Pour 2014/1 N° 221

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Article de revue

Quelles relations entre l'agriculture de service-s, l'économie sociale et l'économie solidaire ?

Pages 205 à 211

Notes

  • [1]
    On entend par « agriculture de service-s » les services produits par les agriculteurs vers des tiers et non l’inverse
  • [2]
    Le réseau Alliance a déposé le nom d’AMAP et la charte des AMAP, les auteurs utilisent donc le terme d’AMAP pour qualifier les seules associations membres de ce réseau.
  • [3]
    Dans les pays anglo-saxons on parle d’hortithérapie ou d’éco-pédagogie
  • [4]
    Agriculture solidaire : « C’est la pratique d’une agriculture et d’une consommation engagées dans une relation de réciprocité, de coopération, de solidarité entre des agriculteurs, avec des citoyens, élus, artisans, fournisseurs ou modalités de distribution de produits agricoles. L’agriculture solidaire pratique l’agro-écologie, cherchant à entretenir une relation de réciprocité avec le vivant (animaux, végétaux) » (Mamdy, 2013)

1L’économie sociale et l’économie solidaire apparaissent toutes deux en réaction à la paupérisation croissante, la première dans les années 1830 et la seconde dans les années 1970. Au cours de ces périodes, le marché semble toucher à ses limites comme organisateur privilégié des relations économiques. Il s’agit donc de proposer des organisations alternatives qui régulent l’activité économique et prennent en charge la question sociale. Geneviève Azam (2003) écrit : « Les pratiques qui se réclament de l’économie sociale s’inspirent du coopératisme et du solidarisme. Elles prennent la forme de mutuelles, d’associations et de coopératives qu’elles ont toujours aujourd’hui [...] C’est à la fois le retour de formes massives d’exclusion sociale et l’échec politique de l’économie sociale traditionnelle qui se trouvent à l’origine de l’économie solidaire. Née dans le contexte des années soixante-dix, elle s’inspire des expériences d’auto-organisation, des luttes urbaines, et elle se désigne alors plutôt comme économie alternative. L’aggravation du chômage et de la précarité dans les années quatre-vingt, le recul de l’État-providence en ont fait ensuite un outil « d’insertion par l’activité économique ». La déterritorialisation des activités portée par la globalisation économique en fait un enjeu important des politiques locales. Toutefois, sa désignation comme économie solidaire témoigne du souci d’aller au-delà de l’insertion et du « développement local ». Elle est aussi porteuse d’une réappropriation politique des grandes questions que l’économie libérale fait disparaître sous la loi immuable de la main invisible du marché : que produire, comment, pour qui et dans quel but ? ».

2Si l’agriculture de service-s est une autre vision de l’activité agricole qui joint des externalités à la production, mais aussi étend cette activité à d’autres domaines (services environnementaux, services aux collectivités territoriales, services aux personnes), nous pouvons interroger ses liens avec des formes alternatives de pensée et de réalisation de l’économie.

Agriculture de service-s et économie sociale, un lien vieux comme la coopération

3L’économie sociale, sous la forme de la création de coopératives, a trouvé un point d’ancrage fort dans le monde de la production agricole. Au XIXe siècle, les coopératives d’approvisionnement ont fourni les moyens de l’augmentation de la production en structurant l’acquisition des intrants de sorte à générer des économies d’échelle ; plus tard ce sont les coopératives de collecte (de céréales, de lait…) qui ont accompagné la modernisation agricole de l’après-guerre et la spécialisation des régions agricoles. Ces coopératives-là ne sont que peu concernées par l’agriculture de service-s [1]. Elles se confondent avec le mouvement de modernisation agricole qui comporte aussi la définition du métier d’agriculteur comme producteur de matières premières. Lorsque les coopératives agricoles ont diversifié leurs activités vers l’aval en entrant dans le domaine de la transformation agro-alimentaire, elles l’ont fait dans une logique de filière en créant des entreprises de transformation distinctes de la production agricole.

