Notes
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[1]
Depuis le recensement agricole de 2010, les exploitations agricoles sont réparties en trois classes de taille : petite, moyenne et grande. Cette classification est basée sur la spécialisation des exploitations et sur leur dimension économique (Agreste, 2010).
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[2]
Nous considérons UTA et ETP comme équivalent.
1 J’explore depuis plus de 15 ans les mécanismes psychosociaux à l’œuvre dans les transmissions afin de mieux préparer les agriculteurs en âge de prendre leur retraite. Ces actions restent marginales alors que le phénomène d’agrandissement des fermes s’accentue. Les moyens engagés pour mobiliser et préparer les agriculteurs propriétaires de petites fermes [1] ne semblent pas à la hauteur des enjeux. Les citoyens des territoires et leurs élus doivent-ils s’en inquiéter ?
2 Cet article propose une réflexion qui, nous l’espérons, ouvrira un débat. Après avoir présenté très rapidement la problématique de la transmission des exploitations agricoles en France, nous proposerons un calcul du « coût caché » en emploi direct gagné/perdu pour le territoire lors de l’agrandissement d’une exploitation. Une fois ce calcul établi, nous élargirons notre réflexion en discutant de l’impact de ces pertes d’emploi pour le territoire.
Baisse du nombre d’agriculteurs, augmentation de la surface des exploitations
3 En France, la baisse du nombre d’agriculteurs a débuté au cours du XIXe siècle et s’expliquait par le besoin de main-d’œuvre industrielle. Cette baisse s’est accentuée après la seconde guerre mondiale lors des « trente glorieuses » à cause de l’industrialisation du secteur agricole et de la politique de remembrement ainsi que de l’attractivité des emplois du secteur secondaire et tertiaire.
4 Depuis les années 1970, la diminution de l’emploi agricole s’explique par la réduction du nombre d’exploitations et l’agrandissement des surfaces agricoles. La surface moyenne d’exploitation est passée de 21 hectares en 1970 à 55 hectares en 2010 (Agreste 2016). Pour autant, 43 % des exploitations agricoles ont encore une surface égale ou inférieure à 20 hectares. Il y a donc une forme de résistance des petites exploitations. Elle s’explique par l’histoire et la géographie de la France. En effet, le territoire rural français s’est construit sur un modèle d’exploitation familiale. De plus, la géographie du pays ne permet pas le développement de très grandes exploitations comme on peut en rencontrer dans des pays comme l’Australie. Cependant, la diminution du nombre des exploitations concerne principalement les petites exploitations. Elle reste quasi constante depuis le début des années cinquante (de l’ordre de 3 % par an). Quelles sont les premières explications que nous pouvons avancer pour éclairer ce mécanisme ?
5 La moitié des agriculteurs prenant leur retraite transmet son exploitation sans aucun changement d’activités ni de surface de production. L’autre moitié des agriculteurs contribue soit à l’agrandissement des autres exploitations, soit à la poursuite de l’activité agricole sur une parcelle de subsistance tout en percevant une pension. Or ce sont ces exploitations, dirigées par des retraités, qui ont le taux de disparition le plus élevé : 60 000 disparitions ou vacances d’activité sur les 120 000 disparitions d’exploitations pour la période 2000-2007 (Agreste 2016).
Concept de coût caché appliqué à l’agrandissement des exploitations
6 Pour les chercheurs en gestion Savall, (1975), Savall et Zardet (2010), une approche macroéconomique ne permet pas de suivre les processus de création de valeur. La performance durable d’une entreprise s’analyse par la « performance économique et financière, la performance sociale, et la performance environnementale et sociétale » (Cappelletti, 2012). De plus, les analyses économiques classiques ne prennent pas en compte les coûts cachés qui ont des conséquences économiques négligées par les systèmes d’information traditionnels de gestion et de pilotage des décisions. Les coûts cachés désignent à la fois ceux qui sont pris en compte mais dilués dans différents postes comptables, et ceux qui ne sont pas pris en compte et qui correspondent à des manques à gagner (coûts d’opportunité).
7 On peut, par exemple, se poser la question des coûts cachés de l’absentéisme dans une entreprise. Un simple calcul permet d’obtenir une évaluation de l’absence d’un salarié en utilisant le ratio : nombre de jours d’absence/coût du salaire journalier auquel on rajoute les coûts indirects : perte de productivité + temps consacré au remplacement temporaire de la personne...
