Notes
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[1]
OECD Health Data 2012, OECD Publishing, Paris.
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Sur ce sujet voir aussi : Didier Fassin, « L’anthropologie, entre engagement et distanciation. Essai de sociologie des recherches en sciences sociales sur le Sida en Afrique », in C. Becker, J.P. Dozon, C. Obbo et M. Touré (dir.), Sciences sociales et Sida en Afrique. Bilan et perspectives, Paris, Karthala, 1999, p. 41-66.
Santé et société
1Thème coordonné par Damien Bricard, Nadine Ouellette et Aida Solé-Auro. Unité de recherche « Mortalité, santé, épidémiologie » de l’Ined
Patrice Debré, Jean-Paul Gonzalez, Vie et mort des épidémies, Paris, Odile Jacob, 2013, 288 p.
2Dans un ouvrage érudit, Patrice Debré et Jean-Paul Gonzalez font tout à la fois une histoire de la découverte des agents infectieux, de la compréhension de leur mode opératoire et des mécanismes de l’immunité, enfin de l’origine et de la dynamique des grandes épidémies qui ont marqué l’histoire de l’humanité. Les auteurs rappellent que les maladies infectieuses font chaque année près de 14 millions de morts, la plupart dans les pays du Sud.
3Longtemps on a pensé que les épidémies étaient le fruit de forces divines. Les récits alternatifs invoquaient le pouvoir des astres ou, suivant les principes d’Hippocrate, l’influence géo-climatique (l’eau, l’air et le milieu) pour expliquer l’apparition et la disparition des maladies. Dès l’antiquité, l’idée que certaines maladies pourraient être transmissibles et qu’elles seraient dues à des organismes inférieurs (« animalcules ») est cependant présente. Mais il faudra attendre l’invention du microscope ainsi que la maîtrise des techniques de fermentation et des milieux de culture pour que, souvent aussi grâce à la chance, les premiers agents infectieux et leurs vecteurs soient identifiés. Le livre fait le récit de ces découvertes, de la maladie du charbon au sida, en passant par la peste, le paludisme, le typhus, la fièvre jaune, le choléra ou encore la syphilis. Un pas supplémentaire en avant est fait avec les découvertes sur le fonctionnement du système immunitaire et sur le rôle de l’évolution dans l’adaptation des parasites et de leurs hôtes. « D’un côté l’homme avec des défenses immunitaires et son inépuisable polymorphisme. De l’autre, les parasites avec leur génie de l’adaptation ». Deux exemples illustrent bien ce potentiel d’adaptation. La bactérie responsable de la syphilis, maladie au départ rapidement létale, s’est adaptée pour mieux se diffuser : la pression de la sélection a favorisé les souches moins virulentes mais plus transmissibles de sorte que la syphilis s’est transformée en maladie chronique. De façon similaire, une mutation récente du virus du chikungunya – malheureusement plus pathogène pour l’homme – dispose d’un avantage sélectif car elle se réplique mieux dans les glandes des moustiques vecteurs.
4Selon les auteurs, environ 350 maladies infectieuses sont apparues entre 1940 et 2004, et 90 % des virus et bactéries actuellement connus étaient encore inconnus dans les années 1980. S’agit-il de nouveaux pathogènes ou de maladies anciennes jusque-là passées inaperçues ? En dépit des avancées permises par la biologie moléculaire dans le domaine de la reconstitution de l’histoire des virus, la réponse n’est souvent pas simple. Un cas intriguant est celui de l’encéphalite léthargique décrite par Von Economo en 1917. Les symptômes de cette maladie sont une inversion du cycle du sommeil, une léthargie et des crises oculogyres (les patients font tourner leurs globes oculaires dans leurs orbites). Selon une historienne américaine, les fameuses « sorcières de Salem » auraient été atteintes de cette maladie. Un autre exemple intéressant est celui de la légionellose, dont la première épidémie connue a touché les vétérans américains venus fêter à Philadelphie en juillet 1976 le bicentenaire de la Déclaration d’indépendance. L’agent pathogène (Legionelle pneumophilia) était connu de longue date, mais la maladie qu’il a provoquée était nouvelle. Dans ce cas, l’agressivité de la bactérie n’est pas due à une mutation mais à sa concentration dans les circuits de climatisation.
5Dans Naissance, vie et mort des maladies infectieuses, Charles Nicolle (1866-1936) a le premier introduit le concept de maladies infectieuses (ré)émergentes qui, aujourd’hui encore, ne fait pas l’objet d’un consensus. En termes de santé publique, la compréhension du processus de l’émergence est essentielle. La dynamique des épidémies met généralement en jeu l’homme, des animaux (vecteurs) et l’environnement. Les auteurs considèrent que les activités et comportements humains sont presque toujours en cause dans la naissance des épidémies. Ils relèvent notamment le rôle joué par les facteurs démographiques (densité de population, urbanisation, flux migratoires). Mais ils soulignent aussi l’impact de certaines activités économiques (en particulier, la déforestation et l’exploitation intensive de la planète qui accroissent la fréquence des contacts entre hommes et animaux), les échanges commerciaux (et notamment ceux d’animaux) ou encore l’augmentation de la circulation des hommes. Il arrive aussi que, volontairement, l’homme se serve des épidémies comme armes de guerre ou de terreur (anthrax aux États-Unis en 2002).
6La diversité et la complexité des conditions d’émergence des épidémies sont illustrées par de nombreux exemples. L’histoire de plusieurs îles du Pacifique (îles de Pâques, Marquises et Îles Fidji) montre la fragilité insulaire face aux épidémies : la colonisation a apporté dans ces populations non immunisées des maladies qui ont eu un impact désastreux sur leur démographie. Inversement, la syphilis aurait été importée en Europe du Nouveau Monde (il s’agit d’une thèse débattue). En Argentine, le virus de la fièvre hémorragique, quoiqu’ancien, n’a provoqué une épidémie qu’au xxe siècle, sous le double effet de l’augmentation de la population des vecteurs du virus (rats et souris) à cause du développement de l’agriculture et de la mécanisation. Les moissonneuses-batteuses hachent les souris qui ressortent du broyeur, là même où se trouvent les ouvriers agricoles, en aérosol de sang et d’urine infectés. La flambée épidémique d’encéphalite à virus Nipah qu’a connue la Malaisie en 1998 est le résultat de la simultanéité de plusieurs événements. Le caractère exceptionnel des variations de température provoquées par El Niño en 1997 a provoqué une sécheresse dans le Sud-Est asiatique, puis des incendies en Indonésie. Un nuage de fumée a couvert toute cette région pendant plusieurs mois, entraînant une moindre fructification. Les oiseaux et chiroptères (vecteurs de la maladie) ont alors migré vers la Malaisie où avait été mise en place une politique en faveur de l’élevage intensif de porcs qui nécessitait la plantation d’importants vergers. Un autre exemple de déplacement épidémique lié au déplacement du vecteur est celui de l’épidémie de chikungunya : le trajet du moustique vecteur (Aedes) suit celui du recyclage des pneumatiques où le moustique trouve abri. Inversement, la flambée du sras en 2003 est due au déplacement des hôtes (circulation du virus par le biais du trafic aérien). À l’heure où nous écrivons ce compte rendu, le virus ebola fait de nombreuses victimes au Liberia, en Guinée et en Sierra Leone. La dernière « bouffée épidémique » remontait à 1995, en République démocratique du Congo. L’alternance de phases silencieuses et d’explosion épidémique résulte du fait que les conditions d’émergence de l’épidémie requièrent la simultanéité de plusieurs facteurs : présence du vecteur (chauves-souris) en période de fructification (les chauves-souris mangent les fruits dont elles rejettent ensuite de nombreux déchets infectés), présence des singes dans la même zone, contacts entre les hommes et les singes. Enfin, si des maladies infectieuses émergent ou ré-émergent, d’autres disparaissent. C’est le cas de la variole dont l’OMS a annoncé l’éradication à la fin des années 1970. La peste n’a pas disparu (12 500 cas ont été diagnostiqués entre 2007 et 2012), mais l’Europe n’a plus connu d’épidémie depuis le xixe siècle. L’hypothèse avancée pour expliquer cette disparition est le remplacement progressif au cours du xviiie siècle des rats noirs par une espèce de rats gris venue d’Asie immunisés contre le bacille yersinia pestis.
