Pouvoirs 2019/2 N° 169

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Article de revue

La Chine de Xi Jinping : en marche vers un fascisme à la chinoise ?

Pages 117 à 128

Notes

  • [1]
    « Some Social Requisites of Democracy : Economic Development and Democracy », American Political Science Review, vol. 53, n° 1, 1959, p. 69-105.
  • [2]
    Claude Cadart et Cheng Ying-hsiang, Les Deux Morts de Mao Tsé-toung, Paris, Seuil, 1977.
  • [3]
    Victor Sidane, Le Printemps de Pékin, Paris, Gallimard, 1980.
  • [4]
    Groupes qui se réunissaient régulièrement dans les universités. Le plus connu est le « salon de la démocratie » (minzhu shalong) organisé par Wang Dan à l’université de Pékin.
  • [5]
    Jean-Philippe Béja, À la recherche d’une ombre chinoise, Paris, Seuil, 2004.
  • [6]
    Jean-Philippe Béja, Michel Bonnin et Alain Peyraube, Le Tremblement de terre de Pékin, Paris, Gallimard, 1991.
  • [7]
    « China’s Human Rights Lawyers : Political Resistance and the Law » (entretien avec Eva Pils), TheDiplomat.com, 11 février 2016.
  • [8]
    Liu Xiaobo, « Réflexions inspirées par l’affaire de Weng’an », in id., La Philosophie du porc, et autres essais, Paris, Gallimard, 2011, p. 391-402.
  • [9]
    China Human Rights Lawyers Concern Group, Report on the 709 Crackdown, juillet 2016.
  • [10]
    « Village Ends Protest after Official Concessions », South China Morning Post, 21 décembre 2011.
  • [11]
    Jean-Philippe Béja, « La nouvelle classe ouvrière renouvelle le répertoire des luttes sociales », Perspectives chinoises, n° 2, 2011, p. 3-7.
  • [12]
    « 26nianqian de jintian, Sulian jieti, lengzhan jiesu » (« Il y a vingt-six ans aujourd’hui, l’Union soviétique se défaisait, la guerre froide finissait »), BBC.com, 25 décembre 2017.
  • [13]
    « Zhuming Weiquan Renshi Xuzhiyong Fabu “Gongmin Weiquan Shouce” » (« Le fameux défenseur des droits Xu Zhiyong publie un “manuel de la défense des droits” »), Boxun.com, avril 2010.
  • [14]
    Michael Forsythe et Chris Buckley, « China Arrests at Least 3 Workers’ Rights Leaders Amid Rising Unrest », New York Times, 5 décembre 2015.
  • [15]
    Steven Lee Myers, « How China Uses Forced Confessions as Propaganda Tool », New York Times, 11 avril 2018.
  • [16]
    Chris Buckley, « China Is Detaining Muslims in Vast Numbers. The Goal : “Transformation” », New York Times, 8 septembre 2018.
  • [17]
    Choi Chi-yuk, « Xi Jinping’s Anti-Graft Drive Has Caught So Many Officials that Beijing’s Elite Prison Is Running Out of Cells », SCMP.com, 14 février 2018.
  • [18]
    « Full Text of Xi Jinping’s Report to the 19th cpc National Congress », Xinhuanet.com, 3 novembre 2017.

1Depuis qu’elle est devenue la deuxième puissance économique mondiale en 2011, la Chine est de plus en plus présente sur la scène internationale. Abandonnant la politique consistant à attendre son heure (éviter la lumière), elle a pris un certain nombre d’initiatives visant à lui rendre le statut de grand qu’elle avait perdu depuis que les canonnières britanniques avaient forcé l’entrée de son marché lors de la première guerre de l’opium en 1842. Après la crise financière de 2008, qui porta un coup sérieux au « consensus de Washington », le Parti communiste chinois a commencé à se poser en modèle : consensus de Pékin, modèle chinois, devenu aujourd’hui « solution chinoise », il explique le « miracle chinois » par un mélange d’économie de marché, d’ouverture à la globalisation et de régime dictatorial. La politique des « nouvelles routes de la soie » (yidai yilu, littéralement une ceinture, une route, traduit en anglais par « Belt and Road Initiative ») doit servir de véhicule à ce modèle, et elle a remporté un succès incontestable. On ne compte plus les pays d’Afrique, d’Europe et d’Amérique latine qui tentent par tous les moyens d’attirer les investisseurs chinois.

