Pour 2019/1 N° 237-238

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Article de revue

Le vignoble francilien en renaissance : Inventer un vignoble urbain multifonctionnel

Pages 361 à 376

Notes

  • [1]
    La confrérie est une forme associative ancienne, ou considérée comme telle, qui revendique un lien au passé par la valorisation de rituels. Dans tous les vignobles, elle participe du processus d’invention des traditions vigneronnes. « La Saint-Vincent et la fête des vendanges symbolisent la quête de sens nécessaire à la patrimonialisation du vignoble francilien. En foulant le raisin au pied ou en dansant sur les accordéons pour fêter les vendanges, les vignerons se réapproprient publiquement ce qu’ils considèrent volontiers comme des pratiques anciennes » (Saint-Lary, 2008).
  • [2]
    www.aev-iledefrance.fr
  • [3]
    Enquête auprès du chargé de mission LEADER.
  • [4]
    Ces agronomes, qui ont très tôt dénoncé la « mort des sols » du fait de l’apport massif d’engrais et de pesticides, ont créé un laboratoire d’analyse de sols spécialisé dans l’étude écologique de profil cultural pour restaurer la biodiversité des sols de terroir afin d’améliorer la qualité et la typicité des vins et des denrées agricoles.
  • [5]
    Contrat entre l’AEV et la Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement rural.
  • [6]
    La sélection massale consiste à repérer les pieds portant les meilleurs fruits ou qui paraissent les plus intéressants, puis à prélever des fragments de sarment et les multiplier, pour ensuite les replanter. Elle est surtout utilisée par les viticulteurs désireux de conserver le patrimoine viticole d’une très vieille vigne. À l’inverse La sélection clonale consiste à repérer sur une souche initiale de populations de vigne, des mutations intéressantes, puis à les conserver et les multiplier par simple bouturage. Dans ce cas, on a une conservation de l’identité variétale de la souche initiale et une certaine perte de diversité.
  • [7]

1 À l’image d’autres vignobles, le vignoble francilien connaît aujourd’hui une renaissance après avoir quasiment disparu dans les années 1980 (quelques hectares, raisins de table inclus, comme à Thomery en Seine-et-Marne) (Chapuis, 2016). Depuis cette date, des initiatives émergent ici et là si bien que ce sont désormais quelques 150 à 180 parcelles qui sont recensées sur une petite cinquantaine d’hectares ; on compte toutefois bien souvent ces vignes en nombre de pieds ou de ceps ce qui est significatif d’une renaissance en recherche d’affirmation. Cette relance francilienne montre des mécanismes assez proches des autres relances étudiées tant en Lorraine que dans le Val de Loire, tant dans le Rhône qu’en Auvergne (Chapuis, 2016 ; Marcelin, 2017 ; Faucon et Rieutort, 2010). Elle participe de la revendication d’un héritage à valoriser (Delfosse, 2010) : elle se veut ancrage dans le temps ou encore « territorialité réflexive » (Melé, 2009) dans une prise en compte des formes anciennes d’utilisation des sols. Elle est animée par des passionnés qui s’attachent à recréer un paysage, des municipalités qui y voient une occasion de lieux ou de moments pour créer du lien social, des associations soucieuses de transmettre des savoirs tant sur la culture que sur la région. La relance francilienne s’affirme toutefois originale puisque jusqu’en 2016, l’Ile-de-France étant considérée comme zone non viticole (sans droit de plantation), il était interdit de commercialiser le vin produit – à l’exception de celui de la ville de Suresnes. Cette reconstitution a donc, dans un premier temps, développé une dimension essentiellement patrimoniale avec des activités œnotouristiques ou pédagogiques, cultivant par excellence l’aspect festif autour du produit. L’évolution de la réglementation au 1er janvier 2016 change la donne : la région Ile-de-France a obtenu des droits de plantation et milite même pour l’obtention d’une Indication géographique protégée. De nouvelles initiatives plus fortement commerciales voient le jour et les superficies plantées augmentent plus rapidement ; cette reconstitution intervient de surcroît dans un contexte où l’agriculture urbaine est préconisée par les élus et plébiscitée par les habitants (Pour, 2014). Reste que le vignoble francilien doit toujours compter avec la forte urbanisation et les concurrences foncières associées. Le vignoble francilien en reconstitution se veut résolument urbain, et si les nouveaux domaines s’attachent à commercialiser du vin local, ils jouent avant tout sur la proximité qui est devenue le maître mot de l’agriculture dans et pour la ville : les dimensions patrimoniale et pédagogique demeurent ainsi fondamentales pour caractériser ce vignoble.

2 Après avoir retracé les heurs et malheurs de ce vignoble dans la durée, nous analyserons quelques initiatives tant individuelles qu’associatives, tant commerciales que patrimoniales. L’objectif sera enfin d’isoler des parcours de néo-vignerons, d’analyser les modalités de leur installation au regard des concurrences foncières qui s’expriment dans la région capitale, de caractériser ces exploitations qui développent d’emblée des logiques de multifonctionnalité dans une forte synergie avec les urbains.

