriser l’émergence d’un récit ?
25 S’il apparait important de placer la personne interrogée dans une position de conteur, comment inviter la personne interrogée à suivre cette direction ?
Lancer l’entretien
26 Bertaux invite, en reprenant Thompson, à considérer que « pour qu’un entretien commence, il faut qu’un contexte social soit mis en place, que le but de l’entretien soit réaffirmé, et qu’au moins une première question soit posée » (2010, p.62).
Travailler les propos ambigus sans précéder le patient
27 On veillera également (Davidson, 2003) à porter une attention particulière aux propos ambigües, qui se doivent d’être ré-interrogés.
Utiliser les variations imaginaires
28 Il s’agit d’une attitude d’inspiration phénoménologique, qui peut par ailleurs constituer une alternative à la reformulation ouverte de propos ambigus.
29 La technique des variations imaginaires consiste simplement à faire varier mentalement et/ou par l’intermédiaire de différentes questions, l’objet étudié pour en extraire progressivement une dimension invariante et, par conséquent, l’essence de la signification du propos.
Ecouter…
30 Finalement, et bien au delà de tout repère technique, l’aspect le plus important susceptible de favoriser l’émergence d’un récit riche chez la personne interviewée reste l’écoute active. Dans une logique au fond très rodgérienne, elle invite le participant à aller toujours plus loin que ce qu’il pensait dire. Deux attitudes semblent donc à proscrire « trop parler, interrompre à tout bout de champ ; mais aussi ne rien exprimer » (Bertaux, 2010, p. 61).
Enregistrer
31 Notons que la prise de note et/ou l’enregistrement, constituent deux supports fréquemment indispensables.
32 En effet, l’analyse du récit nécessitant un retour régulier sur le récit de la personne, elle pourrait s’avérer très difficile à réaliser en l’absence d’un matériel de données retranscrites (Fossey et al, 2002).
c. Qui inclure dans l’étude ? construire un échantillon (theoritical sampling)
Recrutement « approprié » et « adéquat »
33 Chaque acteur, en fonction de la position qu’il occupe, perçoit la réalité d’une certaine façon, d’où l’intérêt de multiplier les points de vue. C’est un point important car de l’échantillon étudié va dépendre la richesse des données (Kuzel, 1992).
34 Deux paramètres peuvent guider et conditionner le recrutement des participants d’une étude qualitative : la dimension « appropriée » et « adéquate » du recrutement (Fossey, 2002).
35 Par recrutement approprié, il faut entendre un recrutement des participants approprié pour informer l’étude.
36 Par source d’information « adéquate » est désigné un recrutement qui s’appuie sur une origine variée et adaptée de l’information. Ce point rejoint la notion d’« exigence de variation » (Bertaux, 2010)
37 On pourra par exemple imaginer un recrutement de patients rétablis provenant du libéral, des CHS etc.
Nombre de participant et saturation du modèle
38 Concernant le nombre de participants, il peut tout à fait être réduit (Fossey et al, 2002), ce qui n’empêchera pas l’émergence d’une quantité considérable de données. Comme le souligne Fossey (2002), il n’est pas nécessaire de définir un nombre minimum de participants pour conduire une recherche qualitative, alors que, cependant, une profondeur d’information suffisante doit être réunie pour décrire pleinement le phénomène qui est étudié.
39 Un indice important susceptible de signer la fin du recrutement réside dans le fait que les « patterns sont récurrents » ou qu’aucune nouvelle information n’émerge, une situation qui fait parfois référence à la « saturation » (Fossey et al, 2002).
L’analyse de récit : l’interprétation phénoménologique des données
40 C’est ici que se situe l’aspect le plus complexe de l’analyse de récit. Nous privilégions, comme méthode d’analyse, une approche phénoménologique centrée sur la recherche de la signification des expériences de la personne (« meaning focuses approach »).
a.Quelques repères introductifs
Une valeur heuristique relative des repères techniques
41 Il est sans doute très important, afin de relativiser d’emblée la valeur heuristique des repères techniques que nous allons présenter, d’évoquer les propos de Daniel Bertaux (2010) sur l’analyse du récit : « j’ai examiné nombre de manuels américains, anglais, ou français concernant l’entretien, le récit de vie, les études de cas, les méthodes « qualitatives ». Les meilleurs, les plus riches sociologiquement parlant ne proposent pas de technique d’analyse au sens strict, mais développent un esprit de recherche ».
