Notes
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Les parallèles entre le rôle de la Ferme générale sous l’Ancien Régime et celui de la société Écomouv’ au début du xxie siècle ont été nombreux durant cet épisode, à commencer par le démontage des portiques qui n’était pas sans rappeler les attaques que lançaient autrefois les émeutiers contre les barrières de l’octroi ou les péages.
1L’automne 2013 s’est distingué par le retour sur le devant de la scène politique et médiatique d’une forme de contestation sociale peu visible au cours des dernières années. Le mouvement des « Bonnets rouges » bretons a brusquement réinscrit la révolte fiscale au cœur de la politique contemporaine et forcé le gouvernement français à renoncer à l’application de l’écotaxe, pourtant prévue de longue date. Les manifestations organisées par ce collectif aux contours flous, usant de la référence à une lointaine révolte des paysans bretons contre le « papier timbré » au xviie siècle, intervenaient au terme d’une séquence qui avait vu la politique fiscale de la majorité socialiste contestée de toutes parts, depuis la mobilisation éclair et réussie des « Pigeons » à l’automne 2012 jusqu’à l’exil, très fortement médiatisé et mis en scène, du comédien Gérard Depardieu pour cause de refus des hausses d’impôts sur les plus riches. À l’évidence, dans le contexte de crise économique et d’objectif de réduction des déficits, la question fiscale est devenue un point de crispation et un révélateur des tensions qui parcourent la société française. Paralysé, le gouvernement a dû renoncer à plusieurs reprises à des réformes ou projets qu’il jugeait pourtant prioritaires. En même temps, ce « ras-le-bol fiscal », pour reprendre l’expression consacrée, n’a pas fondamentalement remis en cause le principe du paiement de l’impôt : le terme de « révolte », en l’occurrence, paraît sans doute excessif s’il s’agit de désigner par là un mouvement social faisant réellement obstacle à la rentrée des impôts, comme cela a pu exister par le passé. Bon an mal an, les Français continuent de verser chaque année autour de 45 % du produit intérieur brut (pib) en impôts, taxes et cotisations sociales pour financer la dette de l’État, les dépenses publiques et la protection sociale. Le paradoxe est bien là : les résistances s’expriment de toutes parts, sans pour autant bouleverser les grands équilibres qui caractérisent le système français de prélèvements et de redistribution depuis les années 1970. Si révolte il y a, celle-ci marque moins une rupture avec la situation existante que la perpétuation de ses traits distinctifs.
2Quel regard historique, alors, porter sur les événements récents ? Faut-il y voir la continuation d’une tradition et d’un problème bien français, qui se reproduisent à intervalles réguliers ? Ou bien le signe que le compromis fiscal s’est brusquement affaissé, annonçant la remise en cause de l’État-providence, comme cela a déjà pu se produire dans d’autres pays ? Pour éviter tout jugement péremptoire, que celui-ci soit exagérément catastrophiste ou prudemment relativiste, cet article empruntera une autre voie, consistant à rappeler, très simplement, quelles sont les différentes strates historiques qui affleurent lorsqu’on évoque cette forme de mobilisation très particulière qu’est la « révolte fiscale ». L’histoire, en effet, est une composante essentielle de ces mouvements, que les différents acteurs impliqués (contestataires, autorités, journalistes, experts, etc.) convoquent pour donner sens aux événements auxquels ils prennent part. Autrement dit, les « révoltes fiscales » ont une histoire, mais elles sont aussi une manière de raconter cette histoire, dans la mesure où la référence au passé est l’un des enjeux permanents de leur légitimation ou de leur disqualification.