2Il est loin le temps où Francis Fukuyama annonçait la fin de l’histoire, et aujourd’hui nul (sauf peut-être Donald Trump, mais pour d’autres raisons) ne remet en cause le régime qui règne sur un cinquième de la population de la planète. Les espoirs de démocratisation provoquée par le développement économique ont disparu ; contrairement aux théories de Seymour Lipset [1], l’essor de l’économie chinoise et son internationalisation ont plutôt renforcé le despotisme et, dans ce qu’il a qualifié de « nouvelle ère », le régime de Xi Jinping semble s’orienter vers une forme de néo-totalitarisme ou de fascisme à la chinoise. Car la Chine n’est pas une « démocrature », si tant est que ce terme ait un sens. Comme nous le verrons dans cet article, elle n’a rien de démocratique : il n’y a pas d’élections concurrentielles, les partis politiques d’opposition, les médias privés y sont interdits, et elle s’affiche de plus en plus ouvertement comme une dictature : celle du Parti communiste, qui s’est particulièrement renforcée depuis l’accession au secrétariat général de Xi Jinping, en 2012.

La réforme du système politique : un espoir de démocratisation

3Et pourtant, tout avait plutôt bien commencé. Au lendemain de la mort de Mao Zedong, qui avait plongé la Chine dans l’isolement international, la stagnation de l’économie et une forme de totalitarisme inconnue jusqu’alors, les dirigeants chinois, sous la pression d’une société qui avait exprimé son dégoût pour le régime avant même la mort du tyran lors d’une grande manifestation sur la place Tian’anmen [2], avaient tenté de libéraliser le régime. La politique de réforme et d’ouverture adoptée au troisième plénum du onzième Comité central du Parti communiste chinois, en décembre 1978, devait mettre la Chine sur les rails de la modernisation et de la démocratisation. Deng Xiaoping, lui-même victime des attaques de Mao depuis le début de la révolution culturelle (1966), était bien décidé à éviter qu’une telle tragédie se reproduise.

4Contrairement à la vulgate qui veut que la Chine ait commencé ses réformes par l’économie alors que Mikhaïl Gorbatchev avait commencé par la politique, ce qui expliquerait son échec, Deng a commencé par dénoncer les partisans de Mao et par réhabiliter ses victimes avant de se lancer dans les réformes économiques, tandis que Gorbatchev avait tenté de réformer l’économie (perestroïka) et, devant son échec, s’était lancé dans une entreprise de transparence (glasnost). Deng, lui, savait bien qu’il serait impossible de s’attaquer aux vaches sacrées de la pensée de Mao Zedong sans éliminer ses partisans les plus fanatiques et sans amender le système qui leur avait permis de s’imposer.

5Le nouvel homme fort n’avait bien sûr pas l’intention d’instaurer la démocratie, et après avoir laissé les mécontents exposer leurs revendications en matière de démocratisation et dénoncer les persécutions qu’ils avaient subies pendant le règne de Mao pour se débarrasser de ses adversaires au sein du Parti, il affirma la nécessité de défendre les « quatre principes fondamentaux », à savoir le marxisme-léninisme-pensée de Mao Zedong, le socialisme, la dictature du prolétariat et, last but not least, la direction du Parti communiste. Il ordonna donc la fermeture des « murs de la démocratie » qui s’étaient multipliés en 1978-1979 et fit condamner Wei Jingsheng, qui avait réclamé « la cinquième modernisation, la démocratie », à quinze ans de prison [3]. Toutefois, afin de renouveler la légitimité du Parti, il relâcha le contrôle de ce dernier sur les publications, les universités et l’économie. La décollectivisation de fait des campagnes, réalisée en 1984, permit de relancer la production d’une agriculture qui employait 80 % de la population. Une fois le problème de la survie résolu, Deng allait s’attaquer à l’économie urbaine. Au lieu de recourir à la « thérapie de choc » qui allait s’imposer en Europe centrale et orientale après la chute du mur de Berlin, le Parti permit à une économie privée (à petite et moyenne échelle) de se développer surtout dans le commerce et dans le secteur des services tout en maintenant les entreprises d’État. En même temps, il fit appel aux capitaux étrangers en créant des « zones économiques spéciales », où ceux-ci étaient exemptés d’impôts et pouvaient utiliser une main-d’œuvre docile et bon marché. Les entreprises étrangères devaient permettre aux entreprises d’État chinoises d’introduire dans le pays des méthodes de gestion modernes.