Une implication de l’interviewer
42 Notons que la « recherche qualitative implique plus qu’un simple codage des données ». Elle nécessite également et surtout « des processus de niveau conceptuel d’exploration des significations » qui « impliquent les propres pensées, réflexions et intuitions des l’interviewer » (Fossey et al, 2002). C’est sur cette position de l’interviewer que nous allons, maintenant, nous centrer.
b.Accéder aux logiques internes à l’expérience
43 Etudier le récit implique une polarisation sur l’intériorité de la personne, sur « les sujets de l’expérience », plus que sur ses objets et, par conséquent, un accès aux logiques qui structurent l’expérience personnelle. La saisie de ces logiques devient alors susceptible d’éclairer, de comprendre (et non d’expliquer) les actions de la personne (Davidson, 2003).
Sortir des logiques causalistes – naturalistes
44 Une première étape à considérer dans l’optique d’accéder à l’intériorité du sujet implique de sortir des logiques de causalité de la démarche théorico clinique (dont l’intérêt n’est cependant pas remis en question). Son utilisation conduirait à la « banqueroute des approches qualitatives » (Davidson, 2003). Il s’agit ici au contraire de privilégier l’expérience de la personne, vue de l’intérieur.
45 « Pour comprendre l’expérience en ses propres termes nous devons la comprendre dans ses propres termes, et pour ce propos nous plaçons entre « parenthèses » phénoménologiques nos notions usuelles de causalité » (Davidson, 2003, p. 96) .
Expérience d’autrui et réduction phénoménologique
46 Accéder aux expériences d’autrui, en mettant hors jeu les logiques naturalistes-causalistes, suppose par conséquent l’adoption d’une attitude particulière vis-à-vis du phénomène étudié (càd de la personne). Cette façon singulière de porter son attention sur autrui consiste à « mettre de côté » volontairement la perception d’autrui comme une « chose », en effectuant ainsi ce qu’il est possible d’appeler la « réduction phénoménologique ».
47 Réaliser une réduction phénoménologique implique simplement la mise entre parenthèses de nos préjugés scientifiques-théoriques sur la nature objective du sujet qui nous fait face (Husserl cité par Davidson, 2003). Dans le cas de la psychologie qualitative, cela signifie passer d’une prise en considération du psychique comme un objet « froid » et concret de la nature, soumis lui-même au règles causalistes de la nature (neurotransmetteurs, histoire dans l’enfance…) au « monde de la vie », monde de l’expérience quotidienne.
Réduction phénoménologique et accès aux logiques motivationnelles
48 Dès lors, qu’est ce qui peut être décrit ? Pour Davidson, au cœur de l’expérience d’autrui se découvre la « motivation » d’autrui. C’est, pour Davidson, cette dimension qui structure et unifie les expériences de la personne et leur donne leur cohérence, bien au-delà de logiques causalistes et matérialistes. Afin de rendre cette notion concrète, nous proposons, en guise de simple illustration, l’exemple volontairement caricatural ci-dessous.
Etude d’un comportement de retrait au domicile
Logique phénoménologique-expérientielle (réduction phénoménologique) : « voilà une personne âgée de 35 ans, par ailleurs diagnostiquée avec une schizophrénie, pour qui l’existence est devenue sans intérêt compte tenu du fait qu’elle vit seule et isolée ».
49 « Comme conséquence de ce changement [d’attitude], nous trouvons que la subjectivité s’incarne dans un réseau de relations motivationnelles, de telle sorte que les activités à la fois présupposent et impliquent une signification » (Davidson, 2003, p. 99).
La notion « d’horizon motivationnel » et la réduction phénoménologique
50 Il est possible d’approfondir la notion de motivation par le concept « d’horizon motivationnel », qui permet d’élargir la perspective temporelle au sein de laquelle s’intègrent les activité et motivations de la personne. Par « horizon motivationnel d’une expérience », il faut comprendre l’inclusion de l’expérience de la personne « entre le passé proche duquel l’expérience émerge et le futur proche (imaginé) en direction duquel elle est dirigée » (Davidson, 2003, p. 105). C’est donc, en sus de la dimension motivationnelle de l’expérience, la dimension temporelle de l’expérience que permet d’entrevoir cette saisie de l’horizon motivationnel.
51 Mais comment rendre évidente la description de l’horizon motivationnel d’autrui avec une validité suffisante?
L’évidence et le problème d’un horizon motivationnel singulier
52 La saisie, par une tierce personne, de l’ « horizon motivationnel » d’autrui implique un problème à résoudre, touchant à l’intersubjectivité.
