Notes
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[1]
« North Korea’s uk Ambassador : “We Want Peace, But We’ve Been Victimised” », TheGuardian.com, 13 janvier 2016.
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[2]
Cf. notamment son fameux America’s Strategy in World Politics, New York (N. Y.), Harcourt, Brace & Co, 1942.
1L’histoire de la péninsule coréenne est indissociable des tentatives d’influence des puissances avoisinantes et de la présence d’un discours de victimisation tant à Séoul qu’à Pyongyang. Ces deux facteurs sont parfaitement intégrés dans le proverbe coréen affirmant que, lorsque les baleines se battent, ce sont les crevettes qui ont le dos brisé.
2Lors de notre séjour à Séoul en juillet dernier, le discours tenu par la proviseure et des étudiants du lycée Hankyoreh, en charge de l’éducation des jeunes réfugiés nord-coréens en Corée du Sud, ressemblait beaucoup à celui tenu par l’ambassadeur nord-coréen à Londres, Hyon Hak-bong, qui confiait au Guardian en 2016 : « Notre nation a été persécutée pendant des siècles par un envahisseur puis par un autre [1]. » Ils ajoutaient que les grandes puissances devraient désormais laisser les deux Corées choisir leur propre destin pour in fine parvenir à la réunification de la péninsule, évitant en cela d’aborder les désaccords profonds entre deux régimes politiques qui ne peuvent pas accepter de se réunifier sur un pied d’égalité.
3Malgré leur antagonisme et leurs différences fondamentales, les deux Corées sont confrontées au même défi : la recherche d’un difficile équilibre entre dépendance et autonomie vis-à-vis des puissances régionales. Le rapprochement entre les deux Corées à partir de début 2018, après avoir atteint un plus bas historique depuis la fin de la guerre froide entre 2016 et 2017, du fait de l’absence de commerce, de coopération et même de dialogue intercoréen, permet à ces pays d’afficher leur volonté commune de réduire les influences étrangères. Et pourtant, les deux Corées, bien que mettant en avant leur désir d’autonomie, sont profondément dépendantes de leurs alliés et partenaires respectifs.
Lutte d’influence des puissances régionales
4La péninsule coréenne, extrémité orientale du continent eurasiatique, peut être présentée comme un espace contesté entre puissances maritimes et puissances continentales, si l’on reprend les travaux de l’Américain Nicholas Spykman [2]. Effectivement, la péninsule a fait l’objet d’une compétition intense entre puissances régionales depuis le milieu du xixe siècle, après une longue domination chinoise sur plusieurs siècles. Sa position géographique en a fait une région stratégique pour assurer la sécurité de l’Empire chinois, au point que cette région est historiquement comparée à une « dague dans le dos de la Chine », qu’il convient tant de protéger que de contrôler. Cependant, à plusieurs reprises, les différentes dynasties se succédant à la tête de l’Empire chinois échouent à protéger le vassal coréen, conduisant dans la plupart des cas à l’affaiblissement de l’Empire et à l’arrivée de dynasties non Han au pouvoir, ainsi à la suite des invasions mongoles du xiiie siècle (dynastie Yuan), puis des invasions mandchoues du xviie siècle (dynastie Qing). Pour autant, la péninsule coréenne n’est alors jamais en soi une menace pour la survie de l’Empire en tant qu’entité politique.
5Si l’Empire chinois parvient à repousser avec succès les invasions japonaises dans la péninsule à la fin du xvie siècle au cours de la guerre Imjin, il ne parvient plus à contenir l’influence croissante du Japon après la modernisation et l’industrialisation dues à la restauration de Meiji, initiée en 1868. L’Empire du Japon force le royaume coréen de la dynastie Joseon à signer plusieurs traités inégaux ouvrant le pays au commerce international – dont le premier, celui de Kanghwa, en 1876 – et oblige ensuite l’Empire chinois à retirer ses troupes de la péninsule en 1885. En parallèle, les puissances coloniales européennes et leurs flottes, commerciales ou militaires, s’intéressent à la péninsule à partir du milieu du xviiie siècle, tant pour protester officiellement contre les persécutions des missionnaires catholiques et y mener des expéditions punitives, notamment dans l’île de Kanghwa, à l’embouchure du fleuve Han, que pour imposer l’ouverture commerciale du pays. L’influence de l’Empire chinois va ainsi progressivement se réduire après sa défaite lors de la première guerre sino-japonaise en 1895, à la suite de laquelle il doit reconnaître l’indépendance du royaume coréen, puis lors de l’instauration du protectorat japonais en 1905 et, enfin, avec l’annexion formelle de la péninsule le 29 août 1910 au sein de l’Empire du Japon.