8 Nous avons pensé que nous pouvions transposer ce type de raisonnement au manque à gagner (coût d’opportunité) pour un territoire lorsque l’agrandissement d’une exploitation agricole s’effectue au détriment de l’installation d’un candidat Hors Cadre Familial (HCF) non issu du milieu agricole. Dans un premier temps, nous calculerons la perte d’emploi pour le territoire et ensuite nous qualifierons, en les discutant, les manques à gagner environnementaux et sociétaux. Ce raisonnement nous semble d’autant plus important à conduire que « l’idéologie classique macro-économique - du XIXe siècle d’inspiration marxiste et libérale - tend à imposer cette idée à l’ensemble des petites entreprises : la concentration crée des emplois, or c’est une idée à laquelle nous nous opposons depuis près de 40 ans » (Savall, 2019). Nous avons vu précédemment que l’agrandissement des exploitations débute au XIXe siècle…
Argumentation en faveur du calcul du coût caché pour le territoire
9 Nous voulons connaître l’impact de l’agrandissement des exploitations sur l’emploi direct en agriculture. En principe, les exploitations moyennes et grandes s’agrandissent en absorbant les petites exploitations (Agreste, 2016). Certains élus territoriaux que nous avons rencontrés ne s’alarment pas de ce phénomène d’agrandissement car, selon leur vision « la terre ne disparaît pas, elle reste à destination agricole ». C’est un moindre mal en effet comparé à la destruction des terres agricoles par artificialisation. De plus, selon l’INSEE (INSEE, 2016), « La superficie agricole moyenne des exploitations métropolitaines s’agrandit de 8 %, atteignant 61 hectares en 2013[…], les moyennes et grandes exploitations mobilisent 89 % du volume total de travail ». Il reste 11 % du volume total de travail pour les petites exploitations et on peut penser que leur disparition a peu d’impact sur l’emploi. Il n’y aurait donc pas lieu de s’inquiéter. Plutôt basé sur une logique de rationalisation des moyens et d’économies d’échelle au service d’une exploitation qui s’agrandit, ce raisonnement ne prend pas en compte le coût caché pour les territoires ruraux. Qu’en est-il ? Quelle aurait été la valeur ajoutée pour le territoire si l’agrandissement n’avait pas eu lieu et qu’un candidat HCF non issu du milieu agricole s’était installé ?
10 Pour explorer et discuter le coût caché de l’agrandissement pour le territoire et, in fine, pour l’agriculture, on peut tenter de les quantifier à partir de ce raisonnement : un agrandissement empêche de nouveaux candidats d’accéder au métier et de s’installer. L’acquisition du foncier pour les candidats HCF non issus du milieu agricole est toujours difficile (Mundler et Ponchelet, 1999). Lorsqu’il y a agrandissement d’une exploitation moyenne ou grande, il y a destruction du potentiel de volume de travail « jeunes installés ». Ce volume de travail s’exprime en Unité de Travail Agricole (UTA) ou en Équivalent Temps Plein (ETP) [2]. La destruction de ce volume de travail potentiel est-elle compensée par la création de volume de travail sur une exploitation moyenne ou grande ? Si ce n’est pas le cas, cela constitue un coût caché pour le territoire.
11 Une fois établi que le coût caché existe bel et bien, au moins pour le territoire, nous discuterons plus loin du capital immatériel détruit sur le territoire par la perte des petites fermes lors de l’agrandissement des exploitations.
Calcul du coût caché en UTA de l’agrandissement des exploitations
12 Pour calculer ce coût caché, on va établir un indicateur en UTA/hectare (tableau 2). Pour cela, on fait la somme des UTA pour les petites exploitations et pour celles qui sont classées moyennes et grandes au recensement de 2013 (tableau 1) que l’on divise respectivement par la somme de la Surface Agricole Utile (SAU) au recensement de 2013 (tableau 1). Cet indicateur va nous permettre de comparer la destruction/création d’emploi potentiel direct sur un territoire lors d’un agrandissement d’exploitation.
