Notes
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[1]
Pour une étude de la mutinerie du Pcb et les événements ultérieurs, voir Bertil Lintner, Burma in Revolt : Opium and Insurgency Since 1948, Chiang Mai, Silkworm Books, 2003 ; et Bertil Lintner et Michael Black, Merchants of Madness : The Methamphetamine Explosion in the Golden Triangle, Chiang Mai, Silkworm Books, 2009.
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[2]
Voir Aung Zaw, « Peng Jiangsheng’s Fall From Grace », Irrawaddy, 8 septembre 2009.
-
[3]
« Ethnic militia must join up », Deutsche Press Agentur, Rangoon, 13 septembre 2009.
-
[4]
Lynn Pan, Sons of the Yellow Emperor : A History of the Chinese Diaspora, Boston, Toronto et Londres, Little, Brown & Co, 1990.
-
[5]
Ibid., p. 338, et Asiaweek, 11 novembre 1989.
-
[6]
Pour une liste complète des 36 serments des triades chinoises, voir Bertil Lintner, Blood Brothers : The Criminal Underworld of Asia, New York, Palgrave, Macmillan, 2003, p. 388-391.
-
[7]
Selon une source proche des triades de Macao, 28 juillet 2001.
-
[8]
Dian H. Murray, The Origins of the Tiandihui : The Chinese Triads in Legend and History, Stanford, Stanford University Press, 1994.
-
[9]
W.P. Morgan, Triad Societies in Hong Kong, Hong Kong Government Press, 1989, p. 80-81.
-
[10]
Glenn Schloss, « Village Law », South China Morning Post, 29 juin 2000.
-
[11]
Pour un compte rendu détaillé de l’assassinat de Henry Liu, voir David Kaplan, The Fires of the Dragon : Politics, Murder, and the Kuomintang, New York, Atheneum, 1992.
-
[12]
Yiu Kong-chu, The Triads as Business, Londres et New York, Routledge, 2000.
-
[13]
Bertil Lintner, « Organized Crime : A Worldwide Web ? », Global Dialogue (Chypre), vol. I, n° 1, été 1999. Cet article s’appuie sur de nombreux entretiens et conversations avec des gens proches du crime organisé à Hong Kong et Macao.
-
[14]
Frederic Dannen, « Partners in Crime », The New Republic, 14 et 21 juillet 1997.
-
[15]
Ibid.
-
[16]
« A Social Contract With Territory’s Underworld », South China Morning Post, 14 mai 1997.
-
[17]
The New Republic, 14 et 21 juillet 1997.
-
[18]
Cette information s’appuie sur de nombreux entretiens avec des sources proches du crime organisé à Hong Kong et Macao, réalisés au cours des années 1990 lors de recherches pour mon ouvrage Blood Brothers.
-
[19]
Allen T. Cheng, « Taiwan’s Dirty Business », Asia Inc., avril 1997.
-
[20]
Angelina Malhotra, « Shanghai’s Dark Side », Asia Inc., février 1994.
-
[21]
Pour une étude du crime organisé vietnamien au Vietnam et en Australie, cf. Blood Brothers, op. cit., p. 308-312, 331-335.
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[22]
Pour une excellente étude des yakusas, voir l’ouvrage classique de David Kaplan et Alec Dubro, Yakuza : Japan’s Criminal Underworld, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 2003.
-
[23]
Ibid., p. 325.
-
[24]
Entretien avec Vitaly Nomokonov, directeur du Centre pour l’étude du crime organisé à l’université d’Extrême-Orient de Vladivostok, le 21 mai 2003.
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[25]
Voir Bertil Lintner, « Triads Tighten Grip on Russia’s Far East », Jane’s Intelligence Review, septembre 2003. L’article s’appuie sur des entretiens avec des chercheurs, des représentants des forces de l’ordre et des entrepreneurs locaux, réalisés lors d’un séjour dans l’Extrême-Orient russe en mai 2003.
-
[26]
Ibid.
Birmanie : au cœur du Triangle d’or
1Pendant plus de vingt ans, Peng Jiasheng fut l’enfant chéri du gouvernement militaire de Birmanie. Ancien combattant du Parti communiste de Birmanie (Pcb), il avait dirigé en 1989 une mutinerie contre la direction vieillissante de l’armée insurgée, composée essentiellement de maoïstes birmans. Peng était originaire de Kokang, une région située à l’extrême nord-est du pays, peuplée d’une minorité chinoise et contrôlée par le Pcb depuis la fin des années 1960. Mais, avec d’autres, il s’était lassé de lutter pour une idéologie dont il ne connaissait pas grand-chose, et les Chinois de Kokang ont uni leurs forces avec les Wa, une minorité ethnique qui vit également près de la frontière chinoise. Les Wa, une tribu de chasseurs de têtes jusqu’à ce que le Pcb prenne possession de leurs montagnes au début des années 1970, formaient la majorité de l’armée communiste birmane forte de 20 000 personnes. Le sort du Pcb était scellé et ses dirigeants s’enfuirent en exil en Chine.
2Par la suite, le Pcb se divisa selon des lignes ethniques en quatre armées régionales différentes. Cela devint une préoccupation majeure pour le gouvernement central qui, en 1988, avait été ébranlé par un puissant soulèvement démocratique dans les zones urbaines. Des milliers d’étudiants et d’autres militants pro-démocratie s’étaient également réfugiés dans des régions le long de la frontière thaïlandaise contrôlées par l’Union nationale Karen (Knu) et d’autres armées ethniques non communistes. Le Pcb ayant disparu en tant que force idéologique, le gouvernement craignait que de nouveaux liens ne se tissent entre les militants pro-démocratie, les armées ethniques et les fractions ethniques de l’ancien parti communiste.
3Il devint alors de la plus haute importance de neutraliser le plus grand nombre possible de forces insurgées à la frontière et, quelques mois après la mutinerie du Pcb, des accords de cessez-le-feu furent signés entre le gouvernement et les mutins. Ces derniers furent autorisés à conserver leurs armes et le contrôle de leurs régions respectives, à condition de ne pas partager leur arsenal avec les militants pro-démocratie. Les mutins furent également autorisés à se lancer dans n’importe quel type d’entreprise commerciale pour financer leurs forces et leurs activités.