6Toutes ces politiques ne remettaient pas en cause la sacro-sainte « direction du Parti », mais Deng voulait réformer son mode de fonctionnement. En 1980 puis en 1986, il affirma la nécessité d’une « réforme du système politique » : interdiction du culte de la personnalité, instauration d’une direction collective, rétablissement de la division du travail entre le Parti et l’État, limitation du nombre de mandats à deux pour le président et, surtout, rétablissement des règles de fonctionnement bureaucratique afin de garantir une certaine sécurité aux cadres du Parti. Deng assura que l’on n’organiserait plus de mouvements politiques prenant pour cible des « ennemis de classe » accusés d’avoir saboté le socialisme et instaurant un arbitraire absolu. En même temps, il fit adopter un code pénal et un code de procédure pénale afin de fournir un minimum de garanties juridiques aux citoyens. Ces décisions aboutirent à remettre profondément en question le système mis en place par Mao Zedong, tout en préservant la dictature du parti unique.

7En même temps, le relâchement des contrôles sur la société ouvrit un espace de discussion dont les victimes à peine réhabilitées des mouvements maoïstes – notamment les droitiers condamnés en 1957 – profitèrent pour tenter de pousser à la démocratisation du régime. Toutes sortes de structures échappant au contrôle direct du Parti, collections créées au sein des maisons d’édition d’État, salons [4], centres de recherche autonomes, firent leur apparition au cours des années 1980, sans que celui-ci sévisse contre elles. L’économie de marché qui commençait à émerger à l’époque favorisa d’ailleurs leur développement. On assistait alors à une sorte de cercle vertueux de la démocratisation : le Parti avait besoin de l’appui des forces vives de la société pour renouveler sa légitimité, et celles-ci pouvaient influer sur ses décisions [5]. En même temps, le développement de l’économie de marché favorisait l’autonomisation de la société. Bien entendu, cette libéralisation ne s’est pas effectuée de manière linéaire et les mouvements contre la « libéralisation bourgeoise » ou la « pollution spirituelle » se sont multipliés, prenant pour cible les plus radicaux des intellectuels. De même, le développement de l’économie privée a favorisé l’essor de la corruption, notamment parmi les cadres du Parti et leur parentèle, ce qui a contribué à l’augmentation du mécontentement dans la population.

8Les offensives des conservateurs, inquiets que les réformes économiques associées aux réformes politiques ne portent atteinte à la direction du Parti et ne conduisent la Chine à « changer de couleur », ont remporté des succès. Elles ont notamment abouti, en 1987, à la démission du secrétaire général du Parti, Hu Yaobang, accusé d’avoir fait preuve de mollesse à l’égard de la « libéralisation bourgeoise ». Deng Xiaoping lui-même était le premier à refréner les ardeurs réformatrices de son adjoint. Toutefois, il estimait que rien ne devait remettre en cause les réformes économiques, et jusqu’au mois d’avril 1989 il trancha en faveur des réformateurs.