7On apprend donc beaucoup de choses dans cet ouvrage très agréable à lire (seuls quelques passages sont un peu ardus pour les non-spécialistes de la virologie ou de l’immunologie). Le sujet qui, me semble-t-il, laissera le lecteur sur sa faim est celui de la gestion des épidémies, qu’il s’agisse de les prévenir, de les anticiper ou de les juguler. Les épidémiologistes et les virologues disposent certes d’outils performants (bio-informatique, cartographie en temps réel). Mais, la technique ne suffit pas. Les auteurs restent trop théoriques lorsqu’ils écrivent que la maîtrise du risque repose sur trois actions complémentaires : expertise, diplomatie, communication. Et cela suffit-il ? Les enjeux économiques relatifs à la recherche sur les vaccins et les traitements ou à leur utilisation en cas de risque épidémique ne sont pas abordés. Un bilan critique de la gestion des épidémies contemporaines a-t-il été fait ? Pourquoi l’épidémie d’ebola semble-t-elle si difficile à juguler ? Avec l’urbanisation croissante des pays du Sud et l’intensification des mouvements de population, l’explosion d’une épidémie dans une grande ville du Sud était prévisible. Il apparaît aujourd’hui que nous y sommes très mal préparés.
8Aline Désesquelles
Caroline Huyard, Rare. Sur la cause politique des maladies peu fréquentes, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2012, 252 p.
9Les termes de « maladie peu fréquente », de « maladie rare » ou encore d’« affection peu commune » sont indistinctement employés pour désigner ce qui relève d’une définition donnée par un règlement du Parlement européen datant de 1999 : affection dont la prévalence ne dépasse pas 5 cas sur 10 000 personnes. Ce règlement ne se limite d’ailleurs pas à cette seule notion épidémiologique. Rappelant d’une part le caractère souvent invalidant, grave et chronique de ce type de maladies, soulignant d’autre part la nécessité d’un traitement médical de qualité pour les patients souffrant de ces affections, la directive européenne met la priorité sur les mesures devant être prises au niveau communautaire pour stimuler le développement des « médicaments orphelins ».
10Plutôt que nous présenter une recension des quelque 7 000 à 8 000 maladies peu fréquentes connues aujourd’hui, Caroline Huyard prend appui sur six d’entre elles – le locked-in syndrome, la maladie de Wilson, les mastocytoses, la mucoviscidose, le syndrome de l’X fragile, le syndrome Très Rare (dénommé ainsi pour des raisons de confidentialité, l’extrême rareté de l’affection ne touchant que quelques patients en France) – pour substituer aux considérations épidémiologiques habituelles une lecture historique et sociologique de la construction de la catégorie des maladies rares.
11La démarche adoptée est fort instructive puisque l’on apprend dans la première partie du livre que, lorsque s’est créée cette catégorie durant les années 1960, le primum movens n’a pas été l’aspect de la rareté en tant que tel mais les prises de position successives de différents acteurs de la sphère publique autant que privée. Dans le cas des États-Unis, c’est d’abord la Food and Drug Administration (FDA) qui, par amendement, a obligé l’industrie pharmaceutique à apporter la preuve de l’innocuité des médicaments mis sur le marché. Confrontées alors à de nouveaux coûts de recherche et de développement ainsi qu’à la faible rentabilité des médicaments destinés au traitement de maladies peu fréquentes, nombre d’entreprises pharmaceutiques ont provoqué une situation inédite en retirant leurs produits du marché, privant brusquement des patients de leur traitement. En ce sens, et à l’examen détaillé de ce processus ayant mis la puissance publique aux prises avec l’industrie du médicament, Caroline Huyard considère que « l’administration américaine [a créé] un public » (p. 64), celui des patients touchés par les maladies rares, qui se sont mobilisés et puissamment organisés pour apparaître comme des malades-consommateurs dont les intérêts devaient être protégés. En Europe, et dans le cas de la France en particulier, la séquence des événements a été tout autre. Au début des années 1990, quelques entreprises pharmaceutiques sollicitent l’Institut national de la recherche médicale (Inserm) pour amener les organismes publics compétents à statuer sur les médicaments orphelins afin d’en faciliter le développement et la distribution. Les maladies rares s’imposent alors comme un problème de santé publique et la France choisit la coalition associative – d’où naîtra la European Organisation for Rare Diseases (Eurordis) – comme levier incitant l’Union européenne à soutenir l’innovation pharmaceutique en faveur des médicaments orphelins. En contrepoint de ce qui s’était produit aux États-Unis, Caroline Huyard résume l’enchaînement des interventions menées tour à tour par le secteur industriel, l’État et le monde associatif en disant que « l’administration française [a été] entrepreneur de protestation » (p. 74).
12La deuxième partie du livre est centrée sur les malades et leurs proches. Quelques constantes ressortent des nombreux entretiens et témoignages de parents de malades. L’errance conduisant de médecins à hôpitaux et de tests à examens biologiques, jusqu’à l’annonce du diagnostic de maladie rare, est toujours vécue douloureusement par les familles. Ce qui se joue dans cette errance c’est, bien plus que l’attente parfois très longue d’un diagnostic de certitude, le ressenti d’un manque d’expérience des médecins – et du même coup leur nécessaire apprentissage de la maladie rare –, aussi bien que la succession de ce qui apparaît aux familles comme une série de négligences et d’erreurs. Et lorsque le diagnostic est posé, l’énoncé des handicaps, des incapacités, des limites remet brutalement en cause les projets de vie des malades comme ceux de leurs parents. Du fait de la rareté de la maladie, le manque d’informations dans l’espace public incite très souvent les malades à se rattacher à un collectif nouveau pour eux, celui des personnes affectées par la même maladie. Caroline Huyard souligne, à juste titre, le rôle prépondérant que jouent les associations dans la vie des patients ; mais, outre la dimension du partage et de la mise en commun des expériences individuelles, l’auteure propose une interprétation pertinente du fonctionnement de ces collectifs dans leur positionnement, leurs ressources et le financement de leurs missions : « La notion de « maladie rare » connote les soins, la prise en charge sociale, les médicaments, tandis que celle de « maladie génétique » se rattache beaucoup plus fortement à la recherche scientifique » (p. 115).
13La troisième et dernière partie du livre s’attache à décrire les associations de maladies rares sous l’angle de la théorie des organisations. Aux six pathologies retenues pour cette étude se rattachent huit associations dont la typologie est déduite à partir de diverses caractéristiques : les acteurs en présence ; la nature des entités organisationnelles telles qu’un conseil d’administration, un conseil scientifique… ; l’horizon temporel de l’action collective ; les objectifs poursuivis et ceux atteints ; la nature des relations entretenues par les acteurs en présence. Décrites ainsi, et en dépit de leur diversité apparente, ces associations apparaissent véritablement comme des lieux de pouvoir. L’auteure retient deux principales catégories d’associations : celles où peuvent intervenir des acteurs différents – les malades, leurs proches, les professionnels de santé – et où la décision est partagée (associations qualifiées de pluralistes), et celles où n’intervient qu’une seule catégorie d’acteurs – par exemple les parents de malades – et où la décision est monopolisée (qualifiées de monistes).
14Au total, la grille de lecture sociologique qu’adopte Caroline Huyard lui permet de s’écarter de l’évolution de la pratique et des découvertes de la médecine et de la biologie pour montrer, de façon convaincante et fort bien documentée, que le jeu complexe d’acteurs institutionnels et privés a conduit, au cours de ces cinquante dernières années, à la reconnaissance d’une cause fortement minoritaire.
15Gil Bellis
Steven H. Woolf, Laudan Aron (eds.), U.S. Health in International Perspective. Shorter Lives, Poorer Health, National Research Council and Institute of Medicine of the National Academies, Washington DC, The National Academic Press, 2013, XXV-394 p.
