Pouvoirs 2008/4 n° 127

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Article de revue

La charte de l'environnement : droit dur ou gadget politique ?

Pages 49 à 65

Notes

  • [1]
    « Chirac en vert », Le Monde, 26 juin 2003, éditorial.
  • [2]
    Jessica Makowiak, « À quels temps se conjugue le droit de l’environnement ? », Mélanges Michel Prieur. Pour un droit commun de l’environnement, Dalloz, 2007, p. 263.
  • [3]
    Henri Noguères, « Et pourquoi pas les droits de l’homme ? », Le Monde, 18 mars 1977.
  • [4]
    Dominique Chagnollaud, « Un mélange de droit mou et dur », Le Figaro, 24 juin 2003.
  • [5]
    Voir Michel Prieur, « La constitutionnalisation de l’environnement », in Bertrand Mathieu (dir.), Cinquantenaire de la Constitution de 1958, Dalloz, 2008.
  • [6]
    Interview dans Le Monde, 28 février 2005, p. 7.
  • [7]
    Nicolas Hulot, La Terre en partage. Éloge de la biodiversité, Paris, La Martinière, 2005.
  • [8]
    Christophe Caresche, Commission des lois, Assemblée nationale, 4 mars 2004.
  • [9]
    « Sénat » (débats), JO, 23 juin 2004.
  • [10]
    Xavier Bioy, « L’environnement, nouvel objet du droit constitutionnel ou qu’est-ce que constitutionnaliser ? », in Henry Roussillon, Xavier Bioy et Stéphane Mouton (dir.), Les Nouveaux Objets du droit constitutionnel, Presses universitaires des sciences sociales de Toulouse, 2006, p. 29.
  • [11]
    Raphaël Romi, « Les principes du droit de l’environnement dans la Charte constitutionnelle : jouer le jeu ou mettre les principes hors jeu ? », Revue juridique de l’environnement, n° spécial, 2003, p. 45.
  • [12]
    Corinne Lepage, « Une Charte qui fait régresser le droit de l’environnement », Le Monde, 16 avril 2003, p. 15.
  • [13]
    Marie-Anne Cohendet, « Les effets de la réforme », Revue juridique de l’environnement, n° spécial, 2003, p. 56.
  • [14]
    Michel Prieur, « Du bon usage de la Charte constitutionnelle de l’environnement », Environnement, n° 4, avril 2005, p. 7.
  • [15]
    Bertrand Mathieu, « Observations sur la portée normative de la Charte de l’environnement », CCC, n° 15, p. 146 ; Michel Verpeaux, « La Charte de l’environnement, texte constitutionnel en dehors de la Constitution », Environnement, JCl., LexisNexis, n° 4, avril 2005, p. 14.
  • [16]
    Jean-Louis Nadal, « Qu’est devenu l’enfant de Rio ? », Revue juridique de l’environnement, n° spécial, 2005, p. 15.
  • [17]
    Manuel Gros, « Un droit peut-il en chasser d’autres ? », AJDA, 3 mai 2004, p. 897 ; Fernand Bouyssou, « L’environnement : nouveau droit de l’homme ou droit liberticide ? », in Mélanges Jacques Mourgeon, Pouvoir et Liberté, Bruylant, 1998, p. 535.
  • [18]
    Bertrand Mathieu, op. cit., p. 152.
  • [19]
    Voir Bertrand Mathieu, ibid., p. 145 sq. ; Yves Jégouzo et François Loloum, « La portée juridique de la Charte de l’environnement », Droit administratif, JCl., n° 3, mars 2004, p. 5 sq.
  • [20]
    Raphaël Romi, « La constitutionnalisation des principes du droit de l’environnement : de la grandeur à la mesquinerie », Droit de l’environnement, n° 109, juin 2005, p. 114.
  • [21]
    Guy Canivet, « Vers une dynamique interprétative », Revue juridique de l’environnement, n° spécial, 2005, p. 9.
  • [22]
    Guy Canivet et Dominique Guihal, « La protection de l’environnement par le droit pénal, l’exigence de formation et de spécialisation des magistrats », D, 2004, n° 38, p. 2728.
  • [23]
    Guillaume Drago, « Principes directeurs d’une charte constitutionnelle de l’environnement », AJDA, n° 3, 2004, p. 134.
  • [24]
    Bertrand Faure, « Les objectifs de valeur constitutionnelle : une nouvelle catégorie juridique », RFDC, n° 21, 1995, p. 57.
  • [25]
    Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 1996.
  • [26]
    Louis Favoreu, « La notion de liberté fondamentale devant le juge administratif des référés », D, 2001, chr. p. 1742.
  • [27]
    Jean-Pierre Marguénaud, « Les devoirs de l’homme dans la Charte constitutionnelle de l’environnement », Mélanges Jacqueline Morand-Deviller, Confluences, Montchrestien, 2007, p. 879.
  • [28]
    Sur les premiers bilans jurisprudentiels de l’application de la Charte : Laurent Fonbaustier, chronique, Environnement, JCl., LexisNexis, janvier 2006 et décembre 2006 ; Nicolas Huten et Marie-Anne Cohendet, Revue juridique de l’environnement, nos 3 et 4, 2007.
  • [29]
    Jean Carbonnier, « Flexible droit », LGDJ, 7e éd., 1992, p. 6.

