Pour 2014/2 N° 222

Couverture de POUR_222

Article de revue

Genre et rapport au vivant dans l'agriculture française

Pages 201 à 212

Notes

  • [1]
    Visible dans trois grands domaines sur lesquels nous avons pu enquêter : la gestion des semences, les approches de l’animal d’élevage, et l’utilisation et la commercialisation des plantes sauvages.
  • [2]
    Carine Pionetti et Hélène Guétat-Bernard ont mené l’ensemble de ces enquêtes. Elles ont été assistées, sur certains territoires, d’Isabelle Mahenc, réalisatrice, et de Lila Chamayou, étudiante en Master Genre et développement à Paris 7 (que nous remercions pour leur participation).
  • [3]
    Les arguments de ces éleveurs et leurs combats au sein des collectifs sont présentés dans le film documentaire Mouton 2.0, produit par Synaps Collectif, et réalisé par Antoine Costa et Florian Pourchi. Voir www.mouton-lefilm.fr.
    Cette pratique imposée dénature le rapport à l’animal d’après ces éleveurs : « Lorsqu’une rencontre avec un veau nouveau-né se termine en ‘plaquage’ pour lui poser les fameuses boucles déjà obligatoires, je suis prise de colère vis-à-vis de cette réglementation aveugle qui dénature d’entrée le lien que je souhaite créer avec mes bêtes ».
  • [4]
    Collectif Ariégeois « On veut pas la boucler », 2011, Nous refusons le fichage des enfants, le puçage des animaux parce que… (recueil de lettres).
  • [5]
    La sélection participative est une approche (relativement développée à l’échelle mondiale) visant à faire travailler ensemble agriculteurs et généticiens autour de la définition commune de critères de sélection de variétés, et de la mise en place de protocoles de sélection co-gérés par des agriculteurs et des scientifiques.
  • [6]
    Postes de président de l’INRA, directeur (puis directeur général) de l’INRA, inspecteurs généraux puis directeurs scientifiques du secteur végétal, directeurs de la station centrale (puis unité) de génétique et d’amélioration des plantes (de Versailles), chef du département Génétique et amélioration des plantes (GAP). Voir Bonneuil et Thomas, 2009.
figure im1
Elisa Cottaz, maraîchère, GAEC des Mille Verts, Vallouise (Hautes-Alpes) et Elisa Douchet, stagiaire en BPREA et future maraîchère

1Le vivant est au cœur d’enjeux majeurs pour le devenir de l’agriculture, de la biodiversité et de l’alimentation, à l’échelle mondiale. Le vivant est aussi un objet d’études important, non seulement pour des disciplines comme la biologie et, plus récemment, la génétique, mais aussi pour les sciences humaines et l’écologie politique, qui s’intéresse aux questions d’accès et de contrôle sur les ressources vivantes.

2Le rapport au vivant est une donnée fondamentale des systèmes agricoles et dans la relation qu’entretiennent agriculteurs et agricultrices avec les plantes, le sol, les animaux. Si le rapport au vivant est devenu un objet d’études relativement important dans le contexte des agricultures du Sud, il reste très peu étudié au Nord, surtout dans une lecture de genre.

3Michèle Salmona est l’une des rares chercheurs à s’être intéressée finement à ce qu’elle définit comme « la relation au vivant », et aux évolutions que celle-ci a subi du fait de la modernisation de l’agriculture en France. Elle formule notamment l’hypothèse – qui a servi de point de départ à cette étude – que l’éloignement des agricultrices de la formation aux techno-sciences leur a facilité une position critique par rapport aux méthodes de l’agriculture intensive, leur donnant ainsi « une avance dans la réflexion actuelle sur la production animale, la relation aux bêtes, les techno-sciences, l’apparition des OGM, le clonage et le développement durable » (Salmona 2003 : 128). Son long travail d’enquêtes auprès d’agriculteurs et d’agricultrices français-es, sur plusieurs décennies, la conduit à conclure que : « Cette lucidité des agricultrices dans le domaine du travail avec la nature, en particulier avec les bêtes, ne veut pas dire « qu’elles sont du côté de la nature » mais que leurs réflexions et leurs actions sont profondément liées à leur culture du soin et du vivant. Elles ne se laissent pas prendre aux discours scientifiques et techniques lorsque ces derniers sont profondément démentis par la culture séculaire du soin et du travail chez les femmes » (ibid).