9Toutefois, les animateurs des structures autonomes nées dans les années 1980 commencèrent à s’inquiéter de ces offensives. La mort de Hu Yaobang, en avril 1989, leur apparut comme un symptôme de l’affaiblissement du camp réformateur. Les étudiants organisèrent à cette occasion des manifestations de grande ampleur qui secouèrent la capitale et plus de trois cents grandes villes. « Dialogue sur un pied d’égalité, démocratie et liberté, punition des corrompus », c’est derrière ces mots d’ordre qu’étudiants et citadins descendirent dans la rue au printemps 1989. Ces immenses manifestations, couronnées par la grève de la faim de trois mille étudiants sur la place Tian’anmen, aboutirent à une division profonde au sommet du Parti. Tandis que le secrétaire général réformateur Zhao Ziyang optait pour la négociation avec les manifestants qui représentaient une grande partie de la société urbaine, Deng Xiaoping rejoignit les conservateurs et décida de réprimer les manifestations dans le sang. Le massacre du 4 juin 1989 mit un terme à la séquence des réformes politiques [6].

Éviter un grand bond en arrière

10Pendant les deux années qui suivirent, une chasse aux sorcières se déroula sous un régime de loi martiale à Pékin. Les animateurs de la société civile n’étant pas parvenus à s’échapper à l’étranger grâce à l’aide des forces démocratiques de Hong Kong furent pourchassés, emprisonnés et condamnés à de lourdes peines de prison. Les centres de recherche semi-autonomes, les salons, les comités de lecture de maisons d’édition et les médias audacieux furent dissous. Autocritiques et retour de l’idéologie, pressions sur les entreprises privées à la campagne comme à la ville, caractérisent cette période de retour en arrière. Les forces conservatrices, qui avaient toujours été mécontentes des réformes économiques, cherchèrent à rétablir la planification, provoquant une récession qui affectait le niveau de vie de la population. Conscient de la perte de légitimité causée par le massacre du 4 juin, Deng Xiaoping s’inquiéta de la détérioration de l’économie. En janvier 1992, il entreprit un voyage dans le Sud du pays, où se trouvaient les zones économiques spéciales, et relança en l’amplifiant l’ouverture du pays au marché et aux capitaux étrangers. Qu’importe qu’il s’appelle « socialiste » ou « capitaliste », « le développement est l’élément le plus important » (fazhan shi ying daolii), déclara-t-il, donnant une nouvelle appellation à sa politique du chat (qu’importe que le chat soit noir ou blanc du moment qu’il attrape la souris). Au grand dam des partisans de l’économie planifiée, Deng proposa un nouveau pacte social : à condition qu’ils ne remettent pas en cause la direction du Parti, les intellectuels, les diplômés et les ingénieurs pourraient se lancer dans la création d’entreprises et développer leur créativité dans l’économie de marché. Ils seraient également autorisés à en goûter les fruits. Quant aux entreprises étrangères, elles avaient la permission de créer des usines et des sociétés où elles pourraient disposer de 100 % du capital. Ouverture au capitalisme et renforcement de l’autoritarisme, la recette du « miracle chinois » était ainsi mise au point, et elle allait conduire la Chine à se hisser à la deuxième place de l’économie mondiale.

11En effet, anxieuses de profiter des avantages offerts par le Parti communiste chinois, les multinationales investirent en masse pour profiter de la main-d’œuvre bon marché, docile, et des infrastructures mises en place par l’État chinois. Le Parti, désireux de rendre les entreprises d’État plus performantes, mit à pied des dizaines de millions d’ouvriers, qui durent eux-mêmes trouver un travail. Cela n’alla pas sans mal, et les protestations se multiplièrent à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Toutefois, le contrôle du Parti sur les organisations sociales empêcha ce mécontentement de se transformer en défi : par un mélange de concessions aux ouvriers et de répression des « meneurs », les licenciements de masse se passèrent sans trop de mal.

12L’entrée dans l’Organisation mondiale du commerce en 2001 ouvrit à la Chine les marchés des pays développés et, en moins de dix ans, le pays se transforma en « usine du monde ». Inquiets de l’évolution de la Russie et de l’Europe de l’Est, les dirigeants du Parti renforcèrent leur lutte contre l’« évolution pacifique ». Toutes les tentatives visant à créer des organisations politiques ou des syndicats autonomes furent sévèrement réprimées. En même temps, le Parti faisait preuve de flexibilité dans la gestion des conflits sociaux s’ils n’étaient pas le fait d’organisations autonomes. À partir du milieu des années 1990, il toléra même l’existence d’ong, à condition qu’elles ne fassent pas de politique.