Tableau 1 : Exploitations agricoles selon la dimension économique
Tableau 1 : Exploitations agricoles selon la dimension économique
Tableau 2 : calcul de l’indicateur l’UTA/hectare
Exploitations | Petites | Moyennes et plus |
---|---|---|
SAU en milliers d’hectares | 1885,712 | 25 736, 815 |
UTA en milliers d’heures | 81,748 | 648,410 |
Nombre d’exploitations en milliers | 143, 585 | 308, 021 |
Moyenne de SAU en hectares | 13,13 | 83, 55 |
UTA/hectare | 0,044 | 0,0252 |
Tableau 2 : calcul de l’indicateur l’UTA/hectare
Discussion
13 Toutes choses égales par ailleurs, le calcul de l’indicateur UTA/hectare nous indique que chaque fois que l’équivalent de 22,8 hectares est absorbé (2 petites fermes) par une exploitation classée moyenne ou grande, on perd l’équivalent d’un emploi (1 UTA) pour 0,57 UTA créée. En somme, chaque fois que 53 hectares (équivalent à 4 petites fermes) sont absorbés par une ou plusieurs exploitations, on perd l’équivalent d’un emploi (1 UTA) sur le territoire. C’est le calcul du coût caché le plus bas. Le coût serait encore plus important si, sur ces 22,8 hectares, des exploitations maraîchères avaient été créées. En effet, selon Agreste (2016) s’il y a en moyenne création de 1,6 ETP par exploitation, elle est de 4,2 ETP (tableau 3) pour une structure de maraîchage avec une SAU inférieure à la moyenne des petites fermes (13,13 hectares, tableau 2). De plus, face aux difficultés d’accès au foncier, les candidats HCF non issus du milieu agricole qui s’installent font évoluer la petite ferme qu’ils ont acquise en cherchant à créer une forte valeur ajoutée par la transformation des produits, vente directe ou encore diversification vers des activités d’accueil (Mundler et Ponchelet, 1999) créatrices d’emplois directs. Dans ce cas, le calcul de notre indicateur UTA/hectare (0,044) devrait être relevé ce qui peut constituer un signal fort pour encourager les territoires ruraux à soutenir l’installation de repreneurs non issus du milieu agricole sur des petites fermes.
Tableau 3
Tableau 3
Exploration des risques de l’agrandissement des exploitations pour le territoire
14 Pour Cappelletti (Cappelletti, (2012), une entreprise n’est pas hors sol. Elle entretient des relations avec des groupes sociaux ou des individus pouvant affecter sa performance. Celle-ci est liée à sa capacité à concilier non seulement des performances économiques et financières, mais également sociales, environnementales et sociétales. Quels sont les indicateurs retenus par la profession pour justifier l’agrandissement d’une exploitation ? Tient-on compte dans ces indicateurs de la place des acteurs du territoire (élus, citoyens, associations…) ? Ces acteurs pourraient bien affecter la performance de l’entreprise en faisant obstacle aux projets de développement des exploitations qui s’agrandissent…
15 Nous avons vu qu’un des coûts cachés de l’agrandissement des fermes est constitué par la perte d’emploi sur le territoire. Nous allons maintenant explorer le capital immatériel détruit sur le territoire et évaluer qualitativement la perte de valeur ajoutée en imaginant que l’agrandissement a privé un candidat HCF de son installation. Quel est le coût de la perte d’une ou plusieurs petites fermes ?
16 Pour répondre à cette question nous nous sommes appuyés sur une revue de la littérature.
17 Nous avons répertorié dans le tableau ci-dessous les avantages du maintien des petites fermes sur le territoire, sans en écarter les critiques.
1. Création d’emplois sur le territoire
Les petites fermes condensent l’emploi et elles sont un atout pour le territoire (European Commission, 2011). Bien que la Valeur ajoutée des petites fermes soit souvent faible (Caron, 2003), elle peut permettre de créer des emplois dans des Points de Vente Collectif par exemple (Millot et al., 2005). |
2. Maintien des services publics, de l’artisanat local et des commerces de proximités
Les petites fermes ont parfois une vocation d’autoconsommation (European, Commission, 2011) ; elles permettent cependant le maintien des effectifs en milieu rural ce qui justifie le maintien de services publics, d’artisanat local et des commerces de proximité (Mundler, 2011) |
3. Facilitation de l’installation des jeunes HCF non issus du milieu agricole
Les petites exploitations peuvent être perçues comme non viables et inquiéter les jeunes qui souhaiteraient s’installer, elles sont aussi vectrices d’installation du fait de leur faible taille et du niveau d’investissement relativement faible à la reprise (Millot et al., 2005). |
4. Dynamisation du tissu social du territoire
Les agriculteurs des petites fermes peuvent avoir le sentiment de maîtriser leur activité, d’être indépendants et de pratiquer un métier « diversifié, riche, noble et varié » (DGER, 2005). Ce sont des éléments qui soutiennent la dynamique sociale. De plus, la valeur ajoutée produite par ces petites exploitations se traduit souvent par de la vente en direct (Millot et al., 2005) |
5. Maintien du paysage, du bâti et de la biodiversité sur le territoire