16L’Académie nationale des sciences aux États-Unis joue comme son aînée en France un rôle de conseil auprès du gouvernement afin de mettre les résultats de la science au service de la société civile. Le National Research Council et l’Institut de médecine constituent deux composantes de l’Académie. Ils ont conjointement commandité les travaux pluridisciplinaires ayant mené à la rédaction de cet ouvrage auxquels ont participé entre autres Eileen M. Crimmins, Johan P. Mackenbach, Alberto Palloni et Samuel H. Preston, noms familiers aux démographes. Cette commande s’inscrit dans un contexte favorable à la redéfinition des fonctions du gouvernement en matière de santé publique et à la réflexion politique qui est à l’origine du vaste programme de réformes mis en œuvre par l’administration américaine du Président Obama dont la pièce maîtresse est l’Affordable Care Act. L’ouvrage se veut donc accessible à un lectorat non spécialiste et diversifié : communauté scientifique mais également agences gouvernementales et responsables des politiques publiques, journalistes et grand public. Bien écrit et très clair, il évite le jargon scientifique et se lit facilement. Il ne prétend pas à l’originalité mais constitue une synthèse systématique et rigoureuse du très vaste corpus de publications pouvant éclairer la question. À ce titre, il s’agit d’un ouvrage de référence dont l’importante bibliographie constitue à elle seule une ressource essentielle pour tous les chercheurs travaillant dans le domaine.
17L’objectif des travaux de la commission à l’origine de cette publication est de décrire l’état de santé des Américains dans une perspective internationale et de tenter d’expliquer pourquoi les performances des États-Unis sont si mauvaises depuis une trentaine d’années lorsqu’on les compare à celles d’autres pays développés, alors même que les dépenses de santé y sont très supérieures, que ces dépenses soient rapportées au nombre d’habitants ou mesurées en termes de pourcentage du PNB. Les auteurs ont choisi de comparer la situation américaine à celle des 16 pays choisis pour leur niveau de développement socio-économique et en fonction des données statistiques disponibles depuis 1990 : l’Australie, le Canada, le Japon et treize pays d’Europe occidentale.
18Le livre se compose de dix chapitres réunis en trois grandes parties. La première pose le problème. La position des États-Unis dans le classement international y est examinée pour toute une série d’indicateurs démographiques et de santé : espérance de vie à la naissance et mortalité aux différents âges de la vie, causes de décès, poids de naissance et prématurité, fécondité des adolescentes, santé mentale, tabagisme, prévalence du VIH/sida, des maladies chroniques, de l’obésité, du diabète, du cholestérol et de l’hypertension. Les résultats sont éloquents : non seulement les Américains vivent moins longtemps et en moins bonne santé que leurs pairs, mais l’écart avec les pays les plus favorisés n’a cessé de croître au cours des trente dernières années. Tous les âges contribuent à cette dégradation jusque vers 75 ans environ mais la situation est particulièrement préoccupante avant cinquante ans et pour les femmes. Les facteurs de risque de morbidité chronique et de mortalité sont plus répandus, quel que soit l’âge, dans la population américaine qu’en Europe occidentale ou au Japon et l’écart est particulièrement marqué chez les plus pauvres. Mais même les Américains appartenant aux catégories sociales les plus favorisées, instruits, bénéficiaires d’une assurance santé, n’ayant jamais fumé et sans obésité, ni hypertension, ni diabète, souffrent plus souvent de maladies chroniques et vivent moins longtemps que leurs pairs dans les pays sur lesquels porte la comparaison.
19La seconde partie, qui occupe plus de la moitié de l’ouvrage, balaie tous les facteurs pouvant expliquer la situation américaine. Elle examine plus précisément le rôle potentiel du système de santé publique et de l’organisation des soins, les comportements, les caractéristiques individuelles et familiales (revenu, emploi, éducation, origine ethnique notamment), l’environnement physique et social, enfin les institutions, le système de valeurs et le contexte culturel. La conclusion essentielle de l’étude est que tous ces facteurs interviennent conjointement pour expliquer la situation américaine. L’accès aux services de santé est limité pour des raisons à la fois structurelles et économiques et le système, trop fragmenté, rend difficile la continuité des soins, ce qui est particulièrement problématique dans un contexte de prévalence croissante des maladies chroniques et du vieillissement de la population. Les Américains consomment aujourd’hui moins de tabac et d’alcool que les citoyens des autres pays développés mais ils souffrent plus souvent qu’ailleurs d’obésité et du manque d’activité physique, ils sont plus souvent engagés dans des pratiques à risque (par exemple, ils consomment plus de produits pharmaceutiques et de stupéfiants ou n’attachent pas systématiquement leur ceinture de sécurité), et ils possèdent plus d’armes à feu (sauf comparé à la Suisse). Le rapport souligne également le rôle des inégalités économiques et sociales (notamment en termes d’accès à l’éducation supérieure), le ralentissement rapide de la mobilité sociale et l’important taux de pauvreté, notamment en ce qui concerne les enfants, ainsi qu’une redistribution des ressources et une protection sociale beaucoup plus limitées qu’en Europe occidentale. L’environnement physique et social, générateur de stress (favorisé par l’insécurité économique et la forte criminalité) et vecteur d’une culture de la violence soutenue par les médias, favorise les modes de vie nocifs.
20La troisième et dernière partie, la plus succincte, identifie d’abord les lacunes qu’il conviendrait de combler par des travaux scientifiques spécifiques afin de mieux comprendre la situation américaine et appelle à un vaste effort d’harmonisation des données d’enquêtes épidémiologiques et de santé dans l’ensemble des pays développés dont l’analyse permettrait d’approfondir et d’affiner les travaux comparatifs. Elle se conclut par des recommandations destinées à améliorer les politiques publiques et, à terme, à interrompre la tendance à la dégradation relative de la position internationale des États-Unis pour rattraper progressivement le retard accumulé en matière de santé. Le rapport se termine par un cri d’alarme inhabituel pour une publication qui se veut strictement scientifique, ce qui souligne d’autant plus la gravité de la situation.
21Magali Barbieri
Johan P. Mackenbach, Martin McKee (eds.), Successes and Failures of Health Policy in Europe : Four Decades of Divergent Trends and Converging Challenges, Buckingham, Open University Press, 2013, 371 p.
22Cet ouvrage collectif, coordonné par Johan Mackenbach (University Medical Center Rotterdam) et Martin McKee (London School of Hygiene and Tropical Medicine), propose une analyse des politiques de santé en Europe à travers les contributions de 22 spécialistes en épidémiologie et santé publique. Il fait partie de la collection d’ouvrages financée par l’European Observatory on Health Systems and Policy.
23Les auteurs présentent la diversité des politiques de santé en Europe comme un « laboratoire naturel » unique pour l’étude de leur efficacité et proposent ainsi à travers une étude comparative d’analyser leurs succès et leurs échecs. Ils partent d’une définition large des politiques de santé qu’ils définissent comme « l’ensemble des décisions, plans et actions qui sont mis en œuvre dans une société » pour améliorer l’état de santé et pour réduire l’exposition aux facteurs de risque. Ils proposent de concentrer leur étude sur les politiques de santé relatives à la prévention primaire et secondaire dans la mesure où les politiques de santé liées au système de soins ont fait l’objet de nombreuses évaluations. L’ouvrage s’articule ainsi autour de 11 domaines spécifiques des politiques de santé identifiés comme ayant contribué le plus fortement à l’amélioration de la santé dans les pays européens depuis les années 1970 : le tabac ; l’alcool ; l’alimentation et la nutrition ; la fertilité, la maternité et la naissance ; la santé des enfants ; les maladies infectieuses ; la détection et le traitement de l’hypertension ; le dépistage du cancer ; la santé mentale ; la sécurité routière ; la pollution de l’air.
