1Est-il possible de devenir agriculteur quand on n’est pas issu du milieu ? Entre l’accès aux moyens de production, l’insertion sociale et la transmission des savoirs, le défi semble de taille. La ténacité des pionniers et leur capacité à créer des systèmes d’activité viables a cependant permis d’ouvrir la voie et d’envisager que le renouveau du monde agricole pouvait venir, en partie, de l’extérieur. Il ne s’agit pas de se prononcer sur l’évolution du milieu agricole dans son ensemble : les crises qui secouent ce milieu, de la viticulture à la production laitière en passant par les fruits et légumes, relèvent de facteurs qui dépassent largement la question de l’installation. Nous cherchons plutôt à montrer comment l’apparition de nouvelles formes d’activité agricole a entraîné l’émergence de nouvelles formes d’accompagnement de l’agriculture.
2La dynamique de migration néo-rurale et de création d’activité par des personnes extérieures à la profession est observée de manière permanente depuis bientôt quarante ans en Languedoc-Roussillon, comme dans de nombreuses autres régions françaises. On peut avancer l’hypothèse que cette migration se fait dans les espaces délaissés par l’agriculture spécialisée et mécanisée : elle s’est effectivement installée dans les piémonts des massifs, où l’élevage ne bénéficie pas de vastes étendues de pâturages ou d’estives et où les cultures ne profitent pas des périmètres irrigués et des infrastructures de transport de la plaine côtière ; souvent, les premiers néo-ruraux se sont même installés dans des espaces pratiquement abandonnés : maisons en ruines, terrasses écroulées ; on connaît encore aujourd’hui peu de cas de reprises d’exploitation de famille par des personnes étrangères au territoire. Cependant, seule, une telle analyse serait caricaturale. D’abord parce que les pratiques de ces nouveaux agriculteurs se sont mêlées à celles de leur entourage pour produire des innovations largement répandues aujourd’hui : la commercialisation en circuit court en est un très bon exemple. Ensuite parce que l’installation hors-cadre familial concerne aujourd’hui des territoires nouveaux, comme les espaces péri-urbains avec une nouvelle dynamique d’installation en maraîchage bio dans les nouvelles ceintures vertes. Il faut donc se poser la question de la diffusion des innovations.
3Si l’on s’intéresse à la contribution de ces nouvelles formes d’agriculture à l’intérêt général, on notera que leur impact environnemental est souvent positif, même s’il faudrait analyser cet impact en détail avant de conclure : on a en général de moindres consommations en ressources non renouvelables et des systèmes agro-écologiques d’ailleurs souvent labellisés bio. La faible consommation d’intrants associée à la maîtrise des étapes de transformation et de vente amènent ces agricultures à être fortement créatrices de valeur ajoutée, même si elles sont souvent attaquées sur leur difficulté à générer des revenus importants pour ceux qui les mettent en place, ce qui ne les empêche pas d’être créatrices d’emploi. Nous verrons que c’est aussi parce que les modèles d’agriculture portés par ces nouveaux agriculteurs ne se mesurent pas avec les mêmes standards que ceux de l’agriculture conventionnelle que ceux-ci ont été amenés à construire leurs propres systèmes d’accompagnement, adaptés à leurs projets.
L’installation progressive : une réalité traduite en théorie
4Comme nous l’avons indiqué plus haut, on n’observe que rarement des reprises d’exploitations agricoles par des candidats extérieurs au monde agricole. Ceux-ci réalisent en général des créations d’activité, même si les terres sur lesquelles ils construisent leur système étaient cultivées précédemment. Cela s’explique notamment par une faible capacité d’investissement qui rend impossible l’achat immédiat de l’ensemble d’un outil de production opérationnel avec terres, bâtiments dont l’habitation, matériel, circuits de commercialisation et système technique établi. Bien souvent, il faudra plusieurs années au nouvel agriculteur pour se constituer l’ensemble de cet outil ; c’est ce que nous appelons l’installation progressive : constituer progressivement l’outil de production ; son corollaire est d’accroître la production au fur et à mesure de l’acquisition des moyens de production et des compétences.