13Soucieux de donner des gages à la « communauté internationale », dont ils dépendaient pour leur prospérité économique, les dirigeants affirmèrent leur volonté d’instaurer l’« État de droit ». Des acteurs sociaux s’engouffrèrent dans ce qu’ils considérèrent comme une brèche, et c’est ainsi que naquit le mouvement de défense des droits (weiquan yundong) [7]. Animé par des avocats, des journalistes et des intellectuels, souvent des professeurs d’université, ce mouvement ne réclamait pas l’instauration de la démocratie, mais le respect des droits des citoyens. Son essor fut favorisé par le développement d’internet, qui permit l’éclosion d’une forme de cybersociété civile.

14Le développement économique dans le contexte de la dictature du parti unique donnait aux cadres du Parti des occasions de s’enrichir. Les abus les plus répandus concernaient l’expulsion de citadins habitant les quartiers anciens des villes pour laisser la place à de grands projets immobiliers lancés par les cadres locaux ou leur parentèle. Les expropriations de paysans pour permettre la création de zones de développement provoquaient également un fort mécontentement dans les zones périurbaines. Dès le début des années 2000 se produisirent un grand nombre d’émeutes pudiquement baptisées « incidents collectifs », au cours desquelles les citoyens en colère mettaient le feu au siège du comité du Parti [8].

15Les réformes économiques, qui stipulaient que les entreprises d’État devaient faire des profits, conduisirent à l’apparition d’une presse dite commerciale, qui, pour attirer les lecteurs, se mit à couvrir des sujets tabous pour les principaux journaux. C’est ainsi qu’apparurent les hebdomadaires audacieux comme le Nanfang zhoumo (ou Southern Weekend), qui, bien qu’appartenant à un groupe de presse dépendant du comité du Parti de la province du Guangdong, n’hésitait pas à couvrir les émeutes, ou à dénoncer les abus des cadres. Les avocats défenseurs des droits civiques portaient ces abus devant les tribunaux et, même s’ils n’obtenaient pas souvent gain de cause, grâce à la presse et au fait que ces affaires étaient relayées sur les réseaux sociaux (à partir de 2009, Weibo, l’équivalent chinois de Twitter, compte des centaines de millions d’abonnés), l’opinion publique exerçait une pression sur le Parti. Le mouvement de défense des droits s’est développé rapidement jusqu’au 9 juillet 2015, date à laquelle le pouvoir a arrêté plus de trois cents avocats, a privé un grand nombre d’entre eux de leur autorisation d’exercer et en a condamné une vingtaine à des peines de prison [9]. L’espace social qu’avait ouvert le mouvement de défense des droits à la faveur de la volonté affichée du gouvernement d’instaurer l’« État de droit » s’est aujourd’hui beaucoup restreint.

16L’essor de la société civile dans les zones grises, l’apparition du mouvement de défense des droits, le développement des revendications ouvrières et l’émancipation d’une partie de la presse épaulée par le développement d’internet risquaient de remettre en cause le contrat social établi par Deng Xiaoping avec les élites en 1992. Bien qu’elles n’abordent pas ouvertement les questions politiques, les forces sociales qui développaient leur autonomie représentaient de plus en plus un défi pour le Parti. La polarisation sociale croissante, le mécontentement des classes moyennes, principaux soutiens du régime, à l’égard de la pollution, de l’insécurité alimentaire et de la corruption galopante, constituaient autant de menaces.