24Chacun de ces domaines fait l’objet d’un chapitre dans lequel un ou plusieurs spécialistes font l’examen des enjeux de santé publique, des différentes politiques mises en place et de l’impact de ces politiques. L’analyse de certains facteurs de risque comme le tabac et l’alcool est facilitée par l’usage de scores synthétiques qui permettent de quantifier le degré de rigueur des politiques et leur variabilité tout en associant celle-ci à l’évolution des prévalences du facteur de risque dans les différents pays. Pour d’autres domaines, l’analyse est plus complexe et se fait autour de la présentation d’exemples de politiques mises en place telles que la lutte contre la déficience en iode et la vaccination infantile, ou par la présentation de démarches plus globales menées par certains pays comme la politique du Royaume-Uni pour réduire la consommation de sel ou les récentes politiques en Roumanie pour réduire la mortalité maternelle. Dans la plupart des exemples, l’étude de la mortalité par cause permet d’attester des progrès accomplis et de leur variabilité selon le pays. Ces analyses fournissent ainsi aux lecteurs un très riche aperçu des progrès accomplis par les pays européens dans certains domaines, la plupart du temps dans une perspective historique et comparative qui permet de mettre en lumière les politiques efficaces, les lacunes de certains pays et les progrès qu’il faut attendre d’une généralisation des bonnes pratiques.
25La partie finale de l’ouvrage comprend plusieurs chapitres de synthèse dont l’objectif est de mettre en évidence les pays qui ont le mieux réussi dans l’ensemble des politiques analysées, de mesurer les gains passés et potentiels de ces politiques et de mieux comprendre les contextes favorables à leur mise en place effective. Les auteurs s’appuient sur les analyses précédentes pour définir 18 indicateurs de performance qui permettent de mesurer selon les domaines le niveau de mise en œuvre des politiques, les résultats intermédiaires sur les facteurs de risque et les résultats finaux en termes de santé ou de mortalité. On peut regretter que la santé mentale soit exclue de cette synthèse dans la mesure où les auteurs n’ont pu trouver d’indicateur de performance fiable dans une perspective comparative. Un score global de performance est construit à partir de ces indicateurs afin de comparer l’ensemble des pays. Dans ce panorama, la France occupe une situation intermédiaire après les pays nordiques qui présentent les meilleurs scores à l’exception du Danemark. Les scores les plus faibles sont mesurés pour les pays d’Europe centrale et de l’Est ainsi que les pays de l’ex-Union soviétique. Les auteurs dressent aussi un bilan des gains en termes de mortalité évitée au cours des 40 dernières années pour les causes de décès en lien avec les politiques analysées. Ce bilan confirme le chemin accompli par les pays les plus vertueux et les gains potentiels que l’on pourrait envisager si tous les pays avaient les taux de mortalité du meilleur élève qu’est la Suède. Cependant les différences observées entre pays ne peuvent pas être seulement attribuées à la mise en place (ou à l’absence) des politiques de santé précises. Elles reflètent aussi sans aucun doute, plus globalement, les différences économiques et sociales voire culturelles qui séparent les pays et dont les auteurs ne tiennent guère compte.
26Les derniers chapitres de l’ouvrage permettent de dépasser ces limites et d’aller plus loin dans l’analyse. Les auteurs soulignent que les politiques étudiées varient dans leur mise en œuvre selon qu’elles font appel, à des degrés différents, à la prestation de services, à la promotion de la santé ou à des politiques plus larges liées à la protection de la santé. Elles demandent donc des moyens différents qui peuvent expliquer dans une certaine mesure les disparités observées. On distinguera ainsi le poids des ressources économiques, mesurées par le produit intérieur brut, et le contexte culturel, politique et institutionnel du pays. S’il n’est pas une surprise que la performance des pays soit la plus fortement liée au niveau de richesse, les auteurs montrent aussi qu’elle est liée à l’efficacité des gouvernements, au niveau de démocratie et plus globalement au système de valeurs défendu par la société.
27Dans son ensemble, cet ouvrage de nature principalement empirique présente un panorama très complet de la diversité des politiques de santé en Europe et fournit une analyse assez convaincante des atouts qu’elles peuvent constituer mais aussi des freins qu’elles peuvent rencontrer dans leur mise en œuvre selon les pays.
28Damien Bricard
Jean-Marie Robine, Carol Jagger, Eileen M. Crimmins (eds), Healthy Longevity : A Global Approach, New York, Springer (Annual Review of Gerontology and Geriatrics Series, volume 33), 2013, 382 p.
29Avec l’allongement de la durée de vie humaine, il convient de s’interroger sur l’état de santé et les capacités fonctionnelles des personnes les plus âgées, d’identifier les facteurs favorisant leur vieillissement en bonne santé, et de déterminer si nous vivons désormais à la fois plus longtemps et en meilleure santé. Pour se pencher sur ces questions, Jean-Marie Robine, Carol Jagger et Eileen M. Crimmins réunissent dans le présent ouvrage une quarantaine de contributeurs, issus de plusieurs pays et de disciplines variées. Cette publication résume l’état actuel des connaissances relatives à la longévité en bonne santé et se place sous la bannière de l’Annual Review of Gerontology and Geriatrics de l’éditeur Springer qui, chaque année depuis 1980, publie un volume sur une thématique clé dans le domaine de la gérontologie et de la gériatrie.
30Le livre est composé de seize chapitres distribués en trois parties à peu près égales correspondant aux trois sujets énoncés. La première partie s’amorce avec des travaux sur la santé des personnes âgées aux États-Unis et en Europe. On y retient que, pour ces pays, ceux qui affichent les espérances de vie les plus élevées à 80 ans ne correspondent pas forcément à ceux dont les conditions de santé après cet âge sont les meilleures. Ce résultat, difficile à anticiper puisqu’on sait que l’état de santé est habituellement un prédicteur important de l’espérance de vie, illustre la complexité des liens entre les mesures de la mortalité et celles de la santé aux très grands âges. Le niveau élevé de la mortalité chez les personnes très âgées peut aussi donner lieu à des résultats étonnants. Au Danemark par exemple, même si l’on sait que les capacités cognitives diminuent nettement avec l’âge au niveau individuel, on observe malgré tout une stabilité des fonctions cognitives moyennes ou bonnes dans la population de 93 à 100 ans parce que les nonagénaires situés au bas de l’échelle des scores cognitifs ont une mortalité plus forte. Cette sélection des nonagénaires dotés de meilleures fonctions cognitives soulève des questions relatives à la qualité des services de soins de santé destinés aux personnes très âgées. Pour permettre à ces personnes de préserver leur état de santé et leurs capacités fonctionnelles aussi longtemps que possible, l’offre de soins de bonne qualité, en particulier pour le traitement des conditions gériatriques (incluant les incapacités cognitives), compte pour beaucoup. Or, des données anglaises récentes montrent que le traitement de ces conditions suscite plus d’insatisfactions que celui de conditions médicales générales. Et l’écart se creuse avec l’avancement en âge parmi les plus vieux. Pour faire mieux à l’avenir, la signification du terme healthy longevity (i.e., longévité en bonne santé), notamment, mériterait d’être explorée davantage, tant du point de vue sémantique que conceptuel.
