Pour 2008/1 N° 196-197

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Article de revue

L'évolution du conseil agricole et du rôle des chambres d'agriculture

Pages 208 à 219

Notes

  • [1]
    Jacques Rémy, Hélène Brives, Bruno Lémery, Conseiller en agriculture, éd. Inra Éducagri, Coll. « Sciences en partage », 2006.
  • [2]
    Hélène Brives, Mettre en technique. Conseillers agricoles et pollution de l’eau en Bretagne, thèse de doctorat en sociologie, Université de Paris X Nanterre, 2001.
  • [3]
    Hélène Brives et Mélanie Atrux, in Jacques Rémy et al., op. cit., 2006.
  • [4]
    Mélanie Atrux, in Jacques Rémy et al., op. cit. 2006.
  • [5]
    Décret n° 59-531 du 11 avril 1959, article 3.
  • [6]
    Pierre Muller, Le technocrate et le paysan, Éditions Ouvrières, 1984.
  • [7]
    Louis Guigueno, Quasi-intégration, vulgarisation et développement de l’agriculture. L’exemple du secteur de Saint-Jean-Brévelay dans le Morbihan, mémoire en économie agricole, Cnam, 1983.
  • [8]
    Idem, p. 131.
  • [9]
    Cf. Georges Vedel, in Jacques Rémy et al., op. cit. 2006.
  • [10]
    Bruno Lémery, Lectures sociologiques des activités de conseil technique en agriculture. Essai sur les processus de rationalisation, Thèse de doctorat de sociologie, Université Lumière/Lyon, 1991.
  • [11]
    La directive européenne nitrates vise à réduire la pollution des eaux par les nitrates d’origine agricole. Elle a été adoptée en France en 1991.
  • [12]
    Hélène Brives, « L’environnement, nouveau pré carré des chambres d’agriculture », Ruralia n° 2, 1998.
  • [13]
    Françoise Maxime et Armelle Mazé, in Jacques Rémy et al., op. cit. 2006.
  • [14]
    Sur le thème de l’omniprésence de la notion de projet dans le conseil, Cf. Patrick Mundler, in Jacques Rémy et al., op. cit. 2006.
  • [15]
    Directive (CE) 1782-2003 « établissant des règles communes pour les régimes de soutien directs (…) » prévoyant la mise en place d’un « système de conseil agricole » dont l’objectif est d’accompagner les producteurs agricoles en matière de protection de l’environnement, de santé des animaux et des végétaux et de bien-être animal afin qu’ils répondent aux exigences de conditionnalité des aides.

1Dans le champ du conseil agricole, une figure particulière émerge de la pluralité des formes d’intervention auprès des exploitants : celle du conseiller agricole de chambre d’agriculture intervenant auprès d’un groupe de développement. Cette figure, qui s’installe dans la France de l’après-guerre, revêt une importance sociologique particulière car elle incarne le projet politique qui va engager la paysannerie dans la voie de la « modernisation agricole ». Ce projet, diffuser le progrès technique dans les exploitations agricoles, est aujourd’hui remplacé par des injonctions diverses et parfois contradictoires lancées au secteur agricole – produire plus écologique, plus économique, plus diversifié, entretenir des paysages, faire vivre des territoires, etc. Qu’advient-il alors des artisans de la modernisation qu’ont été les conseillers agricoles ? Quelle place occupent leurs institutions de rattachement que sont les chambres d’agriculture dans l’appareil d’encadrement actuel ?

2Repérer aujourd’hui les contours du métier, ou plutôt des métiers, de conseiller agricole constitue l’ambition d’un livre Conseiller en agriculture[1] qui rassemble les travaux de nombreux chercheurs. Notre objectif, bien plus modeste, est de saisir l’évolution des modalités d’intervention des conseillers de chambre auprès des groupes de développement, et parallèlement de comprendre le positionnement des chambres au sein de l’encadrement de l’agriculture. Notre objectif est double car nous verrons comment les modalités concrètes d’intervention des conseillers, leurs thématiques et leurs rapports avec les groupes d’agriculteurs organisés, sont liés au positionnement de leur institution de rattachement, et en retour comment les chambres s’appuient sur l’activité de leurs conseillers pour définir leur place dans l’appareil d’encadrement de l’agriculture française.