1Lorsque le projet de loi constitutionnelle fut présenté au conseil des ministres le 25 juin 2003, le journal Le Monde en fit sa une : « Le “droit à l’environnement” entre dans la Constitution », ce qui laissait supposer une réforme juridiquement substantielle, le garde des Sceaux la qualifiant même de « révolution ». Mais le dessin du jour de Plantu était propre à semer immédiatement le doute. On y voyait Chirac, en vendeur habile, mettre en solde des combinaisons antinucléaires sous un panneau publicitaire : « Tout doit disparaître », avec en fond des fumées d’usines et un pétrolier qui coule et au premier plan un couple de Français moyens disant : « Ça sent l’arnaque ! »

2Supposer que la réforme ne serait que de la poudre aux yeux était donc un réflexe bien partagé. Constitutionnaliser l’environnement ne pouvait conduire à court terme qu’à de telles accusations. En effet, les problèmes d’environnement sont devenus pour l’opinion des questions concrètes se traduisant par du bruit, des marées noires, le changement climatique, des déchets, les risques radioactifs, la pollution de l’eau ou les pesticides. Vouloir, soudain, en faire un domaine symboliquement élevé au plus haut niveau de la hiérarchie des pouvoirs publics pouvait donner l’illusion qu’à partir de cette constitutionnalisation tous les problèmes d’environnement seraient résolus par un coup de baguette magique. Chacun sait que c’est impossible. Le contraste entre, d’un côté, l’abstraction d’une révision constitutionnelle, tout juste compréhensible pour des juristes avertis, et, de l’autre, la prégnance ainsi que la visibilité des pollutions et nuisances, ne pouvait que susciter des critiques au demeurant assez démagogiques, du style : « Et alors ? Est-ce que cela change quelque chose à la dégradation de l’environnement ? »

3La mise en doute des intentions d’un chef d’État devenu subitement plus vert que les verts [1] pouvait par ailleurs s’appuyer sur un passé qui ne l’avait pas fait remarquer comme un gardien particulièrement soucieux de l’environnement. N’avait-il pas repris les essais nucléaires peu après son élection en 1995 ? N’était-il pas un farouche défenseur d’une agriculture intensive et donc polluante ? N’avait-il pas à l’époque enterré le projet de loi sur l’eau ? N’avait-il pas laissé peser les restrictions budgétaires sur la protection de l’environnement ? N’avait-il pas laissé mettre à mal la loi sur le littoral et la montagne ?

4Bien entendu, l’affaire est plus complexe tant sur le plan politique que juridique. Mais n’en est-il pas ainsi pour bon nombre de réformes ? Il y a toujours un contraste entre l’affichage d’une réforme et la visibilité de ses applications, particulièrement dû au temps qui s’écoule – d’autant plus qu’en matière d’environnement celui-ci est à la fois plus long et plus court que le temps ordinaire du droit [2].

5Au-delà du temps nécessaire à l’application d’une réforme complexe et à tiroirs, l’objet même de la réforme, l’environnement, par sa dimension scientifique, idéologique et populaire ne pouvait manquer de susciter à la fois enthousiasme et sarcasme. Pour beaucoup, parmi les élus, les juristes et les journalistes, l’environnement reste encore « une mode », c’est-à-dire un phénomène mineur et passager. Il suffit d’évoquer les réactions de Charles Hernu dans les années 1970 et celles du député Jean Lassalle ou du sénateur Michel Charasse aujourd’hui qui, de familles politiques opposées, votèrent tous deux « non » à la Charte à l’Assemblée et au Sénat. Pour d’autres, l’environnement est a priori une menace contre le développement économique qui trouve son origine dans un complot monté par des gauchistes des années 1968. Pourtant, devenues une priorité internationale de l’onu avec les conférences de Stockholm en 1972, Rio en 1992 et Johannesburg en 2002, les politiques d’environnement sont désormais intégrées à tous les niveaux, tant dans les affaires publiques que privées.

6Avec la réforme, l’environnement est tellement pris au sérieux qu’on en fait une matière constitutionnelle ! Cela ne peut qu’irriter les sceptiques. On en fait aussi un droit fondamental, cela ravit l’opinion mais suscite méfiance ou hostilité chez ceux qui se prétendent les gardiens du temple des droits de l’homme. Pourtant, dès 1977, le président de la Ligue des droits de l’homme déclarait : « Les droits que les écologistes entendent protéger font partie intégrante des droits de l’homme [3]. »

7S’il y a bien entendu plus de « droit dur » que de « gadget » dans la réforme [4], on tentera de confronter les apparences et la réalité d’une révision constitutionnelle unique en son genre dans l’histoire constitutionnelle française.

La Charte, un gadget politique ? Des apparences sans réalité

8Il nous faut imaginer un machiavélisme politique tel que le chef de l’État décide de jouer avec la Constitution. On se rend très vite compte que cette hypothèse ne peut être que d’école. Et pourtant, tant sur la forme que sur le fond, la Charte peut présenter les aspects d’un gadget politique masquant une simple stratégie politique. La réalité est moins simpliste.

9Le temps de l’annonce de la réforme a pu laisser supposer que Jacques Chirac ait cherché à séduire les écologistes et à diviser la gauche dans une perspective électorale. En effet, l’introduction de l’environnement, si elle n’est pas une idée nouvelle à l’étranger et même en France (les premiers projets datent de 1970 et se sont multipliés en 1977, 1989 et 1995) [5], fait tout à coup l’objet d’une annonce publique en pleine cohabitation, un an avant la présidentielle (discours d’Orléans du 3 mai 2001) et avant la campagne (discours d’Avranches du 18 mars 2002). Cette annonce réussira à semer le trouble au Parti socialiste qui se divisera, votant contre au Sénat, s’abstenant à l’Assemblée nationale et refusant de voter au Congrès, alors que 9 députés et 5 sénateurs socialistes votèrent pour, malgré les consignes du groupe.