6Après trente-cinq ans d’occupation, l’opposition entre Washington et Moscou va se substituer à la domination japonaise avant même la capitulation de l’Empire, le 2 septembre 1945. Dès le mois d’août, le General Order No. 1, approuvé par le président américain, Harry Truman, contraint les troupes japonaises de la partie septentrionale de la péninsule coréenne, au nord du 38e parallèle, à remettre leurs armes aux forces soviétiques, et celles de la partie méridionale aux forces américaines. Après l’échec de la transition vers une péninsule unifiée – pourtant officiellement proposée lors de la conférence de Moscou de 1945, qui la prévoyait après un protectorat conjoint de quatre puissances durant cinq ans (États-Unis, Union soviétique, Chine et Royaume-Uni) – et face à l’incapacité de Moscou et de Washington à se mettre d’accord, la division de la péninsule s’institutionnalise. La République de Corée est proclamée le 15 août 1948, avec pour capitale Séoul, et la République populaire démocratique de Corée est quant à elle proclamée le 9 septembre 1948, avec pour capitale Pyongyang. Pour la première fois depuis des siècles, la péninsule coréenne est divisée.
7À la suite de l’offensive de la Corée du Nord sur la Corée du Sud le 15 juin 1950, les puissances régionales vont de nouveau directement intervenir dans la péninsule : les troupes américaines, sous l’égide des Nations unies, et donc avec les troupes de seize autres pays dans un premier temps, puis les troupes chinoises lorsque les premières atteignent le fleuve Yalu, frontière naturelle entre la République populaire démocratique de Corée et la jeune République populaire de Chine. La guerre de Corée reste à ce jour le seul conflit direct ayant opposé Pékin à Washington et polarise surtout les attitudes régionales jusqu’à la fin de la guerre froide, à travers deux triangles que tout oppose : un triangle septentrional (Union soviétique, Chine et Corée du Nord – Pyongyang ayant signé deux accords bilatéraux de défense avec ses voisins en 1961) et un triangle méridional (États-Unis, Japon et Corée du Sud – Séoul ayant signé le Traité de défense mutuelle en 1953). Alors que l’effondrement du bloc soviétique permet à Séoul de normaliser ses relations avec Moscou (1991) et Pékin (1992), ce n’est pas le cas de Pyongyang avec Washington et Tokyo. La perte de l’influence soviétique va être compensée par un renforcement de l’influence chinoise, à tel point qu’il est désormais fréquent pour les universitaires coréens d’évoquer de façon imagée une péninsule coincée entre l’aigle américain et le dragon chinois. Ce sont à ces nombreuses luttes d’influence que les deux Corées font encore face tandis qu’elles cherchent à s’autonomiser, notamment dans le cadre de relations intercoréennes.
Un appel à l’autonomie dans les relations intercoréennes
8Cette évolution des rapports de force régionaux, la crainte de la perte de soutien de leurs alliés et la recherche d’une autonomie renforcée poussent les deux Corées, malgré les tensions qui perdurent, à se rapprocher à plusieurs reprises, comme à l’occasion de la première déclaration conjointe du 4 juillet 1972. Le contexte est alors à l’évolution partielle du système d’alliances américain, qui suit la présentation de la doctrine Nixon (ou doctrine de Guam) et des équilibres régionaux, notamment après la visite du président Nixon en Chine. Les deux Corées se mettent pour la première fois d’accord sur l’objectif lointain de la réunification et appellent les puissances régionales à ne pas intervenir dans les relations intercoréennes. Cette déclaration définit trois principes clés, le premier étant fondamental : 1) la réunification doit être atteinte de façon interne, sans le soutien ou l’interférence de forces étrangères ; 2) la réunification doit se faire pacifiquement, sans le recours à des forces armées d’aucun côté ; 3) les deux parties doivent promouvoir l’unité nationale en tant que peuple uni, au-delà des différences de systèmes idéologiques et politiques.