5Il s’agit bien de deux possibilités différentes : en reprenant une exploitation agricole en fonctionnement, qu’elle soit viticole, d’élevage, ou autre, on bénéficie d’un outil immédiatement productif ; rien n’interdit d’ailleurs d’y réaliser des changements, comme l’introduction de la vinification dans des exploitations viticoles. L’inconvénient majeur reste la mise de fonds initiale, qui impose un endettement assez lourd, sauf dans le cas d’une transmission basée sur la location de l’outil de production. À l’opposé, et de manière caricaturale, une installation progressive se fera sans recours à l’emprunt, et c’est le bénéfice de chaque année qui financera les investissements successifs. Cette seconde option ne permet pas de dégager un revenu agricole dans les premières années, sauf cas exceptionnels. Elle est de toute évidence une stratégie de limitation des risques, particulièrement adaptée aux situations précaires. Notons d’ailleurs que les réflexions actuelles sur les améliorations à apporter au dispositif Dotation jeune agriculteur portent sur la mise en place de fonds de garantie et non plus sur l’augmentation du montant des aides, comme cela a été le cas pendant longtemps.
6Le concept d’installation progressive s’est affirmé au cours des années 1990, avec comme point d’orgue le congrès de l’installation progressive, organisé par la Confédération paysanne et la Fédération des Adear (Fadear) à Nîmes en 1999. Ce concept d’installation progressive a été reconnu officiellement par le ministère de l’Agriculture, avec la mise en place d’un outil ad hoc : le Contrat territorial d’exploitation Installation progressive, dans le cadre de la loi d’orientation agricole de 1999, construite autour de la multifonctionnalité de l’agriculture. Cette reconnaissance fut de courte durée puisqu’on revint rapidement à une approche très restrictive de l’installation agricole, autour de la Dotation jeune agriculteur (DJA). Les textes régissant la-dite dotation prévoient aujourd’hui une possibilité d’installation progressive à la définition très partielle : c’est simplement le délai de trois ans accordé au jeune agriculteur pour obtenir le diplôme (équivalent bac), ce délai courant à partir de la date de versement de la première moitié de la DJA. Cette disposition est intéressante pour certaines personnes mais ne reprend absolument pas les notions de constitution progressive de l’outil de travail et de développement progressif de l’activité au fur et à mesure de l’acquisition des compétences et du niveau de maîtrise des risques.
La Dotation jeune agriculteur comme outil de ségrégation
7Le dispositif national d’aides à l’installation dans sa version actuelle date de 1976, année où la Dotation jeune agriculteur est mise en place dans toute la France. La bonification des prêts (une partie de l’intérêt étant pris en charge par l’État), déjà en place dans les années 1960, est associée au versement de la DJA. Ces aides représentent en valeur absolue un montant conséquent : c’est une subvention qui varie entre 8 000 euros et 35 000 euros selon la zone (plaine, zone défavorisée, montagne) et des critères de modulation établies par chaque Commission départementale d’orientation agricole. La bonification de prêts est du même ordre de grandeur.
8Or, depuis plus de quinze ans, la majorité des installations se fait sans recours à la DJA, y compris chez des agriculteurs qui seraient potentiellement éligibles à cette aide. L’étude menée par le Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles pour expliquer cette tendance montre que le refus de demander la DJA est largement dû aux critères d’éligibilité et aux engagements demandés au jeune agriculteur. En effet, pour être bénéficiaire de la DJA, l’agriculteur doit respecter plusieurs conditions :
- être âgé de moins de 40 ans ;
- avoir la capacité professionnelle agricole, c’est-à-dire un diplôme agricole de niveau IV (bac ou brevet technique) assorti d’une expérience validée par le parcours personnalisé de professionnalisation PPP ;
- s’installer sur une surface garantissant l’affiliation à la Mutualité sociale agricole, soit l’équivalent en surface pondérée de dix hectares de céréales ou de prairies ;
- s’il est déjà en activité, ne pas avoir un revenu supérieur au Smic ;
- il s’engage en outre à rester agriculteur pendant une durée de cinq ans et à dégager un revenu au moins égal au Smic au bout de trois ans, sous peine de remboursement des aides.
