Notes
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[1]
La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI, 2007, p. 8) a défini le « profilage racial » comme « [L]’utilisation par la police, sans justification objective et raisonnable, de motifs tels que la race, la couleur, la langue, la religion, la nationalité ou l’origine nationale ou ethnique dans des activités de contrôle, de surveillance ou d’investigation » (voir aussi De Schutter et Ringelheim, 2008).
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[2]
Cette enquête initiale a été réalisée par une équipe composée de Rachel Neild et Indira Goris (OSJI), John Lamberth, Fabien Jobard et René Lévy.
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[3]
C’est également la démarche récemment adoptée par l’ONG Human Rights Watch (2012).
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[4]
Les résultats présentés ici résultent d’une analyse inédite des données de l’enquête Escapad 2008 de l’OFDT, réalisée par S. Névanen (Cesdip). Cette question n’a malheureusement pas été reprise dans l’enquête de 2011.
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[5]
Voir sur ce point Gauthier (2012). Voir également les études réunies par Weber et Bowling (2011) qui couvrent les cinq continents.
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[6]
On trouvera une revue de littérature plus récente dans Melchers (2006). Voir également Harris (2006), Rice et White (2010), Bowling et Phillips (2007). Pour une discussion de fond sur la notion de profilage, voir Harcourt (2007).
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[7]
Comme l’indiquent Miller et al. (2008, p. 163), « Le protocole de recherche établi par Lamberth [cosignataire du présent article] est devenu le paradigme de la plupart des débats sur le profilage racial aux États-Unis ».
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[8]
Pour notre propos, les réformes les plus significatives sont celles de 1983, 1986, 1993 et 2003.
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[9]
Cass. Crim., 25 avril 1985, cité par Buisson, 1998, n° 125 ; pour une analyse détaillée : Saoudi, 1998, p. 277-288.
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[10]
Elle a également été employée à Washington D.C. (Lamberth, 2006).
-
[11]
Faute de place, nous n’aborderons pas le volet de l’enquête relatif aux questionnaires?; voir Open Society Justice Initiative, 2009a, p. 38-40.
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[12]
La pratique policière a élaboré une typologie des apparences qui s’est cristallisée dans la nomenclature du fichier policier Canonge, créé sous forme manuelle en 1950, qui distingue 12 « types » différents : « blanc (caucasien), méditerranéen, gitan, moyen-oriental, nord-africain maghrébin, asiatique eurasien, amérindien, indien (Inde), métis-mulâtre, noir, polynésien, mélanésien-canaque ».
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[13]
Les données à recueillir étaient codées numériquement : les observateurs devaient donc saisir successivement 5 chiffres (6 pour l’observation des contrôles), ce qui pour des jeunes accoutumés à « texter » en toutes circonstances ne présente aucune difficulté et s’effectue en quelques secondes.
-
[14]
L’imposition d’un intervalle avant la saisie suivante était essentiellement destinée à pallier les différences individuelles dans la vitesse de saisie des observateurs qui, comme nous avons pu le vérifier, ne manqueraient pas de biaiser la collecte.
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[15]
Cette phase de benchmarking, initialement programmée sur 2 mois, a été plus longue que prévue car il a fallu la suspendre d’abord lors de la coupe du monde de rugby, qui a amené des modifications importantes de la population présente gare du Nord et à Châtelet Station, puis en raison des grèves qui ont affecté les transports publics parisiens.
-
[16]
Les contrôles n’ont pas donné lieu à des observations durant chaque mois au cours de cette période. Peu d’entre elles ont eu lieu en décembre 2007 et aucune en janvier 2008, du fait des contraintes universitaires des observateurs, de la période de Noël engendrant une altération des flux des populations en transit ou des délais nécessaires au renouvellement de leurs contrats de travail.
