1Il y a 10 ans, le Millenium Ecosystem Assessment (MEA) réunissait 1 300 chercheurs écologues autour d’un projet : inventorier et formaliser les biens et services offerts à l’homme par la nature. De cette approche volontairement anthropocentrée émergèrent quatre catégories supposées couvrir le champ du possible. Une de ces catégories porte l’appellation de culturelle. Contrairement aux autres catégories, qui concernent toutes directement ou indirectement la production de biens matériels, cette catégorie regroupe des concepts peu à même d’être quantifiés. La définition proposée est “bénéfices immatériels que les hommes tirent des écosystèmes à travers l’enrichissement spirituel, le développement cognitif, la réflexion, les loisirs et les expériences esthétiques”. L’esprit du MEA se retrouve dans cette caractérisation des bénéfices mais l’association de ce terme à celui d’immatériel tend à faire émerger la notion de bien-être, d’apaisement.
2La Nature source de bien être, c’est finalement un concept simple, que la grande majorité d’entre nous met en pratique sinon au quotidien du moins très régulièrement. Se mettre au vert, passer ses vacances en bord de mer ou en montagne n’a rien de très original et finit même par poser de gros problèmes de charge sur les portions de littoral les plus prisées. Chez beaucoup d’entre nous, cette notion de bien-être et ce sentiment d’enrichissement prennent une autre forme et passent par une fascination pour la nature et parfois, en conséquence, par son observation attentive. Pour preuve, régulièrement sortent des films documentaires sur les animaux, strictement sans acteurs, ne traitant que de nature, certains d’entre eux dépassant largement le million d’entrées.
3Aux XVIIe et XVIIIe siècles, en Occident, cette passion pour le vivant prend deux formes notables : dans plusieurs cours d’Europe se développent des jardins royaux ayant pour objectif la mise en magasin des diverses espèces de plantes connues ; puis, au siècle des Lumières, Carl Von Linné met au point une classification du vivant dont les grands principes restent appliqués aujourd’hui. De ces deux lignées découlent les muséums, la centralisation et la mise en collection du vivant. Tous les citoyens à même de contribuer à cet inventaire sont alors les bienvenus, marins de commerce ou baleiniers, chasseurs, pêcheurs, herboristes, caravaniers, missionnaires, explorateurs, ou même diplomates, comme par exemple Pierre Belon, probablement parmi les premiers des citoyens contributeurs, ou encore médecins, comme Joseph de Jussieu ou Charles Darwin, un siècle plus tard…
4En France, à la fin du XVIIIe siècle, cette contribution citoyenne finit par bénéficier d’un statut particulier dans cet établissement issu du jardin du Roy qu’est le Muséum national d’Histoire naturelle, celui de ‘correspondant du Muséum’, créé tout spécialement pour des citoyens dont la profession n’est pas de contribuer à l’accumulation de savoirs mais qui ont l’occasion, au cours de leur vie, d’enrichir celle-ci.
5Les apports des citoyens ont ainsi permis la collecte de millions de spécimens dans divers établissements créés tout spécialement dans ce but. A posteriori, ces collections monumentales ont permis de grandes avancées scientifiques en matière de taxonomie bien sûr, mais aussi de biogéographie, de théorie évolutive, d’histoire du vivant… Tout récemment encore, des résultats uniques sur le déclin des insectes pollinisateurs en Amérique du Nord (Cameron 2011) par exemple, ont été obtenus en analysant les dizaines de milliers d’insectes pollinisateurs conservés en collection et transmis par des entomologistes amateurs pour la grande majorité. Les grandes crises d’extinction de la biodiversité ont ainsi été mises à jour en étudiant les collections faramineuses de fossiles collectées par des amateurs, nous permettant ainsi de prendre la mesure de la crise dans laquelle nous nous sommes jetés (cf. http://paleobiodb.org/). À milliers de contributeurs, millions de contributions et résultats vertigineux. Pour preuve de l’intérêt porté par les écologues, l’appel cet été dans la revue Nature (Clavero et Revilla 2014) pour que se constituent des bases de données des milliers de jeux de données accumulés au cours des siècles sur des initiatives citoyennes.
