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Article de revue

Ville et développement durable

Venise, un cas exceptionnel

Pages 4 à 7

Notes

  • [1]
    Il l’a d’ailleurs souvent été dans le passé lorsque les villes faisaient du développement durable sans le savoir ; cf. Dumont, Gérard-François, « Ville, population et environnement », in : Wackermann, Gabriel (Direction), Ville et environnement, Paris, Ellipses, 2005.
  • [2]
    Dont l’espace correspond à des fonctions multiples. Cf. page 20 de ce numéro.
  • [3]
    Alors que la cité atteint son apogée, devenant ainsi la troisième ville la plus peuplée d’Europe, avec probablement plus de 200 000 habitants.
  • [4]
    Que l’on peut traduire de manière de manière impropre par «Office des Eaux». Héritage du Conseil des Dix fondé en 1501, il est depuis 1907 un organe public dépendant du Ministère des travaux publics et directement lié au chef de l’État. Sa compétence s’étend sur toutes les questions liées à la gestion et à la surveillance de la lagune. Son siège est au pied du pont du Rialto.
  • [5]
    Avec une estimation allant d’une vingtaine de cm à plus de 30 cm en un siècle. Cette augmentation moyenne de 30 cm correspond également au chiffre fourni par l’ICPSM, Centre de prévision des marées de Venise.
  • [6]
    Record de 1,94 mètre de hauteur d’eau qui submerge 71 % de la ville.
  • [7]
    Cf. croquis page 20.
  • [8]
    Ce tourisme est très divers car Venise demeure à la fois une destination populaire pour un tourisme de masse qui fréquente par exemple les plages du Lido, mais aussi un tourisme plus élitiste qui se loge dans les plus grands palaces.
  • [9]
    Signifiant en italien module expérimental électromécanique.
  • [10]
    Cf. l’animation vidéo : www.salve.it/it/default.htm.
  • [11]
    Cette somme vient s’ajouter à celles déjà engagées à Venise dans le déploiement de 3 programmes dont l’Institut Istech qui intervient dans le renforcement des fondations de certains monuments.
  • [12]
    Équivalent de l’échelon départemental en France. Cf. Dumont, Gérard-François, Les régions et la régionalisation en France, Paris, Éditions Ellipses, 2004.
  • [13]
    Texte communiqué le 14 août 2012.
  • [14]
    L’article 75 de la Constitution de 1948 prévoit qu’un référendum populaire peut abroger totalement ou partiellement une loi ou un acte et est obligatoirement organisé dès que sont réunies 500 000 signatures d’électeurs ou la demande de 5 Conseils régionaux.
  • [15]
    La Croix, 8 février 2012.
  • [16]
    En outre, à Alberoni, près de la passe de Malamocco, un centre de simulation de la navigation a été installé en 2004 pour former les pilotes aux manœuvres les plus complexes.
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« Le touriste a fait de cette ville un décor à usage de touriste. Ruskin s’en est mêlé et Wagner et D’Annunzio et le Duce, et maintenant Laurel et Hardy ; si on ne sait pas qu’elle est surtout une ville à usage de Vénitiens, on ne la voit guère. »

1 L’aménagement des villes doit être respectueux du développement durable [1]. Certes, mais qu’est-ce qu’un aménagement durable ? Cette question qui se pose dans toutes les villes prend une acuité particulière à Venise [2] compte tenu de sa situation exceptionnelle et d’une combinaison entre décroissance démographique et croissance touristique. Venise est en même temps un cas d’école pour les questions de transports et de logistique.

2 Cité refuge face aux invasions lombardes au VIe siècle, Venise a une histoire exceptionnelle. La sauvegarde de son héritage patrimonial et de sa lagune sont des enjeux pluriséculaires. Dès 1501 [3], le doge met en place le Magistrato alle Acque[4], toujours en activité de nos jours. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, l’industrialisation de la Vénétie et l’émergence d’un tourisme de masse rendent la gestion et la surveillance de la lagune encore plus aiguës.

Des hautes marées plus fréquentes : les acque alte

3 Depuis 1987, Venise et sa lagune sont inscrites au patrimoine de l’Unesco ; cette distinction sonne comme un appel à agir pour sauver Venise des eaux. En effet, le phénomène des acque alte, c’est-à-dire de marées exceptionnelles qui viennent régulièrement submerger une partie de la ville, se répète de façon plus fréquente et plus intense sous l’effet de deux facteurs.