Splendeur et décadence d’une forme traditionnelle de contestation
3Les révoltes fiscales d’origine paysanne sont des formes classiques de protestation dans les États absolutistes de l’époque moderne (mais aussi dans les grands empires agraires des xixe et xxe siècles, comme dans l’Empire ottoman au xixe siècle ou en Chine jusqu’au xxe siècle). Les contestations qui agitèrent les campagnes françaises aux xvie et xviie siècles, des Croquants du Sud-Ouest aux Va-nu-pieds de Normandie, puis, au siècle suivant, les exploits maintes fois célébrés du contrebandier Louis Mandrin contre les agents de la Ferme générale – compagnie privée chargée de la collecte des impôts indirects – ont de longue date suscité l’intérêt des historiens, qui en ont fait l’un des traits caractéristiques de l’incapacité de la monarchie française à contenir les émotions populaires. Au même titre que les émeutes de la faim, ces révoltes participaient d’un premier répertoire de l’action collective propre à l’Europe moderne. Elles témoignaient de l’existence de fortes solidarités locales contre le pouvoir central, de l’affirmation de sensibilités régionales et d’un rejet des taxes et droits seigneuriaux prélevés au bénéfice de la couronne et des puissants. Ces luttes des communautés rurales s’estompèrent cependant au cours du xviiie siècle, avant de faire leur réapparition à l’été 1789 au moment de la Grande Peur.
4L’historiographie a souvent dépeint ces émeutes collectives comme autant de protestations contre l’injustice et l’arbitraire de la fiscalité d’Ancien Régime, dont les cahiers de doléances, rédigés en 1788-1789, porteraient encore la trace brûlante. La « France rebelle », comme on l’a parfois baptisée, serait finalement parvenue à se débarrasser des taxes archaïques qu’elle réprouvait à l’occasion de la Révolution. Les révoltes fiscales apparaissent ainsi comme une forme de contestation prérévolutionnaire, annonciatrice du rejet populaire de la monarchie absolue. Ceci explique sans doute pourquoi, dans l’imaginaire politique français, la révolte fiscale, très codifiée dans ses formes et ses gestes, peut bénéficier d’une assez grande légitimité historique. Après tout, la Révolution française ne fit que reprendre les mots d’ordre de nombreux mouvements de contestation qui l’avaient précédée : lutte contre les taxes sur la consommation, critique des atteintes à la libre circulation des biens et des personnes, dénonciation des privilèges, des exemptions et du système de l’affermage des impôts. Aussi bien Pierre Poujade dans les années 1950 que le mouvement des Bonnets rouges en 2013 purent ainsi se revendiquer de l’héritage révolutionnaire, appelant à la rédaction de cahiers de doléances ou à la tenue d’états-généraux. À l’évidence, les origines fiscales de la Révolution contribuent à légitimer ce type de soulèvements, qui, en dépit de la violence occasionnelle de leurs actions, sont le plus souvent interprétés comme l’expression d’une défense collective des droits contre un pouvoir aux prétentions excessives. Aux États-Unis également, la célébration de la fameuse Boston Tea Party de 1773 offre un réservoir de légitimité aux contestataires de l’impôt, prompts à dépeindre la nation américaine comme viscéralement hostile à toute forme d’imposition, du fait du contexte historique dans lequel elle obtint son émancipation. Dans les deux cas, cette relecture de l’histoire confère prestige et respectabilité à la protestation antifiscale, conçue comme une forme légitime de revendication et d’insubordination.
5Si l’on se fie aux modèles classiques de sociologie historique, notamment celui proposé par Charles Tilly dans les années 1970-1980, les révoltes collectives contre l’impôt, marquées par la récurrence de leurs formes et de leurs symboles, seraient vouées à disparaître avec l’avènement des régimes démocratiques modernes, fondés sur la délibération et le consentement des populations. Il est certain que, dans le cas de la France, ces formes de protestation cessèrent d’être un élément central du répertoire de l’action collective après 1850. De tels soulèvements se perpétuèrent certes après la Révolution française, en particulier à l’occasion des moments de transition politique, toujours propices à la diffusion de rumeurs annonçant la disparition des impôts. Aussi bien en 1814-1815 et en 1830 qu’en 1848, l’incertitude et le vide du pouvoir s’accompagnèrent de mobilisation des communautés rurales contre le pouvoir central. Une fois passé l’épisode paroxystique de la résistance aux 45 centimes, lors duquel des centaines de villages du Midi de la France s’opposèrent à une augmentation d’impôts décidée dans l’urgence par le gouvernement provisoire de la IIe République, les contestations collectives devinrent beaucoup plus rares. Le Second Empire, à l’exception de quelques soulèvements sporadiques, connut une relative accalmie. L’un des grands soucis des républicains, à leur arrivée au pouvoir, fut donc d’éviter la résurgence des troubles antifiscaux. La transition de 1870-1871 ne donna lieu, finalement, à aucune révolte dans les campagnes (par opposition, bien entendu, aux événements dramatiques de la Commune). La politique prudente des républicains modérés, soucieux de ne pas alourdir la charge fiscale des paysans, permit de bâtir un relatif consensus, au détriment des promesses de réforme dont ils avaient pourtant revêtu leur programme. L’édification d’un régime représentatif, fondé sur le suffrage universel masculin, couplé à une modernisation des pratiques de collecte de l’impôt, devait permettre d’évacuer la protestation fiscale du champ ordinaire des pratiques sociales et politiques.