Mettre fin à la stagnation et rétablir un régime fort

17Face à cette évolution dangereuse, les dirigeants du Parti avaient du mal à adopter des politiques efficaces : la collusion entre le pouvoir politique et le pouvoir économique aboutit à la création de groupes d’intérêt qui se déchiraient. Pour éviter que ces conflits ne dégénèrent, le secrétaire général Hu Jintao temporisait et cherchait à maintenir la paix entre les factions. Cette attitude aboutit à un développement considérable de la corruption. Aucune faction n’était prête à sacrifier ses intérêts pour apaiser les contradictions, ou simplement pour maintenir le Parti au pouvoir. La direction collective, imposée par Deng Xiaoping au lendemain de la mort de Mao, aboutissait à un immobilisme qui menaçait l’existence même du régime. Durant le dernier mandat de Hu Jintao (2007-2012), on assista à un phénomène inouï dans l’histoire du Parti communiste chinois. Dans la province du Guangdong, le secrétaire Wang Yang envoya un de ses adjoints négocier avec des paysans qui avaient été violemment réprimés alors que, conformément à la loi électorale, ils avaient demandé le rappel de leur chef de village corrompu et la tenue de nouvelles élections. Il leur donna satisfaction [10]. De même, lorsque des grèves éclatèrent dans les usines de production automobile Honda et Toyota, après que la répression n’eut rien donné, il autorisa la tenue de négociations entre les ouvriers et la direction, négociations qui aboutirent à de substantielles augmentations salariales. Au cours de son mandat, les organisations de défense des ouvriers, soutenues par des ong de Hong Kong, purent se battre pour obtenir des négociations collectives avec le patronat dans de nombreuses usines [11]. Beaucoup d’analystes pensaient que le Guangdong s’orientait vers une reconnaissance larvée de la société civile.

18Au même moment, à Chongqing, dans l’intérieur du pays, le secrétaire charismatique du comité du Parti, Bo Xilai, lançait une grande campagne contre la corruption et les « mafias » (da hei, « frapper les forces noires ») et encourageait la population à célébrer l’héritage de Mao en chantant des chansons de l’époque révolutionnaire (chang hong, « chanter des chansons rouges »). Se posant en grand leader, il adoptait des politiques sociales en faveur des travailleurs migrants, tout en se déchaînant contre les entrepreneurs privés. Il alla jusqu’à inspecter un défilé des forces armées dans la province voisine.

19Ces politiques contradictoires étaient extrêmement choquantes dans un parti léniniste dont la principale caractéristique est le « centralisme démocratique », qui interdit l’existence de factions. Si cette situation perdurait, elle risquait de remettre en question l’existence même du régime.

Néo-totalitarisme ou fascisme à la chinoise

20Dès son accession au secrétariat général du Parti en novembre 2012, Xi Jinping prend des mesures drastiques pour empêcher cette dérive. La direction collective a abouti à un dangereux affaiblissement de la direction, incapable de trancher entre des politiques contradictoires. Il faut donc rétablir l’autorité du numéro un car, dans ce type de régime, seul un homme fort peut imposer des solutions. Xi Jinping aura à cœur d’être cet homme. Le Parti était divisé entre la ligne de Wang Yang et celle de Bo Xilai ? Xi confirme l’élimination de Bo en organisant un procès à grand spectacle qui aboutit à sa condamnation à la prison à vie pour corruption, manière de saper sa popularité (il n’y parviendra cependant pas à Chongqing, où l’ancien numéro un reste populaire). Quant à Wang Yang, il n’entre pas au Comité permanent du bureau politique, est nommé vice-ministre des Affaires étrangères et doit quitter sa base du Guangdong.

21Dès le début de 2013, les cadres du Parti sont tenus d’étudier un film sur la fin de l’Union soviétique où l’on affirme que le Parti communiste de l’Union soviétique s’est effondré parce qu’il n’y avait plus de vrais mâles en son sein [12]. Xi va remédier à cette situation. Il empêchera que la stagnation qui a caractérisé les dernières années de pouvoir de Hu Jintao (et de Brejnev) n’aboutisse à l’effondrement du Parti. Il ne sera pas le Gorbatchev chinois, mais au contraire l’homme qui sauvera le Parti communiste.

22Il n’hésite pas à recourir aux recettes de Bo Xilai pour s’imposer : il adopte une double politique. D’une part, il lance une grande offensive contre les organisations de la société civile qui avaient profité des zones grises pour se développer. D’autre part, afin d’éliminer ses éventuels adversaires au sein du Parti et de s’attirer le soutien de la population, il lance une grande campagne contre la corruption dont l’exécution est confiée à la Commission centrale de contrôle de la discipline du Parti. Une campagne du même type avait permis à Bo Xilai d’établir sa popularité à Chongqing. S’inspirant toujours de son rival, Xi se construit une image de dirigeant proche du peuple en allant manger des bouchées à la vapeur dans un restaurant populaire dès son accession au pouvoir.