4Par la suite, d’autres armées ethniques, qui avaient dépendu de l’ancien Pcb pour la fourniture d’armes et de munitions, passèrent également des accords similaires de cessez-le-feu avec le gouvernement central. Au milieu des années 1990, plus de deux douzaines d’armées rebelles en Birmanie avaient accepté l’offre du gouvernement. Le régime militaire birman avait réussi à contenir les menaces contre son pouvoir, mais les conséquences pour la région furent désastreuses. « N’importe quel type d’entreprise » dans la région contrôlée par l’ancien Pcb, située au cœur du Triangle d’or de l’Asie du Sud-Est, signifiait avant tout le trafic de narcotiques, en premier lieu d’opium et d’héroïne, puis de drogues synthétiques comme la méthamphétamine. Peng s’enrichit énormément grâce à l’accord avec le gouvernement, et ce fut également le cas pour les dirigeants de la United Wa State Army (Uwsa), le plus important des groupes militaires issus de l’ancien parti communiste : Bao Youxiang et ses frères Bao Youri, Bao Youliang et Bao Youhua, ainsi que l’infâme Wei Xuegang, le principal seigneur du trafic de drogue du Triangle d’or et ses frères Wei Xuelong et Wei Xueyin [1].
5Un grand nombre d’activités illégales se développèrent également au sein des régions contrôlées par la Uwsa et les régions contrôlées par les autres forces issues du Pcb : le piratage de cd et de dvd, la production de cigarettes contrefaites, le trafic d’êtres humains, soit des jeunes femmes pour l’industrie du sexe en Thaïlande et Malaisie, soit des immigrants illégaux pour les pays occidentaux. Différents rapports font également mention d’un commerce florissant d’armes de petit calibre dans la région. Les officiers de la Uwsa agissent en tant qu’intermédiaires pour les trafiquants d’armes chinois, qui obtiennent leur marchandise auprès d’éléments corrompus de l’Armée populaire de libération chinoise. Les armes sont ensuite vendues à quiconque souhaite les acheter.
6Des informations encore plus inquiétantes suggèrent que les groupes criminels birmans assistent la Corée du Nord dans ses efforts clandestins visant à développer son commerce de drogue dans le reste du monde, qui représente une des nombreuses activités illégales menées par Pyongyang pour accumuler les devises fortes dont elle a désespérément besoin. En 2002, par exemple, des agents de la police taïwanaise ont saisi 79 kg d’héroïne emballés dans des sacs portant la marque « Double U-O Globe », une marque déposée de la Uwsa. Un bateau de pêche taïwanais avait récupéré l’héroïne à bord d’un navire nord-coréen en haute mer et l’avait ensuite débarquée à terre où elle fut saisie. En avril 2003, 125 kg de la même marque d’héroïne de la Uwsa furent saisis sur un cargo nord-coréen nommé Pong Su près de la côte est de l’Australie. Le navire portait le pavillon de complaisance de l’État du Tuvalu, une minuscule île du Pacifique.
7Officiellement, pourtant, les anciens mutins du Pcb étaient engagés dans l’éradication de la drogue, et Peng et les autres étaient régulièrement convoqués pour rencontrer des visiteurs étrangers, y compris des représentants de l’agence des Nations unies contre la drogue et le crime organisé (Onudc) et même Ibrahim Gambari, le diplomate nigérian nommé en 2006 « envoyé spécial des Nations unies en Birmanie », avec le mandat d’encourager un meilleur respect des droits de l’homme dans ce pays. Peng, les Baos et d’autres anciens combattants du Pcb étaient toujours présentés à ces visiteurs comme des « dirigeants des minorités locales ».
8Puis, à la fin août 2009, les forces du gouvernement birman entrèrent dans le Kokang qui, jusqu’ici, avait gouverné ses propres affaires comme une région autonome au sein de laquelle l’ingérence du gouvernement central était pratiquement inexistante. Des combats violents éclatèrent et 30 000 personnes de la région s’enfuirent de l’autre côté de la frontière chinoise. En quelques jours, les forces de Peng furent écrasées et il se retira dans la région contrôlée par la Uwsa au sud du Kokang. Le gouvernement l’accusa d’être un trafiquant de drogue et de diriger une usine d’armes illégales. Un journal birman contrôlé par le gouvernement déclara en septembre 2009 que Peng ne pouvait pas échapper à « la loi » et lui recommanda de se rendre [2].
9Quel crime Peng avait-il commis ? Son implication dans le trafic de drogue était connue depuis des décennies et, de toute façon, depuis la mutinerie de 1989 du Pcb, cette activité était menée avec l’accord tacite du gouvernement. Ses camions n’étaient jamais fouillés aux postes de contrôle officiels et les profits du trafic de drogue étaient réinvestis dans des entreprises légales, telles que des sociétés d’import-export, des projets commerciaux ou immobiliers. Des centaines de millions de dollars issus du commerce de la drogue ont trouvé le chemin de l’économie birmane traditionnelle et ont grandement contribué au développement économique du pays.
Mais, en 2009, le gouvernement annonça que les groupes concernés par les accords de cessez-le-feu devaient se transformer en forces frontalières contrôlées par les autorités avant les élections qui devaient avoir lieu en 2010. Selon le gouvernement, ces groupes armés avaient eu vingt ans pour « se transformer en forces frontalières […] et cela est plus que suffisant pour une période de transition [3] ». En plus de consentir à placer leurs armées sous le commandement du gouvernement central, les branches politiques des groupes concernés par le cessez-le-feu ont été invitées à participer aux élections de l’année suivante. Il est clair que le gouvernement cherchait à étendre son contrôle sur des régions éloignées qui depuis des décennies avaient totalement échappé au pouvoir central.
Peng était l’un des dirigeants des groupes concernés par le cessez-le-feu qui avaient refusé l’offre du gouvernement – il devint donc du jour au lendemain un « ennemi de l’État ». Les dirigeants de la Uwsa se sont retrouvés dans une situation similaire. Leurs activités de trafic de drogue avaient été tolérées – et même encouragées – tant qu’ils ne luttaient pas contre le gouvernement central. Mais tout acte de résistance en ferait immédiatement des hors-la-loi et des « trafiquants de drogue » pourchassés.
Les triades chinoises et le pouvoir
10L’attitude de la Chine à l’égard des trafiquants n’est guère différente. Peng, les Baos et les Weis ont investi des millions dans l’économie locale de la province du Yunnan au sud du pays. Les officiels chinois ont fait savoir qu’ils désapprouvaient l’arrivée de drogue de l’autre côté de la frontière et les syndicats du Triangle d’or leur ont donné satisfaction en envoyant leur marchandise vers le sud, en Thaïlande, au Laos, au Cambodge, au Vietnam et plus loin encore. En octobre 2007, Ho Chung, le gendre de Bao Youxiang, fut arrêté à Hong Kong, sans doute grâce à un tuyau des Américains qui l’avaient inculpé pour sa participation au trafic de drogue du Triangle d’or. Habituellement, Ho s’occupait des opérations de blanchiment d’argent pour les Baos et les Weis et, jusqu’en 2009, il était un visiteur régulier de la vente aux enchères de pierres précieuses de Rangoon. Il était également proche de plusieurs agents des services de renseignements militaires birmans, avec lesquels il jouait souvent au golf. Mais ses réseaux en Chine semblaient tout aussi solides : en mars 2008, la police de Hong Kong décida de le remettre en liberté. L’ordre était venu de Chine, et l’événement, discret, démontre non seulement le pouvoir de Pékin sur la police soi-disant autonome de Hong Kong, mais il reflète également l’attitude des responsables chinois à l’égard du crime organisé et du monde des affaires.
