1La mystérieuse Chine totalitaire des années 1980 réservait au monde stupéfait une surprise de taille. Les autorités politiques, voulant maîtriser le nombre en freinant l’augmentation de la population, ont choisi d’exercer un véritable « contrôle des naissances » qui s’ingérait profondément dans la vie privée des Chinois : retard autoritaire de l’âge au mariage, réduction autoritaire de la descendance à un enfant par couple. Tous les moyens furent employés : la propagande pour « préconiser », la surveillance policière proche pour dénoncer et contraindre, l’attribution de bénéfices sociaux pour convaincre, les avortements obligatoires, l’ostracisme social et les amendes pour punir.
2C’était la première fois au monde que la transition démographique était programmée avant tout développement économique. Ailleurs, c’était sur le développement économique et la libéralisation des mœurs que l’on comptait pour faire baisser les naissances, pas sur l’exercice de la volonté politique. Alors, comme vingt ans plus tard, on constate en Chine un développement économique spectaculaire, certains ont tendance à y voir une relation de cause à effet. La Chine serait partie en flèche au début du xxie siècle vers des records de croissance économique parce qu’elle avait su bloquer la reproduction. Ce n’est pas si simple. Toute étude attentive des phénomènes démographiques en Chine révèle d’abord une très grande diversité selon les ethnies, les régions, les couches sociales. La réforme a remporté ici des succès, là des échecs, ou poussé à des révoltes. Les réalités familiales ont plus ou moins évolué. Les niveaux économiques sont contrastés. Les inégalités s’accroissent. Des difficultés sociales différentes attendent dans les années à venir tels et tels groupes de population selon qu’ils ont plus ou moins bien appliqué la politique de l’enfant unique.
La géodémographie des ethnies
3La Chine offre le plus grand contraste entre sa géographie et sa démographie. Au centre et au sud-est vivent, dans une homogénéité ethnique remarquable et une forte densité, environ 1,2 milliard de Han (que nous appelons Chinois). Ils représentent 90 % de la population. À la périphérie, flottant dans d’immenses territoires qui couvrent plus de 60 % de la superficie du pays, s’égaillent 55 différentes minorités ethniques, appelées aussi « nations minoritaires ». Non reconnues par la République, elles le furent par le régime révolutionnaire, mais mal recensées ou sous-évaluées. En 2000, on estimait qu’elles réunissaient 120 000 000 habitants d’origines, de religions, de langues diverses. Les minorités ethniques ont obtenu de ne pas être soumises à la règle coercitive de l’enfant unique. Avec une fécondité moyenne de 3,5 enfants par femme (contre 2,1 pour les Han), elles s’accroissent plus vite que ces derniers. Entre 1982 et 1990, leur taux d’accroissement annuel a été de 37 ‰ contre 13 ‰ pour les Han.
L’accroissement naturel en Chine
L’accroissement naturel en Chine
4Une seule de ces minorités est répartie sur tout le territoire : les 10 millions de Hui, d’origine ethnique Han, mais de religion musulmane depuis des siècles. Ils habitent les villes, se marient entre eux, ont un niveau de vie supérieur aux Han qui les entourent, mais comptent 42 % d’analphabètes parmi leurs femmes.
5Les autres minorités bordent les frontières dans les « provinces des franges ». Au Nord, Man (mandchous) et Coréens sont entrés dans la transition démographique ; les Coréens ont 1,8 enfant par femme et comptent 25 % de moins de 15 ans dans leur population. Les Man en ont 31 %, et leurs voisins Mongols, plus jeunes encore, 36 %, pour seulement 3,1 % de 65 ans ou plus ! Ce groupe du Nord, bien éduqué, disposant d’un bon maillage médical, semble en mesure de prendre le train du développement économique sans trop de difficultés. Chez eux, la surmortalité infantile féminine est suspecte, bien que moins accusée que chez les Han.
6À l’Ouest, les Ouïgours et les Kazakhs, musulmans et turcophones, ont beaucoup d’enfants (4,6 enfants par femme chez les Ouïgours). La mortalité infantile est élevée mais le taux de masculinité normal - ils conservent leurs filles, enfin mieux scolarisées. Ils sont majoritaires dans leur province du Xinjiang et comptent dans leur population plus de 40 % de moins de 15 ans. Leur nombre triplera d’ici 2050, mais le système éducatif est encore très déficitaire dans leur province, surtout pour l’enseignement secondaire et supérieur, ce qui freinera leur développement.
