Notes
-
[1]
Organisation armée secrète, créée en février 1961 et regroupant les défenseurs les plus radicaux de l’Algérie française.
-
[2]
Cf. Dominique Albertini et David Doucet, Histoire du Front national, Paris, Tallandier, 2013, p. 22.
-
[3]
Roger Holeindre tente alors lui aussi de récupérer les anciens d’Occident en lançant l’idée d’un « Parti national unitaire ».
-
[4]
Cf. Nicolas Lebourg et Jonathan Preda, « Ordre nouveau : fin des illusions droitières et matrice activiste du premier Front national », Studia Historica. Historia Contemporánea, n° 30, 2012, p. 209.
-
[5]
Ignazi Piero, « La force des racines : la culture politique du Mouvement social italien au seuil du gouvernement », Revue française de science politique, vol. 44, n° 6, 1994, p. 1014-1018.
-
[6]
Cf. Nicolas Lebourg, Jonathan Preda et Joseph Beauregard, Aux racines du fn. L’histoire du mouvement Ordre nouveau, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2014, p. 16 et suiv.
-
[7]
Nicolas Lebourg et Jonathan Preda, « Ordre nouveau… », art. cité, p. 209-210 ; Dominique Albertini et David Doucet, Histoire du Front national, op. cit., p. 29-30 ; François Duprat, Les Mouvements d’extrême droite en France depuis 1944, Paris, L’Albatros, 1972, p. 198.
-
[8]
Nicolas Lebourg, Jonathan Preda et Joseph Beauregard, Aux racines du fn, op. cit., p. 57.
-
[9]
Maurice Bardèche, « Fin de l’après-guerre et du gaullisme », Défense de l’Occident, n° 109, 1973, p. 4 et suiv.
-
[10]
« Front national. Éléments de stratégie politique », Ordre nouveau hebdo, 19-25 octobre 1972.
-
[11]
François Duprat, Les Mouvements d’extrême droite en France depuis 1944, op. cit., p. 203.
-
[12]
« Inter-actualités », Ina.fr, 19 décembre 1971.
-
[13]
Ordre nouveau hebdo, 5-12 octobre 1972. Cf. Nicolas Lebourg, Jonathan Preda et Joseph Beauregard, Aux racines du fn, op. cit., p. 78-79 ; Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées, Paris, Seuil, 2014, p. 30-35.
-
[14]
Ordre nouveau hebdo, 12-18 octobre 1972.
-
[15]
Cité par Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg, François Duprat, l’homme qui inventa le Front national, Paris, Denoël, 2012, p. 148. Cf. aussi Myriam Aït-Aoudia et Alexandre Dézé, « Contribution à une approche sociologique de la genèse partisane : une analyse du Front national, du Movimento sociale italiano et du Front islamique du salut », Revue française de science politique, vol. 61, n° 4, 2011, p. 631-657.
-
[16]
Notamment le minuscule Parti de l’unité française présidé par Roger Holeindre ; Guy Ribeaud, proche de Georges Bidault au sein du Mouvement pour la justice et la liberté ; l’équipe de la revue Militant, dirigée par l’ancien Waffen-SS Pierre Bousquet. Sollicités, les maurrassiens de la Restauration nationale déclineront l’invitation.
-
[17]
Organisation paramilitaire et collaborationniste créée par Joseph Darnand en janvier 1943.
-
[18]
Entretien de Jean-Marie Le Pen avec l’auteur, 26 avril 2011.
-
[19]
Cf. « Incorrigible droite ! », Rivarol, 30 novembre 1972 ; « La polémique autour de l’appellation “Front national” », Le Monde, 30 octobre 1972.
-
[20]
Jean-Yves Camus, « Origine et formation du Front national (1972-1981) », in Nonna Mayer et Pascal Perrineau (dir.), Le Front national à découvert, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 19-20.
-
[21]
Cf. Ulysse Korolitski, Punir le racisme ? Liberté d’expression, démocratie et discours racistes, Paris, cnrs Éditions, 2015, p. 50-67 ; Marc Olivier Baruch, Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit, Paris, Tallandier, 2013, p. 53-56.
-
[22]
Dominique Albertini et David Doucet, Histoire du Front national, op. cit., p. 37-38.
-
[23]
« Le sens de notre combat », Front national, n° 3, janvier 1973.