4 Le premier tient à un phénomène structurel : l’affaissement du sol. Le sous-sol de Venise est instable et le pompage excessif des nappes phréatiques accélère encore ce phénomène qualifié de subsidence.

5 Le second facteur est plus récent. Pour permettre d’accueillir des navires toujours plus imposants, les échanges d’eau entre la lagune et la mer Adriatique sont de plus en plus perturbés par le creusement accentué de chenaux artificiels, à l’exemple du canal de la Giudecca qui sépare l’île de la Giudecca du reste du centre historique, particulièrement fréquenté par les Vénitiens et par les touristes car aménagé pour de très gros navires de croisière. La profondeur des chenaux entraîne une variation plus forte des vagues qui viennent éroder plus violemment les soubassements de la ville et ses façades par le phénomène de montée des eaux du fait des vagues, appelé moto ondoso.

Figure 1

Nombre d’épisodes de acque alte (hautes eaux) à Venise

Figure 1

Nombre d’épisodes de acque alte (hautes eaux) à Venise

© GFD DV - Chiffres Centre des marées, Venise.

6 En outre, Venise n’échappe pas à la montée du niveau de l’Adriatique. L’Institut des sciences de l’atmosphère et du climat de Padoue l’évalue à Venise entre 1,6 et 2,6 mm par an [5].

1. Combien de touristes à Venise ?

Fournir des chiffres précis sur le tourisme à Venise pose quelques difficultés. Faut-il s’intéresser aux arrivées ou au total des jours de présence ? Si l’on fait le choix des arrivées seulement, que deviennent les touristes qui stationnent dans le port sur des navires ? Peut-on considérer qu’ils « visitent » Venise s’ils ne posent pas le pied sur la terre- ferme ? Comment tenir compte et évaluer le poids du secteur informel dans l’hôtellerie ? La seule commune de Venise est-elle suffisante ou faut-il élargir aux nuitées de l’ensemble de la province ? de la région ? Les chiffres de la province de Venise ne sont malheureusement pas disponibles pour les années antérieures à 1997. L’hypothèse d’une dizaine de millions de touristes est plausible, mais le chiffre souvent avancé de 20, voire 25, millions de touristes ne correspond à aucune donnée statistique sauf si l’on enregistre les jours de présence cumulés par une même personne. Si l’on peut se ranger derrière l’idée que Venise enregistre des « pics à 100 000 visiteurs par jour », il n’est donc pas sérieux de multiplier ce chiffre par quasiment autant de jours de l’année, car les mois de décembre ou janvier sont nettement plus calmes avec probablement à peine plus de 100 000 arrivées sur le mois entier. Rappelons enfin que l’OMT avance le chiffre de 43 millions de touristes pour l’ensemble de l’Italie en 2009.
Photo 1
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Le ballet des navires sur le canal de la Giudecca : un navire d’une dizaine d’étages de la compagnie MSC Croisières quitte le port pour partir en haute mer. Il traverse le canal en même temps que les vaporetti, taxis privés, carabinieri et autres navires de maintenance de la commune. À droite, la côte septentrionale de l’île de la Giudecca. Au premier plan à gauche le quartier Dorsoduro et l’église Santa Maria della Visitazione. Plus au fond, on distingue la Punta della Salute où se situe le marégraphe officiel de la ville. À l’arrière plan à gauche, le campanile de la place Saint Marc

7 Le professeur Dario Camuffo, en examinant les détails de tableaux de Canaletto et de Bellotto, estime l’élévation du niveau de l’eau de 60 à 70 cm depuis le milieu du XVIIIe siècle. Cette tendance lourde sur le long terme est bien évidemment à distinguer des acque alte qui, par définition, sont des événements exceptionnels. Si les hauteurs des acque alte battent des records dès le milieu du XXe siècle, avec notamment celle du 4 novembre 1966 [6], c’est leur fréquence qu’il faut souligner. Elle vient confirmer l’accélération du processus à partir des années 1960, au moment même où l’on creuse le « canal des pétroliers » pour permettre aux super tankers venant de l’Adriatique de rejoindre Porto Marghera sur la lagune par la passe de Malamocco [7].

Figure 2

La population et le nombre de touristes à Venise

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La population et le nombre de touristes à Venise

© GFD DV- chiffres Commune de Venise.

Des hautes marées bienvenues ou malvenues ?