4L’une des questions centrales à laquelle cette étude a cherché à répondre était donc : pourquoi, comment et avec quelles conséquences, les dimensions affectives et de responsabilité par rapport au vivant, les éthiques du soin, de l’attention, historiquement construites du côté du féminin, ont-elles été déconsidérées et évacuées, créant les conditions pour une vision réductionniste et économiciste du vivant [1] ?

5Cette question conduit à s’interroger sur des concepts comme le care dans la mesure où « la notion d’attention, au sens actif, propre au care, de prendre soin de, s’occuper de, peut s’appliquer à des attitudes et aux pratiques de prise en compte de l’environnement très diverses et quotidiennes » (Laugier 2012 :14).

6Comme le souligne Catherine Larrère, c’est dans l’approche descriptive du care que « réside sa dimension subversive : car étudier ces pratiques, c’est rendre visible ce qui est le plus souvent occulté » (Larrère 2012 : 249). Là se situe l’un des objectifs majeurs de notre travail : rendre visibles des approches, des visions, des savoir-faire et des savoir-être dans la relation au vivant afin de montrer que le discours dominant sur le vivant (celui de l’industrie des sciences de la vie) s’est bien construit sur des rapports de pouvoir et non sur une supposée absence (absence de savoirs et de conscience autour du vivant).

7Il convient, par ailleurs, de s’interroger sur la gouvernance des institutions scientifiques et le plafond de verre qui prive les femmes de choix décisionnels, avec des conséquences potentielles sur les orientations de la recherche.

8Cet article est issu d’un travail d’enquêtes exploratoires qui s’est constitué autour :

  1. d’un dialogue entre chercheurs de plusieurs disciplines (biologie, génétique, écologie, éthologie, géographie, anthropologie, sociologie) impliqués, pour certains, dans des réseaux innovants autour du bien-être animal ou la gestion participative des semences pour l’agriculture biologique.
  2. d’enquêtes qualitatives réalisées en Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon et Provence-Alpes-Côte d’Azur, en lien avec les réseaux associatifs (Réseau Semences Paysannes, Bien-être animal, Syndicat des Simples, Nature et Progrès) entre octobre et décembre 2012 [2].

Une relation au vivant abordée dans sa complexité

9Le vivant est appréhendé dans sa globalité. Ceux qui travaillent avec les plantes ont aussi conscience de la place du sol (micro et macro faune), du rôle joué par les insectes, des interrelations entre les plantes. Ceux qui travaillent avec les animaux ne parlent pas uniquement de leurs animaux, mais établissent aussi des liens entre la santé de leurs animaux, le type et la qualité des cultures associées à l’élevage, ou l’état des prairies. Ainsi, une éleveuse de chevaux de l’Aude observe les effets du crottin sur la prairie, qui varient en fonction de la manière dont elle vermifuge ses chevaux (traitement chimique ou par phytothérapie). Elle constate que le choix d’un vermifuge chimique produit un crottin plus agressif, « qui tue tous les micro-organismes de la prairie », et que lorsque le crottin ne se décompose pas correctement, « on obtient une zone de crottin très dense, et la prairie s’asphyxie », avec pour conséquence la nécessité d’augmenter les rations de foin (pour pallier le manque en herbe verte), et des visites plus fréquentes chez le vétérinaire. Ces observations montrent que pour cette éleveuse, c’est bien toute la chaîne du vivant qu’il faut prendre en compte dans ses pratiques.

10Cette conscience de la complexité induit généralement une posture d’humilité : « Je n’ai pas encore tout compris sur la culture de la verveine, et je pense que je ne comprendrai pas tout », dit une cueilleuse de l’Ariège. Un apiculteur des Hautes-Alpes fait écho à cette pensée lorsqu’il relate un incident avec ses abeilles : « Cette année, en juin, on a eu de la pluie pendant deux ou trois semaines d’affilée. Une trentaine de ruches surpeuplées ont crevé. Elles n’avaient plus aucune force, les pauvres abeilles, elles tombaient comme ça. Quand elles crèvent au mois de juin, tu ne comprends pas ».

11Le lien affectif que ressentent les hommes et femmes enquêtés vis-à-vis de leurs plantes ou de leurs animaux apparaît comme une autre constante majeure. « Quand mes abeilles vont bien », dit l’apiculteur, « j’ai l’impression que je vais bien. (…) Mais si tu es obligé de les asphyxier avec du soufre [lorsqu’une ruche est atteinte d’une maladie], tu les entends pleurer ». « Et ça ne te plaît pas du tout » ajoute sa femme. Ces mots révèlent un rapport d’identification forte avec les abeilles.