9Enfin, l’appréciation des Commissions départementales d’orientation agricole est souvent restrictive : peu d’entre elles ont saisi la possibilité que leur offrait la circulaire de juin 2010 leur permettant d’accorder une modulation favorable pour le « caractère innovant du projet d’installation et sa contribution à l’amélioration de l’environnement et à l’attractivité des territoires (agriculture biologique, transformation à la ferme, par exemple) ». Au contraire, le critère principal reste malheureusement le haut niveau de capitalisation et le fort recours à l’emprunt du candidat à l’installation. Rappelons que selon les textes, un agriculteur peut pourtant obtenir la DJA sans s’endetter et sans solliciter de prêts bonifiés.
10On ne peut pas parler de ségrégation sur le seul fait d’avoir institué des critères d’éligibilité aux aides à l’installation agricole. Il peut paraître légitime que l’État décide de soutenir financièrement des projets d’une taille notable, qui présentent des garanties de formation et s’engagent dans la durée. C’est en réalité la cascade de droits que l’administration et la profession agricole réservent aux seuls attributaires de la DJA qui nous donne les contours de cette ségrégation. Ainsi, l’accompagnement et le conseil à l’installation en agriculture ont-ils été longtemps réservés aux personnes éligibles à la DJA. On peut également s’intéresser à la régulation du marché foncier : en quoi un agriculteur qui a reçu la DJA devrait-il être prioritaire par rapport à un autre agriculteur, nouvellement installé mais sans les aides ? Cette priorité existe pourtant, que ce soit au niveau de la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural qui régule les achats de terres, comme au niveau de l’État (Directions départementales des territoires et de la Mer) qui délivre les autorisations d’exploiter pour les terres en location. La Dotation jeune agriculteur apparaît en fait comme un outil que la profession agricole s’est approprié pour marquer la différence entre vrais et faux agriculteurs. Cette frontière est bien sûr perméable : on peut s’être installé sans DJA et être bien intégré à son milieu professionnel ; on peut également obtenir la DJA dans un parcours d’installation progressive et faire reconnaître la viabilité de son projet. Mais cette volonté de marquer la frontière est un des éléments qui expliquent pourquoi les agriculteurs qui ne se reconnaissaient pas dans cette logique ont choisi de prendre en main l’accompagnement à l’installation.
La construction de systèmes d’accompagnement : une posture et un réseau
11En ce qui concerne la région Languedoc-Roussillon, la genèse de ces systèmes d’accompagnement est longue, ancrée dans les territoires et intrinsèquement liée à l’activité de la Confédération paysanne : ainsi, dans la haute vallée de l’Aude, les paysans créent d’abord le Bureau d’aide à l’installation avant de créer l’Adear avec le soutien de l’association Espere, association d’aide à la création d’activité en milieu rural ; dans l’Hérault, les paysans créent d’abord l’Association départementale pour le développement de l’emploi agricole et rural de l’Hérault à la fin des années 1990, association qui deviendra Terres Vivantes 34 en 2003. Dans ces départements, comme dans le Gard ou la Lozère, l’essentiel de l’activité se concentre initialement dans les zones de migration néo-rurale : haute vallée de l’Aude et Hautes Corbières, hauts cantons de l’Hérault, Cévennes. L’autre caractéristique est que l’activité de ces associations s’est bâtie en priorité autour de publics fragilisés, RMIstes ou chômeurs : le projet des paysans, marqué par la volonté de faire une place aux petites exploitations et de faire reconnaître leur légitimité, rencontre la priorité accordée par les collectivités locales à l’emploi. Il est d’ailleurs à noter que ces collectivités, en premier lieu les conseils généraux, financent le travail des Adear autant sur les budgets agricoles que sur des budgets d’insertion sociale. Les conseils régionaux ont pris le relais sur leur compétence en économie et s’efforcent d’ouvrir leur dispositif à un public plus large que celui de l’installation aidée comme nous l’avons vu plus haut.