10Les modalités de la révision s’appuient sur une formulation qui va susciter questionnements et ricanements propres à « faire parler du projet » : « Je souhaite, proclame Jacques Chirac, que la Charte soit “adossée” à la Constitution aux côtés des droits de l’homme et des droits économiques et sociaux. » En utilisant un vocabulaire non juridique, mieux compris par le grand public que par les spécialistes, il suscite l’intérêt des uns et des autres. Le mystère sur la procédure de révision sera entretenu en 2003 et 2004, Chirac décidant, en janvier 2005, de ne pas recourir au référendum pour ne pas troubler le référendum sur la Constitution européenne. On imagine ce qu’aurait donné l’appel aux deux référendums le même jour (pratique courante aux États-Unis ou parfois en Suisse) avec une majorité de non pour l’Europe et une majorité de oui pour l’environnement… C’eût été finalement un lot de consolation non négligeable pour l’aura politique de Jacques Chirac. L’élaboration de la réforme par la commission Coppens n’est pas un processus habituel en la matière. La médiatisation qui l’accompagne, avec un président de commission sans hermine à pois rouges mais homme de communication médiatique et télévisuel, non docteur en sciences, semble-t-il, étonnera plus encore. Certes, avec la convention d’Aarhus, l’environnement se prêtait bien à une vaste consultation populaire au nom de la participation des citoyens. Mais le caractère inédit, pour une révision constitutionnelle, d’un questionnaire adressé à 55 000 acteurs nationaux et régionaux avec 14 000 réponses à des questions telles que : « Êtes-vous favorables à ce que des principes fondamentaux du droit de l’environnement et du développement durable soient inscrits dans un texte de niveau constitutionnel ? Souhaitez-vous voir inscrits d’autres principes dans la Constitution ? » et la réponse de 1 500 internautes, ne peut manquer d’effaroucher ceux qui considèrent qu’une révision constitutionnelle ne peut se préparer par Internet sans être taxée de « gadget ».

11Cette façon de faire irritera l’opposition en public et la majorité en privé. Ainsi, pour Noël Mamère, la Charte est un leurre qui permet de ne pas s’attaquer aux problèmes réels. Pour François Hollande, il s’agit d’une argumentation publicitaire, le ps dénonçant un simple effet d’affichage. Pour Henri Emmanuelli : « C’est une Charte de circonstance, une façon médiatique de faire de la politique comme en témoigne la façon dont s’est passée la convocation du Congrès. On a appris l’avancée de quinze jours du Congrès en pleine séance parlementaire par une dépêche de l’Agence France Presse. Même Jean-Louis Debré n’en avait pas été informé. Ce sont des méthodes de hussard. On ne peut pas mélanger “Ushuaia” avec la Constitution [6]. » Cette dernière allusion vise le journaliste Nicolas Hulot considéré comme le mentor de Jacques Chirac en matière d’environnement et l’inspirateur de la Charte. Nicolas Hulot l’a d’ailleurs lui-même reconnu [7]. La médiatisation ne pourra pas cependant aller jusqu’à faire adopter la Charte par le conseil des ministres du 4 juin, veille de la Journée mondiale de l’environnement, comme cela avait été annoncé à la presse, mais seulement le 25 juin !

12L’adossement à la Constitution a pu apparaître comme une complication inutile conduisant à un découpage entre la mention de l’environnement dans le Préambule de la Constitution et le renvoi à une charte annexée à la Constitution mais formellement en dehors. Ce montage relevant d’un bricolage constitutionnel avait conduit certains membres de la commission Coppens à proposer de développer la Charte dans une loi organique, ce qui n’aurait pas été mieux pour la lisibilité de l’ensemble. Lors des débats parlementaires, compte tenu des renvois à des lois dans trois articles de la Charte, il a été demandé au gouvernement d’informer la représentation nationale du contenu des mesures législatives envisagées et de leur calendrier « estimant qu’une simple déclaration de principe sans texte d’application traduirait davantage la recherche d’un affichage politique que la volonté de mettre en œuvre cette charte [8] ». Même les élus n’eurent pas communication de l’avis du Conseil d’État sur le projet de loi constitutionnelle.

13Sur le fond, l’aspect « gadget » peut d’abord tenir au style, considéré comme excessivement solennel et de ce fait assez creux sous des airs grandiloquents. Ce reproche vise en particulier la rédaction des considérants, fortement marquée par l’empreinte du paléontologue Yves Coppens. Au Sénat, Robert Badinter fut implacable. Pour lui, le projet « peut se résumer en trois mots : la suffisance, l’inutilité et la confusion ». Il considéra même la Charte comme une sorte de gadget idéologique portant de surcroît atteinte au principe de laïcité puisqu’elle prend des positions scientifiques qui violent la neutralité républicaine lorsqu’il est écrit que « les ressources et les équilibres naturels ont conditionné l’émergence de l’humanité [9] ». Pour certains analystes, « l’objet constitutionnel qu’est l’environnement apparaît bien fantomatique [10] ». De plus, le texte mélange les objectifs, les règles et les principes dans un joyeux désordre, comme l’a souligné le professeur Guy Carcassonne devant la commission des lois de l’Assemblée nationale. Dans la mesure où tous les principes énoncés existent déjà, soit en droit international, soit en droit communautaire, et figurent dans la partie législative du code de l’environnement, l’innovation ne devient que formelle, ces principes passant d’une valeur législative ou supra-législative à une valeur constitutionnelle. De plus, leur contenu a été affaibli ou établi au profit d’une rédaction plus banale. Il en résulterait au mieux un immobilisme juridique contrastant avec le spectacle mis en scène [11], au pire une véritable régression du droit de l’environnement [12]. Le doute sur la pureté des intentions de Jacques Chirac va durer tout au long de l’élaboration de la Charte : « Politiquement il est clair que si les citoyens réalisent que la Charte de l’environnement était largement un miroir aux alouettes destiné à leur donner l’illusion qu’on renforçait le droit de l’homme à l’environnement pour mieux le réduire en réalité, ils n’apprécieront guère cette manœuvre [13]. »