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[17]
Ces chiffres diffèrent légèrement de ceux qui figurent dans le rapport initial (Open Society Justice Initiative, 2009c) qui comportait certaines erreurs de codage sans incidence sur les résultats. En raison de données manquantes ou défectueuses pour certaines des variables, l’effectif retenu est susceptible de varier d’un tableau à l’autre.
1Les contrôles d’identité effectués par la police en France sont souvent accusés d’être effectués « au faciès » et de viser plus particulièrement certaines populations issues de l’immigration, les minorités « visibles ». Pour établir l’existence d’une discrimination, il ne suffit pas de constater que les contrôles de police atteignent une population particulière, il faut démontrer que cela aboutit à une surreprésentation de la catégorie visée par rapport à son importance dans l’espace géographique concerné, ce qui est particulièrement difficile. Fabien Jobard, René Lévy, John Lamberth et Sophie Névanen rendent compte d’une enquête sur les contrôles d’identité effectués à Paris en 2007 et 2008. Ils exposent ici la méthodologie assez complexe de cette enquête : « recensement » de la population exposée aux contrôles et de quelques-unes de ses caractéristiques apparentes, puis observation discrète des contrôles et des personnes contrôlées selon ces mêmes caractéristiques. Ils parviennent ainsi à démontrer que la population des contrôlés ne présente pas la même composition que la population présente, non seulement par l’« apparence ethnique » mais aussi par l’âge, le sexe, ou la manière de s’habiller.
2« Contrôle au faciès » est l’expression à la fois polémique et commune qui en France caractérise ce que la langue juridique européenne et la littérature spécialisée désignent sous l’appellation de profilage « racial » ou « ethnique ». Plutôt que de contrôler quelqu’un suivant des instructions opérationnelles, des descriptions de suspects ou d’actes précis permettant de soupçonner que l’individu a commis ou va commettre un délit, les policiers choisissent les gens à contrôler en fonction de leur seule apparence. Ce sont ces contrôles qui forment l’objet de la présente enquête (Enquête CI) [1].
3Les controverses récurrentes suscitées par le profilage contrastent avec la faiblesse des connaissances sur les pratiques policières en cause. Cette lacune tient, en premier lieu, à l’absence de sources institutionnelles : les contrôles ne laissent généralement pas de trace administrative (sauf s’ils déclenchent des poursuites pénales) et ne font pas l’objet d’un traitement statistique systématique. Même dans ce cas, on ne disposerait pas de données pertinentes pour analyser la réalité des contrôles, car ces sources mentionneraient seulement la nationalité des personnes contrôlées. La nationalité n’a qu’un caractère secondaire?; si « contrôle au faciès » il y a, c’est l’origine apparente plutôt que l’appartenance nationale qui est en jeu.
4Rendre visibles les pratiques policières implique par conséquent de déployer un dispositif d’enquête particulier, à même, d’une part, d’enregistrer les caractéristiques des personnes contrôlées sans troubler les opérations policières en cours et, d’autre part, de disposer d’une population de contrôle, de manière à contextualiser le plus précisément possible les contrôles réalisés. C’est à cette opération que nous nous sommes livrés à Paris entre 2007 et 2009, à l’instigation de la Open Society Justice Initiative dans le cadre d’un programme de recherche-action portant sur le « profilage racial » susceptible d’être mis en œuvre par les institutions policières dans divers pays d’Europe (Open Society Justice Initiative, 2005, 2006, 2007, 2009a, 2009b et 2009c?; Miller et al., 2008) [2].
5La première partie présentera les travaux existant sur les contrôles d’identité et la manière dont la police met en œuvre ces contrôles dans l’espace public en France. La deuxième partie sera consacrée à la méthodologie de l’enquête, et la troisième partie en examinera les principaux résultats.