12Pour évoquer le lien à ses vaches, une éleveuse du Lot-et-Garonne (qui a longtemps élevé des vaches en agriculture biologique) raconte : « Quand je subissais un stress, je le sentais tout de suite avec les vaches. À un moment donné, j’avais des problèmes avec mon père. Et à chaque fois que mon père venait, une vache me faisait un abcès ». Et elle ajoute : « On a toujours l’impression d’être séparé de tout ce qui nous entoure. On n’est pas séparé du tout, on est dans un ensemble, dans une conscience du tout ».

13Dans ce lien se mêlent plusieurs notions et facultés : tout d’abord, une faculté d’observation très pointue, sans différence notoire en fonction du sexe de l’éleveur, mais avec des différences selon le type d’agriculture pratiquée (l’agriculture biologique reposant plus nettement sur cette faculté d’observation et d’interprétation) ; un sentiment de responsabilité, qui peut être lié à une conscience de la fragilité des êtres vivants, particulièrement bien illustrée par cette réplique d’une bergère (également éleveuse de brebis associée depuis peu à une autre éleveuse) dans les Hautes-Alpes : « Pour les touristes, on a une responsabilité parce que chaque brebis, c’est 1 000 €. Mais pour nous, ce sont des vies. Et des vies fragiles ». Et, très certainement aussi, cette « conscience du tout », évoquée par l’éleveuse de vaches précédemment, combinée à un sentiment de dépendance mutuelle affective, d’attachement.

14Cette notion semble ressortir plus nettement dans le discours des femmes que dans celui des hommes (soit parce qu’il leur est plus facile de parler en ces termes, soit parce que ce sentiment est plus développé chez elles). Ainsi, une autre paysanne du Lot-et-Garonne nous livre cette réflexion : « La sensibilité aux bêtes, aux plantes, le savoir de la ferme, l’intuition de la terre, du temps qu’il va faire, du cosmos… L’être humain n’est rien sans cela ». Et elle ajoute : « Sans tout cela, on arrive à des aberrations, la stérilisation, s’approprier le vivant pour de l’argent ».

15Travailler avec le vivant, respecter ses rythmes, l’observer pour le comprendre, se sentir engagée dans quelque chose de plus vaste que soi : autant de notions importantes qui se dégagent de nos enquêtes, et que résume ainsi la bergère-éleveuse (citée plus haut) à la fin d’une journée de garde en alpages, à l’approche de l’automne (qui signifie transhumance vers la plaine pour ce troupeau) :

16

« C’est la fin de la journée. On le sent, elles [les brebis] sont plus calmes. Il y a quelque chose comme un accomplissement. Quelque chose qui a mûri toute la journée. Et là, c’est la fin de la journée et la fin de la montagne (dans deux jours, elles redescendent de l’alpage). Elles ont un gros ventre [l’agnelage approche]. Elles ont envie d’être tranquilles, elles vont moins vite. Il vaut mieux être dans leur rythme ».

17Cette représentation de la relation au vivant n’est pour autant pas idéalisée. Contraintes quotidiennes, accidents du travail, douleur du fait des tâches répétitives (comme la traite), sensation d’isolement, manque et frustrations (« Ça va faire 15 jours que je n’ai pas vu les enfants », glisse la bergère en alpage) sont aussi le lot quotidien des femmes travaillant en milieu agricole (Salmona, 2003).

18Le rapport aux animaux (compris ici comme le rapport aux animaux d’élevage) s’exprime différemment selon le type d’élevage, qui se décline en plusieurs catégories : espèce animale concernée (vaches, cochons, brebis, chevaux, poissons, volaille…), type d’élevage (élevage plus ou moins intensif), taille de l’élevage, niveau d’intégration dans la filière agro-industrielle.

