Notes
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[1]
The Lost Peace : Leadership in a Time of Horror and Hope, 1945-1953, New York (N. Y.), HarperCollins, 2010. (L’ensemble des citations de cet article provenant de références anglo-saxonnes a été traduit par l’auteur.)
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[2]
Idem.
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[3]
Adam B. Ulman, The Rivals : America and Russia since World War II, New York (N. Y.), Viking, 1971.
-
[4]
Roosevelt and Hopkins : An Intimate History, New York (N. Y.), Harper & Brothers, 1948.
-
[5]
Franklin D. Roosevelt and American Foreign Policy, 1932-1945, New York (N. Y.), Oxford University Press, 1995.
-
[6]
Robert Dallek, The Lost Peace, op. cit.
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[7]
Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor, Warning and Decision, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 1962.
-
[8]
New York (N. Y.), Simon & Schuster, 1943.
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[9]
Franklin D. Roosevelt and American Foreign Policy, op. cit.
-
[10]
Cité par André Fontaine, Histoire de la guerre froide, t. 1, De la Révolution d’octobre à la guerre de Corée, Paris, Fayard, 1965.
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[11]
Idem.
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[12]
Adam B. Ulman, The Rivals, op. cit.
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[13]
Idem.
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[14]
The Lost Peace, op. cit.
1Tous les présidents américains, y compris ceux qui ont rompu avec l’isolationnisme, de Franklin D. Roosevelt à Barack Obama, ont sacrifié à cette tradition qui remonte à la création même des États-Unis. Woodrow Wilson, le héros des interventionnistes, dits aussi internationalistes, a commencé sa carrière dans le camp des isolationnistes. Lors de sa réélection en 1916, il avait fait campagne contre la participation à la Première Guerre mondiale qui dévastait l’Europe. Il suivait fidèlement les principes énoncés par George Washington : les intérêts des Européens ne nous touchent que de loin et nous devons éviter de nous lier par des alliances permanentes « avec quelque partie que ce soit du monde étranger ». John Quincy Adams, le sixième président, disait la même chose de manière imagée : les Américains n’ont pas à aller chercher à l’extérieur des monstres à abattre. Il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale, et plus précisément encore 1949, pour que Washington s’engage durablement à travers l’otan (Organisation du traité de l’Atlantique nord) dans une « alliance permanente ». Ce qui n’a pas empêché Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense de George W. Bush, un nationaliste interventionniste, de préférer en 2001 aux alliés traditionnels de l’Alliance atlantique des « coalitions ad hoc » susceptibles de permettre aux Américains de choisir leurs soutiens selon les circonstances.
2C’est dire qu’il n’y a pas de recoupement parfait entre gauche et droite – au sens américain de ces termes –, entre démocrates et républicains, progressistes et conservateurs, interventionnistes et isolationnistes, internationalistes et nationalistes, idéalistes et réalistes. Chantre de la realpolitik, Henry Kissinger a été parfois un interventionniste. Pendant le premier mandat de George W. Bush, les néoconservateurs ont offert un modèle de conservateurs internationalistes, tandis que le Tea Party est à la fois conservateur et isolationniste. Des libéraux internationalistes ont soutenu l’interventionnisme de Bush Junior alors que d’autres progressistes dénient aux États-Unis le droit moral d’intervenir à l’étranger. C’est le fondement même de l’isolationnisme : le premier devoir des Américains est de présenter un « jardin bien soigné ». L’isolationnisme est un mélange de sentiment de supériorité fondé sur le caractère exceptionnel des institutions américaines et en même temps sur la crainte de leur fragilité si elles sont exposées aux turpitudes des États étrangers et a fortiori à la guerre. L’engagement extérieur détourne des réformes intérieures. L’« exceptionnalisme » est aussi au fondement de l’interventionnisme. La force morale des institutions américaines fait un devoir aux États-Unis d’intervenir pour défendre à l’extérieur les valeurs sur lesquelles ils ont été créés, et cette défense correspond à leurs intérêts nationaux.
Construire la nation avant d’affronter le monde
3Franklin D. Roosevelt est par tradition un interventionniste et par formation un « wilsonien ». Son lointain cousin, Theodore Roosevelt, dont il a épousé la nièce, a été un des premiers présidents américains (républicain) à rompre avec l’isolationnisme et à s’illustrer dans des campagnes extérieures. En 1913, Franklin D. Roosevelt devient secrétaire adjoint à la marine dans l’administration du démocrate Woodrow Wilson. « À une époque marquée par l’isolationnisme, Franklin, à l’instar de Theodore, se pensait comme un leader en politique étrangère », écrit l’historien Robert Dallek [1]. En 1917, il soutient Wilson, qui a changé d’avis, dans sa décision d’engager son pays dans la guerre contre l’Allemagne et les empires centraux.
4S’il considère que les « quatorze points » de Wilson sont trop rigides pour laisser une marge aux négociateurs du traité de Versailles (1919), il approuve le projet d’une organisation internationale chargée de garantir la sécurité collective. Sa conviction est renforcée dans un premier temps par l’accueil enthousiaste que reçoit Wilson à son retour de France. En revanche, le refus du Sénat de ratifier le traité de Versailles et d’autoriser la participation des États-Unis à la Société des nations (sdn) l’amène à réfléchir à une autre forme d’organisation internationale. En 1923, dans un article intitulé « Devons-nous faire confiance au Japon ? » – question à laquelle il répond par un « oui » –, il suggère que les États-Unis coopèrent avec la sdn mais « sans entrer dans la politique européenne ».
5Le « wilsonisme » de Roosevelt est à éclipse. Face à la montée du nationalisme consécutif à la crise de 1929, il prend ses distances avec l’internationalisme. Devenu gouverneur de l’État de New York et envisageant de se présenter à la présidence en 1932, il se garde d’intervenir sur les questions de politique étrangère. Ce n’est pas par pur opportunisme. Du rejet de la sdn, il a tiré la conclusion que la première condition d’une action extérieure efficace est l’existence d’un consensus à l’intérieur. L’absence de ce soutien politique aux États-Unis avait ruiné, pensait-il, la politique étrangère de Wilson. Au cours de ses différents mandats – il sera élu quatre fois consécutives à la présidence de 1932 à 1944 –, il agira toujours en tenant compte de l’état changeant de l’opinion, plus ou moins bien représenté par le Congrès, et, si besoin était, en tentant d’influencer cette opinion, y compris par une présentation biaisée de sa politique et de ses résultats. Les espoirs de toute évidence exagérés d’une harmonie entre les États-Unis et l’Union soviétique après Yalta font partie de cette « communication ». Ils relèvent, selon Robert Dallek, d’une « campagne de politique intérieure destinée à garantir que l’internationalisme remplacerait l’isolationnisme traditionnel [2] », à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un autre historien américain, Adam Ulman, abonde dans le même sens : Roosevelt avait « une perception unique de la psychologie de la nation, comment l’opinion peut changer, presque d’un jour à l’autre, de l’exaltation à la dépression, de la participation active et enthousiaste aux affaires du monde au retrait des pièges étrangers [3] ».
6Candidat démocrate à l’élection présidentielle de 1932, Roosevelt a pris le pouls de l’opinion. Bien que soutenu par quelques intellectuels internationalistes dont il peuple son administration, il renie ses engagements « wilsoniens ». Il se prononce contre une participation à la sdn qui, dit-il, « ne servirait pas l’objectif le plus élevé, à savoir la prévention de la guerre et un règlement des difficultés internationales en accord avec les idéaux américains fondamentaux ». Seule exception à ce revirement, il ne se rallie pas totalement au nationalisme économique et propose un programme de réciprocité sur la fixation des droits de douane plutôt qu’une augmentation unilatérale de ceux-ci par les États-Unis. Confronté aux protestations des fermiers, il fait marche arrière et donne l’ordre à un de ses conseillers de formuler une proposition tenant compte des deux positions inconciliables. Cette anecdote illustre un des traits de caractère de Roosevelt qui « pouvait être contradictoire au point d’être déroutant », selon son biographe Robert Sherwood [4]. « Un caméléon sur une couverture écossaise », avait jugé son prédécesseur Herbert Hoover.