14Pourtant la réalité des intentions du chef de l’État, pour autant qu’on puisse les sonder, ne semble pas être aussi machiavélique. Ce n’est bien entendu pas lui qui va mettre en œuvre la Charte et celle-ci lui échappera aussitôt la promulgation de la loi constitutionnelle signée le 1er mars 2005. Il appartient alors aux juges, aux citoyens et au Parlement d’en faire bon usage [14]. Mais le choix présidentiel, s’il est le fruit d’une révélation personnelle sur les menaces qui pèsent sur la planète, est fondé sur une analyse sérieuse de la situation. Il s’est exprimé à ce propos dans un discours qui a eu une répercussion internationale importante lors du sommet mondial sur le développement durable qui s’est tenu à Johannesburg, du 26 août au 4 septembre 2002 : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer, et nous refusons de l’admettre. […] La terre et l’humanité sont en péril et nous en sommes tous responsables. Il est temps, je crois, d’ouvrir les yeux […]. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas ! Prenons garde que le xxie siècle ne devienne pas, pour les générations futures, celui d’un crime de l’humanité contre la vie. » Il a lancé une diatribe contre les « voyous des mers » après le naufrage du Prestige en janvier 2003 et a fait plusieurs plaidoyers en faveur du développement durable. Quand il était Premier ministre du président Giscard d’Estaing, il avait lancé les premiers textes sur l’environnement. Si cela n’avait pas été une conviction, il n’aurait pas créé une fondation consacrée au développement durable après son départ de l’Élysée, se voulant, à l’égal de l’ancien président Gorbatchev et de l’ancien vice-président Al Gore, un nouveau missionnaire globe-trotter de l’environnement. Ces idées le conduiront à justifier de façon détaillée la constitutionnalisation de l’environnement dans plusieurs discours, à examiner la question lors de l’un des premiers conseils des ministres juste après sa réélection le 5 juin 2002 et à en faire un des objectifs prioritaires du gouvernement Raffarin dans le discours de politique générale de ce dernier devant le Parlement le 3 juillet 2002.

15Au niveau général des idées, la réforme a naturellement une forte valeur symbolique. Ce n’est pas là l’un des moindres de ses mérites. Elle traduit au plus haut niveau de l’État la volonté d’être à l’avenir une société « responsable » au sens de Hans Jonas. Elle procède d’une démarche exemplaire. Elle fait le choix d’inscrire une « écologie humaniste au cœur de notre pacte républicain », selon les termes de Jacques Chirac, repris dans l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle. Pour Nicolas Hulot, elle est l’expression d’une « occasion historique » (Le Journal du dimanche, 27 février 2005). Pour Brice Lalonde : « dans un moment de recul des politiques publiques en matière d’environnement, c’est une entreprise audacieuse » (Le Figaro, 1er juillet 2003).

16On ne peut pas considérer que le chef de l’État en ait tiré un quelconque bénéfice politique dans la mesure où il ne devait pas se représenter et où le vote de la Charte a au contraire soulevé une vague d’oppositions au sein même de sa propre majorité et contribué à assombrir la fin de son mandat. Malgré l’abstention des communistes et le refus de vote des socialistes au Congrès, la Charte a été approuvée à une large majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés (majorité requise : 333, pour l’adoption : 531). Seules 23 voix s’opposeront à la Charte dont 17 issues de la majorité. On peut parler malgré tout d’un consensus en demi-teinte qui aurait été du même type si la réforme avait été initiée par la gauche. Dans ce dernier cas, le procès en « gadget politique » n’aurait pas été moins virulent, mais dans l’autre sens. Si le rêve d’un consensus sur l’environnement n’a pas été atteint, ce n’est malheureusement pas du fait du peuple, mais parce que les débats parlementaires ont plutôt révélé les fractures partisanes ou idéologiques et la peur viscérale des juges.

17L’absence du peuple a été à juste titre relevée alors que la Charte débute par « Le peuple français… » et que sa procédure d’adoption aurait dû conduire à écrire : « Les représentants de la Nation… », ou : « Les représentants du peuple ». Mais les représentants du peuple ne sont-ils pas le peuple lui-même ?

18L’adossement à la Constitution, qui avait fait sourire les juristes, va devenir une expression largement utilisée, même par les constitutionnalistes. Elle fait bien comprendre la place de la Charte, au même rang constitutionnel que la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946, ne figurant donc pas dans la Constitution mais située à côté d’elle, tout comme les annexes d’un traité international qui font partie de ce traité. Dans la mesure où, pour des raisons de principe d’ordre quasi mystique, on n’osait pas toucher aux textes sacrés de 1789 et de 1946, la seule solution était soit d’insérer l’environnement dans un nouvel article de la Constitution, ce qui aurait défiguré des articles uniquement consacrés aux pouvoirs publics, soit de créer un texte distinct, ce qui permettait d’attirer plus l’attention sur la Charte. En visant l’environnement dans le Préambule de la Constitution, pour la première fois le constituant lui-même (et non plus simplement le juge constitutionnel et la doctrine) considère ce Préambule comme une disposition constitutionnelle ordinaire ayant pleinement valeur de droit positif, comme cela a été souligné [15].

19Cette autonomisation formelle de la Charte n’est pas sans avantages. Elle a plusieurs conséquences. En qualifiant ce document annexe au Préambule de « Charte », on insiste sur son caractère solennel et fondamental. On donne ainsi plus de visibilité aux problèmes de l’environnement. L’environnement n’est pas noyé au sein de la Constitution, contrairement à ce qui existe ailleurs. La Charte pourra être modifiée plus facilement sans toucher au reste de la Constitution et des droits fondamentaux, à condition bien entendu de respecter la procédure de révision constitutionnelle. Inversement, on pourra abroger la Constitution de 1958 le jour venu, sans pour autant devoir abroger aussi la Charte de l’environnement. De même, son autonomie par rapport aux textes de 1789 et 1946 introduit pour l’avenir une certaine souplesse pour adapter ou non ce texte fondateur aux temps modernes, sans devoir pour autant tout remettre sur le métier. Enfin l’autonomie formelle de la Charte est une garantie de son autonomie matérielle. On va pouvoir plus facilement considérer que l’environnement est une dimension nouvelle des droits fondamentaux.