11Ho était un homme d’affaires important. Né en Chine, le fait qu’il manipulait des montants énormes d’argent était à l’évidence plus important que l’origine de cet argent. Depuis des siècles, en Chine, tout comme dans les communautés chinoises dans le reste du monde, il y a toujours eu une relation symbiotique mais compliquée entre le crime organisé et les cercles dirigeants. Lynn Pan, elle-même née à Shanghai, écrit dans son excellente étude de la diaspora chinoise, Sons of the Yellow Emperor, que « si les restaurants chinois sont une des caractéristiques des Chinatowns autour du monde, les sociétés secrètes chinoises en sont une autre [4] ». Ho, Peng et Bao – et même les Weis – ne sont peut-être pas membres de ces sociétés secrètes, mais toutes leurs opérations dépendent de connexions avec les fraternités criminelles. Il faut faire passer les drogues en contrebande dans les pays voisins ou outre-mer, il faut blanchir l’argent et il faut maintenir des liens avec les grandes entreprises et les forces de l’ordre et d’autres institutions gouvernementales.
12Ces sociétés secrètes existent grâce à la peur et à la corruption et prospèrent grâce à leur implication dans une grande variété d’entreprises légales et illégales – y compris le trafic de drogue, la prostitution et le trafic d’êtres humains. Pendant très longtemps, Hong Kong fut considérée comme la « capitale » de cette fraternité criminelle chinoise internationale. Les triades basées à Hong Kong, telles que la 14K et, dans une certaine mesure, le United Bamboo Gang de Taïwan, dominaient le crime organisé en Asie de l’Est et avaient des liens avec des gangs similaires dans la région et en Occident. Dans les années 1980, de nombreux analystes et observateurs étrangers pensaient que les gangs établis dans ce qui était alors une colonie britannique partiraient pour le Canada, l’Australie et l’Amérique une fois que Hong Kong serait passée sous contrôle chinois en 1997. Les autorités australiennes, par exemple, pensaient que 90 000 criminels ayant des liens avec les gangs criminels chinois, ou les triades, partiraient dès que le drapeau aux cinq étoiles flotterait sur Hong Kong [5].
13En réalité, c’est l’inverse qui s’est passé. Les triades de Hong Kong se sont non seulement arrangées avec les nouveaux seigneurs du territoire, mais, dans les Chinatowns du monde entier, des liens étroits ont également été tissés avec les groupes d’intérêts de la Chine continentale. En Chine même, où le capitalisme sauvage a remplacé l’ancien et austère système socialiste, de nouvelles sociétés secrètes, qu’il s’agisse de groupes criminels du genre des triades ou de différentes sectes syncrétiques, sont également en train de se développer à grande vitesse. On peut comprendre plus clairement la connexion entre le crime organisé, le monde des affaires et les autorités politiques officielles en considérant les différentes composantes de ces réseaux.
14Les gangs de rue. Tous les pays ont leur part d’enfants abandonnés, de vagabonds et de délinquants juvéniles qui survivent en pratiquant le vol à la tire, le trafic de drogue, la prostitution ou le proxénétisme. Beaucoup sont des drogués, prêts à accomplir toute mission, quelle que soit sa brutalité, pour une récompense financière. Les « têtes de serpent » ou hommes de main des triades, recrutent leurs soldats d’infanterie dans ce milieu. Un délinquant juvénile particulièrement prometteur est emmené dans un lieu secret où il rencontre d’autres jeunes qui ont également été recrutés. On brûle un peu d’encens, on prête un serment par lequel les jeunes recrues jurent obéissance à vie à la triade : « Je subirai la mort par cinq cents coups de foudre si je ne suis pas fidèle à ce serment. […] Je reconnaîtrai toujours mes frères Hung (de la triade) quand ils s’identifieront. Si je les ignore, je serai tué par une myriade d’épées […]. Si je suis arrêté pour avoir commis un délit, je dois accepter la punition et ne jamais tenter d’impliquer aucun de mes frères de serment. Si je le fais, je serai tué par cinq cents coups de foudre [6]. »
15Ce serment a été transmis sans changement de génération en génération de frères des triades, mais, dans la période récente, la crainte d’attraper le sida a contraint les nouveaux membres à couper leurs propres doigts et à sucer leur propre sang plutôt que de suivre le rite initiatique ancestral de boire le sang mélangé des nouvelles recrues dans un verre collectif [7]. Mais, quelle que soit la forme du serment, la mystique du rite initiatique secret vise à discipliner des délinquants juvéniles turbulents et à leur donner le sentiment d’appartenir à une organisation très spéciale. Ensuite, on peut leur offrir un costume chic, une paire de lunettes de soleil de luxe, ou un téléphone portable, ce qui leur donne un sentiment d’importance et les rend populaires auprès des filles. Chaque groupe de récents initiés est généralement dirigé par un homme de main plus âgé qui est passé lui aussi par le même rite, a survécu aux combats de rue et a ainsi été promu par ses supérieurs.
16Les triades. Il y a de nombreuses triades rivales et la première de l’histoire de la Chine est sans doute la société du Lotus Blanc, qui fut fondée par des moines et des érudits au xiie siècle et qui joua un rôle important dans la lutte lors de l’occupation mongole aux xiiie et xive siècles. Mais la plupart des triades « modernes » trouvent leur origine dans la Tiandihui, la « Société du Ciel et de la Terre », dont beaucoup de chercheurs pensent qu’elle fut fondée au xviie siècle pour renverser la dynastie manchoue Qing et restaurer les Ming, jugés plus indigènes. Le Kuomingtang nationaliste s’appuya sur cette croyance lorsque son dirigeant, le Dr Sun Yat-sen, lança sa lutte contre les empereurs manchous à la fin du xixe siècle, même s’il voulait faire de la Chine une république. Utilisant le nom de Tiandihui, Sun réussit à solliciter un soutien à sa cause parmi les communautés chinoises dans la région Asie-Pacifique, de même que dans le bastion des Ming au sud de la Chine, d’où la plupart des migrants chinois étaient originaires. Cependant, des recherches plus récentes, surtout celles du professeur américain Dian Murray, ont montré que le Tiandihui avait en fait été établi à la fin du xviiie siècle – plus d’un siècle après la chute de la dynastie des Ming –, non comme un mouvement politique mais comme une société d’entraide dans une région frontière instable. Les habitants, en particulier les vagabonds et les exclus, avaient besoin d’être protégés à la fois contre les bandits et les mandarins impériaux et se regroupaient pour cela au sein de sociétés secrètes [8]. Le nom « triade », qui fut inventé bien plus tard, fait référence au chiffre magique « trois ». Trois multiplié par trois égale neuf, et tout nombre dont les chiffres forment un total de neuf est divisible par neuf. Dans la numérologie chinoise, trois était aussi le chiffre occulte représentant l’équilibre entre le ciel, la terre et l’homme. À l’origine, les rites secrets visaient à renforcer les liens de ces fraternités étroitement soudées afin d’éviter la trahison par des membres du groupe.