I – Les contrôles d’identité en France
6Diverses sources de connaissance sont disponibles sur les contrôles d’identité en France, qui procèdent d’observations monographiques ou de données déclaratives de la part des contrôlés. Ces travaux et les critiques qu’ils peuvent susciter seront brièvement présentés, puis les modalités par lesquelles les recherches quantitatives menées dans les pays étrangers ont tenté d’objectiver le problème. Afin de livrer tous les éléments nécessaires à la compréhension des pratiques policières, nous exposerons ensuite les fondements juridiques des contrôles d’identité tels qu’ils peuvent être effectués en France.
1 – État des travaux de recherche sur les contrôles policiers
7Les travaux conduits en France reposent tous sur des contrôles déclarés par les enquêtés, mais des recherches menées en Grande-Bretagne et aux États-Unis ont mis en œuvre des dispositifs d’observation des pratiques policières.
Les recherches françaises
8Les premières sources et les plus nombreuses sont déclaratives, qu’elles soient enregistrées au cours d’enquêtes monographiques ou qualitatives ou, plus récemment, par le biais de sondages [3]. Un état de la littérature exhaustif serait fastidieux : ces enquêtes accumulent les témoignages de personnes se disant être fréquemment l’objet de contrôles?; contrôles perçus comme iniques car ciblés sur des types particuliers d’individus (les étrangers ou supposés tels, les jeunes, les jeunes de banlieue, etc.), et/ou effectués systématiquement auprès des mêmes personnes, le contrôle devenant alors un instrument de discrimination autant qu’un instrument de harcèlement à l’égard des populations contrôlées (Body-Gendrot et Wihtol de Wenden, 2003?; Body-Gendrot, 2005?; Marlière, 2005 et 2008?; Roché, 2006, p. 6?; Kokoreff et al., 2006, p. 12?; Mohammed et Mucchielli, 2006?; Jobard, 2006?; Cicchelli et al., 2007?; Lapeyronnie et Courbois, 2008?; voir aussi Conseil national des villes, 2006, p. 13).
9Ces recueils de témoignages sont anciens et abondants. Leur valeur probante tient plus de leur caractère cumulatif que de leur valeur intrinsèque. Par ailleurs, l’accumulation des témoignages soulève à son tour une difficulté qui tient à leur transformation possible en métaphore d’une réalité plus vaste, mais plus difficilement objectivable dans un récit, celle des relations avec les policiers. L’imputation de contrôles au faciès devient une figure métonymique pour dire l’iniquité policière perçue?; imputation d’autant moins vérifiable que les contrôles ne laissent pas de trace documentaire (à la différence d’une garde à vue), d’autant moins contestable que le récit, maintes fois entendu, trouve confirmation en sa propre répétition.
10La valeur des témoignages est bien sûr rehaussée par des recherches qui, si elles ne portent pas sur les contrôles d’identité, nourrissent l’hypothèse d’un racisme policier ou de pratiques policières particulières visant des populations spécifiques. Dans les années 1980, Michel Wieviorka et son équipe avaient établi l’existence d’un racisme des agents, acquis au cours de la socialisation au métier policier (Wieviorka, 1992, p. 262-267), tandis que René Lévy (1987) observait que dans la police judiciaire, toutes choses égales par ailleurs, les policiers montraient une préférence pour les solutions répressives dans les dossiers visant des auteurs d’infraction d’origine maghrébine. Par la suite, Dominique Duprez et Michel Pinet (2001) ont mis en évidence la force des préjugés dans le déroulement des épreuves orales du concours de gardien de la paix, qui produisaient un fort taux d’échec des candidats maghrébins. Fabien Jobard et Sophie Névanen (2007) ont montré que les policiers se constituaient plus volontiers partie civile contre les Maghrébins et les Noirs dans les procédures d’outrage, rébellion ou violences sur agent. Notons que ces recherches ont fait usage de matériaux les plus divers : entretiens collectifs, observations de pratiques policières (en patrouille ou en jury de concours), exploitation de dossiers judiciaires.