8 Les acque alte sont un exemple des regards différenciés que l’on peut porter sur un même territoire : sont-elles la principale menace ou le véritable atout de l’attractivité de Venise ? La répétition du phénomène s’accompagne visiblement d’un double mouvement :

  • d’un côté, le déclin démographique de la ville-centre (centro storico), victime d’une paralysie de son offre immobilière et d’une flambée des prix.
  • de l’autre, la croissance du tourisme international, notamment parce que les acque alte fonctionnent comme une image patrimoine, un cliché vendeur pour tout professionnel du tourisme à Venise [8].
Le risque d’acque alte accroît donc l’attractivité touristique de Venise, en même temps qu’il fait effet repoussoir sur les populations résidentes. Or, il faut sauver Venise.

« Moïse », un aménagement exceptionnel

9 Dans ce dessein, après trente ans de discussions et de polémiques, en 2003, le gouvernement italien fait démarrer des travaux sur un chantier dénommé « MoSE[9] » qui doit ériger une barrière entre la mer Adriatique et la lagune de Venise afin de protéger la cité des acque alte. Les superlatifs ne manquent pas pour décrire le projet, à l’image de la grandeur passée de la Sérénissime. Comme ce projet est aussi appelé Moïse, dans une métaphore qui marie lyrisme et optimisme, les vidéos du Magistrato alle Acque annoncent qu’avec le système MoSE, « la mer rencontre Moïse ».

10 Le 14 mai 2003, le Président du conseil Silvio Berlusconi pose la première pierre d’un chantier astronomique :

  • 79 digues de 20 mètres de large et de 20 à 30 mètres de haut chacune qui se dresseront à la verticale à l’entrée des 3 passes entre l’Adriatique et la lagune (Lido, Malamocco et Chioggia) à chaque fois que la limite des 1,10 mètre de hauteur d’eau sera atteinte dans la lagune ;
  • autant de caissons de ciment immergés et longs de plus de 60 mètres ;
  • un budget de 4,8 milliards d’euros géré par le concessionnaire du projet, le Consorzio Venezia Nuova ;
  • 3 000 ouvriers permanents ;
  • et un coût d’entretien annuel de 35 millions d’euros [10].
Mais, en 2013, où en est ce chantier dont le terme était initialement prévu en 2014 ? Dans le contexte financier difficile en Italie, il manque toujours plusieurs centaines de millions d’euros non versés par l’État. Au mois de juillet 2012, le Consorzio Venezia Nuova a annoncé le report de l’inauguration de MoSE à l’année 2016. Les chantiers fonctionnent, mais au ralenti, même si la passe de Lido doit être achevée dans les délais en 2013.

Photo 2
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Le chantier du MoSE dans la passe de Lido, juin 2012. Au premier plan, le bassin du port de refuge côté mer Adriatique, après fermeture des galeries de chaque caisson au moyen de portes étanches. Plus loin au centre, les caissons qui serviront à accueillir les digues sont transportés sur le site pour y être installés. Tout au fond, le centre historique de Venise
Source : Ministère des Infrastructures et des Transports - Magistrato alle Acque di Venezia – concessionaire Consorzio Venezia Nuova.

Les acteurs mobilisés sur le projet

11 L’État italien est le grand ordonnateur du projet à travers l’acteur local qu’est le Magistrato alle Acque, qui affirme sa compétence dans la sauvegarde de la lagune, la lutte contre la pollution, la sécurité de la navigation dans la lagune et les questions d’hydraulique fluviale. Ce Magistrato alle Acque travaille en étroite collaboration avec le Consorzio Venezia Nuova, qui regroupe les entreprises concernées par le chantier, parmi lesquelles la Mantovani dans le domaine des infrastructures de transports ou encore la FIP, installée à Padoue, leader dans l’électromécanique, chargée de fabriquer les charnières qui solidarisent les digues. Le projet profite à un réseau très dense de PME-PMI dans cette « troisième Italie » (la région détient un des taux de chômage les plus bas d’Italie) qui s’inscrit dans la tradition des districts industriels.

12 De son côté, l’Union européenne soutient financièrement le projet, par le biais de la Banque européenne d’investissement qui a accordé un prêt de 480 millions d’euros [11].

Bataille entre collectivités territoriales

13 Dans le même temps, l’affrontement le plus spectaculaire a opposé la région Veneto et la municipalité de Venise. Massimo Cacciari, premier magistrat de la ville de 2005 à 2010, dénonçait un projet supposé engloutir tous les fonds européens, laissant ainsi de côté les autres projets liés à la sauvegarde du patrimoine de la ville. La situation a donc été tendue entre un maire ex-communiste qui ne voulait pas du MoSE et une région de droite qui faisait du projet un cheval de bataille et une vitrine de la bonne gouvernance et de la compétitivité du territoire. Ainsi le projet cristallise-t-il les rancœurs politiques, même si, depuis 2010, le nouveau maire de Venise, Giorgio Orsoni (Parti Démocrate, gauche parlementaire), s’est rallié au projet.