6Ce déclin des révoltes fiscales paysannes, en France et dans l’Europe du xixe siècle, contraste avec leur multiplication, à la même période, dans l’Empire ottoman ou la Chine des Qing. La période des Tanzimat (1839-1876), qui désignent un effort de modernisation des structures administratives, fiscales et juridiques de la Sublime Porte, déclencha des résistances nombreuses dans les provinces de l’Empire, notamment dans les Balkans, où la contestation antifiscale alimenta les revendications d’émancipation nationale. En Chine, les révoltes antifiscales révélaient l’incapacité du pouvoir central à nouer des compromis avec les élites locales et à perpétuer l’idée d’une juste répartition des charges. Les révoltes paysannes contre l’impôt se prolongèrent d’ailleurs tout au long du xxe siècle, comme l’a bien montré l’historien Lucien Bianco, constituant l’une des principales sources de vulnérabilité du pouvoir central.
Les métamorphoses de la contestation
7L’essoufflement des formes traditionnelles d’agitation antifiscale dans l’Europe de la seconde moitié du xixe siècle ne permet cependant pas de conclure au triomphe de l’État fiscal et à son acceptation définitive par les populations européennes. Les formes de contestation se redéfinirent au tournant du xxe siècle, en France comme ailleurs.
8Il faut tout d’abord rappeler l’essor, dès le xixe siècle, de théories et pratiques de contestation de l’impôt liées au mouvement de la désobéissance civile. S’inspirant davantage de la tradition individualiste libérale que des soulèvements ruraux à dimension communautaire, ces appels à refuser le paiement de l’impôt s’appuient sur l’idée, classique, qu’un impôt n’est légitime qu’à la condition d’être consenti. Pour résister à l’arbitraire du pouvoir, il peut alors être justifié de cesser de lui obéir et de suspendre tout paiement d’impôt, sans qu’aucune considération d’ordre économique n’entre ici en jeu. La figure emblématique de ce courant est bien évidemment l’auteur américain Henry David Thoreau, qui refusa l’impôt pour protester contre la guerre menée par l’État fédéral contre le Mexique. De manière plus collective, les féministes anglo-saxonnes adoptèrent à leur tour ce mode de protestation à la fin du xixe siècle. Leur argument était simple : s’il était admis qu’il ne pouvait y avoir d’impôt sans représentation, alors les femmes, exclues du droit de suffrage, n’avaient pas d’obligation à le payer. C’est pourquoi les suffragettes prônèrent le refus de l’impôt pour déstabiliser la société patriarcale victorienne et montrer aux yeux de tous les contradictions de l’injustice qu’elles subissaient. En France, la féministe Hubertine Auclert tenta d’importer cette tactique de mobilisation dans les années 1880, sans toutefois parvenir à susciter de véritable engouement autour d’elle. À visée strictement politique, ces appels à suspendre le paiement de l’impôt pouvaient aussi être revendiqués par des mouvements d’inspiration réactionnaire. C’est ainsi qu’au début des années 1900 fut créée, par des nationalistes antirépublicains, une éphémère ligue pour le refus de l’impôt, dans le but de contester la légitimité du régime en place.