31La seconde partie porte sur l’identification de facteurs favorisant le vieillissement en bonne santé et la longévité. Les populations résidant dans les îles ont longtemps été réputées pour bénéficier d’une longévité particulière, et leurs habitants présentent aujourd’hui un grand intérêt pour les chercheurs se spécialisant dans ce domaine. Par exemple, l’avantage de santé et de longévité des populations d’Okinawa au Japon et d’Hawaï aux États-Unis est bien connu et s’explique davantage par des facteurs environnementaux (alimentation, activité physique, climat, soutien social, soins de santé préventifs, etc.) que génétiques. Cet avantage de santé tend cependant à s’amenuiser avec les générations plus récentes, notamment en raison d’un délaissement des saines habitudes alimentaires traditionnelles entraînant une montée de l’obésité. Bien que selon l’état actuel des connaissances, le caractère héréditaire de la longévité reste modeste, certains gènes (e.g., APOE, FOXO3A) seraient fortement associés à un vieillissement en bonne santé et à la longévité. Pour ce type d’analyses des facteurs génétiques, la plupart des travaux menés jusqu’à récemment reposaient sur des modèles animaux. Sans contester leur utilité, il faut retenir toutefois que les résultats issus de ces modèles ne sont pas toujours directement transférables à l’être humain (la durée de vie humaine est nettement plus longue, les interactions complexes qui surviennent entre la génétique et l’environnement au sein des populations humaines n’existent pas en laboratoire, etc.). De grandes enquêtes récentes ciblant diverses populations humaines permettent désormais de mieux comprendre la génétique du vieillissement en bonne santé et de la longévité chez l’humain. Une autre piste prometteuse et qui se situe de plus en plus au cœur des recherches sur le « bien vieillir » concerne la mobilité des personnes. Les mesures de performance physique sont en général de bons prédicteurs de l’état de santé, même aux très grands âges, et certains indicateurs comme la vitesse de marche et l’équilibre statique et dynamique ont une valeur prédictive particulièrement élevée en termes de problèmes de santé sévères chez les personnes âgées (incapacité, institutionnalisation, hospitalisation, etc.). La mobilité constitue en quelque sorte un concept unificateur en gérontologie et on souhaite, à l’avenir, qu’il y ait davantage de recherches pluridisciplinaires sur le sujet.
32La troisième partie s’interroge sur la qualité des années gagnées avec l’allongement de la durée de la vie. Les résultats présentés montrent d’abord qu’en France, au cours des vingt dernières années, le temps moyen passé dans un état d’incapacité de niveau modéré chez les personnes âgées de 75 à 85 ans a diminué. L’espérance de vie avec incapacité sévère à ces âges a cependant augmenté, en particulier chez les femmes et chez les individus les moins instruits. Durant la même période, aux Pays-Bas, bien qu’on observe un accroissement de l’espérance de vie en bonne santé perçue et de celle sans incapacité à 80 ans, le nombre moyen d’années de vie passées avec au moins une maladie chronique a aussi augmenté, surtout chez les femmes. Cette dernière tendance pourrait s’expliquer à la fois par un diagnostic plus précoce des maladies chroniques et par des changements de modes de vie aux Pays-Bas, la prévalence des maladies cardio-vasculaires et du diabète y étant en hausse depuis 1985. En ce qui concerne les personnes très âgées, une étude sur la santé des nonagénaires en Finlande suggère que, depuis une dizaine d’années, quasiment rien n’a changé en matière de mobilité. Mais le statut fonctionnel de ces personnes pour la réalisation des activités quotidiennes s’est légèrement amélioré chez les hommes, en dépit d’une détérioration de la santé perçue.
33En somme, l’accroissement de l’espérance de vie s’accompagne-t-il ou non d’une augmentation du temps vécu en bonne santé ? La question est complexe et cette troisième partie du livre l’illustre bien. Pour y répondre, il ne suffit pas de distinguer le sexe des individus, leur âge, leur statut social et la période à l’étude. La réponse dépend aussi, notamment, de la dimension de la santé retenue (mobilité physique, santé mentale, bien-être social, etc.), du niveau de sévérité (e.g., léger, modéré, grave) et de l’indicateur utilisé (espérance de vie sans incapacité, espérance de vie active, espérance de vie en bonne santé perçue, etc.).
34En définitive, l’ouvrage est rédigé avec soin et très agréable à lire, même si la seconde partie n’est pas d’une lecture aussi aisée que les autres en raison de passages un peu ardus pour les non-spécialistes de la génétique. Le livre a surtout le mérite d’ouvrir le lecteur à de nouvelles idées concernant la santé et les capacités fonctionnelles des personnes les plus âgées, à la fois par le biais d’une présentation de résultats importants et d’une réflexion théorique sur la façon dont nous définissons et mesurons la santé aux très grands âges.
35Nadine Ouellette
Francesca Colombo, Yuki Murakami (eds.), A Good Life in Old Age ? Monitoring and Improving Quality in Long-Term Care, Paris, OECD Health Policy Studies/Commission européenne, 2013, 263 p.
36Le vieillissement de la population et le nombre croissant de personnes âgées en perte d’autonomie a fait de la qualité des soins de longue durée une priorité pour les gouvernements. L’amélioration de la qualité des soins est un enjeu important car les usagers demandent plus de choix et des services plus adaptés qui leur assurent une meilleure qualité de vie. Ce rapport, issu d’une collaboration entre l’OCDE et la Commission européenne, traite de l’amélioration à la fois des indicateurs de la qualité des soins dispensés et de la qualité même de ces services, dans les pays membres de l’organisation.
37Les usagers, leurs familles et leurs proches aidants sont en effet mieux informés quant aux services disponibles et ont souvent des opinions bien arrêtées sur leur qualité. Par ailleurs, le coût élevé des soins, en particulier les co-paiements pour les soins en établissement, rendent les exigences plus grandes.
38Compte tenu de l’augmentation du coût des soins, la maîtrise de la dépense publique doit aussi s’améliorer. Cette hausse, jointe à la diffusion publique de cas où les normes de soins sont inadéquates, a exercé une forte pression sur les gouvernements pour qu’ils augmentent la transparence sur la qualité des soins dispensés aux personnes âgées fragiles ou handicapées. Les pays membres ont alloués en moyenne 1,56 % du PIB aux dépenses publiques de soins de long terme en 2010, auxquelles il faut ajouter des dépenses privées de l’ordre de 0,67 % du PIB [1]. Cette dépense est appelée à doubler, voire tripler d’ici à 2050, à mesure que la part des personnes âgées dépendantes augmentera dans les pays de l’OCDE.
39Ce rapport rappelle l’intérêt croissant à améliorer la mesure de la qualité des soins de long terme. L’information sur la qualité bénéficie à tous les acteurs. Elle aide les prestataires de soins à mieux gérer les services et les personnels de soins ; les soignants à choisir des structures performantes ; les acheteurs à prendre de bonnes décisions dans l’allocation des ressources ; les décideurs, enfin, à définir des critères pour l’évaluation des prestataires. Cela offre aussi aux consommateurs des informations importantes pour choisir entre les différents prestataires de soins, tout en permettant des comparaisons internationales de performance.
40La mesure de la qualité des soins de long terme doit encore rattraper son retard sur l’évolution de l’offre de soins, mais certains pays dont la Finlande, les États-Unis, l’Islande, le Canada et le Portugal font figure d’exception et utilisent déjà des indicateurs de qualité qui s’appuient sur une évaluation des besoins. En guise d’exemple de ces initiatives, le rapport présente le système d’information InterRAI dont l’objectif est de récolter des données cliniques et d’enquête afin d’évaluer la qualité des soins et son évolution dans plusieurs pays ou régions partenaires. Ce système permet de produire des données dont l’analyse pourra fournir des réponses pertinentes aux questions clés que se posent les décideurs publics en matière de soins de long terme. Par exemple, les décideurs et les prestataires de services pourront mieux appréhender les exigences des usagers en termes de besoins et de ressources tout au long du parcours de soins. La diversité des populations accueillies en maisons de retraite, médicalisées ou non, requiert que cette analyse soit multidimensionnelle et prenne en compte les caractéristiques individuelles des usagers. L’investissement dans de tels systèmes d’information est coûteux, mais dans un contexte de vieillissement démographique et de pression financière, il devient nécessaire.
41La complexité des services de soins rend difficile l’identification des politiques à mettre en œuvre pour améliorer leur qualité. Cet ouvrage en propose trois : imposer des contrôles réglementaires externes pour vérifier et préserver la qualité ; élaborer des normes pour homogénéiser les pratiques et suivre les indicateurs de manière à s’assurer que les résultats correspondent aux niveaux souhaités ; stimuler l’amélioration de la qualité grâce à l’utilisation d’incitations économiques en faveur des prestataires et des usagers. Dans quelle mesure la régulation conduit-elle à une amélioration de la qualité ? Bien que la régulation soit nécessaire, elle peut aussi nuire à l’innovation et décourager les prestataires d’aller au-delà des exigences minimales. La réponse à cette question dépend au moins en partie de la mise en place et de l’efficacité des mécanismes plus larges d’amélioration de la qualité en complément du cadre réglementaire.