14 La Province [12] de Venise se fait aussi entendre. Le responsable de la pêche, des parcs, bois et réserves, désigné assesseur en Italie, déclare prudemment qu’il faut « savoir conserver l’équilibre entre, d’un côté, ce qui sert à sauvegarder Venise et, d’un autre, ce qui sert à rendre la vie à la lagune » [13], manière de considérer que MoSE ne répond pas à toutes les préoccupations environnementales.

Le projet contesté

15 Le débat est enfin animé par différentes associations plus ou moins proches des lobbies environnementalistes. Certaines étaient déjà présentes en 2003 le jour de l’inauguration du chantier pour défier Berlusconi. Il s’agit par exemple de WWF Veneto qui estime qu’en cas de montée des eaux de 2 mètres comme en 1966, MoSE serait inefficace car trop localisé face à une montée des eaux qui aurait des effets sur tout le littoral de la Vénétie. De son côté, l’association environnementale Legambiente a saisi en vain, en 2006, le tribunal administratif pour faire arrêter les travaux au motif qu’ils dévasteraient l’environnement et le paysage de la lagune.

16 Des collectifs de citoyens, appuyés par des associations ou des ONG, souvent proches des milieux altermondialistes, se réunissent régulièrement au sein d’un comité « No MoSE ». Les Vénitiens qui se déclarent défavorables à MoSE témoignent d’un certain fatalisme en raison du fonctionnement de la vie politique en Italie qui se réduirait toujours à ce sport national que sont les détournements de fonds publics. Le système mafieux n’est jamais très loin dans la dénonciation et des slogans sur les affiches en attestent assez clairement : No MoSE : giù le mani dalla città (bas les pattes sur la ville, allusion au film de Francesco Rosi, Main basse sur la ville).

17 En outre, le projet serait « illégal » puisqu’une loi de 1984 envisage la possibilité de construire aux passes lagunaires des barrages réglables, à condition qu’ils soient à la fois « expérimentaux, réversibles et graduels ». Moïse ne répond à aucun de ces critères, ce qui conduit les No MoSE à crier au scandale pour motif de législation non respectée, argument peu efficace habituellement en Italie.

18 Si la prise en compte de l’avis des citoyens est un critère de la durabilité, au moins pour le volet social, alors le projet MoSE n’y répond pas, d’autant que le référendum populaire abrogatif est une pratique courante en Italie et qu’il aurait été aisé de l’organiser avant de démarrer les travaux, en mettant ainsi le débat sur la place publique et en le faisant sortir de la sphère exclusive des experts et des responsables politiques [14].

19 Pourtant, la mobilisation anti Moïse semble limitée dans une ville peu propice aux grands rassemblements de rue et véritablement envahie, au moins en saison estivale, par des touristes qui ignorent tout du projet.

2. La vraie nature du tourisme à Venise ?

Paolo Lanapoppi, conseiller de l’association Italia Nostra, formule ainsi un sentiment partagé par de nombreux Vénitiens : « Ce sont les groupes qui sont les plus nuisibles, car il s’agit d’une forme de tourisme pauvre et ignorant. Ils se rendent place Saint-Marc, puis sur le pont des Soupirs, avant de manger des choses infâmes dans les restaurants réservés par les tour-opérateurs. Ensuite, ils achètent des souvenirs, soit-disant en verre de Murano, mais fabriqués en Chine ou en Tchécoslovaquie. Ils repartent sans avoir ni vu ni compris Venise. Nous devons miser sur un tourisme de qualité » [15].
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Les aménagements accompagnant le projet et une nouvelle organisation de la mobilité

20 Mais MoSE a incontestablement le mérite de soulever une question récurrente qui va bien au-delà des seules digues mobiles : sauver Venise, n’est-ce pas sortir de l’immobilisme de la « ville-musée » et s’obliger à opérer des choix qui tracent les contours du visage de la ville du XXIe siècle ?

21 À ce titre, MoSE pose indirectement la question des transports à Venise qui doit faire face à des contraintes exceptionnelles. Les Vénitiens se déplacent pour leurs besoins, partageant leur espace avec les touristes qui utilisent les mêmes moyens de transport. Dans le même temps, l’État et la région n’ont pas renoncé à faire de Venise un pôle industriel (avec le pôle chimique de Marghera) qui engendre à son tour de nouvelles mobilités dans l’ensemble de la lagune. La concomitance de ces mobilités et leur mise en concurrence sur un espace restreint transforment Venise en cas d’école pour les questions de transports et de logistique.