9Les mobilisations paysannes, si elles déclinèrent largement, ne disparurent cependant pas complètement. À plusieurs reprises, des années 1900 jusqu’aux années 1960, le modèle de la révolte antifiscale, collective et fortement ritualisée, fut réactualisé en France par des mouvements conjuguant des mots d’ordre modernes avec des pratiques d’apparence traditionnelle. Les gestes, les symboles et le vocabulaire de la révolte fiscale continuèrent d’agir comme de puissants référents pour un ensemble de mouvements qui cherchaient à s’inscrire dans une histoire longue. Les manifestations collectives de refus de l’impôt, accompagnées de violences, plus souvent symboliques que physiques, contre des agents de l’État ou des huissiers firent ainsi leur réapparition en 1907 avec la révolte des vignerons du Languedoc, en 1911 lors du soulèvement des vignerons champenois, ou bien encore dans les années 1930 sous l’égide des Chemises vertes de Henri Dorgères. Ces trois cas, très différents les uns des autres, notamment du point de vue de leurs ancrages politiques, s’inspiraient néanmoins d’un souci commun de ressusciter les heures glorieuses de la geste antifiscale, sur un mode passablement folklorisé. Le croisement entre les usages contestataires du passé et le recours aux formes modernes de communication et de mobilisation conféra à ces mouvements un caractère fondamentalement ambivalent. L’épisode de 1907, qui vit les populations de l’Aude et des départements limitrophes faire la grève de l’impôt pendant plus de six mois, suscita des lectures contrastées à l’époque, certains condamnant une jacquerie d’un autre âge, d’autres soutenant la revendication de cultivateurs frappés par une crise moderne de surproduction et attachés, en dépit des apparences, au rôle protecteur de la République. L’irruption d’éléments empruntés au répertoire ancien de l’action collective (villages massés, au son du tocsin, pour repousser les percepteurs et les huissiers, menaces adressées aux agents publics ou aux contribuables qui se plieraient à leurs demandes) brouillait les repères temporels des acteurs politiques et médiatiques. Déjà, on s’interrogeait pour savoir si la grève de l’impôt était le symbole d’un archaïsme politique ou bien un moyen utilisé par ceux qui s’y livraient pour interpeller les pouvoirs publics et faire valoir leur point de vue, ici en l’occurrence le souhait de voir le Parlement légiférer contre les fraudeurs soupçonnés de produire du vin frelaté à l’aide de procédés douteux.
10Ce sont surtout l’essor des prétentions fiscales de l’État et l’introduction de nouveaux types de prélèvement (impôts progressifs sur les successions et sur le revenu, créés en France en 1901 et 1914) qui ont précipité l’émergence de nouvelles pratiques de contestation de l’impôt. Dès la fin du xixe siècle, en France, des ligues de contribuables furent créées par les conservateurs hostiles à l’instauration de toute forme de progressivité dans le système fiscal. L’idée que l’impôt puisse corriger les effets du marché et redistribuer les richesses était alors fortement combattue. Les débats autour de l’impôt sur le revenu, entre 1907 et 1914, provoquèrent la naissance de nouvelles organisations qui, sous prétexte de défendre les contribuables et les « classes moyennes », dénonçaient vigoureusement l’accroissement des prérogatives de l’État et l’« inquisition fiscale » à laquelle celui-ci pourrait s’adonner en exigeant des citoyens qu’ils déclarent leurs revenus. La contestation, qui ne comprenait ni violence ni démonstration de force, prit néanmoins un tour très organisé : il s’agissait, pour les associations et groupements hostiles à l’impôt sur le revenu, de mobiliser l’opinion publique contre les projets des radicaux et des socialistes, quitte à développer un langage très hostile à l’égard de l’impôt et de sa légitimité. La lutte contre la redistribution se radicalisa plus tard, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, dans un contexte de profonde crise économique. La Fédération nationale des contribuables, fondée en 1928, s’inscrivit dans le sillage des mobilisations datant de l’époque de la création de l’impôt sur le revenu, tout en accentuant leur dimension antiparlementaire et anti-étatique. Une « journée nationale des contribuables » fut organisée en mars 1933, qui donna lieu à des défilés et des protestations dans un certain nombre de villes du pays. La défense du contribuable s’ancra durablement à la droite, voire à l’extrême droite du spectre politique, certains de ses animateurs entretenant des liens avec les ligues et les groupements antirépublicains, notamment lors de la manifestation parisienne du 6 février 1934 devant la Chambre des députés. La jonction avec les Chemises vertes de Dorgères, qui combinaient appels au respect de la tradition et fascination pour les régimes dictatoriaux de l’entre-deux-guerres, conduisit à une alliance temporaire entre les contestataires paysans et les classes moyennes, les indépendants et les professions libérales des centres urbains. La tension était telle, au début des années 1930, que le Parlement vota pour la première fois une loi destinée à réprimer l’organisation du refus collectif de l’impôt. L’agitation était certes moins généralisée que lorsque les campagnes se soulevaient contre l’impôt, mais le contexte de fragilisation des institutions républicaines et de crise économique incitait à la vigilance.