19Le lien affectif à l’animal apparaît comme constitutif dans la construction de la personne qui s’en occupe. L’éleveuse de vaches laitières (80 Holstein, en conventionnel, en Haute-Garonne) explique qu’elle a toujours « aimé » les bêtes, depuis son enfance passée en partie sur la ferme de ses grands-parents. On peut noter aussi qu’il y a une complicité autour de l’amour des bêtes au sein du couple (le mari et la femme étant associés dans l’exploitation). « J’aime les bêtes, dit le mari, mais pas comme M. [sa femme], parce que c’est un peu trop. Si elles tombent malades, ça me fait mal au cœur, mais c’est comme ça ». Il s’avère que donner le biberon aux veaux, c’est le rôle de la femme. Et c’est par le biberon, ce geste, ce temps, cette attention aux nouveaux nés, qu’elle construit son rapport particulier aux vaches par rapport à son mari. Elle fait la différence entre les veaux qui vont rester, et ceux qui vont partir.

20Durant l’entretien, le couple s’attarde sur les méthodes intensives d’élevage qui « abîment » les vaches : « elles sont usées à force de leur faire faire trop de lait. Elles sont fatiguées. (…) Les mamelles, les pattes, elles se déforment, elles ont du mal à se déplacer », dit l’éleveuse. Son mari renchérit : « En les poussant [à produire], on les fragilise. (…) On est obligé de faire du chiffre pour payer le matériel. On est rentré dans un engrenage, on ne peut pas s’en sortir, on est obligé de toujours chercher le revenu ».

Positionnement de femmes sur des enjeux clés du vivant

21Dans les « luttes » qui s’organisent autour des enjeux du vivant, il est important de poser la question de la place des femmes. La faible participation des femmes dans les instances décisionnelles liées à l’agriculture et dans les syndicats, à tous les niveaux, est bien connue. Ce qui est moins connu, et très peu étudié, ce sont les conséquences de cette faible participation des femmes. Or, l’un des membres fondateurs du Réseau Semences paysannes (lui aussi préoccupé par le manque de femmes aux postes-clés) s’interroge précisément sur cette question : « C’est dramatique. On prend actuellement des décisions de stratégies [au sein du Réseau Semences Paysannes] et les femmes ne sont pas représentées. (…) La vision des hommes est plus axée sur la sélection, sur le commerce. Je pense que les femmes sont plus sensibles au côté sacré de la semence, aux enjeux de la propriété intellectuelle sur le vivant. (…) Souvent, aux réunions, les femmes disent que les échanges sont trop techniques… et du coup, elles ne disent rien ». Ces réflexions sur le biais induit dans l’analyse et la nature des propositions par le déséquilibre hommes-femmes sont précieuses, d’une part parce qu’il est rare qu’un homme propose une telle analyse, et d’autre part parce que notre interlocuteur identifie clairement la sous-représentation des femmes dans les organisations paysannes comme un problème à résoudre, chose que peu d’organisations du monde agricole se risquent à faire.

22Parmi les questions d’actualité en matière de contrôle du vivant, il y a celle du puçage électronique obligatoire des ovins instauré en juillet 2010. Cette nouvelle disposition oblige les éleveurs ovins à pucer électroniquement leurs bêtes pour les identifier (la puce RFID remplaçant la traditionnelle boucle en plastique à l’oreille). Censé améliorer la traçabilité des animaux, ce dispositif suscite de vives réactions chez éleveurs et éleveuses, qui se sont constitués en collectifs dans différentes régions de la France [3]. Dans un recueil de lettres préparé par le Collectif Ariégeois « On veut pas la boucler », une éleveuse s’exprime ainsi : « Cette machinerie administrative nous dépossède un peu plus de notre liberté d’action et de décision, tout en déconsidérant la diversité de nos savoir-faire, issue de notre expérience et de notre intuition ». Dans les lettres, les éleveuses évoquent, avec une grande sensibilité, les raisons de leur attachement à un mode de vie paysan [4]. Un membre du collectif rapporte que lorsqu’elles ont lu leurs écrits en public, cela a suscité beaucoup d’émotion dans la salle, et il s’interroge sur la portée politique d’un engagement fondé pas seulement sur la rationalité, mais aussi sur la sensibilité.

figure im2
Elisa Cottaz, maraîchère, GAEC des Mille Verts, Vallouise (Hautes-Alpes) et Elisa Douchet, stagiaire en BPREA et future maraîchère

23Dans le domaine du végétal, les droits de propriété intellectuelle sur les variétés (le Certificat d’obtention végétale) et l’interdiction de ressemer ses propres semences (Bonneuil C. et Thomas, F., 2009 ; Pionetti, C. 2013) pose aussi largement question dans les milieux agricoles. Le certificat d’obtention végétale est à rapprocher d’autres moyens de contrôle exercés par les semenciers industriels via, par exemple, les variétés hybrides (que les agriculteurs ne ressèment pas puisqu’ils donnent des rendements instables à la deuxième génération, du fait même de la qualité génétique de l’hybride) et ou via l’introduction de gènes qui inhibent certaines fonctions de la plante. Le commentaire d’une productrice de plants et de céréales est parlant à cet égard, faisant écho à une préoccupation majeure de paysans concernant les manipulations du vivant : « Une graine qui ne se reproduit pas, ça ne me parle pas ».