7Au Sud-Ouest, les Tibétains, les Zhang (20 millions), les Thaïs, les Miao, les Tujia, et aussi les Yo, Dong, Buyi, Yao, Baï, Hani, etc. Isolés dans leurs montagnes, souvent rétifs à la sinisation, ces peuples occupent les enfants aux travaux agricoles, plutôt que de les envoyer dans les rares écoles qui leur ont été chichement concédées. L’analphabétisme des femmes est considérable, maximal chez les Tibétains (83 %). Les Zhang ont 2,8 enfants par femme, les autres minorités autour de 3,5 - c’est-à-dire beaucoup plus que le maximum qui leur a été autorisé en 1988, lequel tournait autour de 2,4 « survivants » (ils ont le droit de remplacer les enfants morts). Ces populations résistent à la politique démographique chinoise parfois en ne déclarant pas les filles « non autorisées ». Du point de vue du niveau de vie, ces minorités sont les plus mal loties et l’absence de scolarité longue les empêchera de fournir une main-d’œuvre compétente à la globalisation dans laquelle la Chine a décidé de s’inscrire, par exemple en adhérant à l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Leurs pauvres enfants partiront-ils quand même vers l’Est des Han tellement plus riche ? La migration inverse a été un échec : on avait vainement déporté de jeunes Han des villes pour animer cet Ouest reculé, - ils n’y sont pas restés.
Une politique coercitive
8Quant à l’immense population Han qui couvre le Centre et l’Est du pays, elle se divise nettement en ruraux et urbains. Les familles paysannes patriarcales de 6 enfants en moyenne qui en formaient l’écrasante majorité ont traversé depuis la Révolution de 1950 de mémorables tribulations. D’un coup ont été instaurées l’égalité entre hommes et femmes, l’union par consentement mutuel et l’obligation de monogamie. Chaque famille dut donner à la Commune populaire son mobilier et sa vaisselle, hommes et femmes dormaient dans des dortoirs distincts, les repas étaient servis collectivement, les enfants élevés par la communauté.
9Après le désastre en 1961 du Grand Bond en avant, suivi d’une famine qui tue 17 millions de personnes et rend infécondes les femmes aménorrhéiques, les cadres politiques décimés laissent les familles Han se reformer. Elles opèrent, quand les ressources reviennent, un brutal rattrapage de la fécondité. On s’inquiète alors en haut lieu des générations nombreuses nées après 1964 et, dès 1971, une directive de Zhou Enlai fait de la limitation des naissances « une politique nationale fondamentale ». Exprimée par le slogan « wan, xi, shao » (tard, espacé, peu) elle préconise le mariage tardif, l’espacement et la réduction des naissances. Même si les ruraux ont droit à des mariages moins tardifs que les urbains (23 ans pour les femmes, 25 ans pour les hommes), ces dispositions font baisser le nombre moyen d’enfants par femme de 6 à 3,1.
L’accroissement naturel en Chine
L’accroissement naturel en Chine
10Par la suite, les réformes de Deng responsabilisant les paysans pour la production agraire les libèrent en partie de la tutelle de l’Etat et font resurgir l’économie familiale traditionnelle. Toute la famille contribue à la production selon ses capacités, les parents élèvent les enfants, les enfants soutiennent leurs parents âgés et l’on voit réapparaître les valeurs et coutumes de la famille Han : le culte des ancêtres qui ne peut être célébré que par le fils, l’acharnement à avoir un garçon, l’obligation sacrée envers les parents, les mariages sur présentation, l’infériorisation des femmes et des filles.
Déficit de filles
11Quand fut promulguée la politique de l’enfant unique (1980-84), les paysans y résistèrent parfois violemment. Le gouvernement comprit qu’il fallait être plus indulgent dans les régions pauvres, essentiellement agricoles, où les paysans eurent droit à 2 enfants. Limite vite dépassée. En 1989, une naissance sur 2 en milieu rural était « non planifiée ». Et même dans les provinces qui s’enrichirent comme le Guangdong et le Fujian, les clans et chefs de famille négocièrent de puissance à puissance et obtinrent des dispenses. Duo zi duo fu : « plus on a d’enfants, plus on est heureux », dit leur adage. Surtout des garçons : yang’er fang lao : « élever un fils pour préparer sa vieillesse » car il n’y a pas de retraite pour les paysans, et la fille part dans la famille de son mari. S’il faut réduire sa descendance, on cherche donc à avoir moins de filles. En milieu rural, on observe vite un déficit de filles inquiétant. Dans le monde entier, il naît environ 105 garçons pour 100 filles, et ce même rapport de masculinité à la naissance était constaté en Chine dans les années 1960 et 1970. Mais, dans les années 1980, il monte à 113,8 et atteint 115,6 en 1995. Dans nos années 2000, il est surtout dû à des avortements sélectifs suite à des échographies ou des analyses du liquide amniotique, pourtant prohibés par la loi en 1991. Il atteint 132 garçons pour 100 filles pour les naissances de rang 3 - dernières tentatives pour avoir un fils. L’infanticide, sévèrement puni, semble rare. Mais le taux de mortalité des filles de 0 à 5 ans est préoccupant, anormalement élevé : 40,8 ‰ en 1995 contre seulement 30,5 ‰ pour les garçons, alors que, dans le monde entier, on observe toujours une surmortalité infantile masculine. En outre, l’écart en défaveur des filles s’accroît avec les années. Les nourrit-on moins bien ? S’abstient-on d’aller chercher le médecin pour elles ?