53 En effet, la notion d’horizon motivationnel, d’un horizon singulier et personnel (qu’il s’agit de découvrir) est une notion qui vient rapidement heurter le problème suivant : En effet, la notion d’horizon motivationnel semble un phénomène propre à la personne, qui élabore un monde propre, constitué de significations propres, qu’il s’agit de découvrir : la construction du sens semble ainsi apparaitre comme une fonction (psychologique) du sujet. Cependant un tel sujet est également un objet du monde, d’un monde objectif d’ailleurs commun à l’ensemble des sujets qui en font partie. D’où le problème suivant : « comment est ce que des sujets psychologiques qui sont des objets d’un monde commun peuvent également être responsables de la création de leurs propres mondes personnels ? ». Ce problème est désigné par Husserl comme « dilemme du psychologisme » (Husserl cité par Davidson, 2003). Sa résolution est une nécessité pour valider la possibilité de comprendre autrui.
Dimension intersubjective de l’expérience et évidence
54 Si « le monde ne peut être crée par l’une de ses propres créatures mondaines alors la fonction de la fabrication du monde doit être localisée ailleurs » (Davidson, 2003, p. 112). Cet « ailleurs », c’est ce que la phénoménologie nomme (de façon peut être trop abstraite) le « transcendantal ».
55 Dit autrement, l’expérience subjective (et par conséquent la fabrication du sens) apparait comme une fonction « transcendantale », c’est-à-dire qui dépasse l’individu, et, dépassant l’individu, qui implique l’autre.
56 « Je ne fais pas l’expérience du monde comme étant mon monde personnel, mais plutôt comme un monde qui est co-habité par d’autres sujets. C’est notre monde. C’est ce que les phénoménologues désignent souvent comme la dimension de « l’être-avec » de l’expérience, le fait que le monde nous est toujours donné comme partagé avec les autres qui en font l’expérience à notre côté » (Davidson, 2003, p. 116), un aspect de l’expérience que nous avons cependant tendance à oublier.
57 Notre mise en sens du monde est donc un processus qui nous dépasse, où l’autre constitue notre monde. Autrui est créateur de sens, en agissant malgré moi sur ma subjectivité [4].
58 Etablir la nature intersubjective de l’expérience est essentiel […] car sans cela nous ne pourrions avoir accès aux significations de l’expérience des autres personnes. « Nous somme toujours déjà connectés aux autres par la vertu de partager dans une réalité expérientielle plus large que nous-mêmes. L’accès n’est par conséquent pas un problème à être résolu mais plutôt est un donné fondamental de notre expérience » (Davidson, 2003, p. 116).
Empathie et évidence
59 En conclusion, il devient alors possible de synthétiser le processus de collecte et, en partie d’analyse des données, comme lié à l’empathie de l’interviewer, empathie qui s’appuie sur l’abandon des logiques causalistes (réduction phénoménologique) et l’assimilation de sa propre expérience à l’expérience d’autrui (réduction transcendantale). Par là, une saisie de l’horizon motivationnel devient possible, et prend la place des données issues des logiques causalistes de la science empirique.
60 Pour revenir à notre propos, ce détour nous permet alors de comprendre que percevoir une signification comme évidente est la percevoir comme si elle était constituée dans notre propre expérience, comme si elle était une partie de notre horizon motivationnel, sans pour autant être motivés par elle.
c. Codage et présentation des données
Percevoir et noter les récurrences
61 Si certains artifices peuvent venir structurer les données recueillies, l’essentiel de l’utilisation des récits recueillis réside dans la perception de « récurrence », d’un sujet à l’autre.
62 Ces récurrences de situations semblables, de « logiques d’action semblables », en rupture fréquente avec le sens commun, sont des éléments capitaux dans l’élaboration d’une hypothèse ou modèle de compréhension du processus étudié. (Bertaux, 2010, p. 95). Elles conduiront d’ailleurs, progressivement, à la saturation du modèle de compréhension progressivement élaboré, signant en général la fin du recrutement et de l’étude.
63 Fossey et al (2002) invitent ainsi à identifier et coder dans un premier temps les thèmes récurrents pour chaque participant. Dans un second temps, ce seront les thèmes et domaines de récurrence entre les participants et les domaines de divergence entre les participants qui seront codés pour arriver, progressivement, à une « synthèse structurale » ou « synthèse narrative » des éléments centraux des expériences décrites.
Présenter les données
64 Les extraits doivent tenir la même place dans le texte que celle qu’ils ont tenue dans l’enquête.
65 Quelques principes peuvent venir structurer la validité des données présentées et surtout, de leur interprétation. Ces principes conditionnent en partie leur présentation. Parmi eux (Fossey et al, 2002) :
- « l’authenticité » de l’interviewer et de la présentation des données. Le but est ici d’amener le lecteur aussi prêt que possible des expériences qui sont décrites. Ainsi, la description doit être suffisamment détaillée pour permettre une compréhension des expériences de la personne.
- « la cohérence » des découvertes. Elle fait référence à l’existence d’une bonne concordance entre les propos des participants et les interprétations qui en découlent. Une façon de renforcer la cohérence des découvertes consiste, par exemple, à utiliser différents cotateurs, afin de vérifier la superposition des différentes interprétations.
- « la perméabilité » des interprétations. Elle est sous tendu par un rôle transparent de l’interviewer. Une bonne perméabilité est souvent indiquée lorsque les représentations initiales de l’interviewer ont été modifiées au fil de l’étude. Au contraire, la présence des valeurs, des présupposés, des théories de l’interviewer dans le rapport signe en général une perméabilité entachée.
Conclusion
67 Nous conclurons simplement en pointant tout l’intérêt de l’analyse de récit, qui apparait comme une méthode d’investigation très pertinente et complémentaire des approches quantitatives.
68 Bien commun aussi largement répandu dans le corps social que la circulation sanguine dans le corps humain, l’utilisation du récit apparait plus particulièrement adaptée à l’étude de processus subjectifs, tels que le processus de rétablissement, qui convoque, comme nous l’avons dit, « la réponse humaine à la pathologie » (Noiseux, 2008).
69 Son utilisation mériterait sans doute de se développer en psychiatrie, apportant un complément intéressant aux approches quantitatives, sans s’y substituer car, comme le rappelle Tatossian (1976) « rien ne serait plus dangereux et plus étranger aux réalités de la tâche psychiatrique quotidienne que de conclure […]à la nécessité d’un choix entre psychiatrie du symptôme et psychiatrie du phénomène.[…] Il s’agit bien plutôt de deux pôles de la psychiatrie entre lesquels le psychiatre doit situer son action au gré des circonstances ».
Bibliographie
Bibliographie
- 1. Bertaux, D. (2010). Le récit de vie. Paris : Armand Colin.
- 2. Blankenburg, W.(1991). La perte de l’évidence naturelle. Paris : PUF.(publication originale 1971).
- 3. Charbonneau, G.(2010). Introduction à la psychopathologie phénoménologique TI. Paris : MJW Fédition.
- 4. Davidson, L. (2003). Living outside mental illness: qualitative studies of recovery. Schizophrenia. Illustrated edition. New York: University Press.
- 5. Davidson, L., Strauss, J. (1992). Sense of self in recovery from severe mental illness. British Journal of Medical Psychology, 65, 131–145.
- 6. Davidson, L., Strauss, J. S. (1995). Beyond the biopsychosocial model: Integrating disorder, health, and recovery. Psychiatry, 58, 44–55.
- 7. Deegan, P.(1988). Recovery: The lived experience of rehabilitation. Psychosoc Rehabil J, 11, 11–9.
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- 13. Ricoeur P.(1985). Temps et récit. Paris : Seuil.
- 14. Tatossian, A.(2002). La phénoménologie des psychoses. Paris : Le Cercle Herméneutique. (1re publication 1976).
Mots-clés éditeurs : Psychiatrie, Qualité, Rétablissement, Phénoménologie, Récit vie
Date de mise en ligne : 29/10/2014.
https://doi.org/10.3917/psm.142.0047Notes
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Brice MARTIN Psychiatre, Assistant spécialiste, Service Universitaire de Réhabilitation, CH Le Vinatier, Lyon (69) ; Laurent MARTY Anthropologue, Clermont-Ferrand (63) ; Nicolas FRANCK Psychiatre, Pu-Ph, Service Universitaire de Réhabilitation, CH Le Vinatier, Lyon (69).
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[2]
Par « catégorie en situation » est désigné un groupe de personnes « qui se définissent par une situation sociale commune » (Bertaux, 2010) comme, en l’occurrence, celle de personnes touchées par une pathologie psychiatrique sévère en parcours de rétablissement.
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Notons qu’il est tout de même possible de s’appuyer éventuellement sur un « guide d’enquête », « courte liste de points à aborder, mais seulement à la fin de l’entretien si le sujet n’en a pas déjà parlé » (Bertaux, p.60).
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Il s’agit là d’une notion très explorée par les approches systémiques, voire cognitivistes.