4En revanche, les CUMA (coopératives d’utilisation de matériel agricole) s’illustrent aujourd’hui encore dans le domaine de la production de services : en permettant l’acquisition collective de machines, les CUMA ouvrent à des agriculteurs la possibilité de proposer des services aux collectivités territoriales, par exemple d’entretien des fossés, des sous-bois, de déneigement, déchiquetage du bois, production d’énergies renouvelables…

5L’autre domaine dans lequel les CUMA jouent un rôle important est le développement de la vente en circuits courts : pour de nombreux agriculteurs, c’est dans une CUMA que l’on trouve les moyens de transformer ses produits ; ces moyens sont à la fois un atelier et ses machines correspondant aux normes sanitaires mais aussi un collectif au sein duquel on résout ensemble des problèmes organisationnels (Mondy et Terrieux in Traversac, 2010).

6La géographie de ces CUMA montre le choix d’élargir le domaine de l’activité en répondant à des demandes symétriques : des agriculteurs qui recherchent un autre horizon à leur activité, entre autres pour des raisons de viabilité économique de l’exploitation, et des clientèles (collectivités territoriales comme particuliers) qui recherchent des fournisseurs identifiables. Ces CUMA traduisent aussi l’existence d’une volonté collective, on ne peut être seul dans une coopérative, elles montrent donc que l’on n’a pas affaire à des décisions isolées, mais bien à l’émergence de solutions collectives et localisées.

Agriculture de service-s et économie solidaire

7L’agriculture de service-s se rapproche des logiques de l’économie solidaire par bien des points que nous allons détailler à partir de deux exemples : les circuits courts et les jardins d’insertion.

8Les circuits courts et de proximité pour la mise en marché de produits agricoles croisent les logiques de l’économie solidaire dans leur volonté d’ancrage local du développement (proximité) et d’équité sociale puisque les personnes qui les animent (producteurs et consommateurs) s’interrogent sur ce qu’elles échangent et les modalités de cet échange.

9C’est chez les membres d’AMAP (Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) que l’on retrouve de la façon la plus saillante les références à l’économie solidaire puisque la réciprocité y est présente sous différentes formes :

  • l’engagement contractuel de volumes de production et de consommation est une estimation qui va souvent formellement jusqu’au partage du risque lié à la production ;
  • le soutien logistique des consommateurs pour la distribution est à mettre en face d’une ouverture du producteur à la discussion sur la vie de sa ferme (visites à la ferme) ;
  • le réengagement d’une saison sur l’autre est l’occasion d’une concertation pour l’amélioration du fonctionnement du collectif et pour des évolutions de production
  • la concertation pour une démarche d’amélioration du système (groupe)

10C’est sous ces aspects originaux que les AMAP se distinguent des autres formes de mise en marché en circuits courts et requièrent un engagement de la part des acteurs qui dépasse les « simples » désirs de produits de qualité à un prix raisonnable.

11Dans les groupes les plus anciens, le partage d’un ensemble de valeurs est un lien fort entre les membres : les informations échangées traduisent la volonté de construire une forme d’économie alternative. Les références aux modalités courantes de l’échange de produits alimentaires sont systématiquement présentées de façon négative (opacité de la fixation du prix, gâchis alimentaire, prolifération de normes…), et dans certaines AMAP les termes mêmes de vendeur et client (producteur et consommateur) sont proscrits au profit de paysan et consomm’acteur, voire de mangeur. Ils se qualifient même entre eux par le néologisme « d’amapien ». Cette terminologie est le reflet d’une armature idéologique solide qui lie entre eux les membres du groupe et encadre les échanges.

12En effet, dans le réseau Alliance [2], la référence des agriculteurs est celle de l’Agriculture Paysanne, puisque le nom d’AMAP renvoie à cette forme d’agriculture alternative dont la FADEAR (Fédération associative pour le développement de l’emploi agricole et rural) propose la définition suivante : « L’agriculture paysanne doit permettre à un maximum de paysans répartis sur tout le territoire de vivre décemment de leur métier en produisant sur une exploitation à taille humaine une alimentation saine et de qualité, sans remettre en cause les ressources naturelles de demain. Elle doit participer avec les citoyens à rendre le milieu rural vivant dans un cadre de vie apprécié par tous » (cité in Féret, 2000). Cette agriculture affirme une représentation particulière du métier et de la place de l’agriculture dans la société. Ce projet remplit donc les conditions évoquées par Geneviève Azam pour être reconnu comme partie prenante de l’économie solidaire (« que produire, comment, pour qui et dans quel but ? »).