42La définition de normes qui établissent les bonnes pratiques est une façon de mettre en place des soins sûrs et efficaces. Standardiser l’évaluation des besoins et le processus de prestation de soins, tout en suivant ce processus et son résultat, constitue un outil efficace pour déterminer les besoins des individus, réduire les différences de pratique pour certaines pathologies et encourager les prestataires à améliorer la qualité des soins. Alors que dans certains pays les décisions sur l’admissibilité aux prestations prennent en compte le statut socio-économique ou le soutien de la famille, l’un des points forts de ces instruments de standardisation est qu’ils permettent une évaluation objective des besoins en soins infirmiers.
43Les décideurs sont intéressés par la meilleure façon d’inciter les usagers, les prestataires ou les organismes payeurs à fournir des soins plus sûrs, plus adaptés et plus efficaces. Utiliser des incitations économiques est une approche attrayante. En supposant que les bénéficiaires de soins de longue durée puissent agir en tant que consommateurs avertis, ces approches leur permettent de trouver l’option de soins qui convient le mieux à leur situation personnelle. Deux tiers des pays de l’OCDE, principalement en Europe, ont mis en œuvre des indemnités de soins, des bons ou des avantages destinés aux consommateurs. Ces solutions offrent des niveaux élevés de satisfaction parmi les usagers, bien qu’elles ne puissent pas forcément améliorer leur état de santé ou leurs capacités fonctionnelles. Les spécificités institutionnelles susceptibles de produire de telles améliorations mériteraient d’être explorées davantage. Une autre façon d’améliorer la qualité des soins de longue durée est de proposer des incitations financières cette fois-ci aux prestataires pour qu’ils atteignent certains objectifs, mais jusqu’à présent ces initiatives ont été adoptées par une poignée de pays seulement.
44Des études de cas dans certains pays européens et aux États-Unis montrent que les approches actuelles pour garantir la qualité des soins de long terme mettent l’accent sur trois domaines clés : les critères de participation des prestataires ; la surveillance et l’application de la conformité ; enfin, le contrôle public ou d’autres approches incitatives pour améliorer la qualité. Or, le système actuel destiné à garantir la qualité est soumis à une interaction complexe de règles nationales, régionales, locales et volontaires, ce qui peut rendre difficile un suivi et une application efficace des normes réglementaires. Bien que la réglementation lourde des soins de long terme, particulièrement pour les services de soins en institution, présente des charges administratives élevées pour les prestataires, la transition d’une mesure de contrôle de la qualité à une mesure fondée sur les résultats doit être soutenue par une infrastructure robuste de production de données et une orientation claire. Il y a un potentiel d’amélioration de la qualité des soins de long terme moyennant des incitations économiques, mais cela peut produire des effets indésirables que l’on doit prévenir et maîtriser.
45Aïda Sole-Auro
François Bourdillon, Marie Mesnil (dir.), Mieux prendre en compte la santé des femmes, Paris, Éditions de Santé & Presses de Sciences Po/Séminaires, 2013, 127 p.
46Cet ouvrage fait la synthèse du séminaire intitulé « Mieux prendre en compte la santé des femmes », organisé les 6-7-8 février 2013 par la chaire Santé de Sciences Po, sous le haut patronage du ministère des Droits des femmes. Il s’agissait de considérer la santé des femmes de manière spécifique, en la comparant autant que possible à celle des hommes. La préface de cet ouvrage correspond à l’allocution inaugurale de Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes et porte-parole du gouvernement. Elle dresse un panorama des spécificités des femmes face à leur santé.
47Dans un chapitre très synthétique, Nathalie Fourcade de la Drees présente les principales données épidémiologiques sur le sujet, et discute l’apparente contradiction entre le fait que les femmes ont une espérance de vie plus élevée que les hommes, alors qu’à âge égal, elles se perçoivent en moins bonne santé qu’eux. Les raisons possibles de ce paradoxe sont passées en revue : il est bien établi que les femmes ont des conduites plus favorables à leur santé et qu’elles ont moins de comportements violents comme en atteste leur plus faible taux de mortalité par cause violente ; leur consommation de tabac et d’alcool est moindre que celle des hommes, et elles sont plus attentives à leur alimentation ; les femmes ont aussi un plus fort recours au système de santé, et apparaissent plus sensibles aux messages de prévention que les hommes ; enfin, dans leur vie professionnelle, les femmes sont généralement moins exposées que les hommes aux tâches les plus pénibles et sont moins souvent victimes d’accidents du travail. En revanche, quand on les interroge, elles ont une vision plus négative de leur santé. Ce pessimisme est-il lié à l’indicateur d’évaluation subjective de la santé ? Cet indicateur est considéré comme très solide aussi bien au niveau individuel qu’au niveau des populations. Néanmoins il varie selon les normes de santé, les caractéristiques sociales et les aspirations des individus influençant d’une part la perception des symptômes et d’autre part leur interprétation en termes de pathologies. Ainsi, les hommes déclareraient davantage de maladies et de troubles associés à un risque vital important (relativement rares), alors que les femmes déclareraient plus de maladies et de symptômes associés à un faible risque vital (relativement fréquents).
48Le chapitre suivant présente les spécificités féminines en matière de consommation de tabac et d’alcool et en matière de nutrition. Pour chacune de ces consommations, la pertinence des politiques publiques ciblées en fonction du sexe afin de lutter contre les inégalités sociales de santé est discutée.
49On aborde ensuite les évolutions des politiques de dépistage en matière de cancers féminins. En France, la mortalité associée au cancer du sein était estimée à 11 500 décès en 2011. En 2004, un vaste programme de dépistage de ce type de cancer par mammographie a été lancé auprès de l’ensemble des femmes de 50 à 74 ans. Le taux de participation était d’un peu plus de 50 % en 2011. La polémique autour de ce programme est présentée de façon particulièrement claire : si ce programme national permet la détection de tumeurs à un stade précoce, ce qui a pour conséquence une baisse significative de mortalité liée à ce cancer (de 20 décès pour 100 000 femmes en 1984 à 15 pour 100 000 en 2011), il reste que certaines tumeurs à faible potentiel évolutif sont parfois traitées par excès. Le cancer du col, quant à lui, est lui responsable d’environ 1 000 décès par an en France. Jusqu’à présent, le dépistage de ce cancer par frottis cervico-utérin tous les 3 ans est effectué sur la base d’initiatives individuelles. La pertinence d’un programme national de dépistage organisé ciblant les femmes de 25 à 65 ans est discutée.
50La santé sexuelle des femmes est ensuite abordée. Le terme de santé sexuelle est utilisé de préférence à celui de « santé reproductive » trop limité au champ de la procréation. Ce chapitre traite ainsi des questions de l’éducation à la contraception, de l’avortement et des infections sexuellement transmissibles. Chantal Picod, consultante pédagogique au ministère de l’Éducation nationale, explique le rôle de l’école en matière d’éducation à la sexualité : les établissements scolaires doivent organiser des séquences d’éducation visant à aborder les maladies sexuellement transmissibles, la contraception, la connaissance du corps, mais aussi la relation à l’autre, les violences sexuelles, le sexisme et l’homophobie. Mais, comme le souligne l’auteur, il existe des freins à ce que l’école aborde ces questions : le fait que cette formation ne soit pas considérée comme une discipline obligatoire et que l’organisation des séances repose souvent sur le volontariat, mais également la résistance de la société à admettre la sexualité des jeunes. Le rôle des familles, des centres de planning familial et des mutuelles étudiantes est également développé. Pour ce qui est de l’avortement, les auteurs plaident pour une démédicalisation favorisant l’autonomie des femmes. Enfin, pour le dépistage des maladies sexuellement transmissibles, les auteurs préconisent l’utilisation de nouvelles technologies telles que les autoprélèvements et les tests rapides qui favorisent l’accès au dépistage et aux soins.