11Les observations de pratiques policières, si elles n’infirment pas ces enseignements, élargissent la focale quant aux populations considérées. En effet, ces observations tendent plutôt à mettre au jour l’existence d’une « clientèle policière », c’est-à-dire d’une population spécifique, formée de ceux dont les policiers estiment qu’ils relèvent de leur sollicitude exclusive et qui motivent à ce titre des mesures particulières de surveillance, parmi lesquelles bien sûr les contrôles d’identité. Dans le cas des gens du voyage, par exemple, la clientèle se confond avec une population précise (Zauberman, 1998), de même que pour des brigades spécialisées comme la brigade des mœurs (Mainsant, 2008). Par contre, pour la police du métro par exemple, la clientèle policière semble agréger une population qui ne se réduit pas à telles ou telles origines apparentes, mais une population suspecte parce que familière (Paperman, 2003). Les travaux ethnographiques les plus récents confirment la permanence de cette clientèle dans la pratique et l’imaginaire policiers, tout comme l’impossibilité de la réduire à une seule caractéristique et la nécessité de prendre en compte les indicateurs comportementaux pour comprendre les réactions policières (Moreau de Bellaing, 2009?; Gauthier, 2010?; a contrario : Fassin, 2011).
12L’accumulation des témoignages recueillis par la recherche est congruente avec les ethnographies de l’action policière, ce qui renforce l’idée selon laquelle la police cible sans doute ses interventions sur des populations particulières. Pour contourner cette difficulté d’objectivation d’un éventuel « profilage racial », on a cherché à le quantifier.
13Une enquête fournit pour la première fois des données de cadrage sur l’utilisation des contrôles d’identité. Il s’agit de l’enquête Escapad de l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT), effectuée périodiquement à l’occasion de la Journée défense et citoyenneté, et qui porte donc sur un échantillon représentatif d’environ 50?000 jeunes (garçons et filles de 17-18 ans, nationalité française, métropole et DOM-TOM). En 2008, le questionnaire comportait pour la première fois une question sur l’occurrence et la fréquence des contrôles d’identité (CI) au cours des 12 mois précédents (Legleye et al., 2009) [4]. Le résultat montre une fréquence moyenne très élevée des contrôles : 28 % des répondants disent avoir été contrôlés (38 % des garçons, 16 % des filles). Parmi ceux qui ont été contrôlés au moins une fois, 18 % disent l’avoir été deux fois, 11 % trois fois et 31 % davantage.
14L’enquête Escapad ne permet cependant pas de répondre à la question du profilage. L’enquête en population générale EU-Midis sur les minorités et la discrimination à l’échelle de l’Union européenne, réalisée la même année par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), permet d’approcher cette dimension, dans une perspective comparative (FRA, 2010).
15Fondée sur une méthodologie assez complexe d’échantillonnage dans les différents pays et auprès des différents groupes visés, l’enquête a donné lieu à 23?500 entretiens avec des personnes issues de l’immigration ou appartenant à des minorités nationales ou ethniques des 27 États membres, ainsi qu’avec 5?000 personnes issues de la population majoritaire (ne présentant pas de signe manifeste qui les rattache à une minorité) et des mêmes secteurs géographiques (mais seulement dans dix pays). Les minorités prises en compte varient selon la situation de chacun des pays, de même que les zones géographiques ciblées (en général les grands centres urbains à forte concentration de populations minoritaires). La comparaison n’est donc pas toujours possible termes à termes, pour un même groupe minoritaire. Concernant la France, l’enquête a ciblé trois zones (région parisienne, Lyon, Marseille) et deux groupes, les Maghrébins (534 personnes) et les originaires d’Afrique subsaharienne (466 personnes), ainsi qu’un échantillon de 503 personnes appartenant au groupe majoritaire. Dans cette enquête, l’identification de l’origine repose sur une auto-identification par les intéressés (FRA, 2009).