3Un détour historique est d’abord nécessaire pour comprendre comment s’est construite la figure du conseiller, dans quels rapports de force (entre administration et profession, puis entre syndicalisme et chambres) elle est née et s’est installée au sein des chambres leur conférant un rôle central dans le dispositif d’encadrement de l’agriculture. Nous verrons ensuite comment le rôle des chambres a été interrogé et comment cette figure du conseil agricole a évolué face aux concurrences des organismes économiques. Enfin nous regarderons comment l’intrusion des questions d’environnement dans le champ du conseil depuis les années 1990 repositionne aujourd’hui les conseillers et leur institution, en accordant une attention particulière aux dimensions territoriale et collective du conseil.

4Cet article s’appuie sur plusieurs contributions de l’ouvrage Conseiller en agriculture et sur une thèse de doctorat conduite dans le Morbihan [2].

La construction d’une figure particulière : le conseiller de chambre et son groupe de développement

5C’est une loi du 3 janvier 1924 qui institue la création en France d’une chambre d’agriculture par département. Selon le texte, « les chambres d’agriculture sont, auprès des pouvoirs publics, les organes consultatifs et professionnels des intérêts agricoles de leur circonscription [et elles] peuvent, dans leur circonscription, créer ou subventionner tous établissements, institutions ou services d’utilité agricole, toutes entreprises collectives d’intérêt agricole ». La législation confère aux chambres, à leur naissance, d’importantes prérogatives mais de faibles moyens financiers, même si une loi de finance de 1927 les autorise à percevoir des taxes additionnelles de l’impôt sur le foncier non bâti. Elles revendiquent la représentation des intérêts agricoles et une fonction de coordination des différentes organisations et actions de la profession. Cette volonté de se constituer en instance de l’unité professionnelle est confortée par un mode d’élection des membres au suffrage universel, privilégiant les agriculteurs votant à titre individuel (représentés par trente-trois élus sur quarante-cinq) au détriment des groupements professionnels agricoles et forestiers (coopératives, Crédit Agricole, Mutualité sociale agricole, syndicats… représentés par seulement douze élus).

6Alors que le syndicalisme (quelle que soit sa tendance), les fournisseurs et même l’État, proposent services et conseils les plus divers tout à la fois pour faire évoluer la production agricole et pour courtiser les électeurs ou les acheteurs que sont les agriculteurs, les chambres se cantonnent essentiellement dans leur fonction de représentation professionnelle jusqu’à la seconde guerre mondiale. Seulement quelques « établissements d’utilité agricole » sont créés avant guerre (principalement des laboratoires, des stations, des silos, des services de comptabilité, des centres de formation), mais ils restent balbutiants [3].

7Après guerre, les chambres départementales d’agriculture ainsi que leur représentation nationale, l’APPCA (Assemblée permanente des présidents de chambres d’agriculture), ne pourront pas véritablement reprendre leurs activités avant les années 1950. Un décret de 1954 leur confère de plus amples moyens d’action en les autorisant à percevoir des taxes parafiscales sur certains produits agricoles. Ces nouvelles ressources financières leur donnent les moyens de recruter plus largement et leur permettent de créer et de subventionner des « services d’utilité agricole », véritables structures d’accueil pour les multiples groupes d’agriculteurs qui s’organisent.

8Les années 1950 sont marquées par une rivalité qui va unifier pour un temps l’ensemble des représentants de la profession agricole contre les interventions de l’État. Cette rivalité va se cristalliser sur des opérations dites « zones témoins », dispositifs de vulgarisation territorialisés au sein desquels collaborent des agents souvent issus des chambres et des Directions des services agricoles du ministère. Ces opérations « zones témoins », véritables laboratoires d’une coopération entre la profession et l’État, deviennent rapidement le lieu de la plus forte concurrence, profession et administration se disputant le contrôle des opérations de conseil [4].

La naissance du métier de conseiller

9La profession agricole remportera pour quelques décennies la bataille en obtenant l’entière responsabilité de la vulgarisation agricole par le décret éponyme signé en 1959. La vulgarisation consacre du même coup cette forme spécifique de conseil qu’est l’intervention auprès d’un groupe d’agriculteurs organisé sur la base d’un territoire. Le métier de conseiller de chambre est né.