Heurs et malheurs du vignoble francilien : de l’effacement de la première région viticole française

3 L’Île-de-France a été jusqu’au XIXe siècle une grande région viticole, voire la première en France. La vigne, comme dans les autres régions françaises, y fait son apparition à la fin de l’Empire romain et connaît un fort développement ensuite, notamment dans les propriétés ecclésiastiques. Les vins français, comme on les désignait alors, débordent toutefois l’Ile-de-France actuelle : si l’appellation date de 1175, elle retient en 1416 le Pont de Sens comme frontière à l’est entre les vins français et les vins de Bourgogne, et à l’ouest Vernon comme limite avec les vins normands (Lachiver, 1988). Dans ces vins dits français, puis rapidement vins de Paris, quelques noms émergent qui se retrouvent sur les grandes tables royales et nobiliaires ainsi qu’à l’exportation vers l’Angleterre, le Danemark ou la Fandre (Dion, 1959). C’est au sud de la capitale le vignoble de l’abbaye de Saint-Germain des Prés ; au nord celui de l’abbaye de Saint-Denis qui couvre toutes les pentes bien exposées des buttes témoins (buttes de Montmartre, Belleville, Charonne, Montmorency avec Pierrefitte, Deuil et Groslay, ou encore de Cormeilles-en Parisis avec le vignoble d’Argenteuil) ; à l’ouest le vignoble de Suresnes sur les pentes du Mont Valérien qui appartient aussi à l’abbaye de Saint-Germain des prés ou plus à l’ouest encore, les vignes des abbayes normandes sur les coteaux qui bordent la Seine ; les pentes de la Montagne Sainte-Geneviève ont également été tapissées de vigne au moins jusqu’au XIIe siècle. Ce vignoble qui couvre quelque 30 000 ha dans les années 1 300 met à profit certaines conditions topographiques de la région : cuvette de convergence hydrographique, l’Ile-de-France offre des pentes et versants de vallées aux sols légers dont un grand nombre sont orientés au sud ce qui autorise l’ensoleillement nécessaire au mûrissement des raisins. La vigne est en effet un des modes d’utilisation du sol le mieux adapté aux conditions naturelles des terroirs de coteaux ; de surcroît elle permet de faire vivre une forte population agricole (au point d’être désignée comme une culture peuplante), particulièrement à proximité d’un marché urbain. Les vins produits alors sont surtout des vins blancs (cépages : pinot gris, fromenteau, chardonnay, au moins jusqu’au XVIe siècle, ainsi que des vins clairets aux nuances multiples assez proches sans doute de nos rosés.

4 Si l’apogée date du XVIIIe siècle avec près de 44 000 hectares plantés dans quelque 300 communes, s’ouvre à partir de 1720 une période de dégradation qui aboutit à la quasi-disparition du vignoble parisien au tournant des années 1950. Les raisons en sont multiples, internes et externes au secteur. La recherche d’une forte production pour alimenter les guinguettes et l’importante clientèle urbaine conduit d’abord à des choix en matière de plants et cépages qui font régresser la qualité. Ainsi le vignoble d’Argenteuil se transforme avec des plantations de gamay jusque dans les années 1900, ce dernier cépage au mûrissement plus tardif s’implantant dans les plaines au lieu des pentes ; surtout il bénéficie de l’apport des boues urbaines qui font exploser les rendements (moyenne de 108 hl/ha entre 1851 et 1879 contre des rendements moyens proches de 50 hl ailleurs). Mais ce sont surtout des événements extérieurs qui vont entraîner la fin du vignoble parisien : il est attaqué par l’oïdium dès la fin de la décennie 1840, puis par le phylloxéra vers 1880-1885 pour la Seine et Marne et 1885-1890 pour la Seine-et-Oise (Phlipponneau, 1954), et la reconstitution sera beaucoup plus faible qu’ailleurs. D’une part, l’industrialisation et urbanisation massive colonisent peu à peu les vallées et les versants, terroirs classiques de la viticulture ; de l’autre, le développement du chemin de fer permet l’arrivée de vins du sud de la France ou du bordelais à prix compétitifs ; enfin les besoins en main-d’œuvre des grandes exploitations et des entreprises conduisent à un exode agricole et à l’abandon de la viticulture qui demande des bras. Dans ce contexte, quand l’agriculture se maintient, la petite paysannerie adopte d’autres cultures intensives, notamment légumières ou fruitières : ces dernières, comme les cultures florales d’ailleurs, s’avèrent assez proches en matière d’organisation technique, sociale et humaine et remplacent les terroirs de vignoble (Quellier, 2003). Ainsi dans la Brie le long de la Yerres, la culture du rosier se substitue à celle de la vigne ; celle du petit pois se généralise sur le coteau de Clamart et en 1840 Clamart le Vignoble devient Clamart le petit pois. Quand les départements de l’Ile-de-France comptaient presque 25 000 ha de vignes chacun jusqu’en 1850, ils n’en portent plus que 10 à 5 000 ha en 1900-1909 (baisse de plus de 60 % pour la Seine et Marne ; 30 à 60 % pour la Seine et Oise), et affichent moins de 500 ha chacun en 1955 (sources : enquêtes agricoles et Recensement de 1955)

Le vignoble francilien en renaissance : vers un vignoble culturel ?

5 Si l’étiage est atteint vers 1980, des initiatives se font jour dès les années soixante pour retrouver cette culture ancienne qui a marqué les paysages (petites parcelles allongées) et se lit encore dans nombre de toponymes, à l’image de la rue des Vignes à Tacoignières et Auteuil-Le-Roi, du chemin de la Butte des Vignes à Chevreuse ou encore à Jouars-Pontchartrain, toutes communes situées dans les Yvelines. On pourrait encore citer le passage du Clos Bruneau, vestige de l’ancien vignoble qui couvrait l’espace limité par les rues des Carmes, de Lanneau, Jean de Beauvais et le boulevard Saint-Germain dans le VI° arrondissement, ou la cité des Clos dans le XXe arrondissement. Enfin les restes des Halles aux vins de Bercy et Saint-Bernard sont autant de témoignages de l’importance du commerce du vin dans l’économie parisienne.