6Au début du XXe siècle, à Paris, la contribution citoyenne prend un autre tour : à l’image de ce qui se pratique déjà au Danemark ou en Angleterre, on ne demande plus seulement aux amateurs, c’est-à-dire stricto sensu aux non-salariés, de ramener des spécimens, mais bien plutôt de participer à l’accumulation d’informations sur les déplacements des oiseaux migrateurs. La collecte devient spécifique : il ne s’agit plus de ramener les spécimens mais de les marquer d’un index unique et de les relâcher vivants afin de déterminer les diverses zones de leur cycle de vie, leur fidélité à ces diverses zones, leur vitesse de déplacement et leur longévité. Des réseaux de plusieurs milliers de contributeurs, nommés bagueurs, se mettent en place çà et là dans le monde. Les citoyens ne collectent plus seulement des spécimens mais des informations, centralisées dans ces mêmes établissements abritant des professionnels de la science et du savoir.
7Ces millions d’histoires individuelles d’oiseaux, bagués, relâchés puis retrouvés, accumulées par les amateurs, bancarisées et publiques, prennent un autre tour que la simple anecdote lorsque elles font l’objet d’une analyse de masse. Le développement de nouvelles méthodes d’analyse, s’appuyant sur les capacités de calcul offertes par l’informatique permet de traiter ces données comme un tout, pour en faire émerger des patrons. Ainsi, récemment, un siècle entier de données de baguage des hirondelles de fenêtre ouest-européennes, appelée “hirondelles des granges” en anglais, ont permis de mettre en évidence des patrons migratoires originaux, et le peu de plasticité de cette espèce pour ajuster sa phénologie aux changements en cours (Ambrosini 2014).
8En 1989, à la suite de ce qui se pratique alors déjà depuis plusieurs décennies dans les pays anglo-saxons, et depuis 1975 concernant les bagueurs amateurs du Muséum, une nouvelle étape est franchie. On demande aux contributeurs non plus d’enrichir à leur gré et selon leurs possibilités ou envies les collections, mais de s’inscrire dans une démarche coordonnée. Des protocoles standardisés sont produits par les chercheurs. Pour les bagueurs, des programmes et des méthodes de prises de mesure, et pour les ornithologues, un échantillonnage standardisé en temps comme en nature. La collection se compose de simples observations accompagnées de leurs conditions. Les circonstances, périodes, lieux de collectes sont décrits a priori et les contributeurs se doivent de s’inscrire pleinement dans ces cadres et de répéter ceux-ci chaque année à l’identique. L’objectif des chercheurs est de disposer de jeux de données homogènes, au sein desquels la principale source de variation entre données provient de la réalité du vivant, et non des conditions ou circonstances de collecte elles-mêmes. Ces programmes et initiatives concernent en premier lieu la communauté naturaliste la plus populeuse et vraisemblablement la plus structurée : les ornithologues.
9Lors de l’émergence de cet observatoire participatif, le Suivi temporel des oiseaux communs (STOC), la communauté ornithologiste s’est interrogée sur plusieurs points, tant cette approche rompait avec leurs pratiques coutumières. Ce qu’était un oiseau commun par exemple. Ou encore sur le fait que les variations constatées des effectifs seraient le reflet des variations de conditions météorologiques le jour du relevé comme des saisons précédentes, de l’hétérogénéité des connaissances des observateurs, de l’évolution des habitats… et non des variations réelles des populations d’oiseaux. Les premières analyses montrèrent a contrario que l’effet observateur s’il n’était pas négligeable, prenait peu d’importance sous réserve de considérer les séries des différents observateurs comme indépendantes les unes des autres pour évaluer les variations d’abondance des populations suivies. Autre résultat frappant, pour les espèces les plus abondantes des relevés, Accenteur mouchet, Troglodyte mignon, Rouge-gorge familier, Alouette des champs, les variations interannuelles sur quelques années montraient des similarités fortes avec les résultats obtenus en Grande-Bretagne. Des effets à échelle continentale émergeaient donc de la masse de données, bien au-delà des effets attendus à l’échelle locale. Enfin, contre toute attente à l’époque, les variations moyennes de l’ensemble des espèces montraient un déclin moyen des populations de l’ordre de 10 % (Julliard et Jiguet 2002), signe des temps qui n’étonnerait plus personne de nos jours.