13Les jardins d’insertion sont l’un des outils développés dans les années 1980 pour permettre le retour vers l’emploi de populations précarisées et, de ce fait, il s’agit de l’une des formules de l’économie solidaire. Il faut toutefois noter que certains jardins visaient à l’autoproduction (on est au même moment à l’aube du mouvement des Restaurants du Cœur), quand d’autres, les plus connus, visent la réinsertion professionnelle par l’apprentissage du maraîchage (Jardins de Cocagne).

14Ces jardins sont le retour sur la scène des dispositifs publics de formes de jardinage collectif éprouvées dès le XIXe siècle comme les jardins ouvriers : pour justifier leur existence on retrouve des arguments qui ont présidé à la création des jardins ouvriers : jardiner est une activité occupationnelle, saine, qui met en contact avec les éléments régénérateurs de la nature et de la vie, ce dernier aspect est renforcé par le fait que ces jardins produisent en agriculture biologique. Mais ce sont aussi des « dispositifs de remise au travail » (Fortier, 2003) dans le cadre d’une société où le travail (et de préférence le travail salarié) est un élément fortement structurant. Dans ces structures, le travail, le respect des règles sociales qui l’encadrent (horaires, comportements…) priment, pas la rentabilité économique de l’activité. La plupart des jardins d’insertion vendent dans des circuits courts où l’on retrouve des formes d’engagement militant de la part des clients, évoquées plus haut. Pourtant nous voyons que ces structures permettent des apprentissages qualifiants qui débouchent sur des emplois « classiques » dans le domaine agricole. Pour ceux qui les ont fréquentés, ces jardins sont perçus comme une filière de formation à part entière.

15D’autres formes de services aux personnes rendus par des agriculteurs à la société en général, via des dispositifs publics, vont être perçus positivement parce que pensés comme porteurs de qualités qui seraient spécifiques de la ruralité. Les services d’accueil en milieu rural ou dans des familles d’agriculteurs concernent des personnes en difficulté sociale (enfants placés, personnes en situation de handicap physique ou mental, personnes âgées faiblement dépendantes, détenus). La société contemporaine, majoritairement urbanisée, valorise le recours à des services en milieu rural parce que l’on pense que le lieu dans lequel l’activité de services est exercée est porteur de valeurs positives pour la personne accueillie : valeurs d’harmonie avec la nature, redécouverte de l’enchaînement des saisons (plus perceptible à la campagne qu’en ville) ou de la réalité des rythmes de production (un légume met un certain temps à pousser, un animal à grandir) [3]. On pense aussi que les familles d’accueil sont porteuses de ces valeurs et qu’elles les traduisent souvent sous la forme de la générosité en partie dans l’échange et le don. Professionnalisées en relation avec les différents services publics ces 30 dernières années, une partie de ces fermes a acquis une reconnaissance par la norme, obtenant divers agréments. L’agriculture de service-s que nous avons identifiée à travers ces trois exemples, apporte un éclairage sur la diversité des expériences agricoles : si elle démontre la multifonctionnalité de l’agriculture, elle s’inscrit dans la mouvance générale de l’économie sociale et solidaire parce qu’elle reconfigure l’activité agricole : non seulement elle l’élargit, vers l’aval ou en partenariat avec l’action publique, mais elle la repense dans ses finalités en termes de modalités de production, de monétarisation de l’activité, de création de richesses non quantifiables, de développement local.