11Alors qu’ils pensaient en avoir terminé avec le spectre des révoltes fiscales, les États européens furent aussi confrontés, durant ces années, à de puissantes formes de contestation de l’impôt de la part des populations soumises à leur domination coloniale. Dès le tournant du xxe siècle et jusque dans l’entre-deux-guerres, les empires européens (Granderetagne, France, Belgique, notamment) firent face à des comportements d’insoumission, qui prenaient soit la forme d’affrontements directs, soit, le plus souvent, de pratiques de contournement et d’évitement de l’impôt, en Afrique du Sud, au Congo, ou bien encore au Dahomey. La contestation fiscale était en effet inhérente au rapport de pouvoir colonial, illustrant certes la brutalité du colonisateur mais aussi ses difficultés à fixer les populations sur un territoire donné et à leur imposer de force la monétarisation de leurs économies. La grève ou le refus de l’impôt se politisèrent à mesure que les revendications d’indépendance se renforcèrent dans les années 1930.
12La période post-1945, par contraste, est souvent présentée comme celle du consensus fiscal et de l’avènement de l’État-providence. Il est vrai que, jusqu’aux années 1970-1980, les formes modernes de prélèvements progressifs ne cessèrent de monter en puissance sans être véritablement critiquées. Pour autant, des épisodes de contestation, comme le poujadisme dans les années 1950 ou le mouvement de Gérard Nicoud dans les années 1960-1970, révélèrent la puissance mobilisatrice intacte de la révolte fiscale, face à laquelle les autorités adoptaient souvent une attitude de grande prudence, de peur de voir la situation dégénérer. La violence protestataire se durcit dans les années 1960, alors même que les attaques contre les agents de l’État ou ses symboles semblaient moins fréquentes et plus euphémisées depuis les années 1930. Aux États-Unis, derrière un consensus apparent se perpétuaient des mobilisations hostiles à la redistribution par l’impôt dans les années 1950 et 1960, les conservateurs ne s’avouant toujours pas vaincus. C’est finalement dans les années 1970, avec la révolte des contribuables californiens, que la contestation revint au premier plan de l’agenda politique (pour, d’une certaine façon, ne plus jamais le quitter par la suite). Ce mouvement, qui déboucha en 1978 sur le vote de la Proposition 13 qui limitait et plafonnait l’impôt foncier en Californie, et que d’autres États américains imitèrent rapidement, est depuis présenté comme le coup d’envoi d’un retour de balancier contre l’État-providence et ses politiques de redistribution. Au même moment, en Europe, l’homme politique danois Mogens Glistrup prenait la tête d’un « parti du progrès » réclamant l’abolition de l’impôt sur le revenu. Un peu partout, la fameuse courbe de l’économiste Arthur Laffer – censée illustrer l’adage « Trop d’impôt tue l’impôt » – servit de point de ralliement aux adversaires de l’État-providence, désireux de substituer un impôt proportionnel (flat tax) aux impôts progressifs hérités de la Première Guerre mondiale. C’est notamment dans ce contexte que resurgit en France une ébauche de « ligue des contribuables » dans les années 1980, qui prenait pour cibles le pouvoir socialiste, l’impôt sur les grandes fortunes créé en 1981 et le poids des cotisations sociales.
Des révoltes contre l’État ?