17De la même façon, les travailleurs chinois de Singapour, Penang, Honolulu et San Francisco avaient également besoin de protection dans un environnement souvent hostile, et les sociétés secrètes ont rempli ce rôle. C’est beaucoup plus tard seulement que le Tiandihui revendiqua des attributs patriotiques et il est clair également que le Dr Sun et d’autres nationalistes chinois ont mis en avant cet aspect de la triade afin d’utiliser son pouvoir pour atteindre leurs buts politiques. En conséquence, après le renversement de la dynastie manchoue lors de la révolution de 1911, les liens entre les triades et le nouveau gouvernement du Kuomingtang étaient également très étroits. Chang Kai-chek utilisa le Green Gang, dirigé par le célèbre gangster Du Yue-sheng, surnommé « Du-les-grandes-oreilles », afin de contrôler les syndicats et les communistes à Shanghai dans les années 1930. Dans les années 1940, de nouvelles triades furent créées par des officiers du Kuomingtang et la police secrète du gouvernement pour lutter plus efficacement contre les communistes. La plus connue était la société 14K, fondée en 1947 par Kot Siu-wong, un général du Kuomingtang. Le nom du gang venait de son premier QG situé au n° 14 de la rue Po Wah à Canton [9]. Quand les communistes triomphèrent dans la guerre civile contre les nationalistes en 1949, le général Kot s’enfuit à Hong Kong avec des centaines de ses partisans. Nombre d’entre eux s’installèrent à Rennie’s Mill, un village à l’abandon dans la Baie Junk à l’est du vieil aéroport Kai Tai, où les drapeaux de la République de Chine (Taïwan) flottaient sur les maisons décrépites jusqu’à ce que le quartier tout entier soit « nettoyé » à temps pour la prise de contrôle chinoise de Hong Kong en 1997. Mais 14K demeure une des principales triades du territoire avec des succursales dans le monde entier.
18Les grandes entreprises et les politiques. La plupart des gangsters sont beaucoup moins hauts en couleur que ceux que le public a l’habitude de voir dans les films d’action de Hong Kong ou de Taïwan, et ils ne sont peut-être pas aussi patriotiques que Sun Yat-sen et d’autres le prétendaient, mais ils jouent néanmoins un rôle important dans les sociétés chinoises : il y a certaines choses que les grandes entreprises – et les gouvernements – ne peuvent tout simplement pas faire. Un chef d’entreprise peut, par exemple, contacter un homme de main d’une triade et lui demander de mobiliser ses hommes pour rendre la vie difficile à un rival en affaires. Ainsi, au début de l’année 2000, des jeunes hommes vêtus de tee-shirts noirs, la poitrine et les biceps recouverts de tatouages représentant des dragons et des phénix, surgirent subitement dans le tranquille village de Pak Tin dans les nouveaux territoires de Hong Kong. Ils juraient et ouvraient les portes à coups de pied en exigeant des loyers exorbitants des résidents. Une voiture était garée au milieu du village et sur le pare-brise un signe indiquait clairement que son propriétaire appartenait à Sun Yee On, une triade aux appuis solides. Au cas où le message n’aurait pas été assez clair, un fourgon mortuaire, signe bien visible de malchance, était parqué au centre de Pak Tin. Le problème était que les villageois qui habitaient à Pak Tin depuis des générations avaient refusé de céder leurs maisons à un promoteur de Hong Kong qui voulait transformer la zone rurale en un ensemble immobilier de six cents appartements dans quatre tours. Grâce aux efforts de Law Yuk-kai, un militant des droits de l’homme diplômé en droit, les villageois résistèrent à la fois à la demande initiale du « promoteur » et aux méthodes plus musclées des truands, embauchés lorsque les moyens « normaux » semblaient sans effet. Law eut le courage d’aider ses concitoyens à s’organiser afin de lutter pour leurs foyers [10].
19Étant donné les relations haut placées de Sun Yee On, qui sont bien plus élevées dans la hiérarchie de l’armée et du parti en Chine que celles dont Ho Chung, le financier de la Uwsa, avait jamais rêvé, les chances de réussite de Law étaient pratiquement nulles. Ce sont ces relations qui permettent à Sun Yee On, et aux autres triades, de diriger des réseaux de prostitution, de paris illégaux et d’offrir leur « protection » aux vendeurs de rue, aux services de minibus et à l’industrie du cinéma, laquelle idéalise souvent les « sociétés secrètes » et leur origine mythique.
20Les triades sont également utilisées par les gouvernements de la région. Lorsqu’en 1984 les services de sécurité de Taïwan voulurent se débarrasser de Henry Liu, un journaliste dissident en exil jugé trop gênant, ils confièrent cette tâche aux hommes de main du United Bamboo Gang, le plus puissant syndicat du crime de l’île [11]. La triade était tout à fait disposée à se charger de l’assassinat, non parce qu’elle avait quelque chose contre Liu, mais parce qu’en échange de ce service elle obtiendrait une protection officieuse pour ses propres affaires : le jeu, la prostitution et l’usure.
21Un homme d’affaires important de Hong Kong ou de Singapour peut avoir besoin de transporter une large somme en liquide – son propre argent ou, contre émolument, l’argent des trafiquants de drogue du Triangle d’or par exemple – vers un « centre financier » offshore afin d’échapper aux impôts. Les triades peuvent mobiliser leurs hommes pour de telles tâches. Personne n’oserait disparaître avec l’argent : la mort par « une myriade d’épées » s’ensuivrait. Un homme d’affaires peut aussi avoir des difficultés financières et un besoin urgent de liquidités pour payer ses dettes. Il a la possibilité d’investir dans le trafic d’héroïne qui offre des profits énormes pour un investissement de départ limité. Il va alors contacter le chef d’une triade qui, à son tour, mobilise des hommes de main, lesquels utiliseront les « soldats d’infanterie » de la triade ainsi que des petits malfrats inorganisés pour mener le trafic à bien. Inutile de dire qu’il serait pratiquement impossible de retrouver la trace de l’investisseur principal. Si quelqu’un était arrêté, ce serait inévitablement un ou plusieurs voyous faciles à sacrifier.