Naissance d’une « agriculture solidaire ? »

16D’après nos observations, l’agriculture de service-s ne se contente pas de rechercher une diversification des ressources monétaires des agriculteurs puisqu’une partie de son offre est aujourd’hui liée à des aménités, qualifiables pour certaines et non quantifiables pour la plupart, n’entrant pas dans les facteurs de rémunération de l’activité. Elle relèverait donc de l’Économie Solidaire en ce sens qu’elle embrasserait l’ensemble des questionnements du « que produire, comment, pour qui et dans quel but ? ».

17La reconnaissance de cette agriculture par la société contemporaine peut se faire par le biais d’un ensemble de politiques publiques coordonnées à différentes échelles spatiales (Union Européenne, État, collectivités territoriales) qui prennent en compte sa production d’aménités et les coûts cachés de l’agriculture productiviste. Ces politiques démontreraient la coopération des habitants, utilisateurs et institutions d’un territoire autour d’une recherche de relations de réciprocité permettant à chacun de se connaître, de se rencontrer et de se reconnaître.

18L’aboutissement de cette coopération pourrait se manifester par des contractualisations territoriales entre les pouvoirs publics et les personnes engagées dans les territoires (entrepreneurs locaux, professionnels de l’Économie Solidaire, associations citoyennes). Ainsi, se distingueraient deux modèles agricoles :

  • un modèle productiviste basé sur des potentiels et produits industriels, (y compris « bio ») consommateur massif d’énergie fossile, qualifiant l’humain comme un coût et non une richesse, ne mesurant pas l’impact de la machine sur l’emploi et dont l’objet est de produire ce qui est monétairement mesurable ;
  • un modèle solidaire [4], plus écologiste, soucieux d’imiter la nature et qui, dans un objectif de justice sociale, permettrait à chaque personne de se faire librement donatrice ou de susciter chez chacun une « impulsion réciprocitaire ». Ce modèle pourrait prendre appui sur une agriculture de service-s reconnue, afin de conforter les entreprises agricoles existantes et favoriser des installations en agriculture qui répondent mieux aux attentes sociales tant en termes de productions que d’organisation de cette production.

Bibliographie

  • Geneviève Azam, Économie sociale, tiers secteur, économie solidaire, quelles frontières ?, Revue du MAUSS, n° 21, 2003
  • Samuel Féret, Le jeu des sept familles agricoles, TransRural Initiatives, n° 183, avril 2000
  • Agnès Fortier, Les vertus du jardinage d’insertion, Communications, n° 74, 2003
  • Laurent Gardin, Les initiatives solidaires, la réciprocité face au marché et à l’État, Ed. Erès, Ramonville Ste Agne, 2006.
  • Ludovic Mamdy, « Une formation à l’agriculture solidaire », ENFA, Toulouse, 2013
  • Bernard Mondy et Agnès Terrieux, « Où s’alimentent les circuits courts ? Le rôle des ateliers collectifs de transformation agroalimentaire », in JB TRAVERSAC Circuits courts contribution au développement régional, Dijon, Educagri, coll. Transversales, 2010
  • Maurice Parodi, Économie sociale et solidaire et développement local, RECMA–Revue Internationale d’Économie Sociale, n° 296, 2005

Date de mise en ligne : 03/06/2014

https://doi.org/10.3917/pour.221.0205

Notes

  • [1]
    On entend par « agriculture de service-s » les services produits par les agriculteurs vers des tiers et non l’inverse
  • [2]
    Le réseau Alliance a déposé le nom d’AMAP et la charte des AMAP, les auteurs utilisent donc le terme d’AMAP pour qualifier les seules associations membres de ce réseau.
  • [3]
    Dans les pays anglo-saxons on parle d’hortithérapie ou d’éco-pédagogie
  • [4]
    Agriculture solidaire : « C’est la pratique d’une agriculture et d’une consommation engagées dans une relation de réciprocité, de coopération, de solidarité entre des agriculteurs, avec des citoyens, élus, artisans, fournisseurs ou modalités de distribution de produits agricoles. L’agriculture solidaire pratique l’agro-écologie, cherchant à entretenir une relation de réciprocité avec le vivant (animaux, végétaux) » (Mamdy, 2013)

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