13Parler de « révolte fiscale » au début du xxie siècle conduit nécessairement à empiler les différentes temporalités dont nous venons, très brièvement, de rappeler l’existence. Le mouvement des Bonnets rouges en est, là encore, une bonne illustration : on y trouve la référence à un passé lointain, celui de la révolte du « papier timbré » de 1675, transmis par l’usage symbolique du bonnet et la répétition de gestes à la forte charge historique [1]. Mais, en même temps, les revendications et les motifs de mécontentement des contestataires sont pleinement inscrits dans le contexte économique et politique de leur temps : critique des institutions européennes et de leur politique d’austérité, défense de l’économie régionale face aux nouvelles logiques territoriales de la mondialisation, refus de l’écotaxe. Il s’agit donc bien là d’une mobilisation composite ou « feuilletée », qui joue de la complémentarité entre plusieurs régimes d’historicité pour convaincre de sa légitimité. La comparaison, à plus de deux siècles de distance, entre le partenariat public-privé liant l’État à la société Écomouv’, d’une part, et les pratiques d’affermage de l’Ancien Régime, d’autre part, créa par exemple un effet singulier de brouillage temporel, les contestataires renvoyant les autorités à l’archaïsme que celles-ci leur reprochaient. La plasticité du refus de l’impôt comme forme de contestation a ceci d’étonnant qu’elle permet de télescoper des temporalités, des répertoires et des imaginaires qui se recombinent, pour inscrire la lutte dans une tradition perpétuellement réinventée.
14Comme l’ont bien montré les épisodes récents, les résistances à l’impôt font l’objet d’âpres luttes de définition et de qualification au moment même où elles se déroulent. Leur signification n’est pas posée a priori par les acteurs, mais évolue au gré des conflits, des interactions et des dynamiques internes et externes aux groupes contestataires. Tous les commentaires sur l’aspect composite, hétérogène, contradictoire des intérêts et des motivations portés par les Bonnets rouges ou d’autres soulèvements du même type sont en fait consubstantiels à cette gamme de mouvements sociaux, dont la singularité est d’amalgamer des revendications hétérogènes contre le pouvoir et les autorités en place. En effet, en temps de crise, et de surcroît dans les phases de cure d’austérité, l’État et ses représentants constituent une cible idéale et fédératrice pour tout un ensemble de groupes inquiets pour la défense de leurs intérêts, que ceux-ci soient ou non compatibles les uns avec les autres. À n’en pas douter, le « ras-le-bol fiscal » de l’automne 2013, quelle que fût la réalité de son ampleur ou de sa profondeur, a canalisé une multiplicité de mécontentements qui ne trouvaient pas à s’exprimer ailleurs, comme l’illustre, paradoxalement, le faible nombre de conflits sociaux durant cette période.
15Mais toute protestation contre l’impôt n’équivaut pas, tant s’en faut, à une remise en cause de l’État, à la promotion de l’individualisme et du libéralisme le plus échevelé. Les motifs de contestation de l’impôt sont multiples et visent autant, sinon plus, l’injustice de sa répartition – sociale et territoriale – et des modalités techniques de sa perception que le principe même de son existence. Les révolutionnaires américains et français n’étaient pas hostiles à l’impôt per se, mais refusaient de le payer tant que l’exigence de consentement serait bafouée par la couronne britannique ou la monarchie absolue. Derrière la récente « révolte fiscale » se cachent à l’évidence des aspirations contradictoires, certains saisissant l’occasion pour attaquer l’État, dénoncer l’impôt et, parfois, prôner la sécession, d’autres préférant en appeler à la protection et à l’intervention des pouvoirs publics face à la crise. Quoi qu’il en soit, la révolte fiscale est d’abord et avant tout une forme de négociation collective par l’émeute qui, dans le cas présent, débouche bien davantage sur le maintien du statu quo que sur sa subversion.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Lucien Bianco, Jacqueries et révolution dans la Chine du xxe siècle, Paris, La Martinière, 2005.
- Nicolas Delalande, Les Batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2011.
- Romain Huret, American Tax Resisters, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2014.
- Michael Kwass, Contraband : Louis Mandrin and the Making of a Global Underground, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2014.
- Isaac W. Martin, The Permanent Tax Revolt : How the Property Tax Transformed American Politics, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 2008.
- Jean Nicolas, La Rébellion française, mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2002.
- Charles Tilly, La France conteste, de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986.
Notes
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[1]
Les parallèles entre le rôle de la Ferme générale sous l’Ancien Régime et celui de la société Écomouv’ au début du xxie siècle ont été nombreux durant cet épisode, à commencer par le démontage des portiques qui n’était pas sans rappeler les attaques que lançaient autrefois les émeutiers contre les barrières de l’octroi ou les péages.