7En politique étrangère, Roosevelt n’est pas un idéologue. Il poursuit des objectifs « en tenant compte de l’opinion versatile à l’intérieur et des conditions changeantes à l’extérieur », apprécie Robert Dallek [5]. Après son élection, il passe par plusieurs phases : nationaliste économique en 1933-1934, isolationniste entre 1935 et 1939, non-interventionniste jusqu’en 1941 et internationaliste après Pearl Harbor. Pendant toute la période de la montée des périls en Europe comme en Asie, il se manifeste en « intra-nationaliste », non par dogmatisme isolationniste mais au contraire afin de créer les conditions d’une future coopération (économique) internationale. Trois quarts de siècle plus tard, confronté aux conséquences de la crise économique et financière, Barack Obama a résumé cette politique en une phrase : le nation building commence à la maison. Face à la montée du nazisme, à la persécution des Juifs, à l’agression italienne en Éthiopie, à la guerre d’Espagne, à l’Anschluss de l’Autriche ou à l’annexion des Sudètes, Roosevelt garde une forme de neutralité. Il ne proteste pas quand l’Union soviétique, qu’il a reconnue en 1933, s’empare de la partie orientale de la Pologne et des Pays baltes ou qu’elle envahit la Finlande.
8Il n’agit pas par réflexe isolationniste, estime Robert Dallek, ou par souci d’apaisement. En privé, il condamne les « idées soviétiques de la civilisation et du bonheur humain totalement différentes des nôtres [6] ». Par sa prudence, il veut éviter de réveiller les isolationnistes qui craignent que l’Amérique n’entre en guerre et il est déterminé à ne pas dilapider sa capacité à influer sur les développements politiques aux États-Unis mêmes. Son ambassadeur à Berlin, William Dodd, qui contrairement à ses collègues français et britannique a pris la mesure de la folie guerrière de Hitler et des menaces qui montent en Asie, presse le Président de s’impliquer davantage et notamment de nouer une alliance avec les Britanniques et les Hollandais contre le Japon. Roosevelt le soutient contre le Département d’État qui trouve Dodd trop pessimiste ou trop anti-allemand, mais il ne change pas de politique. En 1938, la récession a frappé de nouveau, ajoutant deux millions de chômeurs à la cohorte des sans-emploi. Roosevelt et sa politique du New Deal sont de plus en plus contestés. Le Président ne veut pas courir le risque d’être accusé de détourner l’attention des problèmes intérieurs en s’engageant dans les querelles étrangères. Il professe toujours qu’une action internationale efficace suppose un consensus intérieur ; celui-ci peut être créé par des événements dramatiques à l’extérieur, facilitant par là même des démarches « cruciales en faveur des alliés ».
Le tournant de Pearl Harbor
9Un tel événement intervient le 7 décembre 1941 quand les Japonais bombardent la base navale américaine de Pearl Harbor sur l’île d’Oahu (à Hawaï). Roosevelt tenait-il là le prétexte qu’il attendait pour entrer en guerre contre les puissances de l’Axe ? Dans son livre Pearl Harbor, Warning and Decision, Roberta Wohlstetter démonte la thèse selon laquelle le Président aurait été au courant de l’attaque surprise et l’aurait « acceptée » pour servir ses desseins interventionnistes [7]. Elle montre que le « bruit » créé par la masse d’informations provenant des services de renseignement ne permettait pas de faire le tri entre le fantaisiste, le possible et le vraisemblable. De plus, il est impensable qu’un ancien secrétaire, même adjoint, à la Marine ait pu laisser détruire une grande partie de sa flotte. Mais la thèse du complot renforce l’argument des isolationnistes selon lesquels il est faux de prétendre que l’intérêt national des États-Unis les pousse à s’engager dans les affaires du monde pour réduire leur vulnérabilité à une attaque venue de l’extérieur. Un argument similaire a été utilisé après les attentats du 11 septembre 2001.