16Selon cette enquête, la France affiche des taux élevés de membres des minorités disant avoir été contrôlés au cours des 12 mois précédant l’enquête : elle est au 4e rang pour les Nord-Africains (42 % disent avoir été contrôlés), au 6e rang pour les Subsahariens (38 %). Quant aux « majoritaires », ils ne présentent qu’un taux déclaré de 22 %, mais ce taux est élevé : le quatrième des dix pays de l’enquête, derrière l’Italie, la Slovaquie et la Grèce. L’enquête a également cherché à préciser la fréquence des contrôles par enquêté pour la période de référence. Les Subsahariens disent avoir été contrôlés en France en moyenne 3,2 fois, les Nord-Africains 3 fois, les majoritaires 2,2 fois. Quant à la manière dont le contrôle s’est déroulé, la France se distingue par la fréquence beaucoup plus importante des fouilles de personnes ou de véhicules : parmi les contrôlés, 38 % des Nord-Africains, 46 % des Subsahariens et 21 % des majoritaires ont été fouillés.
17On voit donc que la différence de perception entre majoritaires et minoritaires se maintient, mais il s’agit là des taux les plus élevés pour les dix pays considérés. Il apparaît donc qu’indépendamment de la question du profilage ethnique, il existe une particularité française dans la manière de « faire » la police, surtout si l’on remarque que ces méthodes plus intrusives ne paraissent pas conduire à des verbalisations, ni à des interpellations plus fréquentes que dans les autres pays.
18Interrogés sur le « respect » dont les policiers auraient fait preuve au cours du dernier contrôle, les trois groupes examinés divergent assez sensiblement : 65 % des majoritaires de France disent avoir été traités respectueusement lors du CI, contre seulement 44 % des Nord-Africains et 27 % des Subsahariens (le taux le plus faible tous pays et minorités confondus). Inversement, 36 % des Subsahariens se plaignent d’un manque de respect, contre 32 % des Nord-Africains et 15 % seulement des majoritaires. Seuls trois pays vont au-delà : la Belgique et l’Italie pour les Nord-Africains, et la Grèce pour les Roms. Sans surprise, ce jugement des Subsahariens se traduit par un taux de défiance envers la police particulièrement élevé (42 %) qui n’est dépassé que par les Roms en Slovaquie, en Grèce et en Hongrie.
19Cette enquête européenne comparative montre donc que la police en France est perçue par les minorités comme nettement portée au profilage ethnique et comme pratiquant un style de police assez rude.
Les recherches nord-américaines et britanniques
20Comme l’écrivent Skogan et Meares (2004, p. 76), « Aucune autre controverse en matière de police n’a été l’objet d’autant d’attention que le profilage racial ». Il ne saurait donc être question ici de rendre compte de l’intégralité de la littérature savante relative au profilage et aux discriminations en matière policière [5]. Nous nous contenterons donc de donner un aperçu des travaux les plus pertinents pour notre propos, en nous appuyant sur deux évaluations très complètes réalisées à l’initiative du National Research Council of the National Academies, qui portent, l’une, sur l’évaluation des pratiques policières, et l’autre, sur la mesure des discriminations (Skogan et Frydl, 2004?; Blank et al., 2004) [6].
21Ces évaluations mettent en particulier l’accent sur la question du « dénominateur », qui peut se résumer de la manière suivante. Pour établir l’existence d’une discrimination, il ne suffit pas de constater que les contrôles de police atteignent une population particulière?; encore faut-il démontrer que ce ciblage aboutit à une surreprésentation de la catégorie visée eu égard à sa présence dans l’espace social et/ou géographique concerné. C’est ce que l’on appelle le benchmarking. Ce point étant admis, se pose la question de la population de référence adéquate, comme le montre très clairement une enquête britannique, conduite dans deux villes proches de Londres, Reading et Slough (Waddington et al., 2004).