9Depuis, de nombreux accords intercoréens ou déclarations conjointes incluent cette notion d’autonomie vis-à-vis des puissances régionales du fait, officiellement, de l’unité du peuple coréen. Le premier sommet intercoréen de 2000 et la déclaration du 15 juin qui s’ensuit le rappelle dans son premier article : « Le Sud et le Nord sont convenus de résoudre la question de la réunification de manière indépendante et grâce aux efforts conjoints du peuple coréen, qui est le maître de son pays. » Le troisième sommet intercoréen, celui de Panmunjeom du 27 avril 2018, est également marquant. Non seulement il s’agissait du premier sommet intercoréen en territoire sud-coréen, après ceux de 2000 et de 2007 à Pyongyang, mais les symboles de l’unité de la nation coréenne ont été exhibés : de l’escorte des dirigeants coréens par la garde royale de l’époque Joseon à la poignée de mains devant une fresque représentant les monts Kumgang, qui accueillaient jusqu’en 2007 près de trois cent cinquante mille touristes sud-coréens en territoire nord-coréen. Le plus fondamental reste évidemment la déclaration qui a suivi ce sommet. Les deux Corées s’engagent à « reconnecter les relations de sang du peuple (coréen) et à promouvoir la future coprospérité et l’unification menées par les Coréens en facilitant des avancées complètes et fondatrices des relations intercoréennes ». Les deux Corées y affirment également « le principe de détermination du destin de la nation coréenne de leur propre accord ».
10Tant la Corée du Nord que la Corée du Sud multiplient les appels à l’autonomie. À Pyongyang, l’idéologie au cœur du régime s’appuie sur cet appel à l’indépendance nationale comprise dans le concept de juche. Développée à partir de la fin des années 1950 pour légitimer Kim Il-sung et faire taire toute opposition, puis constitutionnalisée en 1972, elle vise à promouvoir l’autonomie politique (jaju), économique (jarip) et militaire (jawi) en utilisant le nationalisme coréen comme outil de mobilisation national. Les armes nucléaires sont en cela un outil politique permettant de matérialiser cette idéologie et rendant leur abandon à court terme impossible. À Séoul, l’autonomie nationale est promue par le biais du développement économique qui a permis au pays de se reconstruire après la désastreuse guerre de Corée jusqu’à en faire, à travers le miracle économique du fleuve Han, la onzième puissance économique mondiale. La rhétorique utilisée au Sud, comme au Nord, est que la division de la péninsule et la situation actuelle sont le fruit de l’influence des puissances étrangères, comme en témoigne le discours du président Moon dans le cadre des commémorations du soixante-douzième anniversaire de la libération de la péninsule : « La division de la nation est l’héritage malheureux de l’époque coloniale qui a rendu impossible de déterminer notre destinée de nous-mêmes au milieu des rivalités de la guerre froide […]. La libération authentique est de prendre le chemin de l’union de ceux qui ont été divisés par les puissances étrangères. »
11Cette entente de fait entre les deux Corées afin de limiter l’influence des grandes puissances semble donc de nouveau être de mise. Les deux pays ont par exemple besoin d’une baisse des tensions, d’une stabilisation de la péninsule et d’une avancée sur l’instauration d’un régime de paix, même si Séoul et Pyongyang demeurent évidemment en désaccord sur les modalités de dénucléarisation de la péninsule. Le sommet intercoréen surprise du 26 mai à Panmunjeom, moins de quarante-huit heures après que le président américain a annoncé qu’il renonçait, dans un premier temps, à participer à un sommet avec le dirigeant nord-coréen, peut ainsi être interprété comme une coopération de facto entre les deux Corées. L’objectif était de montrer leur unité et de convaincre Donald Trump du succès potentiel d’un sommet qui a finalement eu lieu le 12 juin 2018 à Singapour. Cependant, malgré cet événement notable, les deux Corées restent profondément dépendantes de leurs alliés respectifs.
États-Unis et Chine, les alliés indispensables
12Les États-Unis et la Chine demeurent deux alliés indispensables mais également deux partenaires incontournables. Si chacune des deux Corées tente de réduire sa dépendance à leur égard, le risque pour la Corée du Sud est d’entretenir une double dépendance, sécuritaire vis-à-vis des États-Unis et économique vis-à-vis de la Chine. La Corée du Nord, ne pouvant se passer du soutien de son voisin, tente cependant d’améliorer ses relations avec les États-Unis du président Trump, avec un succès relatif à court terme.
13Les États-Unis demeurent la première garantie de sécurité de leur allié sud-coréen face à une menace nord-coréenne qui perdure. Les relations entre Séoul et Washington ont cependant pu évoluer très rapidement, comme au début des années 2000, et la solidité de l’alliance doit être cultivée par les gouvernements respectifs. Le candidat à la présidentielle de 2002, Roh Moo-hyun, dont Moon Jae-in deviendra le chef de cabinet, avait utilisé le sentiment anti-américain très fort au sein de la jeunesse sud-coréenne pour se faire élire. Il avait alors multiplié les déclarations provocantes, se demandant notamment en quoi être anti-américain était un problème ou affirmant que la Corée du Sud pourrait se déclarer neutre en cas de conflit entre la Corée du Nord et les États-Unis. Après un renforcement de la relation bilatérale au cours des deux présidences conservatrices des présidents Lee et Park, le président progressiste Moon semble continuer dans cette même voie tout en jouant le rôle d’intermédiaire, et non de médiateur, entre son voisin nord-coréen et son allié américain. Ainsi, c’est la Corée du Sud qui aura, avec la participation de la Corée du Nord aux Jeux olympiques d’hiver de Pyeongchang puis avec l’organisation d’un sommet intercoréen, rendu politiquement possible l’acceptation par le président Trump de l’invitation du dirigeant nord-coréen à une rencontre, invitation que des émissaires sud-coréens s’étaient chargés de transmettre. L’objectif principal est notamment de garantir la stabilité de la péninsule coréenne et d’éviter un scénario catastrophe dans lequel les États-Unis décideraient d’effectuer des frappes préventives sur la Corée du Nord. Ce scénario entraînerait certainement des représailles nord-coréennes sur son voisin sud-coréen, dans lequel résident plus de deux cent cinquante mille ressortissants américains et dont la capitale se trouve à moins de soixante kilomètres de la zone de démarcation, donc à portée de tir de l’artillerie conventionnelle nord-coréenne. Le président Moon a ainsi été très clair en août 2018, adressant un message direct à son allié américain : « La guerre ne doit jamais éclater de nouveau dans la péninsule coréenne. Seule la République de Corée peut prendre la décision d’une action militaire dans la péninsule coréenne. Sans le consentement de la République de Corée, aucun pays ne peut décider de mener des actions militaires. »
14Séoul voit cependant une seconde dépendance émerger depuis la normalisation de ses relations en 1992 : une dépendance économique vis-à-vis d’une Chine devenue son premier partenaire commercial au cours des années 2000. Si les différents présidents sud-coréens ont essayé d’équilibrer les relations entre les deux pays – la candidate Park Geun-hye indiquant dès 2012 : « Les États-Unis sont notre allié et la Chine est notre partenaire. Le problème de devoir choisir entre les deux n’existe pas » –, force est de constater que la Chine dispose de leviers importants sur son voisin. L’un des derniers épisodes frappants est évidemment les représailles chinoises qui ont suivi le déploiement d’un système de défense antimissile américain sur le territoire sud-coréen en 2017, affectant notamment l’industrie du tourisme en Corée du Sud ou encore les exportations de produits cosmétiques coréens. La Chine demeure un acteur incontournable pour toute résolution du dossier nucléaire nord-coréen, notamment pour la mise en œuvre stricte des sanctions internationales et, plus largement, pour la réunification de la péninsule. Or la Chine reste opposée à toute réunification de la péninsule par absorption du Nord par le Sud qui conduirait à une grande Corée alliée des États-Unis et certainement nationaliste, ayant potentiellement des revendications territoriales à ses frontières. Séoul, ville confrontée à une compétition régionale sino-américaine accrue, se trouve donc dans une situation de plus en plus difficile à gérer, situation dont Pyongyang, à l’inverse, semble profiter.
15Depuis le début de l’année 2018, la Corée du Nord réussit son offensive diplomatique, le sommet sans précédent entre un dirigeant nord-coréen et un président américain en exercice, qui s’est tenu en juin à Singapour, en étant l’événement le plus marquant. Cette rencontre ne remet cependant pas en cause la relation de dépendance mutuelle entre Pyongyang et Pékin, et aucun revirement d’alliance ne doit être attendu même si la méfiance réciproque perdure entre deux alliés de circonstance. La Chine et la Corée du Nord sont en effet des otages mutuels. La Corée du Nord a besoin de la Chine pour ne pas s’effondrer, notamment grâce à ses importations d’hydrocarbures ou à la capacité de son voisin à atténuer les sanctions votées par le Conseil de sécurité des Nations unies. Ce soutien chinois a été parfaitement clair en 2010, au cours du processus de succession en Corée du Nord, lorsque Pékin a refusé de condamner Pyongyang, pourtant responsable du torpillage d’une corvette puis du bombardement d’une île sud-coréenne ayant fait deux morts civils. La Chine demeure également le principal partenaire commercial de la Corée du Nord, à plus de 90 %, et un acteur indispensable pour tout futur développement économique du pays si les sanctions étaient levées, ce qui est peu probable, et que le pays décidait de s’ouvrir partiellement. En parallèle, la Chine a besoin que la Corée du Nord ne s’effondre pas afin de garantir son intérêt premier, la stabilité de la péninsule. Non seulement les trois visites en l’espace de trois mois de Kim Jong-un en Chine sont inédites par leur fréquence et parce que celle de mars 2018 était la première visite à l’étranger du dirigeant nord-coréen depuis son arrivée au pouvoir fin 2011, mais Pékin voit de fait son intérêt pour la stabilité coïncider à court terme avec celui de Pyongyang et de Séoul.
16Après une année 2017 marquée par un antagonisme sans précédent depuis la guerre de Corée entre la Corée du Nord et les États-Unis, l’année 2018 semble être celle de l’apaisement. Ce changement tactique de la Corée du Nord, sans pour autant qu’ait été formulé un engagement clair à se dénucléariser, permet de réduire les tensions dans la péninsule tout en renforçant encore un peu plus la légitimité interne d’un leader nord-coréen parlant désormais d’égal à égal avec un président américain. La Corée du Nord joue en cela de la politique du président Trump, qui a utilisé le dossier nord-coréen avant tout à des fins de politique intérieure en vue de se différencier de ses prédécesseurs, se présentant comme déterminé à utiliser la force avant d’accepter de rencontrer le jeune dirigeant, sans toutefois obtenir de véritables concessions en échange. La Corée du Nord se retrouve ainsi dans une position où, tout en ayant considérablement développé ses programmes nucléaire et balistique ces dernières années, elle brise le front uni de la stratégie de pression maximale américaine et gagne du temps afin de renforcer ses capacités de dissuasion. Si la Corée du Nord entend limiter sa dépendance vis-à-vis de la Chine, la principale limite de sa stratégie est cependant l’absence de levée des sanctions, internationales et américaines, faute d’avancée concrète vers la dénucléarisation du pays. Le statu quo semble à moyen terme le scénario favorisé par les quatre acteurs principaux.
Japon et Russie, les voisins utiles
17Le Japon et la Russie sont des voisins dont l’influence est désormais limitée dans la péninsule coréenne. Le premier permet aux deux Corées de promouvoir le nationalisme coréen à des fins de politique intérieure ; le second, de diversifier leurs partenaires économiques et, si possible, de renforcer leur sécurité énergétique.
18Ennemi pour Pyongyang et partenaire compliqué pour Séoul, Tokyo est dans les deux cas un voisin utile qui permet de renforcer le discours nationaliste sur l’unicité de la nation coréenne et de mettre en avant un sujet d’entente intercoréenne. Si la libération de la péninsule de l’occupation japonaise le 15 août 1945 est par exemple la seule fête nationale que partagent les deux États, les commémorations communes du centième anniversaire du mouvement du 1er mars 1919, mouvement de résistance et de libération nationale face à l’occupant japonais, ne manqueront pas d’être mises en scène par les deux Corées.
19Côté nord-coréen, un des fondements de la légitimité du pays, selon la propagande du régime, est qu’elle s’inscrit dans la continuité de la lutte pour l’indépendance nationale, dont le fondateur, Kim Il-sung, a été un des chefs de file. Pyongyang pourrait faire évoluer sa rhétorique et chercher à améliorer ses relations avec Tokyo, mais à la condition de se voir accorder des concessions importantes de la part de son voisin, notamment des réparations financières pour les trente-cinq années d’occupation. Cette compensation, obtenue par Séoul en 1965 lors de la normalisation de ses relations avec Tokyo, permettrait au régime de recevoir des financements pour accroître ses chances de survie. Or, au-delà même des sanctions internationales actuelles qui rendent ce scénario irréaliste, un problème bilatéral empêche à ce jour toute normalisation : celui des ressortissants japonais enlevés par des agents nord-coréens, principalement dans les années 1970 et 1980. Si une avancée partielle avait été réalisée lors de la visite du Premier ministre Koizumi à Pyongyang en 2002, puis une avancée de courte durée au début du mandat du Premier ministre Abe en 2014, le problème est aujourd’hui insoluble politiquement. Pyongyang refuse de revenir sur la reconnaissance partielle réalisée au début des années 2000 ; et Tokyo, du fait des pressions de l’opinion publique et surtout de l’impossibilité de connaître le nombre exact de ses ressortissants enlevés et non pas juste disparus, ne peut tourner la page.
20Côté sud-coréen, l’incapacité des deux pays à coopérer sur le travail de mémoire et à avancer sur les différends historiques – les revendications coréennes pour changer le nom de la mer du Japon en mer de l’Est, les revendications territoriales japonaises sur les îlots Dokdo (en coréen) / Takeshima (en japonais), les visites de certains dirigeants japonais au sanctuaire de Yasukuni, etc. – empêche toute amélioration durable et de long terme des relations. Le Japon devient un voisin utile pour les différents partis politiques sud-coréens, qui peuvent ainsi jouer la carte du nationalisme face à ce pays pour avancer dans des objectifs de politique intérieure – à l’instar du président Moon Jae-in, qui a décidé de revenir sur l’accord signé entre les deux pays en 2015 sur les femmes de réconfort, ces esclaves sexuelles enrôlées de force dans les bordels militaires de l’armée impériale nippone. Les relations entre ces deux démocraties, malgré la mise en avant de la coopération notamment sur les questions militaires face à la menace commune nucléaire et balistique nord-coréenne, restent tendues, et l’opinion publique sud- coréenne perplexe, voire antagoniste. Un sondage de juin 2018 réalisé par le très sérieux think tank coréen Asan Institute for Policy Studies indique ainsi que les Sud-Coréens ont une vision plus favorable de la Corée du Nord et de Kim Jong-un que du Japon et de Abe Shinzō, et même, une première, que de la Chine et de Xi Jinping.
21Ce rapprochement de fait intercoréen n’est pas sans inquiéter le Japon. Premièrement, tout rapprochement de long terme pourrait se faire au détriment de Tokyo, les deux Corées trouvant en l’ancien occupant un moyen aisé de mobiliser leur peuple. Deuxièmement, le pays a vu son influence se réduire considérablement depuis début 2018, craignant ainsi un « Japan passing », une exclusion de Tokyo des négociations en cours sur le nucléaire nord-coréen. Troisièmement, le Japon s’inquiète du rôle joué par la Chine, qui a tout intérêt à attiser les tensions entre l’archipel et la péninsule coréenne afin d’isoler le premier, ce qui était déjà le cas au début du mandat de Park Geun-hye à la présidence sud-coréenne entre 2012 et 2015.
22La Russie est le second voisin utile de la péninsule mais pour des raisons économiques bien plus que politiques. À la différence de Pékin, Moscou ne dispose plus d’une alliance militaire avec Pyongyang depuis 1991 et le non-renouvellement du Traité d’amitié sino-nord-coréen de 1961. Son influence sur la Corée du Nord s’est considérablement affaiblie depuis la chute de l’Union soviétique et l’inversion de la politique du pays qui visait à prioriser le Nord sur le Sud – et ce, même si la Russie a été un des deux seuls pays visités par Kim Jong-il, avec la Chine, entre 1994 et 2011. La reprise de la coopération s’est faite en deux temps, à partir de 2000 à la suite en particulier de la visite du président Poutine à Pyongyang, puis plus récemment, avec la visite du ministre des Affaires étrangères russe, Sergeï Lavrov, en mai 2018. Cette coopération entre les deux pays, qui avait été renforcée en 2014 et 2015 par la signature de nombreux accords portant sur l’agriculture mais aussi sur l’envoi de travailleurs nord- coréens en Russie, est rendue difficile par la multiplication des sanctions qui, depuis décembre 2017, fixent un délai maximum de deux ans pour le retour de l’ensemble de ces ressortissants, qui constituaient une source importante de devises pour le régime. Le rôle de Moscou est également limité sur le dossier nucléaire puisque, si la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, s’oppose évidemment à la nucléarisation de la Corée du Nord, elle apparaît néanmoins en retrait par rapport à la Chine en termes d’initiatives diplomatiques.
23En revanche, la Russie considère la Corée du Nord comme une interface de transit pour accroître à terme le commerce avec la Corée du Sud, son véritable partenaire dans la péninsule, alors que celle-ci y voit un moyen de diversifier ses partenaires économiques tout en renforçant, à terme, sa sécurité énergétique. Cette potentielle coopération russo-sud-coréenne via la Corée du Nord est fondamentale et fut mise en avant lors de la visite du président Moon au Forum économique oriental de septembre 2017 et surtout lors de sa visite à Moscou en juin 2018, une première pour un dirigeant sud-coréen depuis 1999. En conclusion de cette visite, la déclaration conjointe était claire : « des projets d’infrastructure de grande envergure contribueront à la paix et à la prospérité en Asie du Nord-Est », notamment dans le domaine du transport – avec pour objectif de relier le Transsibérien et le train transcoréen – et dans celui de l’énergie. La Corée du Sud a ainsi présenté son projet de « trois ceintures économiques », l’une d’elles étant la ceinture de la « mer de l’Est », permettant au pays d’importer énergie et ressources naturelles de Russie via la façade maritime orientale de la péninsule.
L’incapacité à dépasser les luttes d’influence régionales
24La péninsule coréenne apparaît ainsi comme un laboratoire politique pour tout État cherchant à limiter l’influence des puissances régionales. Les deux Corées demeurent cependant fortement dépendantes de leurs alliés respectifs et leurs voisins japonais et russe ne peuvent servir de solution alternative. Dans ce cadre, les deux Corées cherchent à diversifier leurs partenaires avec un succès très limité. La Corée du Nord entretient des relations historiques de coopération avec des États d’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud-Est, mais celles-ci sont désormais limitées par les sanctions onusiennes. Le pays cherche donc soit à contourner ces sanctions, soit à se rapprocher d’acteurs non étatiques afin de poursuivre les activités illicites que le rapport des experts des Nations unies sur le pays rappelle chaque année. La Corée du Sud mise de son côté sur son statut de puissance moyenne. Ayant été en 2010 le premier pays non membre du g8 à accueillir un g20, elle multiplie les initiatives à travers le réseau mikta, rassemblant le Mexique, l’Indonésie, la Corée du Sud, la Turquie et l’Australie, ou encore vis-à-vis de l’Union européenne, avec qui un accord de libre-échange a été signé dès 2010.
25Malgré l’activisme diplomatique des deux pays, la recherche d’un équilibre entre dépendance et autonomie reste difficile à mener à bien. La crise nucléaire qui perdure, bien que l’apaisement ait été mis en scène par la Corée du Nord et le président américain, renforce la dépendance des deux pays envers leurs alliés. Et si le rapprochement intercoréen permet de stabiliser la péninsule en réduisant les tensions, il ne permet pas aux deux pays d’accroître leur autonomie tant la méfiance demeure entre Pyongyang et Séoul. Quant au renforcement progressif de la compétition régionale entre les États-Unis et la Chine, il devrait encore augmenter l’influence de ces derniers dans la région, rendant d’autant plus difficile la diversification des partenaires des deux Corées.
Notes
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« North Korea’s uk Ambassador : “We Want Peace, But We’ve Been Victimised” », TheGuardian.com, 13 janvier 2016.
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[2]
Cf. notamment son fameux America’s Strategy in World Politics, New York (N. Y.), Harcourt, Brace & Co, 1942.