51Un chapitre porte spécifiquement sur la prise en charge des grossesses. Les auteurs insistent sur l’évaluation des risques afin d’adapter la prise en charge, et sur la nécessité d’information et d’accompagnement pour permettre aux femmes de gagner en autonomie dans ce moment particulier. À propos des risques liés à la grossesse, un éclairage spécifique est donné sur la surveillance de la mortalité maternelle en France grâce au Comité national d’étude de la mortalité maternelle. Celui-ci recense les décès maternels à partir de sources diverses (certificats de décès, bulletins de naissance, données hospitalières) et enquête sur leurs causes de façon précise. Le rapport de 2013 estime le nombre de décès maternels à environ 80 par an en France (un niveau stable dans les années 2000) et l’analyse des causes révèle qu’un peu plus de la moitié de ces décès auraient pu être évités.
52Enfin, un chapitre porte sur les disparités de santé des femmes en fonction du contexte socio-économique. Les femmes en situation de précarité nécessitent une prise en charge globale de leurs besoins à la fois sanitaires et sociaux. Deux expériences de lutte contre les inégalités sociales de santé sont présentées par des acteurs de terrain : celle de Médecins du Monde, ainsi qu’une expérience communautaire en Seine-Saint-Denis. La lutte contre les violences faites aux femmes y tient une place importante. En France, 400 000 femmes seraient victimes de violence. Là encore, le témoignage d’acteurs de terrain travaillant au sein des Centres d’urgences médico-judiciaires ou d’associations comme Solidarité Femmes joue un rôle primordial.
53En conclusion, les diverses contributions qui constituent cet ouvrage dressent un panorama très complet de ce que recouvre la santé des femmes. En plus des données chiffrées récentes pour la France, l’ouvrage aborde de façon impartiale les questions qui font débat, et surtout il laisse largement la parole aux acteurs de terrain. Partant du constat des démographes et des épidémiologistes sur les différentiels d’espérance de vie et d’espérance de vie sans incapacité entre hommes et femmes, les auteurs développent plus avant les spécificités de la santé des femmes, et très naturellement concluent sur les recommandations de santé publique qui en découlent.
54Sophie Le Cœur
Françoise Héritier, Sida, un défi anthropologique, Paris, Les Belles lettres, 2013, 270 p.
55Salvatore D’Onofrio réunit dans cet ouvrage six textes de l’anthropologue Françoise Héritier, professeure honoraire au Collège de France et à l’École des hautes études en sciences sociales. Elle signe ici des articles, des entretiens et des rapports publiés entre 1989 et 1998, lors de son mandat en tant que première présidente du Conseil national du sida (CNS), instance consultative créée en 1989, pour apporter une expertise pluridisciplinaire et émettre des avis éthiques en appui aux pouvoirs publics.
56Sollicité lors de la proposition de loi sur le dépistage obligatoire et de la question de la pénalisation de la transmission du VIH, le CNS doit se prononcer sur « ce qui est bien et ce qui est mal pour la collectivité et les individus qui la composent » (chapitre 3). Partant du principe selon lequel « ce qui n’est pas scientifiquement et démocratiquement fondé n’est pas éthique », les textes ici réunis retracent les prises de position du Conseil dans les débats concernant ces questions, qui polarisent le politique et l’opinion publique au début des années 1990. Dans le cas du dépistage obligatoire du VIH, il s’agit de justifier la position du Conseil face à une politique sécuritaire du gouvernement, déterminé à imposer un dépistage aux moments de la naissance, du mariage et de l’incorporation militaire. Le CNS s’oppose au non-respect du secret médical et à la divulgation du statut sérologique que cette obligation supposerait, et émet un avis défavorable dans les jours qui suivent sa saisine par l’État.
57Le chapitre 6 et la conclusion restituent des extraits du rapport d’activité du CNS de 1996 abordant son organisation et son fonctionnement, ses avis sur le dépistage obligatoire et sur le secret médical en milieu carcéral, ainsi que l’évolution des perceptions et des représentations sociales du sida. Cependant, le lecteur peut être surpris de ne pas trouver ici davantage d’éléments actualisant les discussions et les recommandations du CNS depuis 1998. Les programmes de prévention, ainsi que les interventions en direction des femmes par exemple ont nettement évolué depuis.
58L’une des contributions majeures de Françoise Héritier à l’anthropologie du VIH/sida est son travail sur les représentations de l’infection et de la maladie, dans les sociétés dites « traditionnelles » notamment. Dans le premier chapitre, elle rappelle que les représentations du VIH sont inscrites dans le symbolisme des humeurs corporelles. Si les formes de ces représentations diffèrent selon les cultures, les rôles du sang, du sperme et du lait maternel restent à l’origine des schémas explicatifs de la maladie. Dans le contexte de l’épidémie, ces trois humeurs figures de vie deviennent trois vecteurs de la transmission du VIH, et donc figures de mort. Mais ce retournement symbolique ne suffit pas à expliquer les représentations de cette maladie. Ces humeurs sont surtout les supports fondamentaux de l’identité individuelle et de l’ensemble des relations sociales de l’individu, du fait de leur importance dans les systèmes de filiation notamment.
59Dans le chapitre 2, malgré des passages répétés, l’anthropologue convainc par son analyse des réponses apportées à l’épidémie dans plusieurs sociétés dites « traditionnelles ». La réponse sociale étant inscrite dans les représentations de la maladie, elle est subordonnée à l’interprétation du mal. Celui-ci peut être interprété selon trois schémas, transversaux aux différentes cultures : le mal peut être une sanction (la maladie punit l’infraction à une règle sociale), le résultat d’une agression (par la sorcellerie par exemple) ou en soi, la manifestation d’une faiblesse de l’individu face au mal.
60Le chapitre 4 reprend des textes disparates qui abordent notamment la dimension pluridisciplinaire de la réponse au sida comme problème public, et plus précisément les rapports entre sciences sociales et sciences de la vie, ainsi que les rapports entre expertise et journalisme pour le grand public. Plusieurs exemples soulignent l’apport des sciences sociales et la centralité de l’éthique dans le traitement de la question du sida en France. C’est le cas lorsque Françoise Héritier encourage les journalistes à la vigilance dans le discours et le vocabulaire pour mieux informer, car l’enjeu d’informer le public sur le VIH/sida est de rendre les individus plus autonomes, plus libres mais aussi plus responsables.
61Le chapitre 5 est composé d’extraits d’entretiens, conduits en 1990, 1994 et 2005. Les réponses aux questions traitent de thèmes divers mais présentent l’intérêt d’aborder le concept de valence différentielle des sexes, pour expliquer la vulnérabilité toute particulière des femmes face à l’épidémie. Prenant appui sur son expérience d’anthropologue africaniste, Françoise Héritier décrit les rapports sociaux de sexe qui restreignent voire empêchent l’accès des femmes « africaines » à l’information et à la prévention, à la protection contre le VIH au sein du couple, et au recours aux soins lorsqu’elles sont contaminées.
62Le statut très divers des textes et des types de discours, ainsi que leur richesse du point du vue mémoriel et documentaire, contribuent toutefois à rendre l’accès à l’ouvrage difficile pour les non-spécialistes. Ainsi est-il plutôt à considérer comme un recueil de textes officiels ou de positionnement, et de sources primaires rédigées par la première présidente du CNS. S’ils requièrent de solides connaissances sur l’histoire politique et sociale de l’épidémie en France pour les situer et les comprendre pleinement, ces textes éclairent de l’intérieur les enjeux des interventions du CNS dans l’espace public et les rapports interinstitutionnels et interprofessionnels dans lesquels ces prises de positions étaient imbriquées. Ils donnent aussi à voir la dimension éthique d’une anthropologie engagée, qui allie connaissances anthropologiques et recommandations pour l’action publique [2].