23Les organisations de défense des droits sont les premières visées. Dès janvier 2013, le juriste Xu Zhiyong – fondateur du Mouvement des nouveaux citoyens, dont les membres signaient un pacte où ils s’engageaient à « respecter la Constitution et les lois », à « défendre leur mise en œuvre correcte » et à « défendre la justice sociale » [13] – est condamné à quatre ans de prison. Pourtant, son ong dénonçait la corruption des cadres et réclamait la publication de leurs avoirs, ce qui correspondait à la volonté de Xi Jinping, dont la campagne contre la corruption ne devait épargner ni les « tigres » (les cadres supérieurs) ni les « mouches » (cadres de base). Pour le nouveau secrétaire général, seul le Parti peut diriger ce combat, et il n’est pas question de laisser la société prendre des initiatives dans ce domaine. Cette politique est confirmée lorsque, le 9 juillet 2015, il s’attaque aux avocats, comme nous l’avons vu plus haut. Certains d’entre eux sont contraints de donner des interviews à la télévision dans lesquelles ils reconnaissent avoir été « manipulés par les forces étrangères hostiles » et se repentent d’avoir nui aux intérêts de l’État.

24La même année, des animateurs d’ong de défense des ouvriers sont condamnés [14] et avouent eux aussi à la télévision qu’ils ont été « utilisés par les forces étrangères hostiles [15] ». Une loi qui limite l’implantation en Chine des ong étrangères (principales sources de financement des ong de défense des droits chinoises) est adoptée en 2016 : elles doivent être sponsorisées par une institution publique chinoise et s’inscrire auprès de la Sécurité publique. Autant dire que seules celles qui fournissent des services sociaux seront autorisées, les institutions chinoises hésitant naturellement à se porter garantes pour des ong considérées comme hostiles par le gouvernement.

25Le Parti reprend les espaces d’autonomie qui s’étaient développés au cours des dix années précédant l’arrivée au pouvoir de Xi. C’est au Xinjiang, la province du Nord-Ouest habitée par des populations d’origine turque, que le contrôle du Parti atteint un paroxysme : depuis début 2017, plus d’un million de personnes ont été internées dans des camps de rééducation parce qu’elles ne se soumettaient pas aux exigences du Parti. Refuser de manger du porc ou de consommer de l’alcool, respecter les fêtes musulmanes ou donner des prénoms islamiques à ses enfants suffit à envoyer le coupable dans ces camps. Dans le même temps, un million de membres du Parti appartenant à l’ethnie majoritaire ont été installés au sein des familles ouïghoures afin de garantir qu’elles ne pactiseraient pas avec le « terrorisme » [16].

26Parallèlement se déroule la campagne contre la corruption qui, à ce jour, a frappé plus d’un million de cadres, du membre du Comité permanent du bureau politique jusqu’au secrétaire de village [17]. La Commission centrale de contrôle de la discipline est devenue une véritable Tchéka qui peut arrêter n’importe qui et l’interner pendant des jours, voire des mois, avant de le déférer devant les tribunaux. Cette organisation fait régner la terreur au sein du Parti.

27Une fois la société domptée et le Parti remis en ordre, Xi Jinping a relancé le culte de la personnalité : pas un jour sans que sa photo n’apparaisse dans Le Quotidien du peuple ; partout on trouve ses citations ; le village où il a été envoyé à la campagne pendant la révolution culturelle, Liangjiahe, est devenu un lieu de pèlerinage.