10Parallèlement, l’expérience de vulgarisation la plus novatrice de ces années est sans doute celle des Centres d’études techniques agricoles (Ceta) dont la formule marquera durablement le style de la vulgarisation et plus tard du développement agricole, bien au-delà des seuls groupes organisés en Ceta. L’originalité des Ceta tient essentiellement à leur méthode pédagogique basée sur de petits groupes autonomes d’une quinzaine d’agriculteurs, constitués en association loi 1901, qui confrontent leurs problèmes et partagent leurs expériences individuelles sur leur exploitation pour élaborer un questionnement soumis ensuite à un conseiller (voulu de haut niveau technique) rémunéré par le groupe. Créée à l’origine dans le Bassin parisien à l’initiative d’exploitants de grosses structures céréalières, la formule est démocratisée tout au long des années 1960 par la Jeunesse agricole catholique (JAC) qui l’étend aux zones de polyculture-élevage.

11Le décret de 1959 a finalement contribué à mettre en place une multitude de réseaux de conseil agricole émanant de la profession elle-même, mais dont le contrôle échappe en grande partie aux organisations professionnelles instituées, aussi bien au syndicalisme qu’aux chambres d’agriculture qui rivalisent pour tenter d’imposer leur suprématie sur ces réseaux.

12Après cette victoire contre l’administration, les concurrences au sein de la profession se réveillent et les conflits se déplacent. Le syndicalisme aîné, jusque-là empêtré dans la gestion de son difficile héritage de la Corporation paysanne et affaibli par la scission entre CGA et FNSEA, s’était désintéressé de l’activité de conseil. Émergeant de ses difficultés internes, la FNSEA redoute que son quasi-monopole de la représentation des agriculteurs ne soit entamé par l’existence de ces multiples groupes organisés autour de conseillers agricoles, éparpillés dans la nature et incontrôlables, et regrette à présent que le conseil ne soit pas structuré autour des quelques 30 000 syndicats locaux (souvent communaux) existant sur le terrain. S’appuyant sur le nouveau dispositif de vulgarisation, la FNSEA crée en son sein une nouvelle catégorie de groupes d’agriculteurs, les groupes de vulgarisation agricole (GVA) fédérés nationalement dans la FNGVPA (Fédération nationale des groupes de vulgarisation et de progrès agricole). Certaines fédérations départementales de GVA sont cependant restées autonomes. Critiquant l’élitisme des Ceta où l’adhésion se fait par cooptation, la FNSEA, en tant que syndicat de l’unité paysanne, se doit de faire des GVA des structures plus ouvertes, plus accessibles. Les GVA regroupent en effet en moyenne plus de cent adhérents (parfois trois fois plus) ce qui, du même coup, ne respecte guère l’autonomie et la responsabilité du petit groupe, notions chères aux Ceta.

Des groupes constitués librement

13Les conseillers sont placés sous l’autorité directe des groupements, c’est-à-dire qu’ils ne sont responsables que devant le président du groupement d’agriculteurs [5]. Ils sont soit recrutés directement par le groupement, soit mis à la disposition du groupement par une chambre d’agriculture ou tout autre organisme public ou professionnel. Ainsi dans ce système, les chambres d’agriculture ne sont que des relais financiers, leurs services d’utilité agricole constituent des structures d’accueil disposant de moyens techniques importants, mais elles n’exercent aucune autorité hiérarchique sur les conseillers. Les groupes d’agriculteurs sont constitués librement en dehors des chambres, ainsi que le précise le décret : la FNCeta reste très attachée à son autonomie et même si la FNGVPA relève de la FNSEA, le mouvement demeure très décentralisé.

14Si la création des GVA se fait au départ au détriment des chambres qui voient le syndicalisme accroître son influence sur le terrain, les deux institutions demeurent très proches dans leurs conceptions de la vulgarisation. Elles partagent la même méfiance à l’idée de groupes très autonomes et donc difficilement contrôlables dans leurs thèmes de réflexion et leurs prises de position.

15Le souci de mieux coordonner et contrôler les groupes de développement est largement partagé au sein de la profession, des tendances modernistes aux plus conservatrices. La FNSEA réclame, ainsi que le ministère, une instance de coordination départementale, tandis que parallèlement les conseillers, qui ressentent durement la précarité de leur emploi et la grande hétérogénéité de leurs situations, souhaitent un employeur stable. Le nombre de conseillers récemment embauchés fait de leur gestion un problème central.

16Jusqu’à cette époque, les chambres étaient restées relativement en retrait par rapport à l’idée de groupes autonomes, animés par un conseiller, telle que conçue par les Ceta. Cependant en 1966, elles disposent de budgets conséquents, de services techniques et de structures départementales pour accueillir les conseillers. À travers leur association (l’Afpa – Association de formation et de perfectionnement agricole) et leur centre de formation, elles peuvent se prévaloir d’une certaine connaissance de l’activité de conseil. Dans le mouvement centralisateur de ces années, ces atouts les conduisent à se poser naturellement en « rempart à l’anarchie du système de 1959 [6] » et en institution de rattachement privilégiée pour les conseillers. En signant le décret sur le Développement en 1966, le ministère de l’Agriculture reconnaît officiellement les chambres comme le lieu de réalisation et de coordination des actions de développement, accédant finalement ainsi à ce qu’elles n’ont cessé de revendiquer.

Un lieu de compromis

17Ne disposant pas des moyens matériels pour s’y opposer, le syndicalisme accepte que les chambres deviennent ces organes coordinateurs, préférant un dispositif centralisé plutôt que la perte totale de contrôle sur la multitude des groupes. Chaque chambre a pour obligation de créer un Suad (Service d’utilité agricole de développement), lieu de compromis entre la chambre et le syndicalisme, associant à sa tête le président de la chambre et un comité directeur composé pour moitié de membres de la chambre et pour moitié de représentants des organisations professionnelles à vocation générale (syndicalisme, coopération, mutualité, crédit…). Les Suad gèrent les crédits départementaux du développement dans la mesure où ils perçoivent les subventions de l’État et répartissent, selon leurs critères, des crédits parfois importants, aux organismes chargés de mettre en œuvre le développement, notamment les groupes de développement. Ils rémunèrent les conseillers agricoles placés sous leur autorité directe, c’est-à-dire sous l’autorité d’un chef de service et non plus d’un responsable professionnel. Employés par les chambres, avec des statuts relativement stabilisés et uniformisés, les conseillers sont mis à disposition des groupes de développement, selon une convention type. Situation quelque peu complexe qui les conduit à prendre leurs ordres auprès des présidents des groupes de développement alors que leurs rapports hiérarchiques avec la chambre sont étroitement dépendants des rapports de force entre l’équipe dirigeante de la chambre, notamment le chef de Suad, et les responsables professionnels représentants des groupes de développement.

18Les rapports de force entre l’administration et la profession d’une part, et entre les chambres et le syndicalisme d’autre part, ont été déterminants pour fixer le cadre de travail du conseiller intervenant auprès d’un groupe d’agriculteurs ancré sur un territoire, figure emblématique de l’encadrement de l’agriculture en France. L’activité des conseillers est ainsi marquée par une grande disparité de situations et une grande autonomie de travail au sein des groupes sur des territoires pendant la période de la vulgarisation, puis par une organisation de plus en plus centralisée et normalisée au sein des chambres à partir du milieu des années 1960.

19Par ailleurs, l’activité des conseillers est également marquée par la concurrence, constante pendant toutes ces années, avec les agents technico-commerciaux des coopératives et firmes privées du secteur agricole.

Concurrences avec les organismes économiques

20Dans le Morbihan des années 1960 et 1970, les groupes de développement font preuve d’un fort dynamisme et d’une large audience comme dans les autres départements de l’Ouest français. Cependant, malgré leur audience et leur dynamisme, les comptes rendus d’activité des GVA montrent que ces groupes cantonnent leurs réflexions et leurs interventions essentiellement autour de la production laitière et des cultures qui y sont associées. Ils remportent d’ailleurs dans ce domaine de beaux succès, comme le développement spectaculaire des prairies artificielles et plus encore du maïs fourrager, mais ils délaissent totalement la production régionale phare qu’est alors l’aviculture. Il en est de même des productions intensives de porc, pourtant initiées localement par les GVA pour faire face à la crise avicole du milieu des années soixante. Très rapidement en effet, les firmes intégratrices avicoles qui voient dans la production porcine un nouveau débouché pour les aliments qu’elles produisent, reprennent l’initiative et organisent la production de porcs, non plus au sol, mais sur le modèle de l’aviculture, en ateliers hors-sol sous contrats de quasi-intégration. L’encadrement technique de la production porcine, qui se développe de façon considérable dans la région, échappe ainsi en grande partie aux GVA dont les conseillers cantonaux ne peuvent en aucun cas être aussi présents sur les élevages que les techniciens des firmes privées et des groupements de producteurs (pour partie coopératifs), bien plus nombreux et soutenus par toute l’infrastructure (centres de recherche, services commerciaux…) de groupes industriels qui ne cessent de prendre de l’importance [7].

21Au début des années 1970, se croisent donc dans le Morbihan deux organisations concurrentes de l’encadrement technique des éleveurs et du développement agricole. Elles sont soutenues par des réseaux très différents : d’un côté le réseau commercial des firmes privées et des groupements de producteurs encadrant l’ensemble des filières avicole et porcine, et d’un autre côté, le réseau de la chambre d’agriculture avec un conseiller par canton, bénéficiant d’une certaine antériorité sur le terrain et surtout de la légitimité qu’octroie le rattachement institutionnel à une chambre d’agriculture, organisme de défense des intérêts professionnels.

22Les agents technico-commerciaux des firmes sont plus nombreux et donc plus présents sur le terrain que les agents de la chambre : on compte environ un technicien de firme pour 70 exploitations alors que la chambre dispose d’un conseiller par canton (assorti du mi-temps d’une conseillère), soit par exemple sur un canton, un conseiller pour 300 adhérents en 1980 ou pour 700 exploitations considérées comme viables [8].

Mobiliser le plus grand nombre d’éleveurs

23Dans ce contexte, les GVA ne choisissent pas l’affrontement sur le terrain des firmes que sont les productions porcines et avicoles – en auraient-ils les moyens ? –, mais concentrent au contraire leurs activités autour de la production laitière, consommatrice de fourrages produit essentiellement sur l’exploitation, et donc relativement peu dépendante des fournisseurs. À travers leur travail sur l’amélioration de la production de lait, les GVA et leurs conseillers valorisent la capacité d’autonomie que procure cette production et prennent de fait le contre-pied de la stratégie d’intégration et de concentration des firmes.

24Alors, la production de lait concerne encore la quasi-totalité des agriculteurs, y compris ceux qui disposent d’un atelier hors-sol. De la sorte, en s’intéressant à la production laitière, les conseillers des GVA se mettent à l’écart de leurs concurrents tout en conservant la possibilité de mobiliser le plus grand nombre d’éleveurs. Les deux organisations concurrentes de l’encadrement des agriculteurs ne concernent pas deux populations distinctes d’agriculteurs, mais des systèmes de production différents coexistant souvent sur les mêmes exploitations.

25Il est important de se rappeler que, même aux grandes heures du développement agricole, les conseillers de chambre n’ont jamais eu le monopole du conseil auprès des exploitants agricoles et il est intéressant de noter que les chambres organisent leurs interventions sur les marges des thématiques qui structurent les grandes productions régionales. Malgré le rôle central des chambres dans le dispositif d’encadrement de l’agriculture, elles ne sont pas les principaux prescripteurs de pratiques auprès des exploitants agricoles [9].

26Cette concurrence accrue avec les organismes économiques a maintes fois constitué un point d’ancrage pour les critiques portées au dispositif de développement et pour défendre la nécessité de le réformer. Au nom d’un déficit de professionnalisme et d’efficacité des chambres au regard des organismes économiques, on assiste, à partir du milieu des années 1970, à une succession de projets de réforme qui proposent de transformer le cadre de l’activité des conseillers des chambres. En particulier, le rapport Horizon 80 (commandité par le ministère en 1976) prend acte des évolutions de la répartition des tâches fixée officiellement par le décret de 1966. Il constate d’une part que les organisations économiques, coopératives et groupements de producteurs, ont organisé des réseaux de conseil par filière de production très présents auprès des agriculteurs, et d’autre part, que les canaux de financement liés à des approches plus globales qu’agricoles se multiplient par l’intermédiaire de la politique d’aménagement rural qui se met en place. Le rapport propose d’entériner en quelque sorte cet état de fait, en confiant aux industries d’amont la vulgarisation technique liée aux produits et en consolidant le syndicalisme dans sa fonction d’animation. Dans cette perspective, il reviendrait aux chambres un rôle de « coordination et d’animation » et une mission de « conseil de synthèse » auprès des exploitants. Les chambres et leurs conseillers sont farouchement opposés à ces changements qui réduiraient leur champ d’action. Les conseillers voient dans ce texte l’arrêt de mort du conseil indépendant des démarches commerciales, garanti à leurs yeux par la « neutralité » de la chambre et qu’ils défendent comme leur apanage.

27Bien qu’une telle proposition de réforme n’ait pas été officiellement mise en œuvre, pas plus que les autres projets qui suivront d’ailleurs, on assiste, tout au long des années 1980, à la mise en place dans les chambres de ce que Bruno Lémery appelle une « ingénierie du conseil », qui correspond à une réorganisation du conseil par filières de production plutôt que par territoire, et du même coup à une séparation des fonctions de conseil à la production et d’animation territoriale. Cette nouvelle formule de conseil est calquée sur le modèle du bureau d’étude délivrant un conseil ciblé et de préférence payant, en fonction d’une clientèle segmentée d’entrepreneurs agricoles [10].

28Une telle réforme du service de développement a eu lieu en 1992 dans le Morbihan, ce qui est relativement tardif au regard du mouvement de centralisation déjà engagé dans les années 1980 dans la plupart des départements. En 1992 la formule des GVA ne fait plus recette même si ces groupes ont conservé dans le Morbihan un dynamisme plus longtemps qu’ailleurs : les groupes de développement du canton de Saint Jean Brévelay ont perdu plus de la moitié de leurs adhérents entre 1985 et 1995. Cependant, même lors de la réforme de 1992, ces groupes ont souhaité conserver leur dénomination originelle de GVA pour marquer leur attachement à l’idée de l’autonomie du groupe caractéristique de la période de la vulgarisation, en particulier vis-à-vis de la chambre.

29Ce repositionnement de la chambre vis-à-vis de ces concurrents intervient dans le Morbihan au moment où les thématiques liées à l’environnement dessinent un nouveau champ d’intervention qui s’ouvre à l’institution des chambres.

L’opportunité des questions d’environnement

30La décennie 1990 est celle de l’intrusion des questions environnementales en agriculture. Lorsqu’en 1990, lors d’une conférence de presse, le secrétaire d’État à l’Environnement dénonce les pollutions agricoles, les organisations professionnelles réagissent violemment à ce qu’elles perçoivent comme une agression. Très rapidement les chambres vont répondre à cette accusation et transformer les questions environnementales en nouveau créneau d’intervention, affirmant l’idée d’une « agriculture compétitive et respectueuse de l’environnement » qui porte en filigrane la certitude que des solutions techniques pourront être trouvées.

31L’institution des chambres a réussi à négocier avec l’administration la prise en charge de l’application d’un dossier environnemental épineux, celui de la directive nitrates [11] et des mises aux normes des bâtiments d’élevage qui y sont associées [12].

32En tant qu’établissements publics, les chambres départementales d’agriculture ont été mandatées par les préfets pour la mise en œuvre des programmes d’action de cette directive. Les chambres s’engagent à faire évoluer les pratiques des agriculteurs dans un sens plus favorable à l’environnement, en contrepartie de quoi l’administration s’engage à ne pas sanctionner en fin de premier programme, si l’évolution des pratiques est positive.

33L’APCA a mis en avant l’avantage que représentait une agriculture responsable de ses impacts sur l’environnement, qu’il serait donc maladroit et même contre-productif de sanctionner. Les chambres jouent leur identité et leur place dans le champ professionnel dans cette négociation. Elles engagent dans le même mouvement l’identité professionnelle des conseillers agricoles sur lesquels repose la réussite de l’opération. Elles s’appuient là sur la capacité des conseillers à expliquer, à convaincre et à négocier, compétences qui nous paraissent fondamentalement indissociables de l’activité de conseil. Cette belle réussite de la profession n’a pas manqué de provoquer quelques interrogations. Du côté des représentants syndicaux des conseillers, certains se sont demandé s’il n’y avait pas là risque de confusion des genres, les conseillers étant transformés en « flics de l’administration ». L’ambiguïté de la notion de conseil apparaît toute entière dans ce glissement de l’accompagnement vers le contrôle, dans le « faire entrer les agriculteurs dans les clous » qu’on retrouve aujourd’hui également lorsque les conseillers sont impliqués dans des démarches de certification [13].

34Depuis 1995, les chambres de la région Bretagne, confrontées peut-être plus qu’ailleurs au problème de la pollution de l’eau, ont mis en place des opérations dites bassin versant pour tenter de prendre en charge cette question. Ces opérations se présentent comme une vitrine du conseil environnemental et expérimentent ce que pourrait être le conseil de demain.

35Un conseiller de chambre, appelé animateur de bassin versant, a pour mission de convaincre et d’accompagner l’ensemble des agriculteurs du bassin à améliorer leurs pratiques du point de vue environnemental. Cette formule n’est pas sans rappeler la figure de l’animateur de groupe de développement, progressivement déclassée et délaissée au cours des années 1980. En effet, le défi pour un tel conseiller consiste à mobiliser tous les agriculteurs d’un territoire, avec le risque que le refus de participation de quelques-uns compromette les efforts de tous les autres, mesurés en termes de qualité de l’eau en sortie de bassin. La dimension territoriale de l’activité de conseiller, assortie de sa composante animation, resurgit là à l’occasion de la prise en charge d’un problème de pollution, et au-delà, c’est l’interdépendance des exploitants agricoles d’un territoire qui apparaît.

36Le territoire du bassin versant d’aujourd’hui n’est pas pour autant celui du GVA d’hier. Le bassin versant est un territoire défini par un projet [14], celui de « la reconquête de la qualité de l’eau ». Mais dans les deux cas, c’est sur le tandem du conseiller et de « son groupe » d’agriculteurs que repose le fonctionnement du dispositif. Ici et là certains responsables professionnels d’hier ont été remobilisés dans ces nouvelles opérations, mais les conseillers de la jeune génération leur ont demandé de ne pas mettre en avant leur étiquette syndicale qui pourrait empêcher l’engagement des autres.

37La prise en charge des problèmes environnementaux par les chambres et leurs conseillers remettent au goût du jour des formes d’intervention qu’on avait cru obsolètes. Il semble qu’on assiste là au déclin du syndicalisme comme base de l’organisation du conseil plutôt qu’à la fin du conseil de groupe et du conseil territorialisé.

38La mise en œuvre concrète et prochaine de la directive européenne de 2003 [15] amènera sans doute les chambres à faire un pas de plus dans le champ du conseil environnemental, ramenant de la sorte le conseil territorialisé sur de devant de la scène aux côtés d’autres formes de conseil.

Notes

  • [1]
    Jacques Rémy, Hélène Brives, Bruno Lémery, Conseiller en agriculture, éd. Inra Éducagri, Coll. « Sciences en partage », 2006.
  • [2]
    Hélène Brives, Mettre en technique. Conseillers agricoles et pollution de l’eau en Bretagne, thèse de doctorat en sociologie, Université de Paris X Nanterre, 2001.
  • [3]
    Hélène Brives et Mélanie Atrux, in Jacques Rémy et al., op. cit., 2006.
  • [4]
    Mélanie Atrux, in Jacques Rémy et al., op. cit. 2006.
  • [5]
    Décret n° 59-531 du 11 avril 1959, article 3.
  • [6]
    Pierre Muller, Le technocrate et le paysan, Éditions Ouvrières, 1984.
  • [7]
    Louis Guigueno, Quasi-intégration, vulgarisation et développement de l’agriculture. L’exemple du secteur de Saint-Jean-Brévelay dans le Morbihan, mémoire en économie agricole, Cnam, 1983.
  • [8]
    Idem, p. 131.
  • [9]
    Cf. Georges Vedel, in Jacques Rémy et al., op. cit. 2006.
  • [10]
    Bruno Lémery, Lectures sociologiques des activités de conseil technique en agriculture. Essai sur les processus de rationalisation, Thèse de doctorat de sociologie, Université Lumière/Lyon, 1991.
  • [11]
    La directive européenne nitrates vise à réduire la pollution des eaux par les nitrates d’origine agricole. Elle a été adoptée en France en 1991.
  • [12]
    Hélène Brives, « L’environnement, nouveau pré carré des chambres d’agriculture », Ruralia n° 2, 1998.
  • [13]
    Françoise Maxime et Armelle Mazé, in Jacques Rémy et al., op. cit. 2006.
  • [14]
    Sur le thème de l’omniprésence de la notion de projet dans le conseil, Cf. Patrick Mundler, in Jacques Rémy et al., op. cit. 2006.
  • [15]
    Directive (CE) 1782-2003 « établissant des règles communes pour les régimes de soutien directs (…) » prévoyant la mise en place d’un « système de conseil agricole » dont l’objectif est d’accompagner les producteurs agricoles en matière de protection de l’environnement, de santé des animaux et des végétaux et de bien-être animal afin qu’ils répondent aux exigences de conditionnalité des aides.
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