63Une des contributions d’intérêt de l’ouvrage, sur un sujet malheureusement encore d’actualité, est constitué des passages sur les rapports entre sciences sociales et médecine, où il est question de s’opposer à la domination des premières par la seconde. Lors de la clôture d’un atelier scientifique à Bingerville (chapitre 4), Françoise Héritier rappelle par exemple aux médecins et biologistes présents la contribution importante des sciences sociales dans la réponse au sida. S’agissant d’une maladie sociale, la place des sciences humaines et sociales est déterminante aux côtés des sciences biomédicales : elles doivent faire comprendre les mécanismes et les processus sociaux qui se nouent autour de la maladie, pour permettre une action publique éclairée et plus efficace. Françoise Héritier prêche pour qu’une place entière soit accordée aux sciences sociales dans le travail de collaboration interdisciplinaire et de longue haleine qu’exige la recherche de solutions adaptées contre le VIH/sida.
64Meoïn Hagège
Richard Wilkinson, Kate Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Paris, Les Petits matins-Institut Veblen, 2013, 512 p. [Traduction française de l’ouvrage publié à Londres en 2009 sous le titre The Spirit Level : Why More Equal Societies Almost Always Do Better]
65Voici un ouvrage qui a beaucoup fait parler de lui depuis sa sortie au Royaume-Uni en 2009. Il a rapidement été republié avec des sous-titres différents (Why Greater Equality Makes Societies Stronger, puis Why Equality is Better for Everyone). Il s’agit d’un véritable best-seller traduit dans plus de 23 langues dont le français.
66Richard G. Wilkinson et Kate Pickett sont deux épidémiologistes reconnus comme spécialistes des inégalités en santé. Leur livre a reçu un accueil très favorable et a suscité de nombreux commentaires scientifiques, politiques et médiatiques. Les auteurs s’efforcent de démontrer le lien qui existe entre l’inégalité économique et divers maux sociaux ou pathologies contemporains. Ils le font au moyen de comparaisons internationales mais aussi infranationales, au sein de quelques États comme le Royaume-Uni, les États-Unis et même… des équipes de base-ball. Leur propos peut se résumer en quelques lignes : si la richesse globale a un impact favorable sur la santé et l’harmonie sociale, au-delà d’un certain seuil de développement économique et social, le degré d’inégalité économique joue tout autant, si ce n’est plus, dans le sens contraire.
67À l’appui de leur thèse, ils mettent en relation l’inégalité de revenus avec une série d’indicateurs portant sur des domaines aussi divers que le sentiment de confiance, l’état de santé, la longévité, l’obésité, les maladies mentales, la sévérité des peines de prison et les taux d’incarcération, les homicides, la toxicomanie, les grossesses précoces, les échecs scolaires, la contribution au dérèglement climatique et, enfin, le taux de recyclage des déchets. Les résultats sont illustrés par des graphiques simples (nuages des points et droites de régression linéaire) et tous livrent la même conclusion : plus un pays est inégalitaire, plus les indicateurs cités sont défavorables.
68Ces corrélations statistiques constituent-elles une preuve du lien de causalité ? Plusieurs objections viennent à l’esprit. Sur le choix de l’inégalité de revenus d’abord, les auteurs affirment cependant que des calculs ont été faits en utilisant d’autres indicateurs dont les résultats vont dans le même sens. Le choix de se cantonner aux inégalités de revenu obéit à des considérations pédagogiques. Les auteurs montrent par ailleurs que ce sont bien les inégalités du revenu disponible après impôt et redistribution qui jouent. L’association entre l’inégalité économique et les indicateurs étudiés est forte, et il existe bien une sorte de relation dose-effets, les pays les plus inégalitaires présentant les résultats les plus défavorables. Les problèmes sociaux visés par les auteurs sont nombreux mais peut-on trouver des contre-exemples ? Quid, par exemple, du suicide, objet d’étude sociologique classique, plus fréquent dans les pays les plus égalitaires ? Les auteurs ne répondent pas à cette objection, mais on peut penser que le suicide, rare en temps de crise économique voire de guerre, est un indicateur paradoxal : les pays inégalitaires pourraient avoir des taux de suicide faibles en raison des conditions de vie très dures ou de l’espérance de vie plus courte qui y règnent…
69De manière plus générale, est-on sûr du sens de l’association alors que les analyses sont, dans leur très grande majorité, transversales ? Certes, les données diachroniques présentées sont moins nombreuses, mais leur analyse fournit les mêmes conclusions : les variations de l’inégalité économique semblent bien causer celles des indicateurs étudiés et non le contraire. L’état de santé de la population et les problèmes sociaux ne contribuent-ils pas à la formation et à la transmission des inégalités économiques ? Cette rétroaction n’est pas considérée directement, mais elle est faible et elle souligne l’urgence des actions à mettre en place pour réduire les inégalités. Peut-on proposer un mécanisme probant qui explique pourquoi les inégalités économiques sont à l’origine de tous ces maux ? Les auteurs mobilisent la psychologie et l’éthologie mettant en avant le stress produit par la compétition et les classements résultants des inégalités de revenus. La méfiance envers autrui est également plus importante dans les sociétés inégalitaires, car les personnes qui nous sont semblables et avec lesquelles nous serions susceptibles de partager des intérêts matériels et idéologiques sont moins nombreuses lorsque la distribution des revenus est très importante.
70Cependant, les analyses présentées par les auteurs ne sont-elles pas simplistes ? Les caractéristiques des pays comparés, comme leurs situations géographiques, leurs histoires, leurs systèmes fiscaux ou de soin, leurs compositions ethniques… ne sont pas prises en compte. Toutefois, la multiplication des analyses sur des sociétés différentes économiquement, socialement et ethniquement, corrobore les résultats. De plus, les auteurs montrent que même l’état de santé des plus favorisés (à l’exception sans doute des très riches) est meilleur dans les sociétés plus égalitaires.
71K. Pickett et R. Wilkinson affirment finalement qu’en sciences sociales, les causes ne sont jamais établies de manière certaine, elles sont seulement vraisemblables. Ainsi, il y a causalité, selon eux, par défaut d’autre explication et que la leur est tout à fait vraisemblable. Par ailleurs, la réduction des inégalités semble être un levier qui pourrait avoir un impact global sur la société plus important que des campagnes nombreuses, ciblées sur chacun des problèmes spécifiques étudiés dans l’ouvrage. Malgré ceci, les sociétés inégalitaires consacrent une large part de leur richesse à tenter de corriger certaines situations marginales découlant des inégalités (déscolarisation, pauvreté, etc.), sans véritable succès. Elles sont ainsi moins efficaces que les autres : la réduction des inégalités est donc un problème moral mais aussi économique, et la thèse des auteurs est aussi bien politique qu’utilitariste. Si cette analyse économique n’est pas détaillée, les auteurs nous procurent en revanche quelques indicateurs intéressants : les pays plus inégalitaires se distinguent par des dépôts de brevets moins nombreux, un volume d’heures travaillées annuel plus élevé, et des coûts environnementaux plus importants.
72Enfin, les auteurs concluent sur l’engagement personnel et les leviers politiques disponibles pour propager les idées en faveur de l’égalité et peser ainsi sur le monde politique. Cette dernière partie n’est pas la plus novatrice ni la plus convaincante. En revanche, les auteurs proposent une intéressante postface où de nombreuses critiques de leur ouvrage sont reprises, commentées et réfutées. Théories adverses, critiques ponctuelles relatives aux choix des sources de données ou des indicateurs, mais aussi mauvaise foi et conflits d’intérêt sont passés en revue, ce qui ne manque pas de piquant.
73Livre de synthèse, d’épidémiologie et de santé publique, mais aussi livre d’économie et de politique, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous est clair et stimulant, à défaut d’être très scientifique dans sa présentation. Signalons pour finir que le site de la fondation The Equality Trust (www.equalitytrust.org.uk) propose d’autres statistiques complémentaires.
74Stéphane Legleye
Notes
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[1]
OECD Health Data 2012, OECD Publishing, Paris.
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[2]
Sur ce sujet voir aussi : Didier Fassin, « L’anthropologie, entre engagement et distanciation. Essai de sociologie des recherches en sciences sociales sur le Sida en Afrique », in C. Becker, J.P. Dozon, C. Obbo et M. Touré (dir.), Sciences sociales et Sida en Afrique. Bilan et perspectives, Paris, Karthala, 1999, p. 41-66.