28Le renforcement du contrôle du Parti sur la société et l’instauration du culte de la personnalité ont été institutionnalisés lors du dix-neuvième congrès national du Parti communiste : « Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, au centre, le Parti dirige tout. » Et ce Parti doit mettre en œuvre « la pensée de Xi Jinping sur le socialisme aux couleurs de la Chine pour la nouvelle ère », qui est devenue l’idéologie directrice [18]. Un amendement à la Constitution a supprimé la limite de deux mandats pour le président, ouvrant la voie à une présidence à vie pour Xi. Mais un autre changement institutionnel est passé inaperçu : les institutions gouvernementales ont été fusionnées et placées sous la direction des comités spécialisés du Parti, mettant un terme à la politique de division du travail entre le Parti et l’État, qui avait été instaurée par Deng Xiaoping pour éviter que ne se reproduise la tragédie de la révolution culturelle. Et tout cela se déroule dans une atmosphère de nationalisme, Xi promettant de réaliser le « rêve chinois de renaissance de la nation chinoise ».

29Étouffement de la société par le Parti, culte du chef, économie dirigée où les entreprises d’État jouent un rôle essentiel et les entreprises privées proches des dirigeants s’enrichissent, nationalisme, la Chine de Xi Jinping ressemble plutôt à l’Italie mussolinienne qu’à la Hongrie de Viktor Orbán. Une dictature où la démocratie n’a pas sa place, et donc pas une démocrature.

Notes

  • [1]
    « Some Social Requisites of Democracy : Economic Development and Democracy », American Political Science Review, vol. 53, n° 1, 1959, p. 69-105.
  • [2]
    Claude Cadart et Cheng Ying-hsiang, Les Deux Morts de Mao Tsé-toung, Paris, Seuil, 1977.
  • [3]
    Victor Sidane, Le Printemps de Pékin, Paris, Gallimard, 1980.
  • [4]
    Groupes qui se réunissaient régulièrement dans les universités. Le plus connu est le « salon de la démocratie » (minzhu shalong) organisé par Wang Dan à l’université de Pékin.
  • [5]
    Jean-Philippe Béja, À la recherche d’une ombre chinoise, Paris, Seuil, 2004.
  • [6]
    Jean-Philippe Béja, Michel Bonnin et Alain Peyraube, Le Tremblement de terre de Pékin, Paris, Gallimard, 1991.
  • [7]
    « China’s Human Rights Lawyers : Political Resistance and the Law » (entretien avec Eva Pils), TheDiplomat.com, 11 février 2016.
  • [8]
    Liu Xiaobo, « Réflexions inspirées par l’affaire de Weng’an », in id., La Philosophie du porc, et autres essais, Paris, Gallimard, 2011, p. 391-402.
  • [9]
    China Human Rights Lawyers Concern Group, Report on the 709 Crackdown, juillet 2016.
  • [10]
    « Village Ends Protest after Official Concessions », South China Morning Post, 21 décembre 2011.
  • [11]
    Jean-Philippe Béja, « La nouvelle classe ouvrière renouvelle le répertoire des luttes sociales », Perspectives chinoises, n° 2, 2011, p. 3-7.
  • [12]
    « 26nianqian de jintian, Sulian jieti, lengzhan jiesu » (« Il y a vingt-six ans aujourd’hui, l’Union soviétique se défaisait, la guerre froide finissait »), BBC.com, 25 décembre 2017.
  • [13]
    « Zhuming Weiquan Renshi Xuzhiyong Fabu “Gongmin Weiquan Shouce” » (« Le fameux défenseur des droits Xu Zhiyong publie un “manuel de la défense des droits” »), Boxun.com, avril 2010.
  • [14]
    Michael Forsythe et Chris Buckley, « China Arrests at Least 3 Workers’ Rights Leaders Amid Rising Unrest », New York Times, 5 décembre 2015.
  • [15]
    Steven Lee Myers, « How China Uses Forced Confessions as Propaganda Tool », New York Times, 11 avril 2018.
  • [16]
    Chris Buckley, « China Is Detaining Muslims in Vast Numbers. The Goal : “Transformation” », New York Times, 8 septembre 2018.
  • [17]
    Choi Chi-yuk, « Xi Jinping’s Anti-Graft Drive Has Caught So Many Officials that Beijing’s Elite Prison Is Running Out of Cells », SCMP.com, 14 février 2018.
  • [18]
    « Full Text of Xi Jinping’s Report to the 19th cpc National Congress », Xinhuanet.com, 3 novembre 2017.
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