La relation au vivant dans le monde de la recherche : du « discours dominant » aux initiatives « à la marge », une analyse par le genre

24Depuis quelques années, on assiste à l’émergence de programmes de sélection participative [5] qui, quoique restant très en marge de l’amélioration classique des plantes, ont au moins le mérite d’exister, et de questionner le rapport entre chercheurs et agriculteurs. Force est de constater que ces approches pionnières sont portées par des femmes chercheures, avec qui nous avons pu mener quelques entretiens.

25Ce qui ressort tout d’abord, c’est une intime conviction, chez ces chercheures, de la nécessité de « faire ce qu’elles font » : développer des variétés adaptées au mode de culture biologique, répondre à des attentes venant directement d’agriculteurs, construire des alternatives qui prennent en compte le respect de l’environnement, proposer des réponses aux questions posées par la société. Ces entretiens montrent aussi que ces femmes ont eu du mal à fonctionner dans un système fondé sur le cloisonnement des disciplines (et des chercheurs), la hiérarchie des savoirs, et l’absence de relations directes avec les premiers concernés par l’amélioration des plantes : les agriculteurs et agricultrices. Il est intéressant aussi de noter que lorsqu’elles ont osé « sortir des rangs » pour proposer des approches qui répondaient mieux à leurs propres convictions, elles n’ont été soutenues… que par d’autres femmes (soit plus haut dans la hiérarchie, soit du personnel administratif qui « croyait » à leur approche).

26Nous apprenons aussi que l’une des chercheures interrogées a décidé, à une époque où son responsable hiérarchique refusait toute expérimentation sur l’agriculture biologique, de réaliser des essais « en bordure de champs » (sur la station d’expérimentation), le soir, sans rien dire à personne, et hors de son temps de travail, pour développer des variétés de blé adaptées à l’agriculture biologique. Comment analyser ces pratiques ? Nous sommes là typiquement en présence de tactiques de contournement propres aux femmes, tactiques qu’elles élaborent lorsque leurs préoccupations et leurs savoirs ont été marginalisés, déconsidérés par le modèle dominant (ici, le modèle de modernisation agricole, ou celui de la recherche agronomique, fondé sur la culture intensive de quelques variétés, aux dépens de la diversité intra- et inter-spécifique).

27Nos entretiens avec des chercheures de l’INRA posent ainsi la question de la place des femmes en milieu agricole, et dans le monde de la recherche. Ils soulèvent aussi un questionnement sur la capacité des institutions de recherche à intégrer des préoccupations fondées sur une approche sensible, globale et systémique du vivant (Bonneuil, Goldringer, Gouyon, 2012). Comme le dit une chercheure : « On a éradiqué tout ce savoir sensible du vivant ». Or, historiquement, les femmes ont eu un rôle important à jouer dans la transmission et la préservation de ce savoir (Howard, 2003).

28Pour comprendre ce qui se joue au sein des institutions en termes de rapport de genre (bien au-delà des raisonnements en termes de parité), il faut certainement s’interroger sur la gouvernance de ces institutions, sur la manière dont les décisions sont prises, par qui, comment. Cette enquête dépasse notre propos, mais il est cependant utile de noter que de 1946 à 1999, pas une seule femme n’a occupé l’un des cinq postes-clés au sein de l’INRA [6]. L’étude de C. Marry apporte un éclairage intéressant sur « le plafond de verre » dans le monde de la biologie, au sein du CNRS et de l’INRA (Mary, 2008). Bien qu’on ne puisse démontrer un lien direct entre l’absence de femmes aux niveaux décisionnels pendant plusieurs décennies, et le manque d’attention à l’agriculture biologique, par exemple, ou à des modèles de gestion dynamique de la biodiversité, on peut cependant se demander en quoi le premier paramètre a pu, de manière subtile, influer sur le second.