10Les premiers bénéfices de l’observation citoyenne mis en évidence, restait pendante la question de la validité des informations fournies par des amateurs. Les ornithologues à même d’identifier toutes les espèces locales présentes au printemps dans les campagnes environnantes jouissent d’un crédit élevé, mais quid des milliers de particuliers comptant les papillons parmi une liste de 28 espèces ou groupes d’espèces dans leurs jardins ? Les papillons ne sont a priori pas des insectes se laissant facilement approcher et on trouve parmi les taxons proposés au suivi des phénotypes assez proches les uns des autres, rendant alors le risque d’erreur plus probable. La validation du jeu de données ainsi collecté viendra alors sous deux formes. Dans un premier temps, il est demandé aux participants de prendre des photographies de papillons butinant dans le cadre d’une extension au suivi destinée à déterminer les préférences alimentaires de ces derniers, et de légender ces photographies selon ce qu’ils pensent y identifier. L’analyse des légendes montrera que le taux d’erreur d’identification direct ne dépasse alors pas 5 % (Bergero, Fontaine, Renard, Cadi, et Julliard, 2010). Ensuite, puisque l’identification ne fait pas tout mais qu’il faut aussi savoir évaluer les quantités de ces insectes très mobiles, les tendances à moyen terme issues de ce suivi sont comparées avec celles provenant d’un réseau de lépidoptéristes très pointus, ou chaque individu contacté est identifié jusqu’à l’espèce avec un très faible risque d’erreur par ces spécialistes. La comparaison des tendances montre une similitude extraordinaire : par-delà les protocoles et la qualité des observateurs, ce sont bien les variations de population qui émergent, avec l’avantage du nombre pour le suivi grand public.
11Autre aspect, les premiers résultats publiés, le constat fut également fait que les suivis participatifs ne permettaient pas d’appréhender les variations spatio-temporelles de populations d’espèces pourtant abondantes et largement réparties, autrement dit communes, telle que la chouette hulotte dans le cadre du STOC par exemple, parce que celle-ci échappe à l’échantillonnage, tandis qu’il fournissait des informations de cette nature sur des espèces localisées à quelques habitats et jamais représentées en grands nombres, tel que par exemple le Grosbec casse-noyaux ou le Milan noir. Cette anecdote d’ordre sémantique autour du terme ‘commun’, est sans véritable importance mais elle permet de mieux comprendre l’apport des sciences participatives en écologie. Les patrons, les mécanismes, les relations de causalité émergent du nombre. Or l’accumulation peut concerner des espèces peu abondantes lorsque les observateurs sont nombreux, voire même les espèces rares lorsque l’intérêt ne se porte pas sur chacune des espèces, mais sur le groupe des espèces rares dans les observations, groupe pouvant atteindre des quantités d’observations considérables. À titre d’exemple, le Suivi photographique des insectes pollinisateurs exige des participants la création de collections photographiques de tous les arthropodes floricoles, c’est-à-dire actifs sur les fleurs, pendant un temps minimum de 20 minutes, noté précisément si supérieur. Un peu partout en France des milliers de collections ont été accumulées et des dizaines de milliers de photographies décrivant les relations de centaines d’espèces d’arthropodes avec des centaines de plantes à fleurs, sont désormais offertes aux chercheurs dans une base de données ad hoc. L’analyse de ces données a permis de mettre en évidence, que, comme on pouvait s’y attendre, les arthropodes sont moins divers et moins abondants en milieu urbain qu’en milieu non-urbanisé, que celui-ci soit cultivé ou non. Mais contre toute attente, les analyses ont aussi montré que les espèces ‘rares’, à savoir peu fréquemment photographiées dans les collections, mais très vraisemblablement rares aussi dans la nature, montraient un patron différent. Si ces dernières sont aussi absentes des milieux bâtis, elles se retrouvent surtout dans les milieux non-bâtis et non cultivés, au contraire du groupe des espèces abondantes en collection. On a donc ici un cas ou les groupes taxonomiques faisant l’objet du suivi participatif ne sont pas uniquement composés d’espèces populeuses et largement distribuées.