6 L’objectif n’est pas de retracer toutes les initiatives tant elles sont nombreuses. Une étude au début des années 2000 recensait ainsi plus de 90 nouvelles vignes, le phénomène de replantation prenant une réelle ampleur à partir des années 1980 (78 nouvelles vignes de 1980 à 2001 avec 11 pour les deux dernières années retenues) (Saint-Lary, 2008) ; les deux dernières décennies en ont ajouté plus d’une centaine. Leur localisation montre un phénomène important de continuité historique ce qui autorise clairement l’usage du vocable de renaissance. Le phénomène a été plutôt banlieusard dans sa première phase (sur les 92 vignes répertoriées en 2000, 14 se localisaient dans les Hauts-de-Seine, autant en Seine-Saint-Denis, 9 à Paris ou encore 19 dans l’ouest du val d’Oise) : il s’agissait pour l’essentiel de « vignes franches » sur de toutes petites superficies et sans droit de commercialisation. Les replantations actuelles concernent désormais autant les espaces périurbains, notamment les Yvelines et la Seine-et-Marne : elles occupent des superficies plus importantes et s’intègrent dans des projets complets d’œnotourisme avec la vente en circuit court (Lignon-Darmaillac, 2009). Nous analyserons certaines de ces relances en fonction des initiateurs pour figurer le champ des possibles autour de la vigne en Ile-de-France et envisager différentes trajectoires de renaissance

Vignes communales ou municipales : des initiatives publiques patrimoniales et culturelles

7 On a coutume de retenir comme date de première replantation en Ile-de-France, celle de 1933 sur le flanc nord de la butte Montmartre à Paris : c’est le clos de Montmartre à l’angle de la rue des Saules et de la rue Saint-Vincent avec ses 2 000 ceps en gamay et pinot noir provenant du domaine de Thomery près de Fontainebleau. Cette plantation est le fruit d’une mobilisation des habitants en opposition à un projet immobilier sur des terrains viticoles anciens devenus friches et ayant abrité certains artistes montmartrois (Aristide Bruant et Henri Toulouse-Lautrec par exemple). Soutenue par le dessinateur Francisque Poulbot, fondateur de la république de Montmartre en 1929, cette plantation est rapidement prise en charge par la municipalité parisienne, la vigne étant entretenue depuis par le service des parcs et jardins de la ville de Paris. Le Clos Montmartre couvre aujourd’hui 0,15 ha et tend à devenir un conservatoire des cépages anciens (70 % des plants actuels) ; le moment clef est la fête des vendanges organisée en octobre avec près de 50 000 personnes bon an mal an ; le vin (environ 150 litres) est assemblé dans les caves de la mairie et vendu aux enchères, le bénéfice revenant aux œuvres de la Butte. Vigne hautement médiatique, elle reste toutefois fermée au public à l’exception du moment de vendanges dans un quartier où l’activité touristique est dominante ; si elle symbolise le rapport de force entre espaces ouverts et urbanisation, elle affiche une forte dimension patrimoniale et identitaire.

8 Le second temps fort est la plantation en 1962 de la vigne municipale de Suresnes (4 800 ceps), la seule autorisée jusqu’à récemment à commercialiser son vin. La ville entretient un hectare de vigne sur les coteaux du mont-Valérien, composé à 85 % de Chardonnay et à 15 % de Sauvignon, ce qui en a longtemps fait la plus grande vigne d’Ile-de-France. Les maires successifs (tant communistes que de droite) ont œuvré à en faire un site pérenne (classement en site protégé dans les documents d’urbanisme), combinant sur place vigne et bâtiments de vinification avec un vigneron municipal à demeure puisque le pari est celui de la qualité. Le propos est patrimonial et identitaire avec une forte dimension sociale : « La vigne est quelque chose de convivial. Nous vendons 70 % de la production aux habitants et organisons de nombreux événements » (site municipal). Si la vigne est revendiquée comme un patrimoine communal par la mairie, l’animation est le fait de l’association du clos du pas Saint-Vincent et de la Confrérie du vin de Suresnes respectivement créées en 1984 et 1985 avec comme temps forts la fête des vendanges et celle de la Saint-Vincent en janvier. Les confréries  [1] sont d’ailleurs un phénomène assez courant dans le vignoble francilien ce qui révèle la dynamique singulière de cette forme de patrimonialisation fondée en partie sur une réinvention de la tradition dans des pratiques ritualisées dont les confréries se veulent les gardiens (Saint-Lary, 2008).

9 Des vignes municipales continuent de se créer aujourd’hui et elles s’intègrent bien souvent dans les projets d’espaces verts publics que réclament les Franciliens. On peut citer la vigne du « Clos Brugnauts » à Bagneux, où les responsables des parcs et jardins ont implanté dans le parc Richelieu trois cent cinquante pieds de vigne et un pressoir à la fin des années quatre-vingt. Il en est de même de la vigne qui ourle à nouveau depuis une dizaine d’années les coteaux de la Seine dans le parc du château de Saint-Germain-en-Laye. L’exemple des vignes du Parc départemental du Sausset à Villepinte (2 840 ceps plantés en 2004) est tout aussi significatif de cette intégration de la vigne dans les espaces verts, la vigne devenant le support d’activités pédagogiques, culturelles et touristiques. Les éditions récentes des fêtes des vendanges y mettent d’ailleurs à l’honneur les autres produits agricoles locaux produits sur le site ou dans le département (miel du Sausset, pommes des vergers des Croqueurs de Pommes) ou le jardinage collectif ou partagé qui est pratiqué aussi sur le site. La vigne participe ainsi d’une expérience de reconnexion avec la nature et avec le passé agricole de ces espaces urbanisés dans une réinvention des produits agricoles et alimentaires de proximité.