10Au début des années 1930, Wilson était devenu une sorte de paria de la politique américaine, un doux rêveur dont les idées étaient largement discréditées. Les isolationnistes et les milieux progressistes voyaient même l’influence des marchands d’armes derrière la décision d’intervenir en Europe en 1917. Or le vent a commencé à tourner et Pearl Harbor accélère le changement de l’opinion. En 1942, un sondage montre une nouvelle sympathie pour une organisation internationale qui ressemblerait à la sdn. En 1943, Wendell Willkie, candidat républicain malheureux à la présidence contre Roosevelt trois ans auparavant, écrit un livre, One World [8], qui est un hymne à l’internationalisme et à la démocratie universelle. Wilson redevient un héros en avance sur son temps. Les Américains sont de nouveau sensibles à leur vocation messianique : « Dans chaque Russe, chaque Chinois, chaque Africain, en fait dans chaque étranger, il y a un Américain qui sommeille. » Ainsi Robert Dallek décrit-il l’atmosphère d’alors [9].
11Attentif aux variations de l’opinion, Roosevelt redécouvre son passé « wilsonien ». Pour l’après-guerre, il pense à un avatar de la sdn, une organisation internationale qui serait une expression de la démocratie universelle mais dans laquelle les États-Unis joueraient un rôle particulier, aux côtés des trois autres « Grands », la Chine, le Royaume-Uni et l’Union soviétique. Ce seraient les quatre gendarmes du monde. La Charte qui fonde les Nations unies est signée à San Francisco en juin 1945. Ce n’est pas par hasard. Le lieu met en valeur le rôle spécial des États-Unis, le regard fixé vers le Pacifique et donc l’Asie, loin de l’Europe dont les citoyens ont par deux fois entraîné les Américains dans une conflagration mondiale parce qu’ils étaient incapables de régler leurs différends sans le recours à la puissance d’outre-Atlantique. Par contraste avec la sdn, les Nations unies sont en principe dotées des moyens de maintenir la paix. Pour Roosevelt, c’est une différence importante. Cependant, la création des Nations unies n’est pas, pour lui, l’expression d’une confiance dans la sécurité collective, telle que l’envisageait Wilson. Elle est plutôt un moyen d’engager de manière durable les États-Unis dans les affaires du monde, à rebours de la tradition isolationniste qui interdisait aux États-Unis de s’impliquer dans des alliances permanentes. De même, Roosevelt est sceptique sur la possibilité de faire fonctionner une démocratie mondiale. Les Nations unies sont un paravent à l’action des grandes puissances en faveur de la stabilité internationale.
12Le bon fonctionnement de cette organisation tel que prévu à l’origine dépend de l’engagement des États-Unis et, dans une large mesure, des relations entre Washington et Moscou. « Notre rôle, explique Roosevelt à son fils Elliott, sera de concilier les divergences de vues entre les Anglais qui pensent empire et les Russes qui pensent communisme [10]. » Il a vis-à-vis de Joseph Staline une attitude ambivalente qui reflète l’embarras constant des dirigeants démocratiques face à des autocrates. Il procède à la reconnaissance de l’Union soviétique qu’il ne considère pas comme une menace extérieure pour la sécurité des États-Unis, même si les activités des communistes américains le préoccupent. Il se confie à William C. Bullitt, premier ambassadeur américain auprès de l’Union sovietique : « J’ai l’impression que tout ce que Staline désire, c’est assurer la sécurité de son pays. Je pense que si je lui donne tout ce qu’il me sera possible de donner, sans rien réclamer en échange, noblesse oblige, il ne tentera pas d’annexer quoi que ce soit et travaillera à fonder un monde de démocratie et de paix [11]. » Si tel est le cas, il ne s’agit pas d’« apaiser » Staline mais de le « domestiquer », bref de le convaincre. Pourtant, Roosevelt n’ignore pas la situation réelle en Union soviétique, la chape totalitaire qui s’est abattue sur le pays, la répression tous azimuts… mais il les attribue « moins à des raisons intrinsèques, idéologiques ou structurelles qu’à une histoire d’isolement et de méfiance du monde capitaliste », estime l’historien Adam Ulman [12].
La puissance américaine et le wishful thinking
13Cette vision de l’Union soviétique et la perception que Roosevelt pouvait avoir de Joseph Staline qu’il appelait Oncle Joe expliquent pour une part les concessions que les États-Unis acceptent lors des conférences à trois ou à quatre (parfois la Chine nationaliste de Tchang Kaï-chek était représentée) pour préparer l’après-guerre, en particulier à Yalta. La légende veut que, dans cette station balnéaire de Crimée, le Président américain, affaibli par la maladie, ait accepté en février 1945 le partage de l’Europe que Staline imposera quelques années plus tard. Si à Yalta le sort de l’Allemagne après la défaite n’est pas réglé, Roosevelt, Churchill et Staline se mettent en principe d’accord pour que des élections « libres » soient organisées dans les territoires libérés, notamment en Pologne qui constituait jusqu’alors une pierre d’achoppement entre les Alliés. Le problème était que les trois protagonistes n’avaient pas la même conception des élections « libres ». Staline avait l’habitude de dire que, dans les élections, l’important n’est pas qui vote, mais qui compte les voix. Dans les pays libérés par l’Armée rouge, il s’arrangera par divers moyens pour éliminer des scrutins les résistants « bourgeois » et les communistes qui ne lui sont pas inféodés.
14Toutefois, Roosevelt était moins naïf que certains ont bien voulu le dire. Peu de temps avant de mourir, il était prêt à réviser sa position sur l’Union soviétique et à adopter la ligne dure de Winston Churchill « par rapport aux faits accomplis soviétiques en Europe centrale », écrit encore Adam Ulman. C’est cette ligne que suivra son successeur, Harry S. Truman, et qui mènera à quarante ans de guerre froide entre l’Est et l’Ouest. Si Roosevelt professait qu’il était possible de coopérer avec l’Union soviétique, ce n’était pas seulement par une sorte d’idéalisme wilsonien. C’était pour deux raisons complémentaires relatives à la politique intérieure américaine. Roosevelt s’est convaincu que les États-Unis ne pouvaient plus se tenir à l’écart des crises internationales. Que leur engagement correspondait à la fois à leur mission et à leurs intérêts. Voilà sa plus haute priorité. Si l’interventionnisme se fonde sur la puissance américaine, l’isolationnisme part du postulat erroné que cette puissance ne peut pas être défiée par autrui. À Churchill qui lui dit alors que la fin de la guerre approche : les États-Unis « sont maintenant au pinacle de leur puissance et de leur renommée », Roosevelt réplique : « Je ne dirais pas ça. Car nous pouvons, avant peu, nous diriger vers le pinacle de notre faiblesse » [13]. Il faut donc engager les États-Unis dans une coopération internationale. Mais, pour y parvenir, il est indispensable d’avoir le soutien de l’opinion et, pour l’obtenir, il faut montrer que cette coopération est possible et surtout fructueuse. Quitte à prendre quelque liberté avec les faits. Afin de convertir durablement l’opinion de l’isolationnisme à l’internationalisme, il n’est pas inutile d’encourager l’idée, même erronée, que l’Union soviétique est un partenaire fiable pour s’opposer à toute agression et pour promouvoir la démocratie. « Le discours de Roosevelt devant les deux chambres du Congrès présentant les accords de Yalta comme la fin de la traditionnelle politique de puissance était moins un exercice de wishful thinking, écrit Robert Dallek [14], qu’un effort calculé pour entraîner les Américains dans les affaires internationales à partir d’un faux espoir. »
15Cet effort n’a pas été vain. Dès les premières années de l’après-Seconde Guerre mondiale, l’opinion américaine a soutenu l’engagement de son gouvernement dans la reconstruction et dans la défense de l’Europe. Outre le plan Marshall, l’exemple le plus emblématique en est certainement le pont aérien qui en 1948 vint à bout du blocus de Berlin imposé par Staline. Un an plus tard, l’Alliance atlantique a créé l’instrument de « l’endiguement » de l’Union soviétique. L’engagement dans les institutions internationales ne s’est jamais vraiment démenti, même si Washington a eu parfois des velléités de quitter des organisations dépendant des Nations unies – ou de leur couper les vivres. Et même si John Bolton, le représentant permanent que George W. Bush avait nommé à cette organisation en 2005, estimait que tout irait pour le mieux si l’on rasait dix des trente-huit étages de l’immeuble de verre qui abrite les Nations unies à New York.