22Depuis les émeutes urbaines des années 1980, les policiers anglais sont tenus de renseigner l’ensemble des contrôles d’identité qu’ils effectuent. Diverses analyses montraient la surreprésentation des Noirs et des Indo-Pakistanais parmi les personnes contrôlées au regard de la population recensée dans les localités concernées. Waddington, Stenson et Don ont collecté les dossiers policiers sur les contrôles effectués, et les ont comparés avec les données du recensement qui identifie désormais les individus en Grande-Bretagne selon des « groupes raciaux ». Ils ont pu confirmer les enquêtes existantes et établi que, dans la ville de Reading, 75 % des contrôles visaient des Blancs qui représentent 87 % des habitants recensés, mais 15 % des contrôles visaient des Noirs (6 % des habitants) et 10 % des Indo-Pakistanais (5 % des habitants). L’observation n’était pas très différente dans la ville plus ouvrière de Slough, sauf peut-être pour les Indo-Pakistanais très représentés dans la ville (54 % vs 64 % pour les Blancs, 15 % vs 6 % pour les Noirs, 31 % vs 28 % pour les Indo-Pakistanais). Dans un second temps, ils ont resserré l’observation sur les lieux dans lesquels se déroulent ces contrôles et tenté de recenser la population qui s’y trouve, la population « disponible » au contrôle. Ils ont réuni un matériel essentiellement tiré d’images issues des enregistrements de vidéosurveillance. Les résultats furent alors bien différents. On ne trouve plus trace de discrimination à Reading (75 % de Blancs dans la population stoppée vs 74 % de Blancs dans la population disponible, 15 % vs 13 % de Noirs, 10 % vs 9 % d’Indo-Pakistanais), et une discrimination exercée au désavantage des Blancs à Reading (54 % vs 42 % de Blancs, 15 % vs 17 % de Noirs, 31 % vs 40 % d’Indo-Pakistanais). Cette recherche suggère donc qu’il est indispensable de disposer d’outils permettant de construire une population de contrôle la plus pertinente possible. Elle montre également, au passage, que l’existence ou non de catégories dites « raciales » dans le recensement ne permettrait pas de disposer d’outils décisifs dans l’analyse, en France, de l’existence de contrôles au faciès.
23Aux États-Unis, Skogan et Frydl vont plus loin en faisant observer : « Le dénominateur (ou benchmark) le plus pertinent n’est pas celui constitué par l’ensemble des automobilistes présents dans la rue, mais celui constitué par les auteurs d’infraction au Code de la route. La meilleure analyse consisterait à mesurer les taux d’infractions propres à chaque groupe et lieu sous examen, et à utiliser ces taux comme dénominateurs pour évaluer les formes de discrimination » (Skogan et Frydl, 2004, p. 321). Ils suggèrent donc de franchir un pas supplémentaire et de ne retenir comme population de référence que la fraction délinquante de la population disponible?; c’est ce que l’on désigne par violator’s benchmark. Comme le signale la citation précédente à propos des infractions de circulation, il faut garder à l’esprit que la plupart de ces travaux aux États-Unis ont été conduits suite à la mise en question de l’impartialité des policiers en matière d’excès de vitesse, ce que désigne l’expression Driving while black (« Noir au volant »), par référence au Driving while drunk (« boire au volant ») (Russell, 2003). Dans son enquête sur les contrôles d’automobilistes dans le New Jersey, après avoir établi l’existence d’une disproportion des contrôles visant les Noirs, Lamberth a pu démontrer, par un dispositif consistant à mesurer la vitesse à laquelle roulaient les uns et les autres, que celle-ci n’était pas en cause (Kadane et Lamberth, 2009) [7].
24Ceci dit, une telle démarche serait difficilement transposable au cas français, puisque notre droit autorise les contrôles dits « préventifs », en l’absence de toute infraction et indépendamment du comportement des individus contrôlés, ce qui rend la plupart du temps impossible l’objectivation par l’observateur du motif du contrôle. Cette différence apparaîtra plus clairement lors de l’examen des conditions dans lesquelles les contrôles d’identité sont recevables en France.