22 Que vient changer exactement MoSE à cette situation ? Les bassins aménagés dans la passe de Malamocco en feront à l’avenir le lieu de passage privilégié des plus gros navires qui stationneront ensuite à Porto Marghera. Ils n’emprunteront donc plus la passe de Lido, ni le bassin de Saint-Marc et le canal de la Giudecca. Les passes de Lido et de Chioggia seraient alors fréquentées essentiellement par les bateaux de pêche et de secours.

23 Mais les gigantesques navires de croisière n’auront pas disparu pour autant. Leur parcours serait simplement détourné au sud et à l’ouest du cœur historique, obligeant les autorités à creuser de nouveaux chenaux dans la lagune. Par conséquent, non seulement le risque n’est pas réduit, mais la situation favoriserait même la présence multiple de navires aux fonctions différentes.

24 Les observateurs se concentrent souvent sur les digues mobiles, mais évoquent rarement les aménagements prévus à chaque passe et qui font partie du projet global. Ainsi de nouveaux bassins de navigation seraient aménagés de chaque côté des trois passes et de nouveaux espaces piétons dans la passe de Chioggia. MoSE est donc l’occasion de procéder à de nouveaux choix dans l’organisation des mobilités à Venise. Mais il ne garantit nullement un meilleur respect des règles dans la lagune, ce qui demeure la principale revendication de certaines associations comme Pax in Acqua ou encore la puissante Assemblea dei bancali qui réunit un grand nombre de gondoliers.

Le plus risqué ; les acque alte ou le moto ondoso ?

25 Enfin, le projet MoSE révéle les malentendus et les divergences de vues en posant la question plus globale de l’avenir de Venise, de ses fonctions exactes.

26 Un premier désaccord porte sur le diagnostic : les acque alte sont-elles le problème majeur de Venise ? L’État et la Région semblent considérer que oui, là où des Vénitiens considèrent que le moto ondoso présente bien davantage de dangers. Quant aux associations environnementalistes, elles affirment que les inondations ne sont pas le véritable problème, mais qu’il faut d’abord préserver l’équilibre hydrogéologique de la lagune.

Deux ambitions différentes en terme de durabilité

27 En simplifiant à peine, on pourrait dire que MoSE révèle l’ambition de l’État et de la région de renforcer le pôle économique vénitien, là où les réserves de la commune et la franche opposition d’associations révèlent plutôt la volonté d’assurer la survie de l’écosystème de la lagune. En somme, on retrouve le clivage traditionnel entre durabilités faible et forte.

28 D’un côté, le projet de ceux pour qui la priorité est le maintien du trafic maritime dans la lagune. Cette priorité ne signifie pas l’abandon de toute autre ambition puisque les digues mobiles ne sont pas le seul aménagement comme précisé ci-dessus. MoSE offre aussi l’occasion de relancer la réhabilitation d’une partie du vieil arsenal de Venise. Une partie du quartier de Castello doit servir de base arrière [16], de lieu de maintenance et de contrôle du MoSE, mais également de pôle de recherche sur les technologies maritimes. Bref, il s’agit bien de construire un technopôle, fonction qui manque encore à ce jour à Venise. En somme, MoSE peut être l’occasion de mieux intégrer Venise dans « l’économie de la connaissance » et d’affirmer la ville dans ses fonctions métropolitaines.

29 D’un autre côté, ceux que l’on pourrait considérer comme les tenants d’une durabilité plus forte. La commune insiste depuis des années sur des projets alternatifs ou au moins complémentaires pour sauver la lagune, avec des interventions dites « douces », comme la réduction de la profondeur des chenaux ou la reconstitution des barenes, ces îlots formés par les sédiments apportés par la mer et où pousse une végétation sauvage, qui sont la plupart du temps recouverts d’eau à marée haute. Le maire offre une oreille attentive aux écologistes qui décrivent un scénario catastrophe : un épisode de acque alte de plus de 1,10 mètre serait annoncé, obligeant les autorités à lever les digues mobiles. Mais cette séquence durerait plus longtemps que prévu et la lagune ne bénéficierait plus des échanges d’eau. Elle se transformerait progressivement en un gigantesque marécage où disparaîtrait toute forme de vie.