Vignes de passionnés : réinventer la tradition et transmettre

10 Certaines vignes privées ou associatives, dont le nombre ne cesse de se multiplier depuis près de trente ans, s’intègrent aussi dans cette vocation culturelle et patrimoniale revendiquée par les vignes municipales et fonctionnent souvent comme des jardins ouverts à la communauté. Les porteurs de projets sont regroupés dans l’Association « Les Vignerons franciliens réunis », association loi 1901 créée en 2000 qui propose à ses adhérents de l’ingénierie et des services adaptés à la renaissance de vignes patrimoniales. Soutenue par la Région, son objectif est de « maintenir et promouvoir le patrimoine viticole local, par la préservation de l’identité des vignes existantes, mais également par l’implantation de nouvelles petites vignes ». Jusqu’en 2016 et l’ouverture de droits de plantation, elle s’attachait à développer « une viticulture raisonnée, expérimentale à caractère culturel, pédagogique et touristique, sans but lucratif » (entretien, novembre 2019). À ce jour plusieurs vignes ont été réhabilitées ou plantées comme à Argenteuil, Sannois, Saint-Prix, Taverny, Pontoise, Auvers-sur-Oise, Ermont, Villiers Adam, Montgeroult, Marines, Osny, Sartrouville, Louveciennes, Saint Germain/Le Pecq, Courbevoie La Défense…, voire dans Paris intra-muros. L’activité de l’association concerne tous les domaines en relation avec la viticulture : rencontres techniques, conseils vitivinicoles, initiations à la dégustation, rencontres œnologiques encadrées par des techniciens diplômés et dispensées à des associations, clubs, comités d’entreprise, milieux scolaires et autres institutions, enfin conférences sur l’histoire du vignoble d’Ile-de-France.

11 Ainsi à Yerre dans l’Essonne, l’association « La grappe yerroise » est à l’origine de la plantation en 2011 de cinq cents pieds environ de Chardonnay et de pinot pour produire du vin blanc. Le terrain a été acheté par la mairie en 2007 et mis à la disposition de l’association au vu de son projet éducatif et social. Les vendanges sont l’occasion d’associer les enfants de CM1 des écoles primaires dans une leçon de choses ; c’est un lieu de promenade et de nature pour tous.

12 La vigne d’Issy-les-Moulineaux plantée à la fin de la décennie 90 sur une initiative privée en fournit une autre illustration. Portée par deux cavistes, père et fils, qui décident de faire revivre la vocation viticole de la ville (Dion, 1959), elle s’étend sur 200 m2 de vigne dans d’anciennes carrières de la ville. La dimension pédagogique et culturelle s’exprime par le lien avec les écoles primaires de la ville, les élèves participant aux vendanges et dessinant les étiquettes des bouteilles vendues au bénéfice de la caisse des écoles. Un centre culturel du vin, le « chemin des vignes », a été construit sur le site pour initier groupes scolaires et visiteurs aux techniques de vinification. Parallèlement les deux cavistes proposent un restaurant et une boutique avec une sélection des meilleurs vins de France et de l’épicerie fine. Ce type de renaissance combine donc à la fois dimensions culturelle et commerciale, le projet étant désormais à terme d’y commercialiser du vin francilien puisque l’ouverture des droits de plantation l’autorise : le blanc de la propriété, le fromentin du Clos des Moulineaux, a d’ailleurs déjà reçu plusieurs prix. Ce projet annonce d’une certaine manière une nouvelle génération d’initiatives où patrimoine, pédagogie, tourisme seraient également fondés sur un produit à faire découvrir pour le commercialiser.

Les nouveaux viticulteurs franciliens

13 Depuis 2016 surtout et la récupération par l’Ile-de-France de droits de plantation, le processus de renaissance du vignoble francilien connaît une nouvelle vigueur avec l’installation de nouveaux viticulteurs qui, sans renoncer à la dimension identitaire et patrimoniale attachée à la vigne francilienne, s’engagent désormais dans des projets professionnels autour de la vigne. Le soutien de la Chambre d’agriculture régionale en est une illustration : elle est à l’origine de la création d’une Association des Viticulteurs et Vinificateurs d’Ile-de-France (AVVI) et d’un poste de chargé de mission, dans le service Économie Filière de cette même chambre, spécialisé dans les questions viticoles. Nous nous proposons d’esquisser le parcours de quelques-uns de ces nouveaux viticulteurs à partir d’entretiens réalisés durant l’automne 2019. Ces entretiens ont été centrés sur la trajectoire de ces vignerons, leurs démarches d’installation et les questions foncières auxquelles ils se heurtent, leurs motivations, mais aussi sur leurs liens au « local » (mode de vente, réseaux professionnels…) et leur positionnement par rapport à la demande métropolitaine d’une agriculture spécifique adaptée à la ville.

De la vinification urbaine à la grande exploitation viticole francilienne : une start up viticole

Un projet commercial et viticole d’envergure

14 Une des expériences viti-vinicoles les plus importantes en Ile-de-France est celle de la Winerie Parisienne. Cette entreprise créée en 2015 s’est d’abord lancée dans la vinification de « raisins d’une dizaine de cépages envoyés en cagettes par des viticulteurs partenaires des terroirs viticoles les plus célèbres en France » : le premier chai est installé dans une ancienne imprimerie du XIX° arrondissement puis à Montreuil à partir de 2016. Le projet est celui d’un « chai urbain en prise avec une clientèle en renouvellement sur le produit vin et à la recherche de produits innovants et plaisir ». Ces vinificateurs urbains, comme ils se définissent, « sélectionnent une multitude de cépages pour développer des assemblages inédits. L’objectif est de créer de nouvelles complémentarités entre les régions et les cépages et de faire émerger un nouveau goût, une signature parisienne. » Le chai est conçu comme un lieu pouvant offrir une expérience « aux clients et visiteurs en les immergeant dans le monde viticole. Ce chai les transporte dans le monde authentique du vin avec sa table de tri de vendange, ses cuves et ses barriques de vinification et sa ligne d’embouteillage pour conditionner les vins avant la mise en marché ». Il s’agit donc au départ d’une opération commerciale autour d’une nouvelle marque, jouant de l’image parisienne : en 2017, l’entreprise a vendu 80 000 bouteilles à travers 300 points de vente.

