Notes
-
[1]
Michel Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975.
-
[2]
Giorgo Chinnici, Umberto Santino, La violenza programmata. Omicidi e guerre di mafia a Palermo dagli anni ’60 ad oggi, Milan, F. Angeli, 1989.
-
[3]
Sur Cosa nostra sicilienne et sa pénétration du tissu social, voir Fabrice Rizzoli, « “Révoltes populaires” contre la mafia en Sicile : images pieuses médiatiques et réalité », Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines, mai 2008.
-
[4]
Fabrice Rizzoli, « L’Italie, ses déchets, son béton, ses mafias », Libération, 16 juillet 2008.
-
[5]
Clodilde Champeyrache, L’Infiltration mafieuse dans l’économie légale, L’Harmattan, 2004.
-
[6]
Nando Dalla Chiesa, Il potere mafioso. Economia e ideologia, Milan, Mazzotta, 1976, p. 112.
-
[7]
Roberto Saviano, Gomorra. Dans l’empire de la Camorra, Gallimard, 2007.
-
[8]
Voir la « violence programmée », Giorgo Chinnici, Umberto Santino, op. cit.
-
[9]
Umberto Santino, L’alleanza e il compromesso. Mafia e politica dai tempi di Lima e d’Andreotti ai nostri giorni, Soveria Manelli, Rubbettino, 1997, p. 5-9.
-
[10]
Umberto Santino, Per una storia sociale della mafia, cité par Augusto Cavadi, A scuola di antimafia, Palerme, Centro Impastato, 1994, p. 15.
-
[11]
Pour comprendre le terrorisme mafieux pendant le passage de la première à la deuxième République italienne (1993-1994), voir Fabrice Rizzoli, « L’État italien face au terrorisme mafieux », État et Terrorisme, Actes du colloque de Paris organisé par Démocraties, Lavauzelles, 2001.
-
[12]
Fabrice Rizzoli, Les Mafias et la Fin du monde bipolaire. Relations politico-mafieuses et activités criminelles à l’épreuve des relations internationales, thèse de sciences politiques, Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), 2009.
1En Italie, la mafia n’existe pas ! L’association mafieuse sicilienne se nomme Cosa nostra, en Calabre, on l’appelle la ’Ndrangheta, en Campanie, la Camorra et dans les Pouilles, la Sacra corona unita. Les quatre organisations mafieuses – que l’on nomme génériquement, par facilité, la mafia – se ressemblent sans être identiques ; nous pouvons visualiser leur zone d’implantation historique à l’aide de la carte ci-après :
2Contrairement aux phénomènes chinois ou russes, les mafias italiennes sont scientifiquement connues parce que l’Italie est une démocratie (police, libertés publiques, magistrature indépendante, liberté de la presse, pluralisme des partis, recherches universitaires, etc.), un système politique qui crée les conditions de la production de sources. De 1962 à janvier 2006, la Commission parlementaire d’enquête sur la mafia n’a cessé de siéger et l’opposition peut proposer son propre rapport dit de « minorité ». Alors qu’un verdict sur la culpabilité ou l’innocence d’un prévenu ne rend pas compte de l’intensité des liens entre les mafieux et la classe dirigeante, il est toutefois possible d’analyser les décisions de justice amplement motivées de l’autre côté des Alpes. Plus récemment, la géopolitique, qui étudie l’interaction entre le territoire et les acteurs politiques, leurs objectifs et leurs stratégies, s’est révélée efficace pour surmonter la pluridisciplinarité du sujet « mafia ». En se réappropriant l’instrument de l’enquête, la géopolitique permet de connecter des faits apparemment isolés, de les interpréter de manière rationnelle afin d’obtenir un cadre organique entre la politique, le monde de l’entreprise et les associations criminelles. L’analyse des sources révèle que l’histoire des organisations mafieuses italiennes est une histoire de gestion de pouvoirs.
Les territoires des organisations criminelles italiennes
Les territoires des organisations criminelles italiennes
3La mafia est un sujet politique qui exerce une souveraineté par l’usage de la violence. Le pouvoir mafieux est fondé sur l’accumulation de capitaux et leur emploi à la manière de l’entreprise. La mafia bénéficie d’un consensus social et possède une dimension politique qui la rend indispensable pour une frange des gouvernants. Face aux pouvoirs mafieux, l’État italien est l’un des mieux équipés.
Souveraineté mafieuse : violence systémique et contrôle réticulaire du territoire
4La mafia, entité politique concurrente de l’État, qui lui dispute le monopole de l’exercice légitime de la violence, fait la démonstration de son pouvoir par le biais de l’intimidation. La mafia use d’une violence érigée en système pour obtenir un maillage social. La violence systémique, employée avec parcimonie par un petit nombre de criminels, leur offre un contrôle panoptique des populations [1]. En effet, grâce à la violence qui brise les solidarités et isole les individus devenus leurs propres censeurs, le mafieux est au centre de la société.
5La violence mafieuse, nommée aussi « violence programmée [2] », fonde un ordre juridique parallèle. Au sein du clan, la violence confère du prestige ; l’exécution mafieuse est une décision de justice utilisée de manière symbolique, tel un langage. En 1993, une bombe contre une église signifie que la mafia sicilienne en veut au pape pour avoir pris ouvertement position contre elle. Le 15 août 2007, à Duisbourg, le clan Nirta-Strangio a fait assassiner sept membres d’une famille rivale le jour de la fête de la Vierge Marie, en réponse au meurtre de Maria Strangio le 25 décembre 2005 ! Lorsqu’un citoyen ne respecte pas les règles de la mafia, il peut être assassiné même des années après son forfait afin de rendre la justice mafieuse intemporelle et plus puissante que celle de l’État de droit. Ainsi, en Calabre, un clan a assassiné un agriculteur huit ans après qu’il eut refusé de lui vendre un terrain. La mafia élimine en particulier les personnes qui ont échappé à la justice italienne. De manière symbolique, elle soustrait à l’État sa prérogative « justice ». Par exemple, au mois de septembre 2008, dans une petite ville de l’arrière-pays de Reggio en Calabre, deux automobilistes se disputent pour une place de parking. L’un d’eux sort un pistolet et tue l’autre conducteur qui est le gendre du chef mafieux de la zone. Le meurtrier, comprenant la portée de son geste fatal, s’enfuit. Les membres de la famille de la victime arrivent sur les lieux du drame et transportent, en vain, le gendre du chef à l’hôpital. Ils déposent alors le corps de la victime devant le cimetière afin de gagner du temps sur la justice de l’État italien. La famille mafieuse calabraise doit en effet appliquer la « violence programmée ». À Rome, vingt-quatre heures plus tard, celui qui a commis le crime et qui ne s’est pas livré à la justice italienne est retrouvé assassiné d’une balle dans la nuque. Le clan calabrais vient de reléguer l’État italien à une entité inférieure à celle de la mafia : une mafia capable de rendre une justice foudroyante.
6La violence mafieuse est également utilisée pour démontrer une capacité à gouverner le territoire. Pour mener à bien le quadrillage de ce dernier, les mafias s’appuient sur un pouvoir militaire. Les quatre mafias, une armée sans uniforme, disposent de 24 000 soldats en armes qui contrôlent le territoire mafieux. À Naples, depuis le tremblement de terre de 1980, la Camorra a pris le contrôle de certains quartiers. Les clans se sont octroyé des logements issus de la reconstruction pour y loger des familles sans l’autorisation de la municipalité. Les familles se sentent redevables vis-à-vis des camorristes et les protègent dans leur cavale. Ces « fortins » de la Camorra sont uniques en Europe. La Sicile est divisée en provinces mafieuses, elles-mêmes subdivisées en mandamento, des cantons mafieux qui regroupent au moins trois familles mafieuses [3]. En Calabre, l’unité territoriale mafieuse est le locale. Les villes de Palerme, de Naples et de Reggio sont divisées en quartiers mafieux comme en témoigne la carte de la page suivante.
À partir de ce type de division politico-criminelle, les mafias italiennes « lèvent l’impôt » par la pratique systématique du racket des activités économiques. À Palerme et à Reggio en Calabre, 80 % des commerçants payent le pizzo, l’impôt mafieux. Ce racket est une démonstration du pouvoir mafieux ainsi qu’une opportunité d’accumulation primitive du capital.
De l’accumulation illégale du capital à l’infiltration dans l’économie légale
7Chaque année, l’Eurispes (Institut européen des études politiques, économiques et sociales des statistiques) propose un état géo-économique des mafias italiennes. En 2008, elles ont engrangé 130 milliards d’euros, ce qui représente 10 % de la richesse produite en Italie. La principale source d’accumulation illégale de capital est le trafic de stupéfiants (59 milliards d’euros). Les « écomafias », les activités criminelles qui portent atteinte à l’environnement (les cycles du ciment et des déchets, l’archéomafia et la zoomafia [4]), rapportent 16 milliards d’euros, les armes et autres, 5,8 milliards. Le racket, avec un chiffre d’affaires de 9 milliards, et l’usure, 15 milliards d’euros, permettent aux mafias de gagner 250 millions d’euros par jour.
Le découpage mafieux de la commune de Palerme entre les années 1970 et 1980
Le découpage mafieux de la commune de Palerme entre les années 1970 et 1980
8La grande disponibilité financière des mafias leur a permis, depuis le début de la crise économique, de remporter des appels d’offres et d’investir dans l’économie légale. D’après l’Association des commerçants italiens, les clans investissent dans le bâtiment (37,5 %), l’agriculture (20 %), le tourisme (9 %), les commerces et la restauration (7,5 %), en raison de la forte circulation d’argent qui caractérise ces activités. Nous n’approfondirons pas le thème de l’infiltration mafieuse dans l’économie légale efficacement traité par d’autres chercheurs [5], mais nous insisterons sur la porosité de la frontière entre les activités illégales et celles dites légales, une porosité dont les « écomafias » sont un paradigme.
9Les « écomafias » sont un parfait exemple de convergence entre les mafias, les milieux économiques et des secteurs de l’administration. Les entrepreneurs et les « cols blancs », véritables moteurs du système « écomafieux », font appel à des associations mafieuses pour enterrer les déchets dans le sud de l’Italie ou en Afrique. En cela, les « écomafias » sont un symbole des effets pervers de la mondialisation et un élément révélateur de la vitalité des mafias. Ces dernières, qui ne sont pas le fruit du sous-développement économique comme le démontre leur enracinement aux États-Unis et en Italie du Nord, s’insèrent dans les rouages d’une économie dynamique (voir carte page suivante).
10Les multiples enquêtes de la magistrature démontrent par exemple une forte implantation des quatre mafias dans l’une des plus riches provinces d’Europe. Les mafieux rackettent, distribuent la drogue et possèdent de nombreuses entreprises légales.
Cependant, sur les territoires d’élection de la mafia, la population vit dans un sous-développement relatif. Dans le Sud, le taux de chômage est deux fois plus important que sur le reste du territoire (soit environ 20 %) et il atteint 50 % dans les quartiers défavorisés de Naples et de Palerme. Là, les mafieux coupent l’accès à l’eau potable pour obtenir de la population qu’elle lui obéisse. Ces « faveurs » sont en réalité des droits que l’État italien ne garantit pas : un emploi, un prêt, une place à l’hôpital, etc. Ces droits sont inexistants car le sud de l’Italie vit dans « le sous-développement organisé [6] » qui permet aux mafieux de créer du consensus autour de leur pouvoir.
La présence des quatre mafias dans la province de Milan
La présence des quatre mafias dans la province de Milan
Légende : La délimitation en noir en forme d’étoile représente la province de Milan. Les flèches noires de l’intérieur vers l’extérieur de la province lombarde illustrent le caractère central de Milan dans la géopolitique criminelle des mafias. Les croix noires incarnent la présence de la Sacra corona unita des Pouilles. Les triangles représent la présence la présence de la Camorra napolitaine. Les ronds déterminent la présence de Cosa nostra sicilienne. Les carrés symbolisent la domination de la mafia calabraise, la ‘Ndrangheta.Du consensus social à la « bourgeoisie mafieuse »
11Afin de bénéficier du consensus de la population, les mafias s’appuient sur un système de valeurs (organisation clanique, secret, rites, mythes) qui concurrence les fondements de la démocratie.
12Toute mafia est fondée sur la notion de clan. Les membres, masculins, blancs et catholiques, forment sur un territoire donné une famille mafieuse, une cosca en Sicile, une ’ndrine en Calabre… La cosca sicilienne n’est pas fondée sur les liens biologiques ; on y entre par cooptation et selon un curriculum bien particulier qui ne doit pas faire état de liens de parenté avec des policiers ou des magistrats appelés des « infâmes ». La famille mafieuse calabraise est bâtie sur les liens du sang. L’époux d’une femme (appartenant biologiquement à une famille mafieuse) peut faire partie du clan. En effet, le marié lui est lié par le « sang-mêlé » qui coule dans les veines de ses enfants.
13La famille mafieuse assure la cohésion du groupe, protège ses membres du péril extérieur et entretient les relations clientélistes avec ceux qui n’appartiennent pas à l’organisation. En retour, les mafieux sont totalement disponibles envers l’organisation et appliquent toutes les directives émanant de leurs supérieurs ; la famille mafieuse est toujours privilégiée sur la famille biologique. Dans les sociétés méridionales où la confiance envers les institutions fait défaut, la famille mafieuse, tyrannique mais solidaire, dégage une image de puissance qui renforce son aura auprès des populations.
14La mafia dispose d’un code culturel d’après lequel il existe un mythe commun aux trois principales associations mafieuses. La légende encense Osso, Mastrosso et Carcagnosso, trois chevaliers fuyant l’Inquisition espagnole pour fonder des sociétés secrètes éprises de justice, respectivement Cosa nostra en Sicile, la ‘Ndrangheta en Calabre et la Camorra en Campanie. Faire remonter la mafia loin dans le temps et faire croire qu’elle repose sur une idée de justice créent du consensus auprès de la population.
15Le code stipule que l’organisation mafieuse est basée sur le secret. Les affiliés doivent taire son existence. À l’image de la criminalité organisée, la mafia, pragmatique, est clandestine dans le but de se prémunir de la répression, mais, dans l’univers mafieux, le secret revêt aussi une force symbolique, accentuée par le rite d’affiliation mystico-religieux. La recrue, « baptisée » par ses pairs et qui prête serment pour devenir un « homme d’honneur » (les mafieux n’emploient pas le mot « mafia »), a l’impression d’appartenir à un monde supérieur. Le rite d’affiliation est une ligne de démarcation entre les mafieux et le reste de la société ; une frontière qui fait de la mafia une entité supérieure à l’État.
16Les mafieux imposent le respect du secret aux non-initiés en tuant ceux qui ne respectent pas la loi du silence, l’omertà. En Campanie, le clan des Casalesi [7] a fait assassiner un témoin sept ans après que ce dernier eut fait sa déposition à la police [8]. En tuant les citoyens qui parlent, les mafieux ont fait de l’omertà un « mythe », au point qu’ils font croire que l’omertà serait consubstantielle à la société méridionale. En assassinant, la mafia fait de l’omertà une loi cosmogonique supérieure aux valeurs humaines et persuade de nombreux citoyens que l’on ne peut s’en affranchir. À Catane, une mère a livré son fils de 18 ans au clan pour qu’il le tue. Le jeune homme, un tueur déjà aguerri, voulait collaborer avec la justice.
L’ensemble de ces constructions culturelles (le clan, le secret, les mythes et la loi du silence) aboutit à l’idée que la mafia est toute-puissante et donc invincible. Avec le mythe de l’invincibilité, les populations acceptent l’existence de la mafia comme une fatalité et peuvent en devenir les victimes silencieuses ou les complices.
Le code culturel crée un « humus » favorable à la reproduction naturelle des complicités. Autour du clan, il existe toujours une communauté mafieuse de soutien. Ce réseau de protection est indispensable aux mafias et, en définitive, la force des mafieux dépend de leur capacité à accumuler et à se servir du capital social. Le réseau mafieux, une constellation où coexistent des personnes de milieu social, de culture et d’apparence hétérogènes, est un instrument, voire une composante du pouvoir. « Les catégories sociales les plus pauvres représentent le bassin de recrutement de la main-d’œuvre pour les mafias. Les sommets de l’organisation mafieuse sont capables de sceller un pactum sceleris avec les plus hautes sphères du pouvoir politique et économique, la haute société [9]. » En Sicile, l’organisation criminelle Cosa nostra compte 5 500 membres, soit 0,11 % de la population sicilienne. Chaque mafieux agit au sein d’un ensemble de relations complices qui forme un réseau d’une centaine de milliers de personnes. Celles-ci appartiennent au monde de la politique, de l’entreprise, des professions libérales et de la fonction publique. Le tout forme un corps social, un « club privé », une « bourgeoisie mafieuse », capable de conditionner la vie politique.
Le conditionnement de la vie politique
17Le pouvoir mafieux s’enrichit de son rapport avec le politique. Les relations politico-mafieuses qui s’expriment de manière sinueuse suivent néanmoins une logique pérenne. Face à une mafia politique, de manière symétrique, le monde de la politique qui prend des décisions favorables à la mafia en lui assurant une certaine impunité renforce le pouvoir de cette dernière. On parle alors de « production mafieuse de la politique [10] ».
18Les actes des hommes politiques perpétuent le phénomène selon un cycle particulier. Les organisations mafieuses ne reconnaissent pas le monopole étatique de l’usage de la force et exercent la violence programmée. Les institutions n’imposent pas leurs prérogatives judiciaires en n’empêchant pas, par exemple, la pratique du racket : l’impunité mafieuse règne. Légitimant de facto la non-reconnaissance du monopole de la violence étatique par la mafia, les pouvoirs publics promeuvent celle-ci comme une institution souveraine et concurrente.
19La mafia, qui est un acteur politique mais n’est pas le protagoniste dans la sphère politique, n’a jamais prétendu exercer cette prérogative à la place des représentants officiels. C’est la raison pour laquelle elle fait élire des hommes « disponibles » pour défendre ses intérêts. Conditionnant le vote des citoyens, les mafias changent de parti aisément ou s’appuient volontiers sur des courants au sein d’une grande formation. Le pragmatisme, l’intérêt économique, la protection, voire l’impunité, sont les raisons de créer une alliance ou de la rompre. La mafia encourage la duplicité du politique à son égard et tolère qu’un député complice vote des lois contre elle. Les mafieux, respectueux envers les politiciens, tiennent à traiter d’égal à égal avec eux. La relation entre la mafia et le politique est fondée sur la réciprocité : leurs relations se nourrissant d’influences, de pressions, d’interactions réciproques et d’échanges de faveurs (un soutien pendant la campagne électorale contre l’obtention d’appels d’offres). Les complicités sont patentes à l’échelle locale : depuis 1991, l’État a dissous 171 conseils municipaux pour infiltration mafieuse. Au niveau national, les attendus concernant la relaxe de Giulio Andreotti sont emblématiques. La Cour de cassation, dans sa décision définitive du 15 octobre 2004, affirme que le personnage politique le plus important de la première République italienne est coupable d’association mafieuse jusqu’en 1980, mais les faits sont prescrits.
20Depuis le début de la deuxième République, en 1994, d’autres procès ont mis en évidence des connivences entre des milieux politico-affairistes et la mafia sicilienne au moment où celle-ci posait des bombes, en Sicile en 1992, puis à Florence, à Milan et à Rome en 1993 [11]. Le but de ces attentats était de mettre en place un nouveau système politique après l’effondrement de celui porté par la Démocratie chrétienne. Dans les faits, la seconde République est née en 1994 avec l’arrivée au pouvoir d’une coalition de nouveaux partis de droite. Battue aux élections législatives de 1995, mais de retour au pouvoir de 2001 à 2006, la coalition de centre droit s’est livrée à une importante production « politico-mafieuse ». Dès le 22 août 2001, le ministre des Infrastructures Pietro Lunardi déclara au cours d’une interview au journal télévisé de la Cinque qu’il fallait « cohabiter » (convivere) avec la mafia. Cette déclaration favorable au pouvoir mafieux est-elle le fruit de l’ignorance ou le remerciement pour la victoire du centre droit dans la totalité des 61 collèges électoraux siciliens ? Puis, de 2001 à 2006, la politique du centre droit a été marquée par l’absence de volonté politique concernant la mise en œuvre d’un mandat d’arrêt européen, par les lois visant à éviter la sanction pénale du faux bilan, par l’impunité pour ceux qui rapatrient des capitaux illégalement exportés, par les lois sur les conflits d’intérêts et surtout par le non-respect de la justice. Cette politique est guidée par une idéologie néolibérale ; celle d’une économie sans règles, sans transparence et régie par les seuls rapports de forces. Or, l’idée du marché prônée par le centre droit est celle que possèdent aussi les mafias.
En dépit de cette production mafieuse du politique, l’État italien lutte contre la mafia avec des instruments juridiques sophistiqués.
L’État de droit et la mafia
21En septembre 1982, le législateur insère dans le code pénal (par l’art. 416 bis) une incrimination ad hoc pour le seul fait d’appartenir à une association de type mafieux. Le ratio de la nouvelle norme répondait essentiellement à l’exigence de pallier l’inadéquation de l’association de malfaiteurs. Les succès judiciaires découlant de la mise en place de cet article sont indéniables. L’article 416 bis a permis de dépasser de nombreuses difficultés sur le plan de la conduite des procès contre les mafias. Les premiers doutes sur la constitutionnalité de ces normes ayant été levés rapidement, ce sont des difficultés interprétatives qui sont venues perturber les magistrats. En effet, le législateur ayant voulu définir sociologiquement ce qu’est une mafia, il a posé un certain nombre de problèmes du point de vue technico-judiciaire. La définition du 416 bis est fondée sur la « méthode mafieuse » caractérisée par l’exploitation de la force d’intimidation en concomitance avec le lien associatif qui conditionne la population. Ici, il s’agit de condamner des personnes qui profitent de la réputation de leur famille mafieuse. En tenant compte de la « violence programmée », on comprend aisément qu’une demande de racket de la part d’une famille mafieuse soit plus intimidante que celle émanant d’un clan éphémère. Parfois, il n’est pas nécessaire que la menace soit exprimée. Le simple fait que le nom d’une famille mafieuse circule dans les appels d’offres suffit à ce que les concurrents retirent leur offre. En outre, depuis 1992, le législateur, avec l’article 11 bis et ter, a donné à la mafia une dimension davantage politique en la qualifiant d’association criminelle capable de conditionner les suffrages électoraux : « […] l’association est de type mafieux quand ceux qui en font partie […] empêchent ou font obstacle au libre exercice du vote ou procurent des votes à soi-même ou à d’autres à l’occasion des consultations électorales ». Dans les faits, l’échange électoral est difficile à prouver car les complicités s’expriment de manière subtile, comme en témoigne le délit de concours externe en association mafieuse.
22À la fin des années 1980, l’avènement de l’infraction de complicité d’association mafieuse officialisa l’existence d’un corps social criminel. À l’origine, ce délit n’était pas prévu par le code pénal italien. En effet, l’article 416 bis punit les membres de la mafia pour association mafieuse, le juge devant prouver que la personne mise en examen est un membre de l’organisation criminelle. Cet article étant peu adapté pour lutter contre le réseau mafieux, la jurisprudence de la Cour de cassation a élaboré le « concours externe en association mafieuse » pour sanctionner l’homme politique, le banquier, voire l’agent des services de renseignements complice de la mafia. Bien que ne faisant pas partie de l’organisation mafieuse, les fiancheggiatori (ceux qui sont aux côtés) contribuent à un système de faveurs et de collusions qui renforce le pouvoir de la mafia. Le délit de complicité d’association mafieuse est l’instrument juridique qui vise à combattre la bourgeoisie mafieuse et le poids politique de la mafia. Pour 7 190 poursuites lancées de 1991 à 2007, en Italie, 2 959 ont débouché sur un non-lieu (archivazione), 1 992 ont été renvoyées devant une juridiction de jugement, et 542 condamnations ont été prononcées (contre 54 jugements de non doversi procedere). Le nombre élevé de non-lieux pose des problèmes d’appréciation sur l’efficacité de la définition actuelle du concours. Toutefois, grâce à cette construction jurisprudentielle, la justice a condamné en première instance Marcello Dell’Utri, créateur du parti Forza Italia, à huit ans de prison pour avoir objectivement renforcé le pouvoir de Cosa nostra sicilienne.
23Le droit italien aime la nuance. Il prévoit aussi le favoraggiatore, un mot qui dérive de favorire (soutenir, favoriser), que l’on peut traduire par un acte de complicité, mais qui recouvre le fait d’aider un mafieux dans son entreprise sans pour autant favoriser l’organisation mafieuse dans son ensemble. En janvier 2008, le président de la région Sicile, Salvatore Cuffaro, s’est félicité de n’être condamné, en première instance, qu’au titre du délit de favoreggiamento. Salvatore Cuffaro a néanmoins permis à l’homme le plus riche de Sicile (appartenant à Cosa nostra) d’« accréditer » les soins de sa clinique privée pour qu’ils soient remboursés par l’État. Salvatore Cuffaro a démissionné. Il est aujourd’hui sénateur et protégé par « l’impu-immunité ».
24Le droit italien prévoit la « confiscation élargie » des biens illicitement acquis, ainsi que leur emploi à des fins sociales (loi du 7 mars 1996), le contrôle légal des appels d’offres et la dissolution d’une assemblée élue pour infiltration mafieuse. Enfin, la loi sur les collaborateurs de justice, « repentis », introduite en 1992, a permis la connaissance du phénomène mafieux de l’intérieur et provoqué une crise au sein de certaines mafias. Surtout, en proposant un cadre légal au mafieux pour qu’il sorte de la mafia, l’État promeut la légalité contre l’abus de pouvoir mafieux.
25La violence, l’accumulation de capitaux, le consensus social et les collusions politiques sont des « pouvoirs extra-légaux » qui fondent la pérennité des mafias et forment le système politico-mafieux. Cette criminalité systémique semble être un mode structurel de gouvernance en Italie.
Depuis la fin de l’antagonisme entre les deux blocs, qui avait consacré les mafias en force de containment de la menace communiste [12], l’État italien a affaibli le pouvoir mafieux. Il fait notamment reculer l’impunité en emprisonnant un grand nombre de membres. Toutefois, les mafias contrôlent le territoire à toutes les échelles (région, province et commune) comme en témoignent les cartes proposées dans ce texte. Elles ont aussi une dimension transnationale, incarnant ces mouvements d’informations, d’argent, de biens et de personnes au sein desquels les acteurs étatiques se font rares. Les mafias, protagonistes de l’économie mondiale intégrée et reflet de cette nouvelle donne, sont des phénomènes structurels et systémiques d’une mondialisation qui a brouillé les frontières entre « légal » et « illégal » (besoin de main-d’œuvre mais criminalisation de l’immigration, prohibition de la drogue pourtant toujours plus consommée, etc.).
Au vu des 59 milliards d’euros qu’engrangent chaque année les seules mafias italiennes grâce au trafic de stupéfiants (principale source d’accumulation illégale de capital), au vu de l’augmentation de la consommation de drogues en dépit des politiques prohibitionnistes, on se demandera s’il n’est pas temps, à l’échelle de l’Union européenne, de créer les conditions d’un débat serein sur une éventuelle régulation publique des drogues. Les États auraient ici une chance de redimensionner le pouvoir économique des mafias et ils en sortiraient grandis aux yeux de la population.
Bibliographie
Bibliographie française
- Marianne Matard Bonucci, Histoire de la mafia, Complexe, « Questions au xxe siècle », 1994.
- Giuseppe Muti, Fabrice Rizzoli, « Mafias et trafics de drogue : le cas exemplaire de Cosa nostra sicilienne », dans Hérodote, Géopolitique des drogues illicites, premier semestre 2004, n° 112, La Découverte, p. 167-177.
- Fabrice Rizzoli, Les Mafias et la Fin du monde bipolaire. Relations politico-mafieuses et activités criminelles à l’épreuve des relations internationales, thèse de sciences politiques, janvier 2009.
- Roberto Saviano, Gomorra. Dans l’empire de la Camorra, Gallimard, 2007.
- Isabelle Sommier, Les Mafias, Montchrestien, 1998.
- Stassi & Di Gregorio, Brancaccio, chronique d’une mafia ordinaire, Casterman, 2006 (bande dessinée).
Notes
-
[1]
Michel Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975.
-
[2]
Giorgo Chinnici, Umberto Santino, La violenza programmata. Omicidi e guerre di mafia a Palermo dagli anni ’60 ad oggi, Milan, F. Angeli, 1989.
-
[3]
Sur Cosa nostra sicilienne et sa pénétration du tissu social, voir Fabrice Rizzoli, « “Révoltes populaires” contre la mafia en Sicile : images pieuses médiatiques et réalité », Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines, mai 2008.
-
[4]
Fabrice Rizzoli, « L’Italie, ses déchets, son béton, ses mafias », Libération, 16 juillet 2008.
-
[5]
Clodilde Champeyrache, L’Infiltration mafieuse dans l’économie légale, L’Harmattan, 2004.
-
[6]
Nando Dalla Chiesa, Il potere mafioso. Economia e ideologia, Milan, Mazzotta, 1976, p. 112.
-
[7]
Roberto Saviano, Gomorra. Dans l’empire de la Camorra, Gallimard, 2007.
-
[8]
Voir la « violence programmée », Giorgo Chinnici, Umberto Santino, op. cit.
-
[9]
Umberto Santino, L’alleanza e il compromesso. Mafia e politica dai tempi di Lima e d’Andreotti ai nostri giorni, Soveria Manelli, Rubbettino, 1997, p. 5-9.
-
[10]
Umberto Santino, Per una storia sociale della mafia, cité par Augusto Cavadi, A scuola di antimafia, Palerme, Centro Impastato, 1994, p. 15.
-
[11]
Pour comprendre le terrorisme mafieux pendant le passage de la première à la deuxième République italienne (1993-1994), voir Fabrice Rizzoli, « L’État italien face au terrorisme mafieux », État et Terrorisme, Actes du colloque de Paris organisé par Démocraties, Lavauzelles, 2001.
-
[12]
Fabrice Rizzoli, Les Mafias et la Fin du monde bipolaire. Relations politico-mafieuses et activités criminelles à l’épreuve des relations internationales, thèse de sciences politiques, Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), 2009.