Davantage de durabilité face à un scénario catastrophe

30 La mairie voit également d’un œil plutôt bienveillant un projet d’universitaires de Padoue. Il s’agirait d’injecter de l’eau de mer pompée au large dans les sous-bassements de la ville afin de soulever la surface de quelques dizaines de centimètres, qui devraient permettre à la ville d’échapper aux Acque alte avec l’effet cumulé des digues mobiles de MoSE.

31 Paolo Antonio Pirazzoli, directeur de recherche au CNRS et adversaire du projet MoSE, plaide pour des travaux beaucoup plus vastes de digues sur toute la côte nord-est de l’Italie à l’image de ce qui s’est fait dans le Zuiderzee aux Pays-Bas. Venise deviendrait une simple ville littorale comme Ravenne. Ainsi, la situation est paradoxale puisque de virulents opposants au projet MoSE sont favorables à des interventions très lourdes qui marqueraient alors une véritable rupture avec la plus longue tradition d’une ville sur l’eau.

Quelle vision pour l’avenir de Venise ?

32 Au-delà des polémiques, le projet MoSE fonctionne comme un catalyseur qui traduit une vision de l’avenir de la cité. Sa contestation tient surtout aux orientations qu’il sous-tend en matière de choix touristiques et économiques pour le futur de Venise.

33 La bataille semble remportée par ceux qui soutiennent le projet qui est désormais bien avancé. Mais l’avenir n’est pas écrit. Il se pourrait aussi que le retard du chantier dans un contexte de crise, son fonctionnement quotidien, ses coûts de maintenance et surtout sa véritable efficacité à l’occasion d’une acqua alta historiquement élevée, puissent sonner comme la revanche des «No MoSE».

Le Grand Venise. Un espace multifonctions

tableau im6

Le Grand Venise. Un espace multifonctions

Notes

  • [1]
    Il l’a d’ailleurs souvent été dans le passé lorsque les villes faisaient du développement durable sans le savoir ; cf. Dumont, Gérard-François, « Ville, population et environnement », in : Wackermann, Gabriel (Direction), Ville et environnement, Paris, Ellipses, 2005.
  • [2]
    Dont l’espace correspond à des fonctions multiples. Cf. page 20 de ce numéro.
  • [3]
    Alors que la cité atteint son apogée, devenant ainsi la troisième ville la plus peuplée d’Europe, avec probablement plus de 200 000 habitants.
  • [4]
    Que l’on peut traduire de manière de manière impropre par «Office des Eaux». Héritage du Conseil des Dix fondé en 1501, il est depuis 1907 un organe public dépendant du Ministère des travaux publics et directement lié au chef de l’État. Sa compétence s’étend sur toutes les questions liées à la gestion et à la surveillance de la lagune. Son siège est au pied du pont du Rialto.
  • [5]
    Avec une estimation allant d’une vingtaine de cm à plus de 30 cm en un siècle. Cette augmentation moyenne de 30 cm correspond également au chiffre fourni par l’ICPSM, Centre de prévision des marées de Venise.
  • [6]
    Record de 1,94 mètre de hauteur d’eau qui submerge 71 % de la ville.
  • [7]
    Cf. croquis page 20.
  • [8]
    Ce tourisme est très divers car Venise demeure à la fois une destination populaire pour un tourisme de masse qui fréquente par exemple les plages du Lido, mais aussi un tourisme plus élitiste qui se loge dans les plus grands palaces.
  • [9]
    Signifiant en italien module expérimental électromécanique.
  • [10]
    Cf. l’animation vidéo : www.salve.it/it/default.htm.
  • [11]
    Cette somme vient s’ajouter à celles déjà engagées à Venise dans le déploiement de 3 programmes dont l’Institut Istech qui intervient dans le renforcement des fondations de certains monuments.
  • [12]
    Équivalent de l’échelon départemental en France. Cf. Dumont, Gérard-François, Les régions et la régionalisation en France, Paris, Éditions Ellipses, 2004.
  • [13]
    Texte communiqué le 14 août 2012.
  • [14]
    L’article 75 de la Constitution de 1948 prévoit qu’un référendum populaire peut abroger totalement ou partiellement une loi ou un acte et est obligatoirement organisé dès que sont réunies 500 000 signatures d’électeurs ou la demande de 5 Conseils régionaux.
  • [15]
    La Croix, 8 février 2012.
  • [16]
    En outre, à Alberoni, près de la passe de Malamocco, un centre de simulation de la navigation a été installé en 2004 pour former les pilotes aux manœuvres les plus complexes.
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