12La forme actuelle de ces associations s’est professionnalisée : un conseil d’administration d’une dizaine de personnes, agriculteurs en place ou en cours d’installation et ruraux, encadre le travail d’une équipe de salariés (un à six selon les départements). Certains de ces salariés sont spécialisés dans l’accompagnement à l’installation agricole ; c’est leur activité principale et ils se forment en conséquence. Une avancée importante des dernières années concerne la clarification de la posture d’accompagnement adoptée par ces animateurs-accompagnateurs. Nourrie à la fois de l’expérience vécue dans l’accompagnement individuel des personnes, des principes affirmés par les associations et d’interactions avec les réseaux de l’Éducation populaire et les sciences de l’Éducation, cette posture a pu être clarifiée à l’occasion du projet Insertion territoriale des systèmes d’activités des ménages agricoles (Intersama) et de la rencontre entre les accompagnateurs et les chercheurs en sciences sociales. On pourrait la résumer en quelques points essentiels : dans un cadre clairement établi (l’association), l’animateur accompagne la personne dans la construction de son projet, avec des pratiques adaptées au moment où se trouve cette personne ; ces pratiques ont comme principal ressort d’apporter de la réflexivité sur le projet ; l’accompagnateur s’efforce de ne pas orienter le porteur de projet vers des choix qui ne sont pas les siens, mais au contraire de donner l’autonomie dans ses choix. Enfin, nous proposons en général de travailler sur la cohérence entre le projet d’installation et la personne, sa trajectoire et ses ressources. Quelle place pour la technique et l’agronomie dans cet accompagnement qui n’est pas du conseil ? C’est en répondant à cette question que l’on verra l’intérêt d’articuler un accompagnement individuel, basé sur la réflexivité, avec une dynamique associative, portée par des paysans et ancrée dans le territoire : c’est auprès de ce réseau, sans oublier les structures de conseil technique, que la personne qui souhaite s’installer pourra trouver les réponses et les ressources pour la mise en place d’un projet qui soit vraiment le sien.
Perspectives
13Ces formes d’accompagnement sont-elles capables de réaliser un changement d’échelle pour accompagner l’agriculture de manière plus large ? Notre expérience nous amène à penser que la combinaison d’une dynamique associative et d’une posture qui est celle de l’accompagnement sont indissociables et que l’une ne peut fonctionner sans l’autre.
14Nous expérimentons actuellement des évolutions de ce dispositif : d’une part, en allant plus loin dans la mobilisation de ressources et d’outils de production pour permettre aux personnes de démarrer leur projet ; cela a débuté avec la création de nouveaux outils financiers comme la foncière Terre de liens pour l’achat de terres et continue aujourd’hui avec la création de lieux de test d’activité où les porteurs de projet ont accès à des outils de production complets (terres, matériel, hébergement juridique et accompagnement individuel). Un autre enjeu important pour les années à venir est celui de la transmission : comment accompagner, humainement et financièrement, la reprise des très nombreuses fermes qui vont cesser leur activité, soit pour cause de crise des filières traditionnelles, soit parce que les agriculteurs de la génération baby-boom arrivent à l’âge de la retraite ? Il est urgent de faire une place dans ces fermes aux milliers de personnes qui souhaitent s’installer en agriculture et n’ont pas accès au foncier.
15Le message adressé par François de Ravignan (1935-2011) en ouverture du Congrès de l’installation progressive à Nîmes en 1999 garde toute son actualité : « Le plus important est sans doute qu’ici même, nous nous aidions les uns les autres à voir dans ceux qui tentent l’aventure de l’installation rurale, non pas des malades, des victimes ou des marginaux, mais les acteurs d’une transformation qui, à partir de l’agriculture et du monde rural, peut avoir de très importantes incidences sur l’évolution de la société toute entière. »