-
[24]
« L’enjeu », Front national. Numéro spécial cadres, décembre 1972.
-
[25]
« L’Europe », Front national, n° 3, janvier 1973.
-
[26]
Jean-Marie Le Pen, « Résumé du programme du Front national », Militant, janvier 1973.
-
[27]
« Et l’Europe ? », Militant, décembre 1972. Sur la question des évolutions du fn à l’égard de l’Europe, cf. Emmanuelle Reungoat, « Le Front national et l’Union européenne. La radicalisation comme continuité », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (dir.), Les Faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 225-245.
-
[28]
Jean-Marie Le Pen, « Pour une candidature nationale », Minute, 11-17 octobre 1972.
-
[29]
« Front national. Éléments de stratégie politique », art. cité.
-
[30]
Ordre nouveau hebdo, 9-15 novembre 1972.
-
[31]
Alain Robert, « Une option capitale », Militant, décembre 1972.
-
[32]
« Première conférence de presse », Rivarol, 9 novembre 1972.
-
[33]
Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg, François Duprat…, op. cit., p. 158.
-
[34]
Pierre Pauty, « Qu’est-ce que la droite ? », Militant, décembre 1972.
-
[35]
Cf. « Pas de nouveau Tixier à droite », Faire Front !, n° 2, 15 octobre 1973.
1Né en 1972, le Front national (fn) puise ses origines dans le terreau du « nationalisme révolutionnaire », idéologie portée par les jeunes néofascistes du mouvement Ordre nouveau (on). Ces adeptes de la violence ont pour emblème la croix celtique. Leur programme, hostile à l’« ordre bourgeois », tient en quelques idées-forces inspirées de la révolution conservatrice allemande de l’entre-deux-guerres et des fascismes européens : défense de l’Occident, hantise du mélange et de l’altérité, recherche d’une « troisième voie » entre communisme et capitalisme. Cette vision du monde n’offre guère de points communs avec la culture politique du Jean-Marie Le Pen de ces années. Au sein des extrêmes droites françaises, le futur président du fn représente alors une tendance plus modérée. En matière économique, il défend un discours libéral arc-bouté sur la défense du petit commerce et de l’artisanat. Le Pen est pourtant l’homme que les militants d’on vont choisir pour présider le Front national, formation créée pour porter leurs couleurs devant les électeurs. Le chemin parcouru en commun sera de courte durée, Le Pen restant à l’arrivée seul maître à bord. Inscrit dans les gènes du fn, l’échec de cette tentative de rassemblement éclaire les contradictions d’un parti tiraillé entre dénonciation du « système » et velléités d’intégration au jeu politique, exaltation de la violence et conservatisme.
Reconstruire
2Au lendemain des événements de Mai 68, l’extrême droite nationaliste semble concentrer tous les travers qui, depuis son émergence à la fin du xixe siècle, ont eu si souvent raison de ses ambitions politiques : querelles intestines, inadaptation aux règles du jeu électoral, mélange de violence et de dilettantisme condamnant ses acteurs à une agitation stérile. Depuis dix ans, les revers se sont accumulés. La poussée de fièvre poujadiste (1953-1958) a été balayée par l’adoption de la Ve République, et l’oas [1] a vécu. En octobre 1968, après quatre ans et demi d’existence, le mouvement néofasciste Occident est dissous par Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur à poigne du gouvernement dirigé par Maurice Couve de Murville. Comptant quelque mille cinq cents adhérents à son apogée, pour la plupart étudiants, Occident s’était illustré au Quartier latin par ses combats de rue contre les militants gauchistes, son bruyant soutien à l’Algérie française et un antigaullisme viscéral qui lui valut la sympathie des vaincus de la Libération.
3Avec la disparition d’Occident, certains cadres du mouvement, comme Alain Madelin et Patrick Devedjian, remisent barres de fer et poings américains pour une existence plus assagie sur les bancs de la faculté de droit ou de Sciences Po – de brillantes carrières à l’enseigne de la droite classique attendent ces têtes bien faites. Pour d’autres, le combat continue au sein du gud (Groupe Union Droit, qui deviendra par la suite Groupe Union Défense), dirigé par l’un des principaux meneurs d’Occident, Alain Robert, qui met en place cette structure de repli en réponse au désir d’action des orphelins du mouvement dissous [2]. Âgé de 24 ans, orateur médiocre mais organisateur de talent, admirateur du théoricien antisémite Édouard Drumont – il est membre de l’Association des amis d’Édouard Drumont créée en 1964 –, Alain Robert va battre le rappel des étudiants nationalistes. Aiguillonné par François Duprat, autre ancien d’Occident, il emploie toute sa force de persuasion pour jeter les bases d’un nouveau mouvement. Il ambitionne de réunir sous le même toit les différentes chapelles de l’extrémisme de droite. Robert et Duprat manifestent, en la circonstance, une détermination qui tranche avec les timides tentatives de rassemblement entreprises depuis l’échec de Jean-Louis Tixier-Vignancour à l’élection présidentielle de 1965. Avec plus ou moins de succès, des discussions s’engagent ainsi avec les Jeunesses patriotes et sociales, groupuscule tout juste fondé par Roger Holeindre [3], tandis qu’un accord de principe est envisagé avec une partie des membres de la revue Pour une jeune Europe, en délicatesse avec le gud depuis la dissolution d’Occident. Alain Robert et François Duprat lorgnent également du côté des maigres troupes de l’Alliance républicaine pour la liberté et le progrès, groupement en décrue d’un Tixier-Vignancour discrédité par son ralliement à de Gaulle après la crise de Mai. Tous ces conciliabules n’engagent guère qu’une poignée de militants, « nationalistes européens », « nationaux », « nationalistes révolutionnaires », vétérans de la collaboration, anciens de l’Algérie française ou du mouvement Poujade, transfuges de l’Action française et autres demi-soldes de l’extrême droite.
4Le nom du nouveau mouvement finalement mis sur pied par Alain Robert en décembre 1969, Ordre nouveau, recèle une charge provocatrice pleinement assumée par l’intéressé [4]. Dans le contexte de la fin des années 1960, le terme ranime la mémoire enfouie d’une figure de propagande exploitée ad nauseam par la presse collaborationniste sous Vichy – l’« ordre nouveau » d’une Europe réorganisée par les armées d’Hitler. Il est aussi le décalque français du nom porté par l’une des branches les plus radicales du Mouvement social italien (msi), Ordine Nuovo. Au regard du grand modèle que constitue le msi pour les instigateurs d’Ordre nouveau, cet emprunt traduit à la fois l’ambition et les contradictions cultivées par Robert et son entourage. Alors en pleine ascension électorale, le msi prétend rester fidèle à l’idéologie fasciste qui fonde son identité depuis sa création en 1946. Des critiques s’élèvent néanmoins au sein du parti pour dénoncer les tendances conservatrices, électoralistes et parlementaires d’une direction qui, au nom de l’anticommunisme, aurait abdiqué toute velléité révolutionnaire et, en prêtant main-forte aux majorités de la Démocratie chrétienne, renoncé à la pureté de ses fondamentaux [5]. Accommodement avec le régime, positionnement atlantiste, oubli du programme « social » porté par le fascisme : autant d’angles d’attaque mobilisés par les militants d’Ordine Nuovo, qui tenteront de faire entendre leur différence lors du congrès tenu par le msi à Rome en janvier 1973. Sur toutes ces questions, les tensions qui agitent la vie du « parti frère » italien vont se répercuter sur celle d’Ordre nouveau, tiraillé dès l’origine entre tentation « révolutionnaire » et volonté d’intégrer le jeu politique [6].
5Pour l’heure, ces contradictions pourtant bien réelles ne semblent guère devoir tempérer l’activisme agressif d’un mouvement dont la réputation se construit d’abord dans la rue, à coups de manches de pioche contre les gauchistes. Organisé en mai 1970 à la Mutualité, dans le Ve arrondissement de Paris, le premier grand meeting d’Ordre nouveau porte la marque de cet extrémisme décomplexé. L’ancien milicien François Brigneau, éditorialiste à Minute, se prononce ainsi pour la constitution d’un « parti révolutionnaire blanc comme notre race, rouge comme notre sang et vert comme notre espérance ». François Duprat encense la dictature des colonels grecs, tandis qu’une forêt de bras tendus accueille un délégué du msi [7]. Cette première démonstration de force est un succès. Elle prouve la capacité d’on à réunir, le temps d’une soirée, les différentes coteries de l’extrême droite française. Le mouvement voit affluer de nouveaux militants ; il regroupera quelque deux mille trois cents adhérents en 1971 [8]. Depuis l’après-guerre, jamais organisation néofasciste n’avait atteint une telle audience. on n’en fait pas moins figure de nain politique, comme en témoignent les scores dérisoires obtenus par une poignée de candidats sortis de ses rangs aux élections municipales de 1971.
Désenclaver le nationalisme
6Sortir de la marginalité : tel est l’impératif des chefs d’on, qui ont tous désormais plus de 25 ans. D’autant que la séquence politique qui s’ouvre offre à leurs yeux de nouvelles raisons d’espérer. L’extrême droite française est alors convaincue d’assister à la fin d’une époque, comme le résumera le théoricien fasciste Maurice Bardèche dans les colonnes de sa revue Défense de l’Occident [9]. Fin du gaullisme, fin de l’après-guerre, vieillissement de la génération qui avait connu les heures « héroïques » du fascisme conquérant. La crise de Mai, l’agitation gauchiste, le retrait du Général, ont plongé les électeurs de l’udr (Union des démocrates pour la République) dans un désarroi laissant espérer l’éclosion de forces neuves, constate encore Bardèche dans Défense de l’Occident. on a l’ambition d’ouvrir une brèche au sein du parti gaulliste en flattant l’anticommunisme de ses électeurs. L’idée première est bien d’occuper à la droite de la droite l’espace laissé vacant par l’évolution vers le centre du gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, tout à son projet de « nouvelle société ». Ordre nouveau cherche aussi à attiser la grande peur qu’inspire dans certains milieux l’unité enfin réalisée des socialistes, premier pas vers la signature du programme commun de l’union de la gauche en 1972. Fidèle à sa rhétorique du pire, le mouvement à la croix celtique prophétise un « nouveau Prague », voire un scénario à la chilienne [10] – le socialiste Salvador Allende dirige alors un pays au bord de la guerre civile.
7Chez les cadres d’on, l’idée d’un « front national », uniquement dédié à la lutte électorale, commence à faire son chemin. N’est-il pas temps d’opter pour la stratégie la plus responsable, celle d’un « parti légal et normal » [11], à l’exemple du msi en Italie ? « Nous sommes en train de préparer pour les élections législatives de 1973 un front national avec la quasi-totalité des personnalités de l’opposition nationale », assure François Duprat lors d’un meeting en décembre 1971 [12]. La nouvelle orientation du mouvement est adoptée lors du deuxième congrès d’on, en juin 1972. Il est alors décidé d’« élargir le cadre du combat nationaliste en pratiquant une “ouverture” aussi large que possible [13] ». Cet aggiornamento en déroute plus d’un. « Nous entrons dans un domaine totalement nouveau, une terra incognita de la politique », reconnaîtra l’organe du mouvement [14]. En jouant la carte du rassemblement et de l’intégration au jeu électoral, on ne risque-t-il pas d’aseptiser son image, de diluer son identité dans un vague conglomérat conservateur de connivence avec le « système » ? Le « nationalisme révolutionnaire » hérité d’Occident est-il soluble dans le courant « national », incarné par les anciens du mouvement Poujade et des comités Tixier-Vignancour ? Théoricien en titre d’on, François Duprat explique que « la tactique légaliste n’est qu’une pièce de la stratégie révolutionnaire, non une conversion idéologique à la démocratie [15] ». Le degré de confiance de la base sera évidemment fonction de la réussite du projet engagé par ses chefs.
8Reste à présenter une image « respectable » et, pour ce faire, trouver un homme susceptible de conduire à la bataille les jeunes troupes d’on, grossies de quelques groupuscules ralliés à sa stratégie de « front national » [16]. Après bien des atermoiements, le choix se porte sur Jean-Marie Le Pen. Âgé de 44 ans, l’ancien para de la guerre d’Algérie semble alors avoir fait le deuil de ses ambitions politiques. Élu député de Paris en 1956 sous l’étiquette poujadiste, un temps rallié au Centre national des indépendants et paysans où il croisera Valéry Giscard d’Estaing, Jean-Marie Le Pen s’illustre ensuite aux côtés de Jean-Louis Tixier-Vignancour, candidat à l’élection présidentielle de 1965. Lors de la campagne, c’est lui qui anime les « comités Tixier », sillonnant les plages françaises à bord d’une caravane électorale. Mais, avec 5,27 % des suffrages exprimés et son appel à voter François Mitterrand au second tour, l’avocat d’extrême droite achève de décevoir son bouillant directeur de campagne, qui s’éloigne alors de la vie politique. Le Pen se reconvertit en petit patron. Il végète longtemps à la direction de la serp, une modeste maison de disques qui réédite les chants et chœurs du IIIe Reich.
9Le Jean-Marie Le Pen de ces années ne dédaigne pas la compagnie d’anciens collaborateurs. Léon Gaultier, son associé à la serp, était membre de la Milice [17] et s’était engagé dans la Waffen-SS. Le Pen compte aussi parmi ses proches Victor Barthélemy, ancien du Parti populaire français de Jacques Doriot. Néanmoins, en dépit d’une image tenace, ce rescapé de la IVe République n’a rien d’un néofasciste. Le Pen est alors un pur produit de la tradition poujadiste et de l’Algérie française pétri d’anticommunisme et d’antigaullisme. Une droite décomplexée, autoritaire voire musclée, mais respectueuse des institutions. Bref, il n’a pas grand-chose en commun avec les activistes du mouvement Ordre nouveau. Aux yeux d’on, Le Pen incarne au premier chef ces « nationaux » dédaignés pour leur conservatisme social, leur populisme électoral et leur vaine nostalgie du poujadisme. L’ancien député présente néanmoins plusieurs atouts : d’indéniables qualités d’orateur, un carnet d’adresses dans le monde politique et une image de « modéré », en comparaison des jeunes nervis d’Ordre nouveau.
10L’entregent de François Brigneau facilite les négociations. Vieil ami de Le Pen, l’éditorialiste de Minute entretient les meilleures relations avec Alain Robert. Le Pen pose ses conditions. « J’étais d’accord pour faire quelque chose, mais pas pour être une potiche », témoignera-t-il [18]. Dans l’esprit des cadres d’Ordre nouveau, le fn doit être un cartel électoral, une confédération de mouvements au sein de laquelle ils souhaitent préserver leur autonomie… tout en contrôlant les rouages du nouveau parti. Rompu aux jeux d’appareil, Le Pen tient bon : on n’obtient qu’un tiers des sièges du bureau politique. La présidence échoit à Le Pen, le secrétariat général à Alain Robert.
11Officiellement lancé le 5 octobre 1972 à la salle des Horticulteurs à Paris, le « Front national pour l’unité française » repose déjà sur un équilibre précaire. D’autant que Le Pen avait promis le renfort de nombreux militants rencontrés à l’époque du poujadisme et des « comités Tixier ». Or la moisson s’avère très décevante. Ne répondent à l’appel que les maigres troupes du Front uni de soutien au Sud-Vietnam et celles, non moins dérisoires, du Mouvement pour la justice et la liberté, le groupuscule de Georges Bidault – figure de la Résistance passée à l’oas. Dans les faits, c’est bien Ordre nouveau qui, incitant tous ses adhérents à rejoindre la nouvelle formation, fournit au fn le gros de ses bataillons. Telle n’était pas la configuration initialement dépeinte par Le Pen à Bidault, lequel refuse le compagnonnage des « petites frappes fascistes » d’Alain Robert et claque la porte du parti une semaine après sa fondation [19].
12Aidé financièrement par le msi, qui imprime ses affiches et auquel il emprunte son sigle, la flamme tricolore, le fn se met en ordre de bataille pour les élections législatives de mars 1973. Les quelques mots d’ordre qui rythmeront sa campagne appartiennent sans surprise au registre de la protestation : « Chassons les voleurs du pouvoir ! », « Barrons la route au Front populaire ! », « Avec le Front national, fâchons-nous ! ». Le fn prétend vouloir « abaisser le communisme, abaisser l’udr, abaisser la majorité ». Comme le souligne Jean-Yves Camus, le programme rendu public par le nouveau parti est « issu […] d’un compromis entre nationalisme révolutionnaire et conservatisme [20] ». Renforcement du contrôle parlementaire, mode de scrutin proportionnel, « dépolitisation » de l’enseignement, défense des agriculteurs, des commerçants et des artisans, invitation adressée aux mères de garder le foyer… La fibre populiste et conservatrice du premier programme frontiste rappelle davantage les vieilles thématiques poujadistes que les options « révolutionnaires » qui imprègnent l’imaginaire d’Ordre nouveau. L’influence d’Alain Robert se fait néanmoins sentir sur certains points. Ainsi de la valorisation de la jeunesse ou l’accent mis – discrètement – sur la lutte contre l’immigration, thème sur lequel Le Pen hésite alors à s’engager. Le discours anti-immigrés est alors rejeté aux marges du jeu politique, comme vient de le démontrer le large consensus manifesté par les députés de toutes tendances à l’occasion des débats qui ont abouti en juillet 1972 au vote de la loi Pleven – arsenal juridique visant à réprimer les menées racistes [21].
13La rédaction du volet économique échoit à Gérard Longuet – alors étudiant à l’École nationale d’administration, l’ancien militant d’on a pris ses distances avec l’activisme d’extrême droite mais conserve toute son amitié à Alain Robert. Il s’en dégage une tonalité d’orientation globalement libérale, l’auteur en appelant néanmoins à l’adoption d’une loi antitrust pour combattre les « féodalités publiques et privées » [22].
14Le fn axe une grande partie de sa campagne sur la défense des valeurs traditionnelles. Il dénonce les « folies de la pédagogie libertaire, la pornophilie prétendue éducation sexuelle [23] », « les minorités d’asociaux structurels, obsédés d’avortement ou prosélyte des hétérodoxies sexuelles [24] ». La question européenne est également très présente dans ses documents de propagande électorale. Le fn d’alors défend avec passion l’unité européenne, Jean-Marie Le Pen allant jusqu’à envisager des « abandons limités de souveraineté » [25] et, sur le plan militaire, « la coordination des forces françaises et britanniques » [26]. Trésorier du Front national, Pierre Bousquet, ancien de la Division de la SS Charlemagne, défend dans sa revue Militant l’idée d’une « fédération européenne pourvue d’un exécutif fédéral, d’un parlement fédéral, d’une justice fédérale, chaque État conservant la libre gestion de ses affaires internes et donc de son propre système politique [27] ». L’union de l’Occident face à la menace soviétique conditionne étroitement ce discours d’intégration. Admirateur de Richard Nixon, tout juste réélu à la présidence des États-Unis, Jean-Marie Le Pen incrimine « la politique prosoviétique de l’udr », accusée de connivence avec un Parti communiste soupçonné de vouloir transformer la France en démocratie populaire. « Depuis quinze ans, on fait, avec les voix des électeurs nationaux, la politique des communistes, avec les voix de la droite, la politique de la gauche », résume le président du fn dans les colonnes de Minute [28].
15La plateforme politique minimale trouvée entre Jean-Marie Le Pen et les jeunes d’Ordre nouveau, l’orientation conservatrice d’une campagne qui s’engourdit, obligent Alain Robert et les siens à faire entendre leur différence. Ordre nouveau hebdo insiste ainsi sur la « volonté révolutionnaire qui fait de nous les nationalistes que nous sommes [29] ». « Nous sommes peut-être les seuls, mais nous ne sommes pas du centre ! », titre en novembre 1972 l’organe du mouvement qui prend pour cible « les grands monopoles capitalistes » [30]. Alain Robert prévient, dans les colonnes de Militant : « Il est impensable que le Front national se prévale d’une étiquette conservatrice qui appartient au théâtre d’ombres [31]. »
16Jean-Marie Le Pen se veut le porte-voix de la « droite populaire, sociale et nationale » [32]. Comme l’ont montré Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg, le fn est « alors la seule formation à s’autodéfinir de droite, terme honteux depuis la Libération » mais « force en devenir, puisque 25 % des sondés se positionnent alors ouvertement au sein de ce champ politique dont nulle formation ne se réclame » [33]. L’injonction à se revendiquer « de droite » n’entre guère dans la culture partisane d’on, comme le constate la revue Militant qui fait appel au bon sens de ses lecteurs : « Soyons réalistes, quoi que nous disions, écrivions ou faisions, nous dirons de nous que nous sommes des gens de droite ou d’extrême droite, allons-nous perdre notre temps à essayer de nous en défendre [34] ? »
L’échec
17La première épreuve des urnes aux élections législatives de 1973 s’avère catastrophique pour le jeune parti, dont les deux tiers des candidats sont membres d’on. Si Jean-Marie Le Pen dépasse les 5 % à Paris, le fn, qui n’a présenté que cent cinq candidatures, ne rassemble sur son nom que 1,32 % d’électeurs à l’échelle nationale. Une douche froide qui incite Alain Robert à revoir sa stratégie. Le Pen devient soudain très encombrant. Durant la campagne, avec sa condescendance, ce mélange d’autoritarisme et de cabotinage qui le caractérise, le président du fn a presque réussi à faire l’unanimité contre lui – on dénoncera bientôt sa « tendance au despotisme » [35].
18Pour remobiliser ses troupes et signifier à ses aînés qu’on reste une organisation indépendante, Alain Robert organise le 21 juin 1973 un grand meeting à la Mutualité. Le thème choisi pour cette soirée aura la vie dure à l’extrême droite : « Halte à l’immigration sauvage ». Un terrain sur lequel Le Pen hésite alors toujours à s’aventurer. Dans l’esprit de Robert, le slogan se veut aussi un message adressé aux éléments les plus extrémistes de son mouvement : en dépit de ses velléités électorales, Ordre nouveau reste le groupe violent et xénophobe qu’il n’a jamais cessé d’être. Ce meeting va pourtant causer sa perte. Les organisations d’extrême gauche, la Ligue communiste d’Alain Krivine en tête, ont mobilisé leurs militants contre la réunion d’on. Des centaines de manifestants gauchistes, casqués, armés de manches de pioche et munis de cocktails Molotov s’acharnent sur les crs chargés de protéger la réunion. D’une violence sans doute inégalée depuis Mai 68, les affrontements se soldent par un très lourd bilan : plus de soixante-dix policiers blessés, dont un grièvement brûlé, plusieurs cars de crs calcinés. L’occasion est trop belle pour le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, qui mène alors un jeu trouble entre infiltration d’on et provocations policières visant à entraîner les forces gauchistes sur le terrain de la violence pour mieux justifier leur répression. Il annonce la dissolution immédiate d’Ordre nouveau et de la Ligue communiste.
19Alain Robert se retourne alors naturellement vers le fn. N’en est-il pas, selon les statuts, le secrétaire général ? Le bras de fer s’engage. Robert exige pour lui et ses amis la majorité des places au sein du bureau politique. Refus net de Le Pen. C’est la rupture, suivie d’un déballage de linge sale et d’une bataille juridique pour la propriété du Front national. Les anciens d’on s’en vont fonder un nouveau groupuscule, « Faire Front », qui donnera naissance au Parti des forces nouvelles en 1974. Enfin débarrassé de ses concurrents, mais abandonné par la plupart des militants, Le Pen impose un bureau politique tout à sa dévotion. L’ancien député poujadiste se retrouve bien seul : une poignée de fidèles, une audience à peu près nulle et plus un sou. Tout reste à construire…
Notes
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[1]
Organisation armée secrète, créée en février 1961 et regroupant les défenseurs les plus radicaux de l’Algérie française.
-
[2]
Cf. Dominique Albertini et David Doucet, Histoire du Front national, Paris, Tallandier, 2013, p. 22.
-
[3]
Roger Holeindre tente alors lui aussi de récupérer les anciens d’Occident en lançant l’idée d’un « Parti national unitaire ».
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[4]
Cf. Nicolas Lebourg et Jonathan Preda, « Ordre nouveau : fin des illusions droitières et matrice activiste du premier Front national », Studia Historica. Historia Contemporánea, n° 30, 2012, p. 209.
-
[5]
Ignazi Piero, « La force des racines : la culture politique du Mouvement social italien au seuil du gouvernement », Revue française de science politique, vol. 44, n° 6, 1994, p. 1014-1018.
-
[6]
Cf. Nicolas Lebourg, Jonathan Preda et Joseph Beauregard, Aux racines du fn. L’histoire du mouvement Ordre nouveau, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2014, p. 16 et suiv.
-
[7]
Nicolas Lebourg et Jonathan Preda, « Ordre nouveau… », art. cité, p. 209-210 ; Dominique Albertini et David Doucet, Histoire du Front national, op. cit., p. 29-30 ; François Duprat, Les Mouvements d’extrême droite en France depuis 1944, Paris, L’Albatros, 1972, p. 198.
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[8]
Nicolas Lebourg, Jonathan Preda et Joseph Beauregard, Aux racines du fn, op. cit., p. 57.
-
[9]
Maurice Bardèche, « Fin de l’après-guerre et du gaullisme », Défense de l’Occident, n° 109, 1973, p. 4 et suiv.
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[10]
« Front national. Éléments de stratégie politique », Ordre nouveau hebdo, 19-25 octobre 1972.
-
[11]
François Duprat, Les Mouvements d’extrême droite en France depuis 1944, op. cit., p. 203.
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[12]
« Inter-actualités », Ina.fr, 19 décembre 1971.
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[13]
Ordre nouveau hebdo, 5-12 octobre 1972. Cf. Nicolas Lebourg, Jonathan Preda et Joseph Beauregard, Aux racines du fn, op. cit., p. 78-79 ; Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées, Paris, Seuil, 2014, p. 30-35.
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[14]
Ordre nouveau hebdo, 12-18 octobre 1972.
-
[15]
Cité par Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg, François Duprat, l’homme qui inventa le Front national, Paris, Denoël, 2012, p. 148. Cf. aussi Myriam Aït-Aoudia et Alexandre Dézé, « Contribution à une approche sociologique de la genèse partisane : une analyse du Front national, du Movimento sociale italiano et du Front islamique du salut », Revue française de science politique, vol. 61, n° 4, 2011, p. 631-657.
-
[16]
Notamment le minuscule Parti de l’unité française présidé par Roger Holeindre ; Guy Ribeaud, proche de Georges Bidault au sein du Mouvement pour la justice et la liberté ; l’équipe de la revue Militant, dirigée par l’ancien Waffen-SS Pierre Bousquet. Sollicités, les maurrassiens de la Restauration nationale déclineront l’invitation.
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[17]
Organisation paramilitaire et collaborationniste créée par Joseph Darnand en janvier 1943.
-
[18]
Entretien de Jean-Marie Le Pen avec l’auteur, 26 avril 2011.
-
[19]
Cf. « Incorrigible droite ! », Rivarol, 30 novembre 1972 ; « La polémique autour de l’appellation “Front national” », Le Monde, 30 octobre 1972.
-
[20]
Jean-Yves Camus, « Origine et formation du Front national (1972-1981) », in Nonna Mayer et Pascal Perrineau (dir.), Le Front national à découvert, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 19-20.
-
[21]
Cf. Ulysse Korolitski, Punir le racisme ? Liberté d’expression, démocratie et discours racistes, Paris, cnrs Éditions, 2015, p. 50-67 ; Marc Olivier Baruch, Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit, Paris, Tallandier, 2013, p. 53-56.
-
[22]
Dominique Albertini et David Doucet, Histoire du Front national, op. cit., p. 37-38.
-
[23]
« Le sens de notre combat », Front national, n° 3, janvier 1973.
-
[24]
« L’enjeu », Front national. Numéro spécial cadres, décembre 1972.
-
[25]
« L’Europe », Front national, n° 3, janvier 1973.
-
[26]
Jean-Marie Le Pen, « Résumé du programme du Front national », Militant, janvier 1973.
-
[27]
« Et l’Europe ? », Militant, décembre 1972. Sur la question des évolutions du fn à l’égard de l’Europe, cf. Emmanuelle Reungoat, « Le Front national et l’Union européenne. La radicalisation comme continuité », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (dir.), Les Faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 225-245.
-
[28]
Jean-Marie Le Pen, « Pour une candidature nationale », Minute, 11-17 octobre 1972.
-
[29]
« Front national. Éléments de stratégie politique », art. cité.
-
[30]
Ordre nouveau hebdo, 9-15 novembre 1972.
-
[31]
Alain Robert, « Une option capitale », Militant, décembre 1972.
-
[32]
« Première conférence de presse », Rivarol, 9 novembre 1972.
-
[33]
Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg, François Duprat…, op. cit., p. 158.
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[34]
Pierre Pauty, « Qu’est-ce que la droite ? », Militant, décembre 1972.
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[35]
Cf. « Pas de nouveau Tixier à droite », Faire Front !, n° 2, 15 octobre 1973.