Pouvoirs 2020/4 N° 175

Couverture de POUV_175

Article de revue

La production participative dans l’élaboration des politiques publiques

Pages 89 à 100

Notes

  • [1]
    Henry Jenkins et Mizuko Itō, Participatory Culture in a Networked Era : A Conversation on Youth, Learning, Commerce, and Politics, Hoboken (N. J.), John Wiley & Sons, 2015.
  • [2]
    Clay Shirky, Cognitive Surplus : Creativity and Generosity in a Connected Age, Londres, Penguin Books, 2010.
  • [3]
    Tanja Aitamurto, Hélène Landemore et Jorge Saldivar Galli, « Unmasking the Crowd : Participants’ Motivation Factors, Expectations, and Profile in a Crowdsourced Law Reform », Information, Communication & Society, vol. 20, n° 8, 2017, p. 1239-1260.
  • [4]
    Cf. Graham Smith, Democratic Innovations : Designing Institutions for Citizen Participation, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
  • [5]
    Jeff Howe, « The Rise of Crowdsourcing », Wired.com, 1er juin 2006.
  • [6]
    Yochai Benkler, « Coase’s Penguin, or, Linux and “The Nature of the Firm” », Yale Law Journal, vol. 112, n° 3, 2002, p. 369-446.
  • [7]
    James S. Fishkin, When the People Speak : Deliberative Democracy and Public Consultation, New York (N. Y.), Oxford University Press, 2009.
  • [8]
    Cf. Tanja Aitamurto et Hélène Landemore, « Crowdsourced Deliberation : The Case of the Law on Off-Road Traffic in Finland », Policy & Internet, vol. 8, n° 2, 2016, p. 174-196 ; Tanja Aitamurto et Jorge Saldivar, « Examining the Quality of Crowdsourced Deliberation : Respect, Reciprocity and Lack of Common-Good Orientation », in Proceedings of the 2017 chi Conference Extended Abstracts on Human Factors in Computing Systems, New York (N. Y.), acm, 2017, p. 2314-2321 (disponible sur DL.ACM.org).
  • [9]
    Tanja Aitamurto et Jorge Saldivar, « Motivating Participation in Crowdsourced Policymaking : The Interplay of Epistemic and Interactive Aspects », Proceedings of acm on Human-Computer Interaction, vol. 1, n° 2, 2017, article 18 (disponible sur DL.ACM.org).
  • [10]
    Joshua Cohen, « Deliberation and Democratic Legitimacy », in Alan Hamlin et Philip Pettit (dir.), The Good Polity, Oxford, Basil Blackwell, 1989, p. 17-34.
  • [11]
    Peter Muhlberger, « The Virtual Agora Project : A Research Design for Studying Democratic Deliberation », Journal of Public Deliberation, vol. 1, n° 1, 2005, article 5 (disponible sur DelibDemJournal.org).
  • [12]
    Hélène Landemore et Scott E. Page, « Deliberation and Disagreement : Problem Solving, Prediction, and Positive Dissensus », Politics, Philosophy & Economics, vol. 14, n° 3, 2015, p. 229-254.
  • [13]
    Tanja Aitamurto et Hélène Landemore, « Crowdsourced Deliberation », art. cité.
  • [14]
    John Parkinson et Jane Mansbridge (dir.), Deliberative Systems : Deliberative Democracy at the Large Scale, New York (N. Y.), Cambridge University Press, 2012.
  • [15]
    Cf. Tanja Aitamurto et Hélène Landemore, « Crowdsourced Deliberation », art. cité ; Tanja Aitamurto et Jorge Saldivar, « Examining the Quality of Crowdsourced Deliberation », art. cité.
  • [16]
    Tanja Aitamurto et Jorge Saldivar, « Examining the Quality of Crowdsourced Deliberation », art. cité.
  • [17]
    Tanja Aitamurto, « Collective Intelligence in Law Reforms : When the Logic of the Crowds and the Logic of Policymaking Collide », Proceedings of the 2016 49th Hawaii International Conference on System Sciences, Washington (D. C.), ieee Computer Society, 2016, p. 2780-2789 (disponible sur SSRN.com).