29Notons encore que la sélection des plantes n’est pas « neutre » sur la question du genre. Un producteur de l’Aude en donne un exemple : « Dans une aspergeraie traditionnelle, c’est grâce aux plants femelles que l’aspergeraie se revivifie naturellement. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de plants femelles, puisque l’INRA a fait le choix de ne sélectionner que des plants mâles. Résultat : l’aspergeraie disparaît au bout de 6 ou 7 ans, au lieu de 15 ans traditionnellement ».

30Le vivant animal n’échappe pas à cette logique, avec son Catalogue Voie mâle qui doit instaurer, à partir de 2015, l’obligation de certification de tous les mâles reproducteurs par des organismes agréés, chez les ruminants. L’article L. 653-7-1 du Code Rural stipule en effet qu’à compter du premier janvier 2015, « le matériel génétique support de la voie mâle acquis par les éleveurs de ruminants est soumis à obligation de certification, qu’il s’agisse de semences ou d’animaux reproducteurs » (décret en attente de publication, et actuellement mis en débat dans le cadre de la Loi d’Avenir).

31Cette réglementation, justifiée par des arguments sanitaires et de productivité, s’apparente au Catalogue officiel des Espèces et variétés, mis en place entre les années 1930 et 1960, et aujourd’hui géré par le GNIS. Les détracteurs du projet Voie mâle soulignent des conséquences majeures en termes d’érosion génétique, déjà à l’œuvre pour certaines espèces, comme la vache Holstein, dont il ne reste que quelques souches mâles à l’échelle nationale, d’où une importante consanguinité qui entraîne des maladies génétiques. Le Catalogue Voie mâle, tout comme son homologue dans le domaine des semences et plants, met par ailleurs en danger le travail de sélection effectué par les éleveurs, et qui n’est ni étudié, ni reconnu par les instances techniques ou scientifiques.

32En officialisant un mode de reproduction uniquement basé sur les reproducteurs mâles (ce qui a pour effet de rendre illégitime tout autre mode de reproduction), le Catalogue Voie mâle nie en quelque sorte, du moins sur le plan symbolique, le rôle des femelles dans la reproduction puisque c’est le géniteur mâle qui « ensemence » les femelles, qu’il s’agisse de vaches, de truies ou de brebis…). « La femelle est une machine, une réceptrice », déclare un paysan engagé sur ces questions.

33Ainsi, l’analyse du discours dominant sur le vivant, porté par les services de l’État et l’industrie du vivant et relayé par les techniciens, montre que les références au principe féminin de reproduction manquent, aussi bien dans le domaine animal que dans le domaine végétal. On peut parler de négation du principe féminin de procréation dans les processus de reproduction animale et végétale. Tout se passe comme si les femelles n’avaient aucun rôle à jouer dans la reproduction. Or les éleveuses des Alpes sélectionnent leurs brebis… et elles ne sont pas les seules.

Conclusion

34Cette étude (dont les résultats sont à poursuivre) a démontré que les visions technicistes, réductionnistes et économistes de la science agronomique n’ont pas complètement effacé dans les pratiques des gestes et des attitudes quotidiennes, l’engagement émotionnel et sensible du rapport au vivant animal et végétal et à la nature, et ce dans une approche globale vécue, construisant du sens entre le sol, les plantes et les animaux jusqu’à l’écosystème. Ces engagements, évacués des approches techniques, scientifiques et institutionnelles sont pourtant au cœur d’une autre manière de penser le métier du travail de la terre et du rapport au territoire des hommes et des femmes engagés dans ces métiers. Ces manières de vivre le choix de l’agriculture sont non seulement centrales du point de vue des paysans/paysannes, mais leur prise en considération l’est aussi pour la durabilité et la résilience des agro-écosystèmes. Un certain nombre d’installations nouvelles en agriculture, souvent sur des projets alternatifs, sont souvent le fait de personnes qui se revendiquent comme paysan-ne-s en raison de cette vision du métier. Il faudrait en mesurer l’importance sur l’évolution des identités agricoles et sur l’ampleur en nombre d’installations aidées ou non aidées. Les chercheurs eux-mêmes s’interrogent sur les choix scientifiques de demain pour replacer la science du vivant au cœur des enjeux démocratiques (Guespin-Michel et al. 2006).