La Charte, du droit dur ? Une réalité sans apparences

20Une lecture de la Charte pour qui n’est familier ni du style des droits de l’homme ni du vocabulaire et des concepts du droit de l’environnement conduit à n’y voir qu’un texte flou et verbeux sans aucune apparence normative. La réalité est tout autre, même si la normativité de la Charte est à géométrie variable.

21La réforme n’a pas les apparences d’un droit dur, essentiellement à cause d’un mélange des styles opposant les considérants au dispositif. Étant directement inspirée de la déclaration de Rio de 1992, dont on sait, en droit international, qu’il s’agit d’un document non juridiquement contraignant assimilé à du droit « mou », la Charte pouvait de ce fait être facilement assimilée elle-même à du droit « mou ». Cette assimilation pouvait viser aussi bien les considérants que le dispositif puisque les deux reprennent, à quelques mots près, les énoncés de Rio. N’a-t-on pas dit que la Charte était « l’enfant de Rio » [16] ?

22De façon plus substantielle, de vigoureux propos ont tenté de s’attaquer à l’idée même qu’il puisse y avoir un droit de l’homme à l’environnement en droit positif. Une analyse systématique des divers ouvrages relatifs aux droits de l’homme, écrits par les auteurs les plus autorisés avant la révision constitutionnelle, montrerait qu’une majorité d’auteurs considéraient alors cette reconnaissance comme impossible, à la fois parce que l’environnement est une notion trop vague pour fonder un droit de l’homme et parce qu’on ne saurait pas qui sont les titulaires et les débiteurs de ce prétendu nouveau droit fondamental.

23De plus, l’environnement ne pourrait pas être reconnu comme un droit nouveau parce qu’il viendrait porter une atteinte frontale à des droits fondamentaux déjà existants, tels que le droit de propriété ou la liberté du commerce et de l’industrie, voire la liberté d’expression. Certains ont même qualifié le droit à l’environnement de « droit liberticide ». Ces critiques sont toutefois assorties d’un point d’interrogation [17].

24La méfiance vis-à-vis d’une constitutionnalisation qui serait purement symbolique et sans aucun effet de droit a pu être aggravée du fait des premiers exemples de constitutionnalisation en droit comparé. En effet, les premiers États qui ont introduit l’environnement dans leur Constitution furent les États communistes dont on a pu mesurer dans le passé l’ineffectivité des droits formellement consacrés. Ils se sont directement inspirés à l’époque de la déclaration de Stockholm de 1972, première déclaration internationale de droit « mou » (Constitutions bulgare de 1971, hongroise de 1972, yougoslave de 1974, polonaise de 1976, soviétique de 1977, chinoise de 1978). Ces précédents n’ont évidemment pas joué en faveur de l’environnement, mais il en était alors de même pour tous les autres droits de l’homme qui eux n’ont pas été déconsidérés.

25À un niveau plus juridique, le procès fait à la Charte a consisté à nier purement et simplement sa juridicité en recourant à deux concepts pour affaiblir sa portée : l’effet direct et les objectifs de valeur constitutionnelle. L’effet direct consisterait à ne rendre justiciable que les droits dont l’énoncé se suffit à lui-même parce qu’étant assez précis, et qui ne nécessitent pas l’intervention du législateur pour leur mise en œuvre. Cette théorie permettait de mettre hors jeu les considérants parce que trop vagues et abstraits, et de ne retenir paradoxalement, compte tenu des critiques importantes qui l’ont concerné, que l’article 5 sur le principe de précaution. Pour Bertrand Mathieu, visant l’ensemble de la Charte : « ce texte [est] dépourvu pour l’essentiel, de portée directe [18] ». Le recours au concept d’objectif à valeur constitutionnelle tel qu’énoncé et reconnu par le Conseil constitutionnel a été un moyen pour considérer comme inopposables devant les tribunaux la plupart des articles de la Charte, en particulier l’article 1 et l’article 5, au nom du souci de la sécurité juridique et du fait du caractère de droit-créance attaché a priori au droit à l’environnement. Ainsi la Charte ne serait qu’un guide pour le législateur et seul le Conseil constitutionnel en serait le gardien. Le seul droit subjectif reconnu serait l’article 7 sur l’information et la participation [19].

26Ce sont les principes énoncés dans la Charte qui ont été considérés par d’autres comme insuffisamment précis pour en faire une utilisation juridique réelle. Il a été constaté d’abord que le qualificatif même de principe a disparu du texte des articles en cause, seule la précaution est qualifiée de principe. Le contenu des articles 3, 4, 5 et 7 introduit des différences de rédaction par rapport à ces mêmes principes figurant dans le code de l’environnement qui n’ont pas été abrogés, ce qui risque de susciter à l’avenir des difficultés d’interprétation [20].

27Enfin la doctrine, pratiquement unanime, a considéré que les articles 8 à 10 relatifs à l’éducation, la recherche et l’influence internationale avaient une normativité voisine de zéro, leur portée ne pouvant être que symbolique et politique. Tout au plus y voit-on une affirmation de l’importance que l’État devrait donner à l’éducation et à la recherche en environnement. Ces dispositions ont été introduites sur la demande insistante des membres non juristes de la commission Coppens et reflètent les revendications populaires exprimées lors des consultations publiques. Il est étonnant que le gouvernement ait maintenu ces dispositions qui seraient plus opérationnelles si elles figuraient dans une loi-programme sur l’environnement. Qui sait, cependant, si se dessinait à l’avenir une vraie politique d’éducation et de recherche sur l’environnement autre qu’au jour le jour, on ne pourrait en trouver l’origine dans la Charte ?