12Du grand nombre d’espèces peu fréquentes, un patron émerge. D’aucune de ces espèces individuellement on ne peut tirer de conclusion quant à leur écologie, mais on tire des informations précieuses sur cette catégorie d’espèces, à savoir les espèces rares : c’est dans les milieux les moins anthropisés qu’elles trouvent refuge, a contrario des espèces plus abondantes. (Deguines, Julliard, De Flores et Fontaine, 2012).
13Un autre des bénéfices issus de la masse de données des programmes d’observation citoyenne concerne leur part d’information intrinsèque, leur charge informative autrement dit. Si des registres de dates de vendanges des grands crus on a pu tirer des éléments sur les patrons du changement climatique en Europe de l’Ouest (Chuine, Yiou, Viovy, Seguin, Daux, et Ladurie 2004), il arrive aussi que des données des programmes de sciences citoyennes dont la conception vise à traiter une hypothèse très particulière, les analyses fassent ressortir des éléments inattendus. Ainsi, les résultats non encore publiés concernant le Frelon asiatique tirés du SPIPOLL. Cet hyménoptère tout récemment installé en France, semble se cantonner aux milieux les plus anthropisés et peu coloniser les campagnes, et n’est abondant que plus tard en saison que son cousin local, plus abondant lui en milieu rural.
14Enfin, les perspectives de l’observation citoyenne semblent beaucoup dépendre des progrès en informatique. Les bases de données en ligne démultiplient les possibilités d’accumulation de données, et la puissance de calcul des ordinateurs de bureau permet aux chercheurs et aux étudiants de ne plus dépendre de centres de calculs. Ainsi les bases de données naturalistes, au sein desquelles les données sont déposées au gré des participants et de leurs pratiques, offrent des opportunités intéressantes lorsqu’elles sont analysées de pair avec des données protocolées. La robustesse et l’homogénéité de ces dernières apportant et bénéficiant à la masse des premières, désormais en dizaines de millions. Statisticiens, biométriciens et écologues se mobilisent autour de cette nouvelle offre tirée encore une fois des observations citoyennes et les premières publications à venir laissent envisager des perspectives révolutionnaires.
Bibliographie
- Ambrosini R., 2014, Modelling the Progression of Bird Migration with Conditional Autoregressive Models Applied to Ringing Data, PloS one, DOI : 10.1371/journal.pone.0102440.
- Bergerot B., Fontaine B., Renard M., Cadi A., et Julliard R., 2010, Preferences for exotic flowers do not promote urban life in butterflies. Landscape and Urban Planning, 96(2), 98-107.
- Cameron S, 2011, Patterns of widespread decline in North American bumble bees, PNAS, DOI : 10.1073/pnas.1014743108.
- Chuine I., Yiou P., Viovy N., Seguin B., Daux V. et Ladurie E.L.R., 2004, Historical phenology : grape ripening as a past climate indicator. Nature, 432 (7015), 289-290.
- Clavero M., Revilla E., 2014, Biodiversity data Mine-centuries-old citizen science. Nature. Jun 5 ; 510 (7503) : 35. DOI : 10.1038/510035c
- Deguines N., Julliard R., De Flores M., et Fontaine C., 2012, The whereabouts of flower visitors : Contrasting land-use preferences revealed by a country-wide survey based on citizen science. PloS one, 7(9), e45822.
- Julliard R. et Jiguet F., 2002, Un suivi intégré des populations d’oiseaux communs en France. Alauda, 70 (1), 137-147.