2 – Droit et pratique du contrôle d’identité en France
25La France n’impose pas à ses citoyens le port obligatoire d’une carte d’identité (Buisson, 1998, § 13 à 18?; Matsopoulou, 1996, § 428). De ce fait et afin de permettre aux forces de l’ordre de procéder à des contrôles d’identité, les gouvernements successifs ont mis en place une réglementation de plus en plus touffue.
26Le contrôle d’identité (« l’acte d’un agent de l’autorité publique consistant à demander à un particulier, sous les conditions posées par la loi, de justifier de son identité aux fins de l’examen du justificatif fourni, en tout lieu où cet agent se trouve légalement ») (Buisson, 1998, § 25) est principalement régi par les dispositions du chapitre 3 du Code de procédure pénale (CPP) : « Des contrôles, des vérifications et des relevés d’identité » (art. 78-1 à 78-6 CPP). Apparu pour la première fois dans la loi dite « Sécurité et Liberté » du 2 février 1981, ce régime légal a par la suite été modifié à quinze reprises, de manière plus ou moins approfondie (et jusqu’à trois fois dans la même année?!) [8]. Ces dispositions ont une finalité tantôt répressive, visant des personnes suspectées d’avoir commis une infraction, tantôt préventive, lorsqu’elles sont soupçonnées d’en avoir le projet, ou s’il s’agit de sécuriser un périmètre donné.
27Juridiquement, les personnes les plus exposées à un contrôle d’identité sont toutefois les étrangers, qui doivent toujours être en mesure de produire les documents leur permettant de séjourner ou circuler en France. Ils sont donc contrôlables en permanence. Mais cette disposition fait l’objet d’une interprétation restrictive destinée à prévenir le « délit de faciès » : il faut que la qualité d’étranger soit déjà connue de l’agent, ou qu’il y ait présomption légitime d’extranéité. Celle-ci se fonde, selon la jurisprudence, sur « des éléments objectifs déduits de circonstances extérieures à la personne même de l’intéressé » [9]. Ainsi, « l’agent ne peut se reposer sur l’origine apparente de l’intéressé pour le contrôler en qualité d’étranger ». Mais la jurisprudence est très contradictoire sur la nature de l’« élément objectif » requis. Surtout, au titre de l’art. 78-2 CPP, le procureur de la République peut requérir la police de procéder dans un temps donné à des recherches d’étrangers en situation irrégulière sur un territoire connu pour la densité de sa population d’origine étrangère.
28Quatre éléments caractérisent en droit le contrôle d’identité :
- L’art. 78-1 (al. 2) CPP dispose que l’on ne peut arguer de l’illégalité du contrôle pour s’y soustraire. Le contrôle ne peut être contesté qu’a posteriori, devant les tribunaux.
- Le contrôle d’identité ne laisse aucune trace écrite?; un procès-verbal comportant la motivation du contrôle ne sera établi que si le contrôle se transforme en vérification d’identité (conduite au poste aux fins de vérifier une identité insuffisamment établie), ou bien s’il débouche sur une arrestation pour une infraction.
- Le contrôle d’identité ne présuppose pas l’existence d’une infraction.
- Le droit de l’intervention policière est fondé sur une « théorie de l’apparence », c’est-à-dire sur une présomption qui implique le droit à « l’erreur de fait »?; tout l’effort de la jurisprudence consiste à faire un tri entre les « apparences » admissibles et celles qui ne le sont pas (Lévy, 1984, p. 203-248?; Conte, 1985?; Saoudi, 1998, p. 277?; Roussel, 2007, § 56 s.).