15 En 2017, s’ajoute au chai une exploitation viticole de 26 hectares en plaine de Versailles, dans la commune de Davron dans les Yvelines. Avec la plantation de 3 ha de vigne elle devient la première exploitation viticole professionnelle du vignoble francilien renaissant. 8 hectares ont été plantés en 2018 et le projet est à terme d’utiliser les 26 ha du site, ce qui place cette structure dans de la moyenne à grande exploitation viticole. Le site est plutôt un site de plaine à une altitude moyenne de 100 mètres avec un sol argileux peu profond sur un sous-sol de craie et de calcaire et en orientation plein sud. Les cépages choisis renouent pour une bonne part avec la tradition francilienne : Chardonnay et Pinot Noir, auxquels s’ajoutent Chenin, et Merlot.

Montage foncier et portage agricole départemental

16 Le projet a bénéficié du soutien de la Chambre d’agriculture mais aussi du Département des Yvelines dans le cadre d’un programme exceptionnel d’action foncière destiné à assurer l’anticipation et la maîtrise foncière de sites stratégiques, notamment sur les opérations d’intérêt national : le programme d’Action Foncière pour un Développement Équilibré des Yvelines (AFDEY). Pour ce faire, le département a signé depuis 2008 une convention avec l’Établissement Public Foncier d’Ile-de-France (EPFIF) lequel assure pour le compte du Département le portage foncier pour la réalisation d’opérations significatives : le développement d’une agriculture de qualité et de proximité en est une. À Davron, l’exploitant agricole de la parcelle de 26 ha venait de cesser son activité et l’EPFIF a répondu à un appel à candidature qui exigeait que le terrain reste agricole : il a été acquis pour 415 000 euros. La SAFER (Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural) de l’Ile-de-France est quant à elle intervenue dans le processus de rétrocession des terres à la Winerie parisienne : les 26 ha ont été mis à disposition de cette structure dans le cadre d’un bail emphytéotique de 25 ans. Il est prévu que la société les rachète dans quelques années car « le département n’a pas vocation à long terme à demeurer propriétaire de terrains viticoles », selon la vice-présidente du conseil départemental, chargée des ruralités. On mesure la complexité du montage foncier et le coût de l’opération (15 000 euros l’ha contre un prix moyen en France aux alentours de 6 000 euros pour les terres libres soit non louées).

Le recours au financement participatif

17 Pour les autres investissements de l’exploitation agricole, la Winerie parisienne a fait appel au financement participatif. Le plan de financement est prévu sur trois ans, la première récolte a eu lieu en 2019 : le premier temps a été notamment celui de l’achat des plants (25 000 euros) et d’un tracteur (50 000 euros) ; est venu ensuite celui de la construction du bâtiment d’exploitation et de l’équipement du chai pour élaborer les cuvées. Des contreparties sont proposées en échange de ce financement sous forme de bouteilles et cuvées produites, voire de parts sociales dans l’entreprise.

Une exploitation sociétaire : des compétences complémentaires

18 La société fonctionne avec trois associés principaux. Le premier a fait des études autour du vin (sommellerie à l’Université d’Adelaïde dans la Barossa Valley) puis a travaillé dans des exploitations viticoles à Sonoma en Californie ; le second a plutôt une formation en management et a fait ses premières expériences dans les médias ; et le dernier apporte son savoir-faire d’œnologue et d’agronome après avoir travaillé à Bordeaux mais aussi dans la Napa valley. Leurs modèles sont internationaux, notamment pour l’activité de chai urbain où ils citent comme référence Brooklyn Brewery, et le chai montreuillois a bel et bien des allures de microbrasserie. Si le local et la proximité sont largement au cœur de leur discours sur leur double activité, la logique de marque semble l’emporter ; il est vrai que le tissu viticole francilien reste embryonnaire et qu’il n’existe pas actuellement d’élément de reconnaissance pour un vin local.

Exploitations viticoles et projets de territoire

19 Les autres projets sont de moindre importance en termes commerciaux et d’hectares plantés. Si des points communs se lisent, notamment dans les montages fonciers ou encore dans l’installation de néo-viticulteurs parfois non issus du monde agricole, la plupart de ces projets participent de projets de territoires que ce soit les LEADER (liaisons entre Action de Développement de l’économie rurale), les territoires agri-urbains (Toublanc et Poulot, 2018) ou les projets régionaux portés par l’Agence des espaces verts  [2]. Ces initiatives, si elles sont pour une part commerciales et professionnelles, portent ainsi la marque des orientations régionales et européennes : une forte revendication de durabilité en termes de pratiques et de paysage ainsi qu’une volonté de renouer les liens entre rural et urbain, entre agriculture et ville, comme le préconise la nouvelle stratégie agricole et alimentaire régionale (Poulot, 2014).

Viticulture et LEADER  [3] : entre exploitation viticole et structure associative

20 Dans le cadre du LEADER Seine-aval, qui correspond pour une bonne part à l’Opération d’intérêt national du même nom, une des initiatives présentées et retenues en 2018 est la plantation d’une vigne dans la commune de Nézel. Il s’agit d’une parcelle de 5 400 m2 sur laquelle sont prévus 6 700 pieds à partir de 2020 après les études préalables des sols ; l’objectif est à terme de produire 6 000 bouteilles. Le dossier a été monté et accepté car il participe de la stratégie du territoire à savoir « Favoriser les interactions entre monde rural et urbain avec mise en œuvre d’un partenariat transversal et d’une concertation locale (…). Le raisin et le vin font partie du patrimoine auquel les Français sont très attachés. Le projet sera animé par des événements festifs autour de la vigne et du vin qui inciteront les habitants du territoire à découvrir l’agriculture et contribueront à leur faire prendre conscience de l’histoire agricole de leur territoire » (dossier LEADER). Les trois piliers du développement durable y figurent comme un horizon à atteindre. Le premier objectif est environnemental pour lutter contre le réchauffement climatique (coulée verte) ; les pratiques mises en œuvre sont bio, le viticulteur pressenti allant puiser conseils d’une part près des Bourguignon  [4], spécialistes des sols, et de viticulteurs engagés en AB du sancerrois. Le second est social puisqu’il ne s’agit pas d’une création d’exploitation agricole au sens propre, mais de la création d’une activité viticole associative susceptible de créer du lien. Enfin le projet se veut économique, affirmant la vocation agricole de la vallée de la Mauldre, la vigne venant en écho du potager conservatoire.

21 Cette opération, retenue dans le cadre du LEADER Seine Aval, a reçu un financement du FEADER et du conseil départemental des Yvelines (sur un budget prévisionnel de près de 20 000 euros pour 2018, plus de 11 000 sont du financement public). La parcelle est une propriété communale : classée à urbaniser dans l’ancien plan local d’urbanisme (PLU), elle est désormais répertoriée comme agricole dans le PLU intercommunal auquel appartient Nézel (Communauté de communes Seine Mauldre). De tels reclassements, sans être fréquents, se retrouvent notamment sur les territoires qui placent la dimension agricole au cœur de leur projet. Enfin, le bénéficiaire est un habitant de Nézel, fils d’agriculteur mais qui travaille aujourd’hui dans un tout autre domaine, celui de la musique. Cette initiative résume clairement les nouveaux projets viticoles qu’on pourrait qualifier d’agri-urbains : projet individuel à forte portée collective, fort ancrage dans le territoire et dans l’histoire des lieux, affirmation d’une identité rurale et agricole des zones périurbaines, volonté de renouer les liens entre ville et agriculture, cette dernière, ici la viticulture, étant considérée comme un bien commun.

Viticulture et politique agricole régionale : la viticulture partie prenante d’un domaine agricole multifonctionnel 

22 Cette dimension est tout aussi présente dans la replantation en 2019 de 5 hectares de vigne sur le Mont Guichet dans la commune de Chelles en Seine-et-Marne, ce qui fait de l’exploitation de Pierric une des plus importantes exploitations viticoles d’Ile-de-France. Celle-ci s’inscrit dans la politique régionale de maintien des espaces ouverts devenue depuis les années 2000 une politique de relocalisation d’une agriculture durable de proximité sous l’égide de l’Agence des espaces verts. L’outil est le Périmètre régional d’intervention foncière (PRIF), « secteur (…) délimité et voté par les conseils municipaux et le Conseil régional, au sein duquel l’Agence est autorisée à acquérir des espaces, à l’amiable, par voie de préemption, ou par expropriation ». Si ces secteurs ont surtout concerné forêts et paysages remarquables jusque dans la décennie 90, les dernières opérations de l’AEV portent de plus en plus sur les espaces agricoles : ces derniers constituent, en 2016, 40 % de la surface des soixante-dix-huit Périmètres régionaux d’intervention foncière ; et 2 000 ha de Surface agricole utilisée y ont été acquis  [5] par la Région et loués à une centaine d’agriculteurs.

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Le mont Guichet, un espace régional sensible en agricolisation ouvert sur la ville de Chelles et les boucles de la Marne

23 Le Mont Guichet est un des PRIF régionaux, le département de la Seine-et-Marne ayant par ailleurs utilisé la procédure d’Espace naturel sensible pour protéger cet espace de l’urbanisation.

24 Il offre un paysage à caractère rural, vallonné et bocager, dont le coteau boisé exposé au Sud culmine à environ 100 mètres : cet espace est riche en biodiversité et offre des vues intéressantes sur la vallée de la Marne et la ville de Chelles. La Région via l’AEV est propriétaire d’une petite centaine d’hectares dont une cinquantaine de bois, l’objectif étant d’installer des agriculteurs innovants de proximité sur le reste du site. Un appel d’offres a ainsi été lancé en 2018 et trois agriculteurs ont été sélectionnés : une maraîchère avec un projet de livraison en AMAP sur 4 ha, une activité d’écopâturage, et Pierric sur 10 ha, premier viticulteur installé par l’AEV.

25 Pierric a saisi cette opportunité pour plusieurs raisons. La première est liée à l’activité viticole qu’il souhaitait implanter : le Mont Guichet est un terroir viticole ancien et il revendique cet héritage, son vin s’appellera d’ailleurs « coteau du Mont Guichet ». La seconde est d’ordre foncière : d’une part il est difficile de trouver des terres tant les concurrences foncières restent fortes en Ile-de-France ; de l’autre les conditions de l’AEV sont favorables avec un bail rural reconductible de 18 ans. Enfin, l’idée de ce regroupement d’activités agricoles lui plaisait, même si les spécialisations sont très différentes : il y voyait des synergies possibles en termes d’échanges et peut-être même de clientèles ; « pourquoi ne pas livrer l’AMAP ? »

26 Pierric a un profil d’agriculteur hors cadre familial, « venu à l’agriculture pour une recherche de sens après un parcours dans la menuiserie et le bâtiment ». Intéressé tant par la viticulture que par la vinification, il étudie à l’Université de Dijon où il obtient un diplôme de technicien en œnologie et se forme sur le tas comme saisonnier dans des exploitations viticoles de Bourgogne. Il se passionne pour le vignoble francilien à l’occasion de son mémoire de fin d’études : « le lien entre ville et vigne, l’importance de la fonction sociale de la viticulture » deviennent son projet. Mais avant de réaliser son projet d’installation, il crée en 2015 une société proposant des événements œnologiques : Escapade viticole à destination des entreprises et le Vin vagabond pour les particuliers. Le site internet résume la philosophie du projet : « nous souhaitons agir comme des passeurs, des transmetteurs d’histoire (…) Il nous est aussi apparu que la renaissance récente d’une viticulture francilienne, revêt bien des particularités et spécificités qui en font un mouvement dynamique et novateur. (…) Cette renaissance répond aux attentes d’une population vivant en milieu fortement urbanisé ». Il lui faut attendre de toute façon l’obtention du BPREA (Brevet Professionnel Responsable d’Entreprise Agricole) en 2017 pour qu’il puisse postuler à des appels d’offre d’installation. Mais cette première expérience a été essentielle pour initier une « communauté de projet » autour de son idée, et l’exploitation projetée est d’emblée fondée sur deux pôles : une activité économique autour de la vigne et du vin dans un lien fort à un œnotourisme culturel dans une région urbanisée.

27 L’exploitation viticole en est aujourd’hui à sa première phase de construction : après les analyses des sols faites par le laboratoire LAM des Bourguignon, le choix s’est porté sur trois cépages historiques (pinot noir, chardonnay et pinot gris) auquel s’ajoute le savagnin, cépage jurassien qui résiste bien au gel ; le processus de sélection a été à 50 % massal et 50 % clonal  [6] ; et Pierric a opté pour des pratiques d’agriculture biologique. Pour le moment, il travaille seul sur l’exploitation et a recours si besoin à des saisonniers : il envisage à terme un emploi - en plus du sien - dans une logique de réinsertion ou encore une possibilité de former un apprenti agricole. Après cette plantation opérée en 2019, l’année 2020 sera consacrée à la construction d’un bâtiment agricole et d’une salle de réception pour accueillir des groupes et initier des activités pédagogiques et culturelles autour de la vigne (ce qui n’est pas le cas aujourd’hui faute de structures aux normes) ; les bâtiments respecteront les principes d’écoconstruction d’autant que le site est un espace régional protégé. La dernière phase sera celle de la construction d’un chai « hors site » pour 2021 puisque la première récolte est prévue dans trois ans : Pierric est à la recherche d’un lieu dans la ville de Chelles ; il envisage son insertion dans ce qui pourrait devenir « un pôle boisson est parisien » avec le regroupement de son chai et de microbrasseries pour bénéficier d’une dynamique de fréquentation ; l’essentiel de la vente est prévu en vente directe sur site ou à des cavistes spécialisés. Cette option prend acte de l’impossibilité de construire sur le site cultivé avec une exploitation en deux lieux (la culture et la vinification) avec deux types d’accueil et de tourisme ; elle souligne l’importance de s’ancrer pour démarrer une activité dans un tissu pouvant générer une dynamique.

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Le premier temps de l’exploitation viticole à Chelles : plantation de piquets et de ceps

28 On mesure le temps de latence dans ces recréations totales : temps de latence pour trouver des terres, temps de latence pour récolter les premiers raisins, temps de latence pour trouver les financements et s’insérer dans des réseaux porteurs. Pour le financement, Pierric bénéficie de l’appui de la commune de Chelles, et son entreprise compte une quinzaine d’actionnaires allant de la famille, des amis jusqu’à des viticulteurs (bourguignons notamment où il a fait ses classes) ou amateurs de vin. Quant aux réseaux, ils sont a fortiori embryonnaires dans une région où la viticulture professionnelle a disparu ; leur recréation est en cours autour de l’AVVI via la Région et la Chambre d’agriculture qui soutiennent un projet de réinvention d’une viticulture francilienne qui assumerait et parierait sur sa situation en zone urbanisée. La question du modèle est de toute façon posée car ce type de viticulture n’existe pas : dans la plupart des cas existants, la viticulture est devenue urbaine et a résisté à la ville car le produit était d’exception avec une appellation de choix (le Haut Brion par exemple)

29 La renaissance du vignoble francilien participe des relances nombreuses que connaît aujourd’hui le vignoble français. Ces relances rappellent d’une part combien la viticulture est une activité rentable, de l’autre qu’elle se fait assez facilement multifonctionnelle –ce que doivent être les agricultures aujourd’hui depuis la Nouvelle Politique Agricole Commune de 1992, et qu’enfin elle puise dans un héritage ancien que différents acteurs, à l’heure d’une patrimonialisation généralisée, entreprennent de faire revivre. La relance francilienne joue sans nul doute, plus que d’autres, sur ce dernier registre : basée jusqu’en 2016 sur des vignes franches exclusivement, elle a contribué à développer des pratiques culturelles, pédagogiques et festives autour de la vigne en appelant de surcroît à des figures ritualisées prises en charge par les municipalités et les confréries. De telles initiatives continuent d’ailleurs de se créer, les formes professionnelles paraissant complexes du fait du manque de terre, des investissements requis et d’un certain isolement des viticulteurs franciliens. Ces dernières encore peu nombreuses n’ont de toute façon pas abandonné le registre culturel et se créent d’emblée comme des structures œnotouristiques complètes. Surtout, les appuis de la Région Ile-de-France, des conseils départementaux, des municipalités et des instances de gouvernance des territoires de projet soulignent combien la viticulture appartient aux groupes des agricultures plébiscitées dans les zones urbaines et est appelée à se développer en lien avec toutes les formes d’agricultures urbaines (maraîchage, élevage…) dans un partage de l’espace et à la recherche de synergies écologiques et économiques. L’initiative des paysans urbains de l’association Clinamen  [7] regroupe toutes ces caractéristiques et illustre ce que pourrait être une viticulture urbaine. Ces paysans urbains, éleveurs au départ (Darly, 2014) ont choisi de planter leurs vignes bio sur le campus de l’université de Villetaneuse (Seine-Saint-Denis), terre qui a échappé à l’urbanisation et vestige de la plaine des Vertus, plus grande plaine légumière de France à la fin du XIXe siècle (Université de Villetaneuse, 2015). Leur projet ressuscite donc une viticulture associée à une production maraîchère. « Au XVe siècle, le potager était situé entre les rangs de vigne, permettant le bon développement du raisin et la lutte contre les parasites. Pour nous, c’est aussi un moyen de réfléchir à un mode de production en culture biologique intensive. L’intérêt économique de cultures associées sur un espace réduit est un enjeu fondamental de l’agriculture urbaine », détaille Guillaume Leterrier, l’un des représentants de Clinamen. Deux hectares ont été plantés en menu-pineau, riesling, sauvignon, pineau d’Aunis, grolleau et gamay et les futurs crus Made in Seine-Saint-Denis ont d’abord été réservés à des artisans-actionnaires : une heure de jardinage est rétribuée en Tampon usufruit (TU), c’est-à-dire en pourcentage des récoltes d’une valeur de 10 euros. 10 000 TU ont déjà été distribués. Des chantiers participatifs se déroulent tous les mardis et jeudis après-midi de même que certains dimanches, d’autant qu’il faut entretenir aussi le potager et les arbres fruitiers cultivés au milieu des ceps. La viticulture ainsi créée est écologique, participative, culturelle, solidaire et résolument urbaine sans négliger pour autant un aspect professionnel (droits de plantation obtenus donc vente possible, présence d’un vigneron et d’un œnologue professionnels)

Bibliographie

Bibliographie

  • Robert Chapuis, La renaissance d’anciens vignobles français disparus, L’Harmattan, 2016, 302p.
  • Ségolène Darly, « Des moutons dans la ville : quelles externalités environnementales des pratiques d’élevage ovin en milieu urbain ?, Pour, 2014/4, n° 224, pp. 285-290.
  • Claire Delfosse, « L’héritage en action : les relances et les territoires », in Berger Alain, Chevallier Pascal, Dedeire Marc et Cortes Geneviève (dir.), Héritages et trajectoires rurales, Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 45-66.
  • Roger Dion, Histoire de la vigne et du vin en France : des origines au XIXe siècle, Paris, Clavreuil, 1959, 770 p. (réédition, Paris, Flammarion, 1991 - réédition, Paris, CNRS, 2010).
  • Frédéric Faucon, Laurent Rieutort, « Le renouveau d’un « petit » vignoble et ses limites : l’exemple des Côtes d’Auvergne », in Hinnewinkel, J.C. (dir.) Terroirs et territoires du vin, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010, p. 31-49.
  • Marcel Lachiver, Vins, vignes et vignerons. Histoire du vignoble français, Fayard, 1988, 742p.
  • Sophie Lignon-Darmaillac, L’œnotourisme en France. Nouvelle valorisation des vignobles. Analyse et bilan, éd. Féret, Bordeaux 2009.
  • Florian Marcelin, Un vignoble renaissant en quête d’identité ? L’exemple de Vitis Vienna, en Vallée du Rhône Nord, Doctorat en Géographie, Université Lumière-Lyon 2, sous la direction de Delfosse Claire, 2017, 363 p.
  • Patrice Melé, « Identifier un régime de territorialité réflexive », in Vanier M. (dir.), Territoires, territorialité, territorialisation, controverses et perspectives, Rennes, 2009, PUR.
  • Michel Phlipponneau, La vie rurale de la banlieue parisienne, étude de géographie humaine, Paris, 1956, Armand Colin.
  • Monique Poulot, 2014, « L’invention de l’agri-urbain en Ile-de-France : quand la ville s’invente aussi autour de l’agriculture », Géocarrefour, p. 161-169.
  • Pour, Agricultures urbaines, 2014, n° 224, 442 p.
  • Florian Quellier, Des fruits et des hommes : l’arboriculture fruitière en Ile-de-France (vers 1600-vers 1900), Rennes, 2003, Presses Universitaires de Rennes.
  • Maud Saint-Lary, « Des vignerons franciliens en quête d’identité », Ethnologie française, 2008/3, vol. 38, pp. 551-560.
  • Monique Toublanc, Monique Poulot, « Les territoires agri-urbains en Ile-de-France : entre paysage ordinaire, paysage agricole et paysage alimentaire ? », Projets de Paysage, URL :
  • Université de Villetaneuse, USUFRUIT Projet d’implantation de vignes sur l’Université Paris 13, 2015, 15 p.

Notes

  • [1]
    La confrérie est une forme associative ancienne, ou considérée comme telle, qui revendique un lien au passé par la valorisation de rituels. Dans tous les vignobles, elle participe du processus d’invention des traditions vigneronnes. « La Saint-Vincent et la fête des vendanges symbolisent la quête de sens nécessaire à la patrimonialisation du vignoble francilien. En foulant le raisin au pied ou en dansant sur les accordéons pour fêter les vendanges, les vignerons se réapproprient publiquement ce qu’ils considèrent volontiers comme des pratiques anciennes » (Saint-Lary, 2008).
  • [2]
    www.aev-iledefrance.fr
  • [3]
    Enquête auprès du chargé de mission LEADER.
  • [4]
    Ces agronomes, qui ont très tôt dénoncé la « mort des sols » du fait de l’apport massif d’engrais et de pesticides, ont créé un laboratoire d’analyse de sols spécialisé dans l’étude écologique de profil cultural pour restaurer la biodiversité des sols de terroir afin d’améliorer la qualité et la typicité des vins et des denrées agricoles.
  • [5]
    Contrat entre l’AEV et la Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement rural.
  • [6]
    La sélection massale consiste à repérer les pieds portant les meilleurs fruits ou qui paraissent les plus intéressants, puis à prélever des fragments de sarment et les multiplier, pour ensuite les replanter. Elle est surtout utilisée par les viticulteurs désireux de conserver le patrimoine viticole d’une très vieille vigne. À l’inverse La sélection clonale consiste à repérer sur une souche initiale de populations de vigne, des mutations intéressantes, puis à les conserver et les multiplier par simple bouturage. Dans ce cas, on a une conservation de l’identité variétale de la souche initiale et une certaine perte de diversité.
  • [7]
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