35La question du lien, de l’attention aux autres dans la globalité du monde vivant et non vivant, dans la répétition du quotidien et de l’ordinaire, de la responsabilité, de l’engagement, de la réciprocité mais plus encore du dépassement de soi vis-à-vis du monde, de la confiance à accorder à l’inattendu et à la diversité du vivant place la question du genre et du soin (care) au cœur des enjeux de l’interdisciplinarité entre sciences sociales et sciences de l’environnement. Le genre pourrait alors devenir un levier de changement politique dans les institutions de recherche et les institutions professionnelles agricoles.

tableau im3
Elisa Cottaz, maraîchère, GAEC des Mille Verts, Vallouise (Hautes-Alpes)

Bibliographie

Bibliographie

  • Bonneuil, C. et Thomas, F., 2009, Gènes, pouvoirs et profits. Recherche publique et régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM, Quae-FPH, Paris.
  • Bonneuil, C., 2012, Semences : une histoire politique, amélioration des plantes. Agriculture et alimentation en France depuis la Seconde Guerre mondiale, Paris, Quae.
  • Guespin-Michel J., Jacq A., 2006, « Les théories et débats actuels en biologie : obstacles épistémologiques et obstacles économiques », in Guespin-Michel et A. Jacq (dir), 2006, Le vivant entre science et marché : une démocratie à inventer, Paris, Ellypse : 137-185.
  • Guétat-Bernard H., Pionetti C., 2012, projet « Relation au vivant (animal et végétal) : questions de care et de durabilité dans l’agriculture familiale en France », dans le cadre du Défi Genre, CNRS, Appel à projet interdisciplinaire, 30 p.
  • Howard, P. (dir.), 2003, Women and Plants, Gender Relations in Biodiversity Management and Conservation, London Zed Books.
  • Larrère, C., 2012, « Care et environnement: la montagne et le jardin », in S. Laugier (dir.), Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environnement, Paris, Payot :233-262.
  • Laugier, S. (dir.), 2012, Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environnement, Paris Payot.
  • Mary, C., 2008, « Le plafond de verre dans le monde académique : l’exemple de la biologie », Idées, n° 153, septembre, pp. 36-47.
  • Pionetti, C., 2013, « Le contrôle du vivant à la lumière des rapports de genre : une analyse croisée Inde-France du secteur des semences agricoles » in H. Guetat et M. Saussey, Genre, ressources naturelles et développement rural au Sud, Éditions IRD, Paris (à paraître en 2013).
  • Salmona, M., 2003, « Des paysannes en France : violences, ruses, résistances », Cahiers du Genre, 2003/2 n° 35, p. 117-140.

Notes

  • [1]
    Visible dans trois grands domaines sur lesquels nous avons pu enquêter : la gestion des semences, les approches de l’animal d’élevage, et l’utilisation et la commercialisation des plantes sauvages.
  • [2]
    Carine Pionetti et Hélène Guétat-Bernard ont mené l’ensemble de ces enquêtes. Elles ont été assistées, sur certains territoires, d’Isabelle Mahenc, réalisatrice, et de Lila Chamayou, étudiante en Master Genre et développement à Paris 7 (que nous remercions pour leur participation).
  • [3]
    Les arguments de ces éleveurs et leurs combats au sein des collectifs sont présentés dans le film documentaire Mouton 2.0, produit par Synaps Collectif, et réalisé par Antoine Costa et Florian Pourchi. Voir www.mouton-lefilm.fr.
    Cette pratique imposée dénature le rapport à l’animal d’après ces éleveurs : « Lorsqu’une rencontre avec un veau nouveau-né se termine en ‘plaquage’ pour lui poser les fameuses boucles déjà obligatoires, je suis prise de colère vis-à-vis de cette réglementation aveugle qui dénature d’entrée le lien que je souhaite créer avec mes bêtes ».
  • [4]
    Collectif Ariégeois « On veut pas la boucler », 2011, Nous refusons le fichage des enfants, le puçage des animaux parce que… (recueil de lettres).
  • [5]
    La sélection participative est une approche (relativement développée à l’échelle mondiale) visant à faire travailler ensemble agriculteurs et généticiens autour de la définition commune de critères de sélection de variétés, et de la mise en place de protocoles de sélection co-gérés par des agriculteurs et des scientifiques.
  • [6]
    Postes de président de l’INRA, directeur (puis directeur général) de l’INRA, inspecteurs généraux puis directeurs scientifiques du secteur végétal, directeurs de la station centrale (puis unité) de génétique et d’amélioration des plantes (de Versailles), chef du département Génétique et amélioration des plantes (GAP). Voir Bonneuil et Thomas, 2009.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions