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Article de revue

L’influence du tabac sur la mortalité en Europe

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Le tabac est le principal facteur de risque de décès évitable en Europe, et sa part dans la mortalité totale y est particulièrement élevée en comparaison des autres régions du monde. Fanny Janssen analyse l’influence de la consommation de tabac sur les niveaux et tendances de la mortalité en Europe et examine en quoi les variations du tabagisme d’un pays européen à l’autre expliquent les différences de niveaux et de tendances de l’espérance de vie.

1En 2016, la planète comptait plus d’un milliard de fumeurs – soit 22 % de la population âgée de 15 ans ou plus [1]. Dans les pays les plus avancés, la mortalité des fumeurs est en général deux à trois fois plus élevée que celle des non-fumeurs et leur vie raccourcie de 6 à 10 ans [2]. C’est entre 30 et 69 ans que leur surmortalité est la plus forte.

2Selon les dernières estimations du Global Burden of Disease, la consommation de tabac serait responsable de 6,4 millions décès dans le monde en 2015, soit 11 % de l’ensemble des décès [3].

3La fréquence du tabagisme est cependant très différente d’un pays à l’autre, entre hommes et femmes, et selon les périodes. Il en résulte que l’influence du tabac sur les niveaux et tendances de la mortalité varie également beaucoup. Ces disparités peuvent être analysées à l’aide d’un modèle [4,5] qui décrit l’augmentation historique de la fréquence du tabagisme, puis sa diminution et, avec un décalage de 30 ans, la mortalité attribuable au tabac qui en résulte.

4Le calendrier et l’intensité de l’épidémie de tabagisme diffèrent selon le sexe et le pays. L’épidémie a d’abord commencé chez les hommes, et dans les pays anglo-saxons et du Nord-Ouest de l’Europe ; elle a ensuite touché les autres pays européens ; puis la Chine, le Japon, l’Asie du Sud-Est, l’Amérique latine, l’Afrique du Nord ; et, enfin, l’Afrique subsaharienne. L’épidémie chez les femmes s’est diffusée plusieurs décennies après les hommes, mais la fréquence du tabagisme est toutefois restée plus faible [4].

5En Europe, le tabac est actuellement le facteur de risque de mortalité évitable le plus important [6]. Avec 29 % de fumeurs chez les adultes, l’Europe est la région du monde où la fréquence du tabagisme est la plus élevée [1]. La part de la mortalité totale due au tabac parmi les adultes de plus de 30 ans est de 16 % en Europe, contre 11 % en moyenne dans le monde [7].

Des différences entre hommes et femmes et selon les pays

6L’épidémie de tabagisme n’ayant pas eu lieu au même moment dans les différentes régions d’Europe, ainsi que chez les hommes et les femmes, les niveaux de mortalité due au tabac qui en résultent sont variables en 2014 (figure 1).

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Figure 1
Figure 1. Part de la mortalité attribuable au tabac en Europe en 2014 (%)
Tableau 1
Tableau 1. Part de la mortalité attribuable au tabac en Europe en 2014 (%)

8Chez les hommes, la part de la mortalité due au tabac varie de 9 % (Suède) à 35 % (Hongrie), et elle est en moyenne de 20 % pour l’ensemble des 29 pays européens pris en compte ici. Chez les femmes, la part est nettement plus faible, allant de 0,1 % (Biélorussie) à 22 % (Danemark), avec un niveau moyen de 8 %. Chez les hommes, elle est généralement plus élevée dans les pays de l’Est qu’ailleurs en Europe (respectivement 27 % et 17 % en moyenne) ; et chez les femmes, plus élevée dans les pays d’Europe du Nord-Ouest qu’ailleurs (respectivement 11 % et 6 %).

9L’épidémie de tabac est la plus avancée dans le Nord-Ouest de l’Europe. La mortalité due au tabac y est en baisse chez les hommes alors qu’elle approche de son pic chez les femmes [8] (voir également la figure 2). Le début précoce de l’épidémie dans les pays d’Europe du Nord-Ouest s’explique par la production automatisée de cigarettes apparue très tôt dans ces pays, favorisée par leurs niveaux de revenus élevés [8].

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Figure 2
Figure 2. Évolution de la part de la mortalité attribuable au tabac dans une sélection de pays européens, 1950-2014
Tableau 2
Tableau 2. Évolution de la part de la mortalité attribuable au tabac dans une sélection de pays européens, 1950-2014

L’effet du tabac sur l’espérance de vie…

11Les taux élevés de mortalité due au tabac pèsent sur les niveaux d’espérance de vie en Europe et expliquent en partie les écarts d’un pays à l’autre, ainsi qu’entre hommes et femmes.

12Le niveau d’espérance de vie à la naissance, si le tabac était totalement éradiqué, est indiqué pour chaque sexe et chaque pays sur la figure 3 (et l’encadré 2). En 2014, le gain potentiel d’espérance de vie (GPEV) – l’écart par rapport à l’espérance de vie réelle – va de 0,9 an (Suède) à 5,3 ans (Hongrie) chez les hommes, avec une moyenne de 2,7 ans ; et de 0,01 an (Biélorussie) à 2,5 ans (Hongrie) chez les femmes, avec une moyenne de 1,0 an. Pour la France, le GPEV est de 2,7 ans chez les hommes et de 0,7 an chez les femmes.

Figure 3
Figure 3. Gain potentiel d’espérance de vie (GPEV) en l’absence de tabac en 2014
Tableau 3
Tableau 3. Gain potentiel d’espérance de vie (GPEV) en l’absence de tabac en 2014

13En Europe, la différence de GPEV entre les hommes et les femmes est de 1,7 an en moyenne. Elle est la plus élevée dans les pays d’Europe de l’Est, alors qu’à l’inverse elle est négative – le gain potentiel est plus faible pour les hommes que pour les femmes – dans les pays précurseurs que sont le Danemark, l’Irlande, la Suède, le Royaume-Uni et l’Islande. En moyenne, la différence d’espérance de vie entre les sexes dans les 29 pays européens étudiés est de 6,0 ans. Ainsi, en moyenne, le tabac contribue pour 28 % (1,7 / 6,0) à l’écart d’espérance de vie entre les sexes dans les pays étudiés ici.

14Le tabac contribue également aux différences d’espérance de vie entre pays. La figure 3 montre qu’en 2014, le classement des pays par GPEV pour les hommes (de haut en bas) ressemble de près à celui des pays par niveau global. Côté masculin, la différence d’espérance de vie entre la Hongrie (72,3 ans) et la Suède (80,4 ans) est de 8,1 ans. Cette différence serait inférieure de 3,7 ans sans tabac. Pour les femmes, on observe le schéma opposé, l’épidémie de tabac se traduisant actuellement par de plus petites différences entre pays en raison d’une mortalité attribuable au tabac plus élevée en Europe de l’Ouest qu’en l’Europe de l’Est. L’espérance de vie des femmes en Europe de l’Ouest est supérieure de 3,8 ans à celles des Européennes de l’Est. La différence serait encore plus grande de 0,3 an sans tabac.

… et sur l’évolution de l’espérance de vie

15Les niveaux de 2014 reflètent la phase de l’épidémie de tabac dans laquelle se trouvent actuellement les hommes et les femmes des différents pays. Mais, comme cela a déjà été mentionné, l’épidémie se déroule sous forme de vague, d’abord avec une hausse de la mortalité due au tabac, puis un reflux (figure 2).

16L’effet de la vague sur l’évolution du gain potentiel d’espérance de vie (GPEV) est illustré par la figure 4. Côté masculin, chez les Danois et les Néerlandais, le pic du GPEV, correspondant au moment où l’effet du tabac sur l’espérance de vie est le plus élevé, a eu lieu vers 1980, le GPEV atteignant respectivement 4,2 ans et 5,2 ans. Chez les Français, le GPEV était le plus élevé vers 1987, à 4,0 ans. Chez les Espagnols, les Hongrois et les Ukrainiens, le pic a été atteint dans les années 1990, avec des valeurs supérieures à 6 ans pour les Hongrois et Ukrainiens. L’épidémie de tabac s’est en effet propagée du Nord-Ouest de l’Europe vers le Sud puis l’Est. Côté féminin, dans la plupart des pays, le GPEV continue d’augmenter (dans le Nord-Ouest de l’Europe) ou a commencé à le faire récemment (dans le Sud et l’Est) et les niveaux du GPEV sont assez bas. Au Danemark, toutefois, les femmes ont récemment atteint des niveaux de GPEV supérieurs à ceux des hommes, et aux Pays-Bas et dans d’autres pays précurseurs d’Europe du Nord-Ouest, cela devrait bientôt être le cas.

Figure 4
Figure 4. Évolution de l’espérance de vie avec et sans tabac dans une sélection de pays, 1950-2014
Tableau 4
Tableau 4. Évolution de l’espérance de vie avec et sans tabac dans une sélection de pays, 1950-2014

17Le tabac a eu des effets sur l’espérance de vie des pays à des époques différentes. Aux Pays-Bas, au Danemark et dans les autres pays nordiques, l’espérance de vie a stagné dans les années 1950 et 1960, mais si on supprime la mortalité due au tabac, il n’y a plus de stagnation mais juste un léger ralentissement. De même, chez les Danoises et les Néerlandaises, la stagnation, qui a lieu dans les années 1980-1990, disparaît si l’on considère la seule mortalité non liée au tabac. Pour les hommes des autres pays européens, et les femmes des autres pays d’Europe du Nord-Ouest et de certains pays d’Europe de l’Est, l’espérance de vie aurait augmenté de façon encore plus importante sans le tabac. Si on considère la seule mortalité non liée au tabac, l’évolution à la hausse de l’espérance de vie des hommes ressemble alors plus à celle des femmes.

Encadré 1. Estimer la mortalité attribuable au tabac

La part de la mortalité attribuable au tabac a été estimée par pays, année, sexe et âge, à l’aide d’une version simplifiée de la méthode indirecte de Peto et al. de 1992 [9,10]. Cette méthode utilise comme indicateur de la fréquence du tabagisme au cours de la vie le taux de mortalité due au cancer du poumon rapporté au taux de mortalité pour les autres causes de décès. La part de la mortalité attribuable au tabac est estimée ensuite en appliquant le risque relatif (RR) de décès toutes causes confondues pour un fumeur par rapport à un non-fumeur. La méthode prend en compte le fait que le tabac affecte non seulement la mortalité par cancer du poumon, mais également les décès dus à d’autres causes. Voir Janssen (2019) pour une évaluation des avantages et des limites de cette méthode [8].
Les décès par cancer du poumon par sexe et âge viennent principalement des statistiques de l’Organisation mondiale de la santé. Les RR par sexe et âge sont dérivés des taux de mortalité par cancer du poumon chez les fumeurs et les non-fumeurs de l’étude américaine de prévention du cancer II (ACS- CPS-II) [9].
Les décès attribuables au tabac pour un âge et un sexe donnés ont été estimés en multipliant la fraction de mortalité attribuable au tabac pour cette catégorie par les décès toutes causes confondues dans cette catégorie (téléchargés de la base de données sur la mortalité humaine le 20 juillet 2018). Ensuite, les décès attribuables au tabac ont été additionnés pour tous les âges et divisés par les décès toutes causes confondues, tous âges confondus.

Encadré 2. Gain potentiel d’espérance de vie (GPEV) en l’absence de tabac en 2014

L’effet du tabac sur l’espérance de vie est illustré par le gain potentiel d’espérance de vie (GPEV) dû au tabac. Il est estimé en soustrayant l’espérance de vie normale de l’espérance de vie si tous les décès dus au tabac étaient évités. Ces derniers niveaux d’espérance de vie sont obtenus en construisant des tables de mortalité où figurent les taux de mortalité dus aux autres causes que le tabac, plutôt que les taux de mortalité toutes causes confondues.

Bibliographie

Références

  • [1] WHO, 2018, Prevalence of tobacco smoking: Global Health Observatory Data. http://www.who.int/gho/tobacco/use/en/.
  • [2] Doll R., Peto R., Boreham J., Sutherland I., 2004, Mortality in relation to smoking: 50 years’ observations on male British doctors, British Medical Journal, 328(7455), p. 1519-1527.
  • [3] GBD 2015 Tobacco Collaborators, 2017, Smoking prevalence and attributable disease burden in 195 countries and territories, 1990-2015: A systematic analysis from the Global Burden of Disease Study 2015, The Lancet, 389(10082), p. 1885-1906.
  • [4] Lopez A. D., Collishaw N. E., Piha T., 1994, A descriptive model of the cigarette epidemic in developed countries, Tobacco Control, 3(3), p. 242-247.
  • [5] Thun M., Peto R., Boreham J., Lopez A.D., 2012, Stages of the cigarette epidemic on entering its second century, Tobacco Control, 21(2), p. 96-101.
  • [6] WHO, 2009, Global health risks: Mortality and burden of disease attributable to selected major risks, Geneva, World Health Organization.
  • [7] WHO European Region, 2018, Tobacco: data and statistics, http://www.euro.who.int/en/health-topics/disease-prevention/tobacco/data-and-statistics
  • [8] Janssen F., 2019, Similarities and differences in the mortality impact of the smoking epidemic in low-mortality countries, 1950-2014, Nicotine & Tobacco Research,. doi: 10.1093/ntr/ntz154.
  • [9] Peto R., Boreham J., Lopez A.D., Thun M., Heath C., 1992, Mortality from tobacco in developed countries: Indirect estimation from national vital statistics, The Lancet, 339(8804), p. 1268-1278.
  • [10] Janssen F., van Wissen L.J.G., Kunst A.E., 2013, Including the smoking epidemic in internationally coherent mortality projections, Demography, 50(4), p. 1341-1362.

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