1Les gouvernements ont de plus en plus souvent recours aux outils numériques de participation citoyenne pour élaborer les politiques publiques. Plusieurs phénomènes parallèles ont contribué à l’essor de ces outils. Au cours des années 2010, la « culture participative » [1] a donné lieu à la naissance d’espaces numériques qui permettent de créer des produits culturels de façon collaborative et de les partager, orientant ainsi le « surplus cognitif » [2] vers différentes activités participatives. Ce phénomène promouvant un paradigme plus participatif s’est alors diffusé dans d’autres domaines de la société, y compris la gouvernance, et plus précisément l’élaboration des politiques publiques. L’omniprésence des nouvelles technologies a, pour sa part, permis à tout un chacun de contribuer de manière asynchrone à des projets collaboratifs à grande échelle. La prolifération des pratiques participatives en matière de gouvernance suit d’ailleurs une tendance sociétale plus générale qui voit différents domaines passer d’un modèle traditionnellement clos à un modèle plus ouvert.

2Voici quelques cas concrets qui illustrent ce nouveau paradigme. Dans le domaine de la gouvernance politique et de la gestion publique, les autorités nationales et locales font un usage croissant d’outils tels que la « production participative » (crowdsourcing) afin de collecter des idées et de favoriser l’engagement civique au sein des procédures d’élaboration politique [3]. Par exemple, les habitants de plusieurs villes peuvent désormais participer à l’élaboration du budget municipal. Dans le domaine scientifique, certaines initiatives s’efforcent de développer la publication de travaux en libre accès et les pratiques participatives dans la construction du savoir scientifique. Ainsi, aux États-Unis, la nasa a invité les internautes à contribuer à des projets en science de l’espace. Dans le cas des médias en ligne, des journalistes incitent les lecteurs à fournir des informations pertinentes sur certains sujets traités dans leurs articles. Dans la gestion des crises, l’usage d’outils participatifs permet de répertorier les besoins en aide humanitaire au lendemain d’un tremblement de terre ou d’un ouragan. Le modèle contributif s’est également répandu dans les différents domaines qui touchent à la conception et au développement de nouveaux produits. Tous ces exemples ont quelque chose en commun : le nouveau paradigme exige un grand niveau de transparence, et donc d’ouverture. Les dispositifs participatifs, qu’ils concernent la recherche d’informations lors d’une crise ou d’idées en matière de politiques publiques, doivent en effet présenter un certain degré d’ouverture pour rendre possible une participation à grande échelle. En matière de gouvernance, de science et d’innovation, faire preuve d’ouverture a également différents avantages, notamment celui de mettre au jour des informations et des solutions qui n’auraient pu être trouvées autrement.

3La production participative tend ainsi à occuper une place croissante dans l’élaboration des politiques publiques. Deux objectifs lui sont assignés : mobiliser les citoyens et découvrir des connaissances utiles. Il s’agit d’une innovation démocratique dans la mesure où elle rapproche les citoyens de la prise de décision et les mobilise même entre les élections [4]. En outre, les espaces de participation publique qu’elle crée s’inscrivent progressivement dans le système délibératif.

Un outil de délibération et d’élaboration des politiques

4Lorsqu’un processus de production participative est lancé dans le domaine politique, son initiateur (le service d’urbanisme d’une ville, un ministère, une ong…) invite la « foule » (crowd) des internautes à contribuer à l’élaboration d’une politique publique, le plus souvent en leur demandant de soumettre des informations pertinentes. Des questions, des affirmations ou des propositions sont présentées pour susciter leurs contributions, qui par la suite sont collectées, analysées et synthétisées afin de pouvoir être prises en considération. Le processus se déroule sur une plateforme en ligne permettant une collaboration à grande échelle, à l’instar de Decidim, d’IdeaScale ou de Howspace, ou alors sur des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter. Il arrive aussi qu’un processus hybride soit mis en place, à travers lequel ces deux modes de participation sont proposés.