29Enfin, dans certaines conditions, le contrôle d’identité peut être accompagné d’une palpation de sécurité, ou déclencher une fouille. La palpation, limitée à la surface du corps, est autorisée à l’occasion d’un contrôle, en tant que simple mesure de précaution visant à assurer la sécurité des agents. La fouille, qui permet d’inspecter l’intérieur des vêtements ou des objets transportés, voire d’examiner le corps lui-même ainsi que ses cavités, est par contre une mesure d’investigation assimilée à une perquisition qui suppose que la personne soit « trouvée en possession d’objets, ou présente des traces ou indices, laissant penser qu’elle a participé au crime ou au délit » (art. 53 CPP).
II – L’enquête sur les contrôles d’identité à Paris (Enquête CI)
30Cette enquête a été conduite en 2007-2008. L’enquête de terrain proprement dite a été effectuée sur cinq emplacements parisiens d’octobre 2007 à mai 2008.
31La méthodologie utilisée a été d’abord développée par John Lamberth aux États-Unis et utilisée dans un premier temps dans le cadre d’actions judiciaires visant des allégations de discrimination policière envers les automobilistes noirs, dans le New Jersey (Kadane et Lamberth, 2009) [10]. Elle a ensuite été mise en œuvre par la Open Society Justice Initiative dans une enquête conduite dans le métro de Moscou (Open Society Justice Initiative, 2006). L’enquête parisienne est globalement inspirée de cette expérience russe, mais en diffère cependant à certains égards.
32La démarche comportait plusieurs éléments-clés : le choix des sites, le choix et la définition des variables, la formation des observateurs, la constitution de la population de référence, puis l’observation et l’enregistrement des contrôles de police, et la passation de brefs questionnaires aux personnes contrôlées. Nous les aborderons successivement [11].
1 – Le choix des sites d’observation
33Le choix des sites d’observation devait répondre à plusieurs contraintes. La principale d’entre elles concernait le niveau d’activité policière, qui devait être suffisant pour permettre aux observateurs de collecter un nombre raisonnable de contrôles d’identité durant la période prévue. Finalement, ces lieux devaient également offrir les conditions pratiques d’une observation discrète et continue, ne présentant pas le risque de troubler les situations sous observations (c’est-à-dire de modifier les pratiques policières), assurant ainsi la fiabilité des observations collectées.
34Après avoir observé les contrôles de police dans 21 emplacements de la région parisienne pour déterminer les plus adéquats, 5 emplacements ont été retenus :
- le hall principal de la gare du Nord, niveau rue, qui est le lieu d’arrivée et de départ des trains internationaux et nationaux (GDN Station)?;
- les quais Thalys de la gare du Nord, qui sont le lieu d’arrivée et de départ des trains pour Amsterdam, Bruxelles et Cologne (GDN Thalys)?;
- le terminal souterrain de la gare du Nord pour le réseau ferré du RER et des trains de banlieue (GDN-RER)?;
- l’échangeur de la station Châtelet-les-Halles (Châtelet Station)?;
- la place de la fontaine des Innocents (place Joachim du Bellay), entre la station Châtelet-les-Halles et le centre commercial du forum des Halles (Châtelet-Innocents).
35Les quais du Thalys à la gare du Nord ont été choisis pour une raison différente. Thalys est un service international de trains à destination de la Belgique, de l’Allemagne et des Pays-Bas. L’intérêt de ce site tient d’une part à la composition spécifique de la population des voyageurs, touristes étrangers et professionnels faisant la navette avec les institutions européennes de Bruxelles?; et d’autre part, au fait que l’essentiel des contrôles y est effectué par des agents des douanes, ce qui offre un aperçu sur les pratiques de cette agence parapolicière.
2 – Le choix des variables
36L’observation des pratiques policières de contrôle implique de classer les individus concernés en différentes catégories selon leur apparence. Il ne s’agit pas, bien entendu, de coder l’appartenance ethnique « réelle » des personnes observées, mais plutôt la « perception » de leur appartenance. L’étude repose ainsi sur un postulat selon lequel la perception de l’apparence de ces personnes par les observateurs