22Le trafic d’immigrants illégaux, le trafic d’armes et d’autres activités similaires se développent selon le même schéma. Tous les voyous des rues ou les trafiquants de drogue n’appartiennent pas aux triades, et le fait d’avoir recours aux triades pour mener à bien une mission ne fait pas non plus des hommes d’affaires ou des officiers de police des membres des triades. Les triades sont des intermédiaires. Elles sont utilisées par les membres les plus haut placés de la société et elles emploient pour faire le travail des malfrats, qu’ils soient ou non membres de la société. Yiu Kong-chu, un professeur de sociologie de l’université de Hong Kong, explique que les triades sont un élément constitutif, et pas seulement prédateur, de nombreux secteurs de l’économie locale [12].
23Contrairement à ce que pensent certains observateurs étrangers, le crime organisé chinois n’est pas un croisement entre la franc-maçonnerie et Ibm, un ensemble de structures d’entreprises solidement organisé qui se drape dans le rituel maçonnique. S’il est vrai que les criminels vivent hors la loi, ils n’ont jamais été hors de la société. Outre l’appui qu’il apporte aux grandes entreprises et aux agences gouvernementales, le crime organisé aide également les autorités à contrôler le crime non organisé aux comportements toujours imprévisibles. Il est vrai que les triades gèrent leurs systèmes d’extorsion de fonds, leurs maisons de jeu et leurs réseaux de prostitution. Mais dans les rues qu’elles contrôlent il n’y a pratiquement pas de pickpockets, de voleurs à la tire et d’autres délinquants mineurs. Même les Chinatowns de New York et San Francisco sont, sous bien des aspects, les quartiers les plus sûrs de ces villes grâce aux triades. Les commerçants et propriétaires de restaurants paient les gangs locaux pour qu’ils les protègent. En conséquence, Chinatown à New York peut sembler, superficiellement du moins, bien plus ordonnée et calme que Harlem ou le Bronx. Mais si un commerçant avait l’imprudence de refuser de payer, sa vie serait en danger.
24En même temps, il ne serait pas correct de présenter les triades comme une multinationale du crime. Le fait que nombre de triades utilisent le même nom à Macao, Hong Kong, Londres, Amsterdam, Shanghai ou San Francisco – 14K, Wo On Lok, Big Circle Boys, etc. – ne signifie pas qu’elles fassent partie d’un réseau mondial. Par exemple, un membre de 14K peut être envoyé, ou se rendre de sa propre initiative, à Kunming dans le Yunnan faire affaire avec Peng, les Baos et les Weis pour obtenir de la drogue du Triangle d’or. Arrivé là-bas, il rassemble quelques malfrats locaux, leur dit « nous appartenons tous à 14K », pratique quelques rites puis vaque à ses affaires. Utiliser un nom comme « 14K » vise à discipliner les voyous locaux et à instiller la peur parmi les criminels inorganisés et concurrents et aussi parmi les forces de la police locale. La plupart des triades sont en fait organisées de façon assez souple et les fusillades et les assassinats entre fractions rivales de plusieurs gangs utilisant le même nom ne sont pas rares [13].
25Néanmoins, les nouveaux dirigeants de la Chine post-Mao Zedong ont commencé à découvrir l’utilité des triades dès qu’ils se sont embarqués dans leurs audacieuses entreprises capitalistes au début des années 1980. Cela est devenu évident pour le public le 8 avril 1993, alors que les habitants de Hong Kong, encore sous contrôle britannique, commençaient à se faire à l’idée du retour à la « patrie ». Tao Siju, à l’époque chef du Bureau de la sécurité de la Chine, participa à une conférence de presse informelle avec un groupe de journalistes de télévision de la colonie. Après avoir expliqué clairement que les « contre-révolutionnaires » qui avaient manifesté pour la démocratie sur la place Tiananmen à Pékin en 1989 ne verraient pas leurs longues peines de prison réduites, il se mit à parler des triades : « En ce qui concerne les organisations telles que les triades à Hong Kong, tant qu’elles se montrent patriotiques, tant qu’elles se préoccupent de la prospérité et de la stabilité de Hong Kong, nous devrions nous unir avec elles [14]. » Tao les invita également à venir en Chine y développer leurs affaires.
Cette déclaration fit l’effet d’une décharge électrique à Hong Kong et provoqua un tonnerre de protestations dans les médias. Depuis 1845, l’appartenance à une triade était considérée comme un délit dans le territoire et le respect de la loi était considéré comme un des piliers qui faisait de celui-ci une ville internationale. Clamer son « patriotisme » n’était pas une excuse permettant de violer la loi. Mais les habitants de Hong Kong n’auraient pas dû être surpris. Deng Xiaoping, le père des réformes économiques chinoises, avait depuis des années fait allusion aux rapports existant entre les services secrets chinois et certaines des triades de Hong Kong. Lors d’un discours au Palais du Peuple en octobre 1984, Deng avait souligné que les triades n’étaient pas toutes « mauvaises ». Certaines étaient « bonnes » et « patriotiques » [15].
Alors que Deng faisait ces remarques cryptiques à Pékin, des réunions secrètes étaient organisées entre certains dirigeants des triades et Wong Man-fong, le directeur adjoint de Xinhua – l’agence Chine Nouvelle –, l’« ambassade » officielle de la Chine à Hong Kong lorsque la ville était une colonie britannique. Wong leur déclara que les autorités chinoises « ne les regardaient pas de la même façon que la police de Hong Kong ». Il leur enjoignit de ne pas « déstabiliser Hong Kong » et de s’abstenir de voler les entreprises d’État chinoises. Mais, à part cela, ils pouvaient poursuivre leurs activités lucratives [16].
Au cours des années précédant le transfert de souveraineté en 1997, et en particulier lorsque, au nom de Hong Kong, les Britanniques demandèrent que davantage de garanties des droits démocratiques soient intégrées à la mini-Constitution, ou quand les habitants de Hong Kong eux-mêmes manifestèrent leur soutien au mouvement pro-démocratie en Chine, au lieu de rester à l’écart, certains membres des triades « patriotiques » s’impliquèrent et se firent « les yeux et les oreilles » de Pékin. Ils infiltrèrent ensuite les syndicats et même les médias. Hong Kong – et de plus en plus la Chine elle-même – connaît une sorte de retour paradoxal au Shanghai des années 1930, quand le Kuomingtang enrôlait les gangsters afin de contrôler les mouvements politiques et d’organiser un certain nombre de rackets pour s’enrichir eux-mêmes ainsi que les membres du gouvernement.
Quelques jours avant que Tao, le chef de la Sécurité, fasse sa surprenante déclaration aux journalistes de Hong Kong, le Top Ten, un nouveau night-club luxueux, avait ouvert ses portes à Pékin. Un des propriétaires était Charles Heung de la triade Sun Yee On, un autre était Tao lui-même [17]. De toutes les triades de Hong Kong, Sun Yee On semble être celle qui a établi les relations les plus étroites avec les autorités chinoises. C’est aussi la seule triade dont les listes de membres sont informatisées, et qui dispose d’une structure de contrôle assez centralisée. On ne peut pas en dire autant de la première triade des temps modernes en Chine continentale, Dai Huen Jai – ou Big Circle Boys –, qui a beaucoup plus attiré l’attention des médias à scandale, ayant été créée dans les années 1970 par d’anciens Gardes rouges qui n’avaient pas retrouvé leur place dans la société à la fin de la Révolution culturelle [18]. Le nom « Big Circle Boys » a commencé à apparaître à Hong Kong, à Macao, au Canada et même aux États-Unis, mais, comme pour la triade 14K, c’est un nom utilisé par de nombreux groupes différents de truands chinois ne dépendant d’aucune direction centralisée. Certains membres des Big Circle Boys ont peut-être des contacts personnels avec des membres des services de sécurité chinois, mais ceux-ci ne sont certainement pas au même niveau que les relations entre Sun Yee On et les autorités du pays.
Ces nouvelles relations entre le crime organisé et les autorités chinoises – qui s’ajoutent aux énormes débouchés potentiels pour leurs affaires en Chine – ont incité les « loges » et « associations de clan » chinoises dans les Chinatowns des États-Unis à établir des liens plus étroits avec la Chine continentale. Par le passé, la plupart de ces associations communautaires – très étroitement liées aux triades – considéraient Taïwan comme leur patrie spirituelle. Désormais, les hommes d’affaires et d’autres résidents des Chinatowns de New York, San Francisco et Toronto ont commencé à faire flotter le drapeau de la République populaire, et sa fête nationale du 1er octobre est célébrée avec plus de fanfare que le 10/10 (10 octobre), date commémorant le soulèvement de Sun Yat-sen de 1911 en Chine, qui marqua la fin de la dynastie Qing et l’établissement de la République de Chine le 1er janvier 1912.
Ce changement de camp coïncide également avec la démocratisation de Taïwan, qui a contraint de nombreuses triades de l’île à aller s’installer en Chine continentale et en Asie du Sud-Est. En 1997, Ma Ying-jeou, le très populaire ministre délégué, éduqué aux États-Unis – qui devint ensuite ministre de la Justice et est maintenant président de Taïwan –, déclara : « Oui, les sociétés secrètes font partie de l’histoire de la Chine. Elles ont leur propre justice. Mais ce système de justice appartient à une société rurale. Nous sommes une société industrielle et commerciale aujourd’hui. On ne peut pas se faire justice soi-même. L’ère de Robin des Bois est terminée [19]. » Le crime organisé n’a pas disparu de Taïwan, loin s’en faut, mais même le United Bamboo Gang qui y était si puissant semble aujourd’hui faire plus d’affaires à Shanghai qu’à Taipei [20].
Le United Bamboo Gang, et son dirigeant « spirituel » Chen « Dry Duck » Chi-li, a également établi une nouvelle base au Cambodge où il s’efforce de « contrôler » les investissements des minorités chinoises dans l’industrie locale de la confection. Mais son influence a décliné après son arrestation en 2000 pour possession d’armes à feu : des pistolets, des fusils d’assaut, des lanceurs de grenade M-9 et des milliers de cartouches de munitions. Bien qu’il ait été relâché en août 2001 pour « manque de preuves », il n’est plus aussi puissant qu’auparavant. Une nouvelle génération d’hommes d’affaires appartenant aux minorités chinoises a pris sa place – et nombre d’entre eux ont des liens avec la Chine continentale. « Dry Duck » est mort à Hong Kong en octobre 2007, mais son dernier souhait fut d’être enterré à Taïwan. Des limousines noires et des gardes du corps en costume sombre et lunettes noires accompagnèrent ses funérailles à Taipei, auxquelles participèrent des représentants politiques de tous les principaux partis, des chanteurs populaires et d’autres célébrités.
La situation est différente au Vietnam car dans ce pays les gangs ne semblent pas avoir de liens avec leurs homologues chinois. Mais de nouvelles bandes locales, baignant dans la même culture criminelle que celles de Chine, sont apparues et dirigent le trafic de drogue et les réseaux de prostitution en plein essor. L’héroïne étant produite dans le secteur birman du Triangle d’or, il doit bien y avoir certains liens. Les relations avec les communautés indochinoises réfugiées en Australie, en particulier à Cabramatta, un quartier de Sydney, ont permis d’inonder de drogue les communautés locales. On en sait beaucoup moins à propos des rapports existant entre les nouveaux gangs du Vietnam et les autorités de ce pays qu’à propos des rapports similaires bien plus évidents en Chine. Mais le fait qu’ils arrivent à se développer et prospérer malgré la répression qui s’abat sur eux, incluant de nombreuses exécutions de criminels connus, indique que beaucoup d’entre eux ont de bons réseaux et sont protégés [21].
Asie-Pacifique : une nouvelle « frontière du crime »
26Les gangs historiques du Japon, les yakusas, ont, ou en tout cas avaient, également de très bons réseaux. Dans le passé, ils menaient leurs affaires à partir de locaux bien identifiés, portant souvent en façade des signes et des symboles de leur commerce, comme par exemple des lanternes et des épées de samouraï dans les vitrines. Dans la littérature traditionnelle et les films contemporains, ils sont présentés de façon romantique comme de nobles hors-la-loi obéissant à leur code d’honneur. Les yakusas étaient utilisés par les autorités pour contrôler les étudiants gauchistes turbulents ainsi que le crime organisé. Grâce à eux, les rues de Tokyo et d’Osaka étaient considérées comme les plus sûres d’Asie. Tous les politiciens du pays, en particulier ceux d’extrême droite, avaient leur référent au sein des yakusas. Au plus haut de sa force dans les années 1980, le principal gang, le Yamaguchi-gumi, comptait près de 40 000 membres, regroupés au sein de 750 loges dans tout le pays. De son siège dans la ville portuaire de Kobe, le Yamaguchi-gumi dirigeait ses activités criminelles dans tout le Japon ainsi qu’en Asie et aux États-Unis : extorsion de fonds, prostitution, usure et commerce de méthamphétamine [22].
27Mais comme l’ont montré les chercheurs américains David Kaplan et Alec Dubro, les yakusas sont en train de se transformer. « Leur monde structuré et insulaire de giri-ninjo (obligation et compassion), de tatouage, coupage de doigts, obéissance totale et rites de bandits chevaleresques, est menacé d’obsolescence [23]. » Du fait de nouvelles lois antigang adoptées dans les années 1990, il est beaucoup plus difficile pour les yakusas d’agir à découvert comme par le passé et, dans de nombreux quartiers, les résidents ont enfin osé se regrouper et refuser les extorsions et les autres activités répugnantes des gangsters. Selon Kaplan et Dubro, ils finiront comme la mafia états-unienne : en simples gangsters ayant abandonné toute référence à un quelconque code d’honneur ou à une tradition martiale. En conséquence, les attaques violentes et l’utilisation des armes à feu se sont répandues au Japon, choquant une société traditionnellement très pacifique et non violente.
28Cependant, la nouvelle « frontière du crime » dans la région de l’Asie-Pacifique semble être plutôt l’Extrême-Orient soviétique que l’Asie du Sud-Est. Le crime organisé est devenu un problème à Vladivostok, le principal port de la région, depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Mais depuis quelques années, on assiste à un accroissement spectaculaire du nombre des triades chinoises qui opèrent dans la région. Des sommes importantes d’« argent noir » chinois ont été investies dans des affaires illégales de pêche et d’exploitation forestière, le bois et les poissons étant envoyés en contrebande en Chine, au Japon et en Corée du Sud. Le gouvernement perd ainsi des millions de roubles chaque année [24].
29Boris Gryzlov, le ministre de l’Intérieur russe, a admis que la région d’Extrême-Orient avait le taux le plus élevé de crime par tête d’habitant du pays. Pourtant, les rues de Vladivostok semblent beaucoup plus sûres et tranquilles aujourd’hui qu’il y a une décennie, lorsqu’elles étaient sous le contrôle des chefs de gangs locaux. La contrebande, les boîtes de jeu et les réseaux de prostitution étaient alors très répandus et les kidnappings, les fusillades au volant, le dynamitage de voitures étaient des faits courants. La différence aujourd’hui, c’est que les vieux et flamboyants « parrains » russes ont disparu et les triades chinoises sont arrivées. Elles sont mieux organisées, plus discrètes et elles considèrent les désordres civils comme une menace pour leurs entreprises criminelles.
30Les gangs chinois contrôlent nombre des casinos de la région (il y a plus d’une douzaine d’établissements de jeu dans la région de Vladivostok), de nombreux restaurants chinois, et mêmes certains hôtels et restaurants russes. Beaucoup de petits malfrats russes travaillent désormais pour les syndicats du crime chinois, soit comme contacts pour des opérations locales, soit comme gardes du corps dans les casinos. La nature des rapports entre les criminels russes locaux et les caïds chinois n’est pas claire, mais il semble que les chinois soient bien mieux organisés et qu’ils aient ainsi pris le dessus [25].
31Le seul domaine que les Chinois ne dominent pas est le trafic de drogue local, qui demeure entre les mains de Tadjiks, Kazakhs, Tchétchènes, et d’autres criminels d’Asie centrale qui se procurent l’héroïne en Afghanistan. Selon la police locale, seules l’éphédrine et de petites quantités d’héroïne d’Asie du Sud-Est sont introduites dans la région à partir de la Chine et de la Corée du Nord. Nombre de dirigeants des bandes criminelles russes indigènes qui dominaient la région autrefois ont été tués dans des règlements de comptes entre bandes, tandis que d’autres ont cessé leurs activités ou sont décédés dans des circonstances mystérieuses. Le dernier des gros caïds russes de la ville, Evgeny Petrovich Vasin, surnommé « Dzhem » (« Jam » ou « confiture »), est mort d’une crise cardiaque en octobre 2001. De façon quelque peu ironique, c’est Vasin qui, le premier, avait introduit les triades de la Chine continentale à Vladivostok, afin de s’opposer à des concurrents venus de Russie européenne et d’Asie centrale qui étaient arrivés dans la région après l’effondrement de l’Union soviétique. Au milieu des années 1990, Vasin fit plusieurs visites à Shenyang, dans la province de Liaoning au nord-est de la Chine. Son premier partenaire, devenu par la suite le principal dirigeant du crime organisé à Vladivostok, était un Chinois appelé « Lao Da » ou « Grand frère ». Lao Da contrôlait déjà une grande partie des affaires de Vasin et, après sa mort, il semble qu’il ait discrètement pris le contrôle du reste.
32Une immigration massive chinoise dans l’Extrême-Orient russe a contribué à l’essor des triades dans cette région. En conséquence des purges staliniennes des groupes ethniques dans les années 1930, Vladivostok, autrefois une ville en majorité chinoise, était jusqu’à récemment le seul port d’importance dans le Pacifique sans communauté chinoise. Aujourd’hui, les marchands chinois installés de l’autre côté de la frontière y vendent des vêtements, des outils, des jouets, des montres et d’autres produits de consommation à bas prix dans un nouveau marché tentaculaire situé dans les quartiers est de la ville.
33Il n’y a pas encore de Chinatown à proprement parler dans la ville. Les nouveaux immigrants vivent dispersés dans les différents quartiers, ou bien ils sont concentrés dans d’autres villes orientales comme Oussourisk et Blagoveshchensk et dans une plus petite bourgade comme Pogranichnyi, où ils sont plus nombreux que la population russe européenne. Confrontés aux préjugés raciaux et aux menaces de déportation, beaucoup choisissent – ou sont contraints – de travailler pour des groupes ethniques chinois liés aux triades.
34Le problème du crime transfrontalier et de l’immigration illégale est considéré comme suffisamment important pour avoir été mentionné dans une déclaration commune signée le 27 mai 2003 par le président russe Vladimir Poutine et son homologue chinois Hu Jintao. La Russie et la Chine se sont mises d’accord pour créer ensemble un groupe de travail afin de réduire les mouvements incontrôlés de population à travers leur frontière commune.
35Le développement du crime organisé chinois et de l’immigration illégale a nourri les attitudes racistes envers tous les Chinois, même les hommes d’affaires ordinaires qui sont en fait les victimes des triades et de leurs rackets. Selon certaines sources cependant, la perception dominante selon laquelle les immigrants chinois déferlent sur la région comme une « lame de fond » est très exagérée. Mais la perception d’une telle menace joue un rôle important dans les attitudes de la population locale. Après tout, il y a près de 100 millions d’habitants dans le Nord-Est de la Chine, alors que la population du district extrême-oriental de la Russie – une région égale aux deux tiers des États-Unis – atteint au plus 7 millions. Même si le nombre des immigrants chinois n’était pas supérieur à 200 000 – à savoir tout juste 3 % de la population, un chiffre souvent mentionné par la presse –, de nombreux résidents locaux y voient une tendance, et pensent que dans une décennie ou deux les chiffres pourraient être bien supérieurs. L’Extrême-Orient russe est peut-être trop pauvre pour attirer un grand nombre de travailleurs immigrés, qui vivent mieux chez eux en Chine. Mais il y a beaucoup de terre, et des milliers de paysans chinois se sont installés dans les régions frontières, où ils font pousser des légumes et d’autres récoltes. Et surtout, les occasions de faire des affaires sont très nombreuses, en particulier dans l’économie souterraine florissante.
36Il est difficile de déterminer l’étendue des relations des triades, mais appliquer la loi et réduire la corruption au sein de la police et des autorités locales n’a jamais été facile dans ce coin reculé de Russie. Gryzlov rappelle que, sur les 151 affaires de corruption enregistrées en 2001 et 2002, 20 seulement ont donné lieu à un procès – et, en fin de compte, seul un des suspects s’est vu infliger une peine de prison [26].
Le nouveau visage du crime organisé chinois en Asie ne manquera pas d’avoir un impact profond sur la sécurité de la région. Elle est bien révolue l’ère des « Robins des Bois », ces flamboyants gangsters de Hong Kong et de Taïwan avec leurs couperets de boucher et leurs visages balafrés. Une race totalement nouvelle d’entrepreneurs est en train d’apparaître aux marges de la Chine. Les cadres de Sun Yee On avec leur sens pratique, leurs relations haut placées et leurs costumes trois-pièces montrent la voie. Et des gangsters comme Lao Da se lancent dans de nouvelles entreprises qui pourraient avoir de profondes conséquences pour la stabilité de toute la région.
Tel est le nouveau type de crime organisé qui est en train d’apparaître en Asie de l’Est et du Sud-Est. L’ère des triades à l’ancienne est terminée et, vu l’essor économique de la Chine, il n’est guère surprenant que les nouveaux gangs aient établi des relations dans ce pays plutôt qu’à Hong Kong et Taïwan. Ces derniers tirent aussi avantage et profit de la situation politique instable des États au bord de la faillite tels que la Birmanie et le Cambodge. Ces tendances sont destinées à perdurer au cours de la décennie à venir et le système judiciaire inepte de la Chine n’est pas équipé pour faire face à ce problème. De nombreux membres du gouvernement et des officiers de l’Armée populaire de libération semblent aussi réticents à mener une action déterminée contre les gangs. Ceux-ci sont utiles en tant qu’entreprises profitables et, comme nous l’avons vu, comme sources de renseignements dans certains cas. Comme Deng Xiaoping l’avait souligné, toutes les triades ne sont pas mauvaises. Certaines sont « bonnes » et « patriotiques ». Mais comme les événements récents à Kokang l’ont montré, même les criminels doivent agir selon les règles. Peng Jiasheng a fait l’erreur de vouloir être trop indépendant. Tous les arrangements établis avec les gouvernements de la région doivent être respectés, et ils doivent être fondés sur la confiance et la compréhension mutuelles.
Traduit de l’anglais par Isabelle Richet
Notes
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[1]
Pour une étude de la mutinerie du Pcb et les événements ultérieurs, voir Bertil Lintner, Burma in Revolt : Opium and Insurgency Since 1948, Chiang Mai, Silkworm Books, 2003 ; et Bertil Lintner et Michael Black, Merchants of Madness : The Methamphetamine Explosion in the Golden Triangle, Chiang Mai, Silkworm Books, 2009.
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[2]
Voir Aung Zaw, « Peng Jiangsheng’s Fall From Grace », Irrawaddy, 8 septembre 2009.
-
[3]
« Ethnic militia must join up », Deutsche Press Agentur, Rangoon, 13 septembre 2009.
-
[4]
Lynn Pan, Sons of the Yellow Emperor : A History of the Chinese Diaspora, Boston, Toronto et Londres, Little, Brown & Co, 1990.
-
[5]
Ibid., p. 338, et Asiaweek, 11 novembre 1989.
-
[6]
Pour une liste complète des 36 serments des triades chinoises, voir Bertil Lintner, Blood Brothers : The Criminal Underworld of Asia, New York, Palgrave, Macmillan, 2003, p. 388-391.
-
[7]
Selon une source proche des triades de Macao, 28 juillet 2001.
-
[8]
Dian H. Murray, The Origins of the Tiandihui : The Chinese Triads in Legend and History, Stanford, Stanford University Press, 1994.
-
[9]
W.P. Morgan, Triad Societies in Hong Kong, Hong Kong Government Press, 1989, p. 80-81.
-
[10]
Glenn Schloss, « Village Law », South China Morning Post, 29 juin 2000.
-
[11]
Pour un compte rendu détaillé de l’assassinat de Henry Liu, voir David Kaplan, The Fires of the Dragon : Politics, Murder, and the Kuomintang, New York, Atheneum, 1992.
-
[12]
Yiu Kong-chu, The Triads as Business, Londres et New York, Routledge, 2000.
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[13]
Bertil Lintner, « Organized Crime : A Worldwide Web ? », Global Dialogue (Chypre), vol. I, n° 1, été 1999. Cet article s’appuie sur de nombreux entretiens et conversations avec des gens proches du crime organisé à Hong Kong et Macao.
-
[14]
Frederic Dannen, « Partners in Crime », The New Republic, 14 et 21 juillet 1997.
-
[15]
Ibid.
-
[16]
« A Social Contract With Territory’s Underworld », South China Morning Post, 14 mai 1997.
-
[17]
The New Republic, 14 et 21 juillet 1997.
-
[18]
Cette information s’appuie sur de nombreux entretiens avec des sources proches du crime organisé à Hong Kong et Macao, réalisés au cours des années 1990 lors de recherches pour mon ouvrage Blood Brothers.
-
[19]
Allen T. Cheng, « Taiwan’s Dirty Business », Asia Inc., avril 1997.
-
[20]
Angelina Malhotra, « Shanghai’s Dark Side », Asia Inc., février 1994.
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[21]
Pour une étude du crime organisé vietnamien au Vietnam et en Australie, cf. Blood Brothers, op. cit., p. 308-312, 331-335.
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[22]
Pour une excellente étude des yakusas, voir l’ouvrage classique de David Kaplan et Alec Dubro, Yakuza : Japan’s Criminal Underworld, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 2003.
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[23]
Ibid., p. 325.
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[24]
Entretien avec Vitaly Nomokonov, directeur du Centre pour l’étude du crime organisé à l’université d’Extrême-Orient de Vladivostok, le 21 mai 2003.
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[25]
Voir Bertil Lintner, « Triads Tighten Grip on Russia’s Far East », Jane’s Intelligence Review, septembre 2003. L’article s’appuie sur des entretiens avec des chercheurs, des représentants des forces de l’ordre et des entrepreneurs locaux, réalisés lors d’un séjour dans l’Extrême-Orient russe en mai 2003.
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[26]
Ibid.