Les petites fermes maintiennent un paysage ouvert en protégeant les terres de l’abandon des surfaces et de la création de friches (Millot et al., 2005). La biodiversité est maintenue (Millot et al, 2005) ainsi que le bâti (Caron, 2003 ; Mundler, 2011) |
6. Prise en compte des risques environnementaux sur le territoire
Il arrive que des agriculteurs de petites exploitations n’aient pas toujours conscience de l’impact des déchets produits lors de la transformation des produits, d’autres au contraire manifestent des préoccupations pour l’environnement et les bonnes pratiques (Millot et al. 2005), |
7. Production alimentaire de qualité
Les petites fermes ne produisent pas toujours sous le signe de la qualité bien que l’on y constate deux fois plus souvent de certification biologique que dans les grandes exploitations (Perrier-Cornet et Aubert, 2010). Notons que la demande des consommateurs en traçabilité des produits augmente (Millot et al., 2005). |
8. Développement de l’attractivité touristique
Les produits transformés appartiennent en partie au patrimoine culinaire du territoire et peuvent contribuer au dynamisme touristique et économique. L’entretien du patrimoine bâti et du paysage crée des éléments positifs pour le tourisme (Millot et al. 2005) |
9. Attractivité entrepreneuriale du territoire
Selon le modèle de Shapero-Belley (Verstraete et Saporta, 2006), pour qu’il existe une dynamique de création sur un territoire, il faut d’abord un nombre suffisant de personnes qui ont le désir et des motivations perso-professionnelles pour créer une entreprise. Ensuite, il faut que ces personnes perçoivent des opportunités et une faisabilité - qui peut être favorisée par le territoire - et une crédibilité (d’autres le font : c’est possible). Les collectivités peuvent créer cette attractivité en favorisant l’installation sur les petites fermes. |
Conclusion
18 Si lors de l’agrandissement des exploitations « les hectares ne s’évaporent pas » comme peuvent le dire certains élus du territoire que nous avons rencontrés, les emplois créés ne compensent pas le potentiel d’emplois perdus sur le territoire. Chaque fois que 53 hectares sont absorbés pour un agrandissement, au moins un emploi direct est perdu. Si cet agrandissement prive le territoire de l’installation de maraîchers, le coût est quatre fois plus important (sans compter les emplois indirects). Ces emplois perdus ont également des conséquences sociales, économiques et environnementales pour le territoire. Cette situation est préoccupante. Certains élus (Ouest-Lyonnais, Forez, Sud Touraine…) en ont déjà pris conscience et œuvrent pour le maintien et l’installation de petites unités de production agricole. Ils espèrent que d’autres territoires suivront.
Bibliographie
- Agreste (2010), Production brute standard et classification des exploitations, http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf_pbs.pdf
- Agreste (2016), Enquête sur la structure des exploitations agricole
- Cappelletti L. (2012), Le contrôle de gestion de l’immatériel, une nouvelle approche du capital, Paris, Dunod
- Caron, H. (2003), « Petites fermes : qu’il est long le chemin de la reconnaissance ! », Dossier de l’environnement de l’INRA
- DGER. (2005), État d’avancement à mi-parcours de la Recherche Action sur les Petites Exploitations, Paris, Ministère de l’Agriculture et de la Pêche
- European Commission (2011), « EU Agricultural Economic Briefs », Brief Agri n° 2
- INSSE (2016), Tableaux de l’Économie Française, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1906726?sommaire=1906743
- Millot G., Malinkova M. et Ghesquière P. (2005), Étude de l’importance des petites fermes à l’échelle nationale et communautaire, École Nationale du Génie Rural, des eaux et forêts, ENGREF
- Mundler P. (2011), « Viabilité et Pérennité des "petites fermes" - Enseignements tirés de deux projets de recherche », Courrier de l’Environnement de l’INRA n° 61
- Mundler et Ponchelet (1999), « Agriculture et mobilité sociale. Ces agriculteurs venus d’ailleurs » dans Économie rurale n° 253, p. 21-27
- Perrier-Cornet P. et Aubert M. (2010), Quelles spécificités et perspectives pour les petites exploitations d’agriculteurs du paysage agricole français ?
- Savall H. (1975), Enrichir le travail humain : l’évolution économique, Dunod
- Savall H. et Zardet V. (2010), Maîtriser les coûts et les performances cachés, Paris, Economica
- Savall H. (2019), Séminaire d’épistémologie de la recherche, laboratoire CORHIS, Université de Montpellier 3, 29 juin
- Verstraete T. et Saporta B. (2006), Création d’entreprise et entrepreneuriat, Bordeaux, Éditions de l’ADREG
Notes
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[1]
Depuis le recensement agricole de 2010, les exploitations agricoles sont réparties en trois classes de taille : petite, moyenne et grande. Cette classification est basée sur la spécialisation des exploitations et sur leur dimension économique (Agreste, 2010).
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[2]
Nous considérons UTA et ETP comme équivalent.