Le 11-Septembre, Bush et un nouvel interventionnisme
16Cette position caricaturale reflète une des composantes de la politique étrangère de George W. Bush. Celui-ci a commencé son premier mandat en défendant une position de retrait par rapport aux affaires internationales auxquelles il ne comprenait pas grand-chose. Il est devenu interventionniste après les attentats du 11 septembre 2001 sans pour autant se convertir à l’internationalisme. Ni les alliances ni a fortiori les organisations internationales ne doivent entraver la liberté d’action des États-Unis. Tous les présidents américains pensent et agissent selon ce principe, même si tous ne le proclament pas aussi ouvertement que George W. Bush.
17Depuis Roosevelt, les ingrédients qui déterminent la politique étrangère des États-Unis n’ont pas subi de changements fondamentaux. Son apport essentiel aura été d’engager durablement son pays dans des institutions supranationales. Il a réussi là où Wilson avait échoué. Mais cet engagement est accompagné, voire contrarié, par d’autres considérations dont Roosevelt avait dû aussi tenir compte tout au long de ses mandats : la pression des isolationnistes, la nécessité d’obtenir un soutien de l’opinion, l’attention portée aux réformes intérieures et le dilemme entre l’utilisation de la puissance (militaire) américaine et sa préservation face aux « monstres » extérieurs dont parlait John Quincy Adams.
18Poussé à adopter les positions interventionnistes des néoconservateurs par les attentats du 11-Septembre, George W. Bush a pensé en finir avec le « syndrome vietnamien », c’est-à-dire la répugnance des Américains à s’impliquer durablement dans des conflits extérieurs, en intervenant à Kaboul et à Bagdad. Le résultat calamiteux de l’aventure en Irak a créé un « syndrome irakien » qui a pesé sur la politique étrangère de son successeur. Barack Obama est arrivé avec de grandes ambitions : lutte contre la prolifération des armes de destruction massive pouvant déboucher à long terme sur l’éradication des armes nucléaires (discours de Prague en 2009), main tendue aux adversaires des États-Unis (Cuba, Iran, Birmanie, Corée du Nord, Venezuela), qui n’a pas souvent été payée de retour. La crise financière et économique, les effets de la mondialisation, la montée des pays émergents, le retour de la Russie sur la scène internationale, ont relativisé la puissance américaine. Barack Obama a le sentiment de devoir gérer une période de « retrait » américain, comme après la guerre du Vietnam. Il doit agir en conséquence sans l’avouer pour ne pas envoyer un signe de faiblesse aux alliés comme aux adversaires. David E. Sanger dans le New York Times du 16 juillet 2013 le compare au président Dwight D. Eisenhower (1953-1961) qui après une première période intense de la guerre froide a voulu reconstituer les forces intérieures pour préserver la puissance américaine. D’autres commentateurs moins amènes l’ont surnommé « Barack Carter » parce que, comme le président Jimmy Carter (1977-1981), il aurait fait preuve de naïveté en comptant de manière excessive sur la capacité de persuasion de sa bonne volonté. Le reproche est injuste pour les deux. En tout cas, Barack Obama n’a jamais exclu l’emploi de la force, si nécessaire. Il l’a dit dans son discours d’acceptation du prix Nobel de la paix en 2009 et, s’il réduit les dépenses militaires, il ne rechigne pas à autoriser l’utilisation des drones pour des attaques ciblées contre les ennemis des États-Unis.
« La nation indispensable »
19En même temps, il a conscience des limites de l’influence américaine tout en sachant qu’il ne peut compter sur d’autres acteurs internationaux pour suppléer les États-Unis dans un monde qui n’est pas (encore) multipolaire. Malgré les exhortations répétées, l’Europe n’est toujours pas en mesure de prendre en charge sa propre défense. Le « pivotement » vers l’Asie ne saurait être exclusif de la présence sur le Vieux Continent, comme l’a montré la crise ukrainienne début 2014, ou de l’engagement au Moyen-Orient. Les États-Unis ne sont pas omnipotents mais ils sont toujours aussi sollicités. Leur leadership est contesté mais demandé. Une intervention en Libye en 2011 n’était pas pensable sans eux, pas plus qu’un bombardement de la Syrie en 2013. Dans le premier cas, Barack Obama a apporté son aide à ses alliés de l’otan ; dans le second, il a renoncé faute d’accord du Congrès. Il aurait pu s’en passer mais, comme Roosevelt, il pense qu’il n’y a pas de politique étrangère efficace sans consensus intérieur. Or, selon un sondage Pew de décembre 2013, le soutien populaire pour une politique extérieure active est le plus faible depuis 1964.
20Pourtant, le président américain ne peut pas toujours se dérober. Il doit chercher à trouver, comme le dit en janvier 2014 à propos de la Syrie Anne-Marie Slaughter, ancienne responsable du planning staff au Département d’État du temps de Hillary Clinton, « un heureux moyen terme entre engager les États-Unis dans des conflits interminables et ne rien faire ». Dans les années 2000, les Américains ont fait l’expérience des limites de l’action. Ils éprouvent maintenant les limites de l’inaction. Dans son discours aux Nations unies, en septembre 2013, Barack Obama a repris un argument des internationalistes : « Le plus grand danger pour le monde dans les prochaines années, a-t-il dit, n’est pas que les États-Unis veuillent construire un empire outre-mer mais que le chaos et le désordre s’installent si les Américains restaient à la maison. » Bill Clinton avait trouvé une expression popularisée ensuite par sa secrétaire d’État Madeleine Albright. Il parlait de l’Amérique comme de « la nation indispensable ». Indispensables, les États-Unis le sont aussi bien pour les isolationnistes qui veulent la préserver comme un modèle trop précieux pour être galvaudé que pour les internationalistes qui la parent d’une mission universelle. Toutefois, les considérations idéologiques pèsent de peu de poids au moment de la décision du président, quel qu’il soit. Le seul principe qui le guide est de savoir quel est l’intérêt national des États-Unis.
Notes
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[1]
The Lost Peace : Leadership in a Time of Horror and Hope, 1945-1953, New York (N. Y.), HarperCollins, 2010. (L’ensemble des citations de cet article provenant de références anglo-saxonnes a été traduit par l’auteur.)
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[2]
Idem.
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[3]
Adam B. Ulman, The Rivals : America and Russia since World War II, New York (N. Y.), Viking, 1971.
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[4]
Roosevelt and Hopkins : An Intimate History, New York (N. Y.), Harper & Brothers, 1948.
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[5]
Franklin D. Roosevelt and American Foreign Policy, 1932-1945, New York (N. Y.), Oxford University Press, 1995.
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[6]
Robert Dallek, The Lost Peace, op. cit.
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[7]
Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor, Warning and Decision, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 1962.
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[8]
New York (N. Y.), Simon & Schuster, 1943.
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[9]
Franklin D. Roosevelt and American Foreign Policy, op. cit.
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[10]
Cité par André Fontaine, Histoire de la guerre froide, t. 1, De la Révolution d’octobre à la guerre de Corée, Paris, Fayard, 1965.
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[11]
Idem.
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[12]
Adam B. Ulman, The Rivals, op. cit.
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[13]
Idem.
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[14]
The Lost Peace, op. cit.