Une urbanisation tardive
12La planification des naissances en milieu rural a été différemment appliquée selon les provinces quand le pouvoir s’est décentralisé et le gouvernement a dû durcir le ton pour les régions récalcitrantes. Mais désormais « le développement économique est de plus en plus ouvertement présenté comme le relais providentiel de la politique de limitation des naissances ». Si Mao avait fondé sa Chine sur les paysans, ses successeurs développent à toute allure industrie et tertiaire et ils comptent sur le développement économique rural pour diminuer les naissances. De fait, les statistiques officielles font, après 1992, plonger la fécondité au-dessous du niveau de remplacement des générations, et la donnent à 2 enfants par femme. On a cependant prouvé qu’en milieu rural le sous-enregistrement des naissances peut atteindre 20 %. Il y a quand même eu baisse, à un rythme inégal selon les provinces, d’où des disparités de fécondité considérables. En outre, de plus en plus de ruraux émigrent vers les villes, et les villes s’étendent de plus en plus. En 1999, la population rurale était évaluée à 864 millions et la population urbaine à 394 millions. On pense qu’en 2025 elles feront jeu égal. Et l’on prévoit qu’en 2050 les ruraux ne compteront plus que pour 35 % de la population totale.
13Si elle s’urbanise avec retard, mais à grande vitesse (+ 5,5 % par an), la Chine ne connaît pas les mégalopoles du type Tokyo. Elle compte 668 villes de + de 100 000 habitants, dont 106 de + de 500 000, et 4 très grandes villes de + de 5 000 000 habitants relevant de l’administration centrale : Beijing (Pékin), Shanghai, Tianjin et Chongqoing. Très grandes, ces villes le sont aussi par leur superficie : ainsi la municipalité de Chongqoing, la métropole industrielle du Sichuan, administre un territoire de 82 403 Km2 (presque trois fois la Belgique !) comptant 430 districts et préfectures. Il est difficile d’après les statistiques de cerner la population urbaine stricto sensu car elles regroupent les habitants des villes (shiqu) et des « agglomérations urbaines » ( diqu), lesquelles peuvent compter des ruraux. Et que dire de la « population flottante » ? Pour la seule Beijing, on l’estime à 2,6 millions de personnes qui entrent et sortent…
60 millions d’enfants uniques
14Parfois très riches, souvent très pauvres, les urbains s’en sortent mieux que les ruraux depuis l’explosion du développement. Mais, bien que l’on construise à tout va, le logement en ville est un gros problème. D’où des familles nucléaires réduites qui ont suivi le précepte wan, xi, shao. Les couples urbains, mariés tard, n’ont même pas 1 enfant par femme en moyenne. Sur cet enfant unique (« petit roi », « petit soleil ») se concentrent les espoirs et les soucis des parents, des oncles et tantes sans enfant, des grands-parents. En 1999, la Chine comptait déjà environ 60 000 000 d’enfants uniques. Beaucoup sont trop nourris, trop gâtés, trop « forcés » en classe comme des plantes de serre, pour réussir à tout prix. En revanche les grands-parents, naguère si respectés, sont réduits à vivre de maigres pensions, ou sans pension du tout quand l’entreprise d’Etat qui les employait a fait faillite. Certes, plus de 70 % des couples âgés urbains ne vivant pas avec leurs enfants habitent le même quartier qu’eux (familles « en réseau ») et recourent au fils aîné quand ils sont malades ou vont successivement chez l’un puis l’autre de leurs enfants (famille « tournante »). Cependant de plus en plus de femmes âgées veuves sont isolées, formant une grandissante population très vulnérable.
15L’Etat, encore incapable de prendre en charge dignement les vieillards en précarité, en dépit de la construction accélérée d’institutions, a promulgué en 1996 la « Loi sur la protection des droits et intérêts des personnes âgées », qui fait obligation aux enfants de subvenir aux besoins de leurs parents âgés, sous peine de sanctions. C’est que l’affaiblissement du respect envers les anciens et le tarissement de l’assistance familiale traditionnelle touchent la Chine au point le plus sensible : le vieillissement, le très redoutable vieillissement à venir de sa population, dont l’image figurée sera bientôt celui d’une pyramide à l’envers écrasée par son énorme corps, ou plutôt d’une gigantesque meule de foin déséquilibrée sur une base trop étroite pour sa grosse tête.
Bibliographie
Bibliographie :
- Dumont, Gérard-François, Les populations du monde, Paris, Editions Armand Colin, deuxième édition, 2004.
- Attané, Isabelle (direction), La Chine au seuil du xxie siècle, Paris, Ined, 2002.