28Ces apparences de non-normativité sont trompeuses. La réalité est à la fois plus simple et plus compliquée. S’agissant d’un texte constitutionnel ayant une forme et un fond particuliers et inédits, il serait présomptueux de le qualifier de bloc de droit dur seulement trois ans après son adoption. On ne peut aucunement présumer les applications et interprétations futures. Même les constituants de 1946 ne pouvaient imaginer ce qu’est devenu, plus de soixante ans après, le Préambule de 1946 qui aurait pu disparaître en 1958. C’est uniquement au vu de l’évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de l’ensemble des juridictions que l’on pourra apprécier le degré de juridicité de la réforme. Les juridictions administratives et peut-être encore plus, paradoxalement, les juridictions judiciaires ont entre leurs mains l’avenir de la Charte. Le président de la Cour de cassation Guy Canivet a lancé, dès la promulgation de la Charte, un appel à la « dynamique interprétative » des juridictions [21]. Les juges d’aujourd’hui sont plus réceptifs aux questions d’environnement que leurs prédécesseurs. On a vu ainsi à la conférence de Johannesburg se constituer un forum international des juges sur l’environnement qui a donné lieu à la création, dans toutes les régions du monde, d’associations de juges désireux de promouvoir les idéaux de l’environnement. Il en va ainsi en Europe avec la participation active de membres de la Cour de cassation française [22] et la création en 2004 à Luxembourg du Forum des juges de l’Union européenne pour l’environnement. L’association des hautes juridictions de cassation des pays ayant en partage l’usage du français va créer en juin 2008 au Bénin son comité sur l’environnement dont l’objet est d’établir un réseau d’entraide entre juges sur les questions touchant à l’environnement.

29La normativité de la Charte ne fait pas de doute, même pour les auteurs les plus réticents. Il est certain que « dans sa totalité la Charte a vocation à recevoir une valeur normative » (Yves Jégouzo). L’ensemble des éléments de la réforme a valeur constitutionnelle s’agissant d’une loi constitutionnelle. Pour Guillaume Drago, « la Charte de l’environnement a pleine valeur constitutionnelle dans toutes ses dispositions [23] ». Il s’agit, selon les cas, d’objectifs, de principes ou de règles juridiquement opposables. Les opinions divergent là où la question se pose de savoir devant quels juges et selon quels effets. La normativité est naturellement à géométrie variable dans le domaine des droits fondamentaux. Il ne peut en être autrement pour le dernier-né de ces droits en droit positif. L’application de la Charte sur la base de normes juridiques opposables à tous, personnes publiques comme personnes privées, sera faite de façon nuancée, différenciée et variable selon les organes chargés de leur contrôle et selon les règles subtiles relatives à la conciliation entre droits fondamentaux constitutionnels.

30Ce qui est certain c’est que la Charte ne sera pas le monopole du Conseil constitutionnel. L’exposé des motifs du projet de loi, reprenant des déclarations antérieures de Jacques Chirac, indique très clairement que « le respect de la Charte sera garanti par le Conseil constitutionnel et par les juridictions des deux ordres, administratif et judiciaire. La Charte concernera l’ensemble des sujets de droit, personnes morales comme physiques, privées comme publiques ».

31Les considérants seront certainement une source future qui révélera sa richesse à l’avenir. Sur le plan formel, ils sont juridiquement intégrés dans la Constitution, étant insérés à l’intérieur de l’article 2 de la loi constitutionnelle. Sur le plan matériel, leur contenu, dont le degré de généralité est variable, aurait pu aussi bien faire partie des articles de la Charte. En intégrant ces dispositions dans la loi constitutionnelle au lieu de les faire figurer dans l’exposé des motifs de ladite loi, le constituant a bien exprimé la volonté de leur donner une fonction autre qu’explicative. Le lien matériel et intellectuel entre les considérants de la Charte et son contenu est beaucoup plus fort que dans la Déclaration de 1789 et dans le Préambule de 1946. Sur la base du prologue du Préambule de 1946, qui correspond formellement aux considérants de la Charte de 2004, le Conseil constitutionnel y a détecté « des normes constitutionnelles applicables » (CC, décision 94-343 et 344 DC, 27 juillet 1994). Quelle que soit la manière dont elles sont libellées, ces dispositions sont applicables. Les considérants et les articles de la Charte sont indissociables en ce qui concerne leur interprétation et leur compréhension.

32En ce qui concerne la querelle droit subjectif à l’environnement ou simple objectif de valeur constitutionnelle, il convient de rappeler que ces derniers sont issus d’une interprétation jurisprudentielle du Conseil constitutionnel. Jamais un texte constitutionnel n’a formulé expressément de tels « objectifs », ils ne sont que le résultat d’une lecture déductive a posteriori d’un texte constitutionnel. « Les objectifs sont le prolongement de textes initiaux en ramifications jurisprudentielles implicites [24]. » Du fait de son contenu et de sa portée, l’objectif ne peut correspondre à un droit subjectif. Ainsi en est-il de l’ordre public, de la protection de la santé publique, du pluralisme et de la transparence des entreprises de presse, de la possibilité de disposer d’un logement décent, de l’exigence d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi. Le droit de l’homme à l’environnement peut-il entrer dans cette catégorie juridique ? On aurait pu le penser avant la Charte. Après la Charte cette qualification est totalement inappropriée. On ne peut sur le plan formel baptiser d’objectif à valeur constitutionnel un droit expressément formulé par l’article 1 de la Charte. Si la Charte n’avait pas eu d’article 1, on aurait pu déduire des autres articles un droit à l’environnement comme simple objectif de valeur constitutionnelle. En ce qui concerne la formulation du droit ou de l’objectif, on notera que le Conseil constitutionnel a déduit la santé et le logement décent comme objectifs de valeur constitutionnelle à partir du texte du Préambule de 1946 selon lequel : « La nation garantit à tous… » Or la Charte de l’environnement dans son article 1 ne déclare pas : la nation garantit à tous le droit de vivre dans un environnement équilibré, mais proclame : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. » Il ne s’agit plus comme en 1946 de rendre l’État (à travers la nation) débiteur d’un droit-créance, mais plutôt d’affirmer un droit individuel nouveau (« chacun ») opposable à tous. Ce n’est pas là un objectif à atteindre qui est donné au législateur, mais une prérogative individuelle.

33Les droits subjectifs sont des moyens de défense des droits individuels qui peuvent être invoqués devant un juge et sont donc nécessairement justiciables. Selon Gérard Cornu, un droit subjectif est une « prérogative individuelle reconnue et sanctionnée par le droit objectif qui permet à son titulaire de faire, d’exiger ou d’interdire quelque chose dans son propre intérêt ou, parfois, dans l’intérêt d’autrui [25] ». Toutes les libertés publiques et les droits fondamentaux se traduisent en droits subjectifs. Le passage d’un droit de tous à un droit de chacun traduit le passage d’une conception théorique des droits à une conception effective et donc à un progrès de l’État de droit. Refuser de voir dans le droit à l’environnement les caractères d’un droit subjectif, c’est refuser de donner à ce droit une effectivité et le condamner à l’inexistence. Le reconnaître, c’est aussi admettre le droit d’accès à la justice, car l’accès à la justice est inhérent à l’exercice d’un droit subjectif. C’est pour cela que la convention d’Aarhus, qui reconnaît le droit à l’environnement, prévoit précisément l’accès à la justice en matière d’environnement, comme garant de l’effectivité du droit subjectif.

34Reste à surmonter l’obstacle que constituerait la nature de droit-créances attaché au droit à l’environnement. On oppose souvent à tort les droits individuels classiques (1789) aux droits modernes économiques, sociaux et environnementaux qualifiés alors de droits-créances. Cette terminologie doctrinale vise à déconsidérer ces derniers droits qui ne seraient pas de vrais droits subjectifs dans la mesure où ils ne traduiraient que des revendications à l’encontre de l’État. La théorie la plus classique considère pourtant que les droits-créances, bien qu’ayant une configuration particulière, « sont bien des libertés fondamentales » et qu’on ne peut « exclure l’hypothèse d’un effet direct du droit-créance à l’égard des individus » [26]. Dans ce contexte, le droit à l’environnement est considéré comme le dernier des droits-créances. La Cour européenne des droits de l’homme a fort justement souligné le caractère largement factice de l’opposition entre droits-libertés et droits-créances fondée sur le fait que les premiers imposeraient abstention de l’État et les seconds son intervention. Même lorsqu’un droit semble imposer une abstention de l’État, il peut en fait lui imposer une obligation d’agir. La Cour a admis que des droits-créances, comme le droit à la vie privée ou le droit à la vie familiale normale, puissent être invoqués devant elle pour, le cas échéant, sanctionner l’État qui se serait abstenu d’intervenir pour assurer le respect de ces droits, même dans des rapports entre particuliers.

35En réalité, le droit à l’environnement se rattache aux droits mixtes : à la fois droits-libertés et droits-créances. Il correspond en même temps à un droit individuel à jouir d’un environnement non pollué, sain et écologiquement équilibré (ce qui implique des droits-créances à la fois vis-à-vis de l’État et des tiers) et en même temps à un droit collectif, car l’environnement est l’affaire de tous et nécessite aussi des actions de défense vis-à-vis de biens collectifs non appropriés, tels que l’air, la mer ou la faune sauvage. Comme tous les droits fondamentaux, le droit à l’environnement dispose de titulaires et de débiteurs bien identifiables. L’originalité de ce droit, compte tenu du champ même de l’environnement, c’est que tous les acteurs sociaux (personnes privées et personnes publiques) en sont à la fois titulaires et donc habilités à exiger sa défense, et débiteurs car toute personne (publique ou privée) a l’obligation de préserver et d’améliorer l’environnement. Ainsi le proclame clairement l’article 2 de la Charte en énonçant un « devoir » dont certains ont moqué le relent d’autoritarisme, mais qui peut être porteur d’une éthique de la responsabilité envers notre environnement et s’analyser comme un renouvellement d’une conception devenue moderne des devoirs de l’homme [27]. Ce droit a enfin un objet bien identifié, il s’agit des composantes de l’environnement mentionnées à l’article L. 110-1 du code de l’environnement : espaces, milieux naturels, sites, paysages, faune, flore, air, eau, etc., le code explicitant chacune de ces composantes de l’environnement. Il est certain que ce nouveau droit a un objet beaucoup mieux identifiable et beaucoup plus concret que bon nombre de droits classiques, le plus souvent totalement abstraits tels que la sûreté, l’égalité ou la solidarité. On ne trouvera aucun autre droit fondamental accompagné d’autant de précisions conceptuelles quant à son contenu et à son objet.

36La portée juridique réelle de la Charte pourrait aussi être mise en avant à propos du principe d’intégration de l’environnement dans les autres politiques, à travers l’objectif du développement durable, interprété par le Conseil constitutionnel comme un principe de conciliation ou à travers le recours au référé liberté, effet direct de la reconnaissance d’un nouveau droit fondamental [28]. Bien entendu l’article 3 de la loi constitutionnelle qui consacre la compétence du Parlement en matière d’environnement en complétant l’article 34 de la Constitution, participe aussi au renforcement à long terme de l’environnement sur des bases juridiques solides, même si le Parlement risque de déchanter le jour où le Conseil constitutionnel déciderait de faire respecter à nouveau les limites exactes de l’article 34 en ce qui concerne la distinction entre règles et principes fondamentaux.

37La Charte de l’environnement n’est-elle pas le premier texte juridique opposable non seulement à la France contemporaine mais aussi aux générations futures ? Elle peut révéler bien des surprises ; jamais un prétendu « gadget politique » n’aura eu autant d’effets juridiques réels ou potentiels, prévisibles ou imprévisibles.

38« Le droit est trop humain pour prétendre à la ligne droite [29]. »

Notes

  • [1]
    « Chirac en vert », Le Monde, 26 juin 2003, éditorial.
  • [2]
    Jessica Makowiak, « À quels temps se conjugue le droit de l’environnement ? », Mélanges Michel Prieur. Pour un droit commun de l’environnement, Dalloz, 2007, p. 263.
  • [3]
    Henri Noguères, « Et pourquoi pas les droits de l’homme ? », Le Monde, 18 mars 1977.
  • [4]
    Dominique Chagnollaud, « Un mélange de droit mou et dur », Le Figaro, 24 juin 2003.
  • [5]
    Voir Michel Prieur, « La constitutionnalisation de l’environnement », in Bertrand Mathieu (dir.), Cinquantenaire de la Constitution de 1958, Dalloz, 2008.
  • [6]
    Interview dans Le Monde, 28 février 2005, p. 7.
  • [7]
    Nicolas Hulot, La Terre en partage. Éloge de la biodiversité, Paris, La Martinière, 2005.
  • [8]
    Christophe Caresche, Commission des lois, Assemblée nationale, 4 mars 2004.
  • [9]
    « Sénat » (débats), JO, 23 juin 2004.
  • [10]
    Xavier Bioy, « L’environnement, nouvel objet du droit constitutionnel ou qu’est-ce que constitutionnaliser ? », in Henry Roussillon, Xavier Bioy et Stéphane Mouton (dir.), Les Nouveaux Objets du droit constitutionnel, Presses universitaires des sciences sociales de Toulouse, 2006, p. 29.
  • [11]
    Raphaël Romi, « Les principes du droit de l’environnement dans la Charte constitutionnelle : jouer le jeu ou mettre les principes hors jeu ? », Revue juridique de l’environnement, n° spécial, 2003, p. 45.
  • [12]
    Corinne Lepage, « Une Charte qui fait régresser le droit de l’environnement », Le Monde, 16 avril 2003, p. 15.
  • [13]
    Marie-Anne Cohendet, « Les effets de la réforme », Revue juridique de l’environnement, n° spécial, 2003, p. 56.
  • [14]
    Michel Prieur, « Du bon usage de la Charte constitutionnelle de l’environnement », Environnement, n° 4, avril 2005, p. 7.
  • [15]
    Bertrand Mathieu, « Observations sur la portée normative de la Charte de l’environnement », CCC, n° 15, p. 146 ; Michel Verpeaux, « La Charte de l’environnement, texte constitutionnel en dehors de la Constitution », Environnement, JCl., LexisNexis, n° 4, avril 2005, p. 14.
  • [16]
    Jean-Louis Nadal, « Qu’est devenu l’enfant de Rio ? », Revue juridique de l’environnement, n° spécial, 2005, p. 15.
  • [17]
    Manuel Gros, « Un droit peut-il en chasser d’autres ? », AJDA, 3 mai 2004, p. 897 ; Fernand Bouyssou, « L’environnement : nouveau droit de l’homme ou droit liberticide ? », in Mélanges Jacques Mourgeon, Pouvoir et Liberté, Bruylant, 1998, p. 535.
  • [18]
    Bertrand Mathieu, op. cit., p. 152.
  • [19]
    Voir Bertrand Mathieu, ibid., p. 145 sq. ; Yves Jégouzo et François Loloum, « La portée juridique de la Charte de l’environnement », Droit administratif, JCl., n° 3, mars 2004, p. 5 sq.
  • [20]
    Raphaël Romi, « La constitutionnalisation des principes du droit de l’environnement : de la grandeur à la mesquinerie », Droit de l’environnement, n° 109, juin 2005, p. 114.
  • [21]
    Guy Canivet, « Vers une dynamique interprétative », Revue juridique de l’environnement, n° spécial, 2005, p. 9.
  • [22]
    Guy Canivet et Dominique Guihal, « La protection de l’environnement par le droit pénal, l’exigence de formation et de spécialisation des magistrats », D, 2004, n° 38, p. 2728.
  • [23]
    Guillaume Drago, « Principes directeurs d’une charte constitutionnelle de l’environnement », AJDA, n° 3, 2004, p. 134.
  • [24]
    Bertrand Faure, « Les objectifs de valeur constitutionnelle : une nouvelle catégorie juridique », RFDC, n° 21, 1995, p. 57.
  • [25]
    Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 1996.
  • [26]
    Louis Favoreu, « La notion de liberté fondamentale devant le juge administratif des référés », D, 2001, chr. p. 1742.
  • [27]
    Jean-Pierre Marguénaud, « Les devoirs de l’homme dans la Charte constitutionnelle de l’environnement », Mélanges Jacqueline Morand-Deviller, Confluences, Montchrestien, 2007, p. 879.
  • [28]
    Sur les premiers bilans jurisprudentiels de l’application de la Charte : Laurent Fonbaustier, chronique, Environnement, JCl., LexisNexis, janvier 2006 et décembre 2006 ; Nicolas Huten et Marie-Anne Cohendet, Revue juridique de l’environnement, nos 3 et 4, 2007.
  • [29]
    Jean Carbonnier, « Flexible droit », LGDJ, 7e éd., 1992, p. 6.
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