5Une démarche comparable avait été employée quelques siècles plus tôt en Grande-Bretagne. Au début des années 1700, le Longitud Act a ainsi fait appel aux citoyens afin de trouver une méthode pour déterminer facilement la longitude d’un navire en pleine mer. Mais c’est l’essor d’internet qui a permis de mener des initiatives de ce type à grande échelle, et tout d’abord dans d’autres domaines que la sphère politique. À la suite de l’introduction du concept de « crowdsourcing » en 2006 par Jeff Howe [5], cet outil a en effet été adopté par les départements de recherche et développement d’entreprises telles que Procter & Gamble, une multinationale spécialisée dans les produits d’hygiène et de beauté, ou le groupe pharmaceutique Eli Lilly. La production participative a ensuite permis de gérer différemment les crises humanitaires ou d’enrichir des projets scientifiques. Et ce n’est qu’à partir du début des années 2010 que son usage s’est développé dans l’élaboration des politiques publiques. Les gouvernements d’Islande et de Finlande ont pu par ce biais mener des expériences de légistique collaborative, et les parlementaires brésiliens avoir recours à la production participative pour établir certains programmes de réforme. En France, le Parlement a sollicité la contribution des citoyens avant d’adopter en 2016 la loi pour une République numérique.

6L’objectif premier de la production participative est de révéler des connaissances. Cet outil peut servir à différentes étapes de la procédure d’élaboration des politiques publiques, en particulier au niveau de la définition du problème, de la collecte de données ou de la détermination des solutions. Si, en général, ce sont la production d’idées et le partage des savoirs qui sont visés, il est parfois demandé d’argumenter et de délibérer. Dans le cas le plus fréquent, les internautes sont invités à soumettre des idées ou à faire part de leur expérience en vue de résoudre certains problèmes (par exemple, la régulation de la circulation aux heures de pointe dans certains quartiers d’une ville). Le savoir ainsi accumulé permet au législateur de concevoir des mesures politiques plus solides. Dans l’autre cas, les internautes doivent débattre d’un sujet particulier en présentant leurs arguments sur des plateformes en ligne comme Deliberatorium, Consider.it ou RegulationRoom.

7Le pouvoir de décision reste cependant entre les mains des représentants élus. La production participative fait donc partie des outils de la démocratie représentative. Ainsi l’élaboration participative des politiques publiques ne relève-t-elle pas de la démocratie directe, au contraire de cette autre innovation démocratique que constituent les budgets participatifs, à travers lesquels les citoyens décident eux-mêmes des affectations budgétaires.

8Les contributions des internautes sont d’ordinaire utilisées comme un matériau brut. Les participants ne rédigent pas la loi. Cela reste la tâche du législateur. La production participative permet seulement de constituer une base de données supplémentaire pour nourrir la réflexion législative. Il y a bien eu des tentatives à grande échelle de rédaction collaborative de lois, sur le modèle de Wikipédia, mais alors la participation s’est révélée bien faible : demander aux internautes d’écrire un projet de loi, ou une partie de celui-ci, c’est peut-être placer la barre trop haut.

9Faire appel à des spécialistes donne lieu à une autre forme de mécanisme collaboratif en ligne, qui pourrait d’ailleurs s’ajouter aux outils participatifs d’élaboration politique. Des spécialistes sont notamment sollicités pour contribuer à Wikipédia ou pour créer des logiciels open source[6]. Comme les rapports hiérarchiques tendent à s’effacer, ils ont davantage leur mot à dire et donc plus de pouvoir que les simples internautes. Dans le cas de la production participative en effet, c’est l’initiateur qui détient le pouvoir – il décide quand, où et comment le processus aura lieu, mais également de quelle manière les contributions seront utilisées.

10En règle générale, la production participative se fonde sur un échantillon auto-sélectionné d’internautes anonymes. Il est donc important de ne pas prendre les données qui en sont issues pour une expression de l’« opinion publique ». Afin de mesurer cette dernière, une sélection aléatoire est opérée pour obtenir un échantillon représentatif de la population et appliquer des méthodes de sondage standards. Ces différentes méthodes présentent une série limitée d’options, par exemple pour évaluer le pourcentage des électeurs qui soutiennent un candidat à un scrutin. La production participative vise au contraire à mettre au jour un large éventail d’options. Le fait que les internautes s’auto-sélectionnent pour constituer l’échantillon différencie cet outil d’autres innovations démocratiques telles que les « sondages délibératifs » (deliberative polls) [7], dont l’objectif est de mesurer l’opinion publique en invitant un échantillon de citoyens choisis au hasard à prendre connaissance d’un problème de politique publique et à en débattre.

L’élaboration participative en pratique

11Afin d’illustrer de manière concrète les mécanismes d’élaboration participative des politiques publiques, examinons deux cas dans lesquels cet outil a été utilisé, l’un au niveau national, l’autre au niveau local.

12Le premier cas concerne la Finlande, où le ministre de la Justice a recueilli les idées et les réactions des citoyens à propos d’une loi sur la responsabilité limitée des sociétés immobilières. Cette loi réglementait la gestion et l’organisation de la plupart des immeubles en copropriété sur le territoire. Le processus, initié en 2014 et clos en 2016, a été planifié et dirigé par des fonctionnaires du ministère. Pour identifier les principaux défauts de la loi existante, une enquête a été menée en amont sur les difficultés auxquelles les résidents, les propriétaires et les gérants étaient confrontés. Les résultats de cette enquête ont permis d’identifier les problèmes les plus courants et, sur cette base, les fonctionnaires ont défini les trois domaines pour lesquels ils souhaitaient solliciter la participation des internautes : la gestion, la communication et les conflits entre les sociétés immobilières et les résidents.

13Ensuite, le ministère de la Justice a créé une plateforme en ligne sur laquelle les internautes étaient invités à faire part de leurs idées, de leurs connaissances et de leurs questions à propos de la loi. La plateforme était ouverte à tous. Les représentants du ministère ont publié des suggestions visant à améliorer la loi, en vue de faire réagir les internautes. Des informations générales sur cette loi ont également été mises en ligne. Chaque participant pouvait aussi commenter les contributions des autres internautes et indiquer son avis en cliquant sur « J’aime » ou « Je n’aime pas ». Tous avaient le choix de rester anonymes, d’utiliser un pseudonyme ou de donner leur nom. Il était possible d’accéder sans inscription préalable à la plateforme pour consulter son contenu. Et l’internaute avait juste à renseigner son adresse de messagerie électronique s’il souhaitait participer.

14Les représentants ministériels se sont chargés d’analyser et de synthétiser les contributions des citoyens. Sur cette base, le ministère a décidé qu’il n’était peut-être pas nécessaire d’engager une réforme législative d’ensemble, et que des recommandations politiques sur certains points particuliers devraient suffire à régler les problèmes constatés. Un texte a alors été élaboré et publié en ligne afin que les internautes puissent le commenter. Leurs retours ont été pris en compte dans la version finale du texte, qui par la suite a été mis en œuvre. Tout au long de cette expérience, le ministère a publié des mises au point et partagé les rapports qui synthétisaient les contributions des internautes sur la plateforme, augmentant ainsi la transparence du processus et offrant une boucle de rétroaction aux participants.

15Le second cas, qui se situe au niveau local, concerne la ville de Palo Alto, en Californie. En 2015, les autorités municipales ont convié les habitants à participer à la révision du plan urbain d’ensemble, qui allait servir de modèle au développement futur de la ville. Les contributions devaient porter sur l’amélioration des transports publics et privés, et de la politique du logement. Les participants ont pu soumettre leurs idées et opinions sur une plateforme en ligne créée par la ville, ainsi que par le biais de réseaux sociaux comme Nextdoor. Chacun d’entre eux avait également la possibilité de faire des commentaires sur les contributions des autres internautes. Un comité consultatif citoyen avait par ailleurs été mis en place par la ville dans le cadre de cette initiative, ce qui a permis d’en accroître la portée. Les citoyens y discutaient des contributions des internautes lors de leurs réunions mensuelles. À un stade ultérieur de la procédure d’élaboration politique, la municipalité a mis en ligne une première version du plan urbain d’ensemble révisé, et les habitants ont été invités à la commenter et à l’annoter. Les commentaires des internautes ont été analysés et pour certains incorporés à cette version initiale. Le plan urbain d’ensemble a enfin été examiné et voté au cours de la procédure décisionnelle classique par les représentants élus.

Valeur épistémique et renforcement démocratique

16Si la production participative, dans le domaine politique, vise pour l’essentiel à rassembler des informations afin d’améliorer les politiques publiques, sa promesse épistémique réside dans le mécanisme de collecte des connaissances qu’elle propose : grâce à cet outil, l’initiateur peut rapidement obtenir une multitude d’informations pour un coût très limité. Au lieu de demander ces informations à des experts seulement, les processus d’élaboration participative des politiques publiques s’adressent à un grand nombre de citoyens qui ont des connaissances dans de multiples domaines. Leurs initiateurs accroissent ainsi les chances de découvrir des informations pertinentes, et même inconnues jusqu’alors [8].

17La valeur épistémique de la production participative tient aussi au fait qu’elle crée des espaces d’apprentissage. Un citoyen peut en effet se renseigner sur une politique publique en interagissant avec les autres internautes, voire avec les éventuels experts sollicités. Par exemple, dans le cas de l’initiative finlandaise concernant la loi sur la responsabilité limitée des sociétés immobilières, les parlementaires, les fonctionnaires et les représentants de plusieurs groupes d’intérêt ont communiqué avec les participants sur la plateforme en ligne en répondant à leurs questions. Ce type d’interaction encourage l’apprentissage réciproque : les participants apprennent des experts et les experts des participants. L’apprentissage constitue ainsi un important facteur d’encouragement à contribuer sur la durée aux processus de production participative dans le domaine politique [9].

18Appliquée à l’élaboration des politiques publiques, la production participative renforce également la démocratie à travers quatre principes clefs : la transparence, la responsabilité, l’inclusion, la délibération. Le premier principe opère au niveau horizontal et au niveau vertical : les participants peuvent consulter et commenter les contributions des autres internautes, et interagir entre eux ; l’initiateur informe les citoyens des questions qui les intéressent dans une procédure d’élaboration politique en cours. La production participative permet également aux internautes d’avoir accès aux décideurs politiques – que ce soient des fonctionnaires ou des représentants élus – qui travaillent sur des projets de réforme. La transparence qui caractérise cet outil donne ainsi la possibilité aux membres de la société d’être des citoyens actifs et informés.

19La responsabilité, étroitement liée à la transparence, implique que les autorités doivent rendre des comptes. La transparence d’un processus d’élaboration participative accroît la responsabilité politique en permettant aux citoyens non seulement d’obtenir certaines informations et mises au point sur la réforme envisagée, mais aussi de s’adresser aux autorités pour qu’elles justifient leurs décisions.

20Le troisième principe clef est l’inclusion. Grâce à la production participative, les citoyens peuvent passer outre les institutions représentatives traditionnelles, telles que les groupes d’intérêt, et se faire entendre directement en se rendant sur une plateforme en ligne. La foule des internautes gagne aussi le droit d’accéder à une procédure décisionnelle autrefois hors de sa portée. Bien sûr, l’inclusion a ses limites. Pour un certain nombre de raisons, une part seulement des citoyens se sent concernée. À cause de la fracture numérique d’abord, car tout le monde ne dispose pas des moyens technologiques nécessaires. Et ensuite parce que, même parmi ceux qui sont en mesure de participer, peu de gens sont au courant de l’existence de processus d’élaboration politique en ligne.

21Au cours d’une délibération démocratique, les participants sont placés sur un pied d’égalité et ont la possibilité d’échanger des arguments et de procéder à une évaluation critique des propositions soumises à leur attention [10]. La délibération, quatrième principe, renforce ainsi les valeurs démocratiques au sein de la société dans la mesure où elle permet, elle aussi, aux citoyens d’être mieux informés et plus actifs. Lorsqu’elle porte sur des questions politiques et sociales, elle peut contribuer à élargir les connaissances des participants et leur donner l’occasion de développer des opinions raisonnées, tout en nourrissant un sentiment d’efficacité ainsi que de satisfaction d’avoir pris part à un processus délibératif [11]. La délibération peut également faire naître de nouvelles idées, affiner des idées préexistantes ou émergentes et mener à de meilleures solutions par la combinaison d’éléments issus de différentes contributions [12].

22Élaborer des politiques publiques par le biais de la production participative crée par là même des espaces délibératifs à grande échelle. Les processus mis en place font partie d’un vaste réseau de délibérations multiples : en débattant sur une plateforme en ligne, les participants apprennent les uns des autres et découvrent de nouveaux points de vue sur le problème en question. La « délibération participative » (crowsourced deliberation) est un type particulier de délibération qui combine les propriétés de la production participative en tant que méthode décentralisée et auto-sélective à grande échelle aux critères de la délibération démocratique [13]. Le pouvoir reste entre les mains des initiateurs et les résultats obtenus ne sont pas contraignants. Parce que la délibération participative est souvent décentralisée, asynchrone et impersonnelle par nature, elle prend place au sein du « système délibératif » [14] et en devient une partie intégrante. Même si elle est rarement conçue dans ce seul but, la production participative favorise donc la délibération [15].

Une imprévisibilité structurelle

23Sur le plan épistémique, la qualité du savoir que les participants partagent a une importance décisive. Le terme « qualité » fait ici référence à l’utilité. Le savoir collaboratif est utile de différentes façons. Il peut s’agir d’informations nouvelles qui éclairent les décideurs politiques et le grand public, ou d’informations connues qui confirment leur compréhension des problèmes abordés. Le savoir produit est également susceptible de servir de catalyseur pour approfondir le sujet traité. Pour reprendre le cas de la loi sur la responsabilité limitée des sociétés immobilières en Finlande, les contributions des internautes ont permis aux fonctionnaires du ministère de la Justice de détecter les causes des problèmes existants au sein des immeubles en copropriété et de leur trouver des solutions, donnant ainsi les moyens au législateur de concevoir et de faire appliquer des mesures politiques ciblées.

24Cependant, déterminer l’utilité du savoir collaboratif en politique est assez subjectif. Elle dépend des procédés d’analyse et de synthèse employés. Afin de valoriser le savoir extrait à partir des données recueillies, l’initiateur doit faire appel à des ressources humaines et/ou des méthodes informatiques de traitement de données qui auront pour mission d’analyser les contributions des internautes et de les synthétiser. Comme ces dernières sont souvent éparses, divergentes et hétérogènes dans leur format comme dans leur contenu, allant de courtes remarques à de longues propositions, cette tâche peut s’avérer particulièrement onéreuse. En outre, si le volume de contributions se limite souvent à quelques centaines, il arrive que les internautes en partagent des milliers, et traiter une telle masse de données est un travail écrasant pour une poignée de fonctionnaires. En Finlande par exemple, s’agissant d’une loi sur la circulation des véhicules tout-terrain, les participants ont soumis quatre mille contributions. En France, les consultations publiques réalisées en amont de l’adoption de la loi pour une République numérique en ont attiré vingt mille. Au Chili, le processus participatif lancé par une ong pour proposer des idées en vue d’une réforme constitutionnelle en a vu affluer trente mille.

25En l’absence de méthodes efficaces et pertinentes pour analyser et synthétiser un tel volume de données, les contributions des citoyens peuvent se retrouver dans un goulet d’étranglement qui empêche leur prise en compte au cours du processus. C’est pourquoi, la plupart du temps, l’analyse consiste seulement à les répartir dans des catégories jugées essentielles ou secondaires, à l’aide de méthodes de codage manuelles. Une partie de ce travail pourrait cependant être effectuée par des technologies de traitement automatique du langage naturel (taln), et quelques expériences en la matière se sont révélées prometteuses.

26Mais, quand bien même on parviendrait à les traiter de façon systématique et structurée, il n’est pas garanti que les données révèlent des informations utiles. Il s’agit là de l’une des principales difficultés que présente la production participative en tant que mécanisme d’accumulation du savoir : la qualité des résultats est incertaine.

27Le nombre d’internautes qui vont participer à un processus d’élaboration politique en ligne constitue une autre incertitude. Ce type de processus devrait toujours viser à inclure le plus de citoyens possible. Plus le nombre de participants est élevé, plus leur diversité est censée être grande. Or parvenir à faire contribuer un public divers est important sur le plan épistémique et démocratique. En effet, plus la diversité des participants est grande, plus les opinions exprimées sont susceptibles d’être variées, ce qui renforce la qualité du savoir partagé et la probabilité de voir émerger des points de vue et des connaissances inconnus jusque-là. De surcroît, l’ensemble des contributions récoltées a alors plus de chances d’être représentatif de la diversité des opinions au sein de la communauté affectée par le problème à résoudre [16].

28La diversité favorise la représentativité et l’inclusion. Bien que la production participative ne vise pas à constituer un échantillon représentatif de la population, plus le groupe de participants est divers, plus l’inclusion est grande et plus les points de vue devraient avoir un caractère représentatif.

29Attirer un très grand nombre de participants pourrait néanmoins avoir pour inconvénient de donner lieu à une surabondance de données à traiter, ce qui, on l’a dit, représente un autre enjeu. Il est toutefois envisageable qu’un groupe de cinquante internautes débatte en profondeur d’un projet de réforme, soumette de nombreuses idées nouvelles et soulève des questions qui dépassent de beaucoup leurs intérêts particuliers, ou qu’un groupe de mille personnes ne formule absolument aucune idée pertinente.

30Les principales difficultés évoquées sont dues à une dimension inhérente à la production participative : son caractère imprévisible. Le comportement des foules est toujours incertain. L’élaboration des politiques publiques, dans sa forme traditionnelle, ne connaît pas, elle, un tel degré d’imprévisibilité : s’appuyant habituellement sur des options politiques éprouvées et le savoir des experts, elle laisse peu de place à l’inattendu [17]. Les processus de production participative présentent, de leur côté, plusieurs facteurs imprévisibles, tels que le profil et le nombre des participants ou le volume, la nature et la qualité de leurs contributions. Les données recueillies à travers ces processus sont dispersées et anonymes, contrairement à celles issues de la réflexion d’un groupe d’experts, et révèlent parfois nombre de points de vue différents. Or l’appareil politique classique n’est pas en mesure de prendre en compte toutes ces opinions. La demande accrue qui en résulte en matière de ressources humaines est une préoccupation légitime pour un gouvernement, en ce qu’elle remet en cause sa capacité à lancer régulièrement ce type de processus.

31Il est indéniable que le recours à la production participative accroît la complexité de l’élaboration des politiques publiques. Cette innovation démocratique entre en collision avec les procédures mises en place dans le cadre de la démocratie représentative, où le nombre d’idées, de points de vue et d’options politiques correspond à peu près au nombre de partis et de groupes d’intérêt. Avec la production participative, ce nombre peut facilement se multiplier par plusieurs centaines.

32Pour que la production participative puisse se développer et être plus largement utilisée comme méthode collaborative d’élaboration des politiques publiques, il convient de réduire les frictions entre ce nouvel outil et les procédures politiques traditionnelles. Trois étapes importantes devront être franchies. D’abord, puisque l’imprévisibilité caractérise en propre cette approche, il faut l’accepter en tant que telle. Ensuite, de sérieux efforts doivent être déployés pour développer et partager des méthodes analogiques et automatiques de traitement des données. Enfin, et c’est peut-être le plus important, il est nécessaire de susciter un changement culturel progressif vers un modèle qui soit plus ouvert, plus transparent et plus participatif. Les responsables politiques doivent comprendre que l’introduction d’un outil inédit au sein de la procédure traditionnelle d’élaboration des politiques publiques crée des exigences nouvelles. Cette innovation démocratique ne pourra s’imposer que par la combinaison d’une volonté forte des décideurs politiques et d’un plaidoyer continu de la société civile.

Notes

  • [1]
    Henry Jenkins et Mizuko Itō, Participatory Culture in a Networked Era : A Conversation on Youth, Learning, Commerce, and Politics, Hoboken (N. J.), John Wiley & Sons, 2015.
  • [2]
    Clay Shirky, Cognitive Surplus : Creativity and Generosity in a Connected Age, Londres, Penguin Books, 2010.
  • [3]
    Tanja Aitamurto, Hélène Landemore et Jorge Saldivar Galli, « Unmasking the Crowd : Participants’ Motivation Factors, Expectations, and Profile in a Crowdsourced Law Reform », Information, Communication & Society, vol. 20, n° 8, 2017, p. 1239-1260.
  • [4]
    Cf. Graham Smith, Democratic Innovations : Designing Institutions for Citizen Participation, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
  • [5]
    Jeff Howe, « The Rise of Crowdsourcing », Wired.com, 1er juin 2006.
  • [6]
    Yochai Benkler, « Coase’s Penguin, or, Linux and “The Nature of the Firm” », Yale Law Journal, vol. 112, n° 3, 2002, p. 369-446.
  • [7]
    James S. Fishkin, When the People Speak : Deliberative Democracy and Public Consultation, New York (N. Y.), Oxford University Press, 2009.
  • [8]
    Cf. Tanja Aitamurto et Hélène Landemore, « Crowdsourced Deliberation : The Case of the Law on Off-Road Traffic in Finland », Policy & Internet, vol. 8, n° 2, 2016, p. 174-196 ; Tanja Aitamurto et Jorge Saldivar, « Examining the Quality of Crowdsourced Deliberation : Respect, Reciprocity and Lack of Common-Good Orientation », in Proceedings of the 2017 chi Conference Extended Abstracts on Human Factors in Computing Systems, New York (N. Y.), acm, 2017, p. 2314-2321 (disponible sur DL.ACM.org).
  • [9]
    Tanja Aitamurto et Jorge Saldivar, « Motivating Participation in Crowdsourced Policymaking : The Interplay of Epistemic and Interactive Aspects », Proceedings of acm on Human-Computer Interaction, vol. 1, n° 2, 2017, article 18 (disponible sur DL.ACM.org).
  • [10]
    Joshua Cohen, « Deliberation and Democratic Legitimacy », in Alan Hamlin et Philip Pettit (dir.), The Good Polity, Oxford, Basil Blackwell, 1989, p. 17-34.
  • [11]
    Peter Muhlberger, « The Virtual Agora Project : A Research Design for Studying Democratic Deliberation », Journal of Public Deliberation, vol. 1, n° 1, 2005, article 5 (disponible sur DelibDemJournal.org).
  • [12]
    Hélène Landemore et Scott E. Page, « Deliberation and Disagreement : Problem Solving, Prediction, and Positive Dissensus », Politics, Philosophy & Economics, vol. 14, n° 3, 2015, p. 229-254.
  • [13]
    Tanja Aitamurto et Hélène Landemore, « Crowdsourced Deliberation », art. cité.
  • [14]
    John Parkinson et Jane Mansbridge (dir.), Deliberative Systems : Deliberative Democracy at the Large Scale, New York (N. Y.), Cambridge University Press, 2012.
  • [15]
    Cf. Tanja Aitamurto et Hélène Landemore, « Crowdsourced Deliberation », art. cité ; Tanja Aitamurto et Jorge Saldivar, « Examining the Quality of Crowdsourced Deliberation », art. cité.
  • [16]
    Tanja Aitamurto et Jorge Saldivar, « Examining the Quality of Crowdsourced Deliberation », art. cité.
  • [17]
    Tanja Aitamurto, « Collective Intelligence in Law Reforms : When the Logic of the Crowds and the Logic of Policymaking Collide », Proceedings of the 2016 49th Hawaii International Conference on System Sciences, Washington (D. C.), ieee Computer Society, 2016, p. 2780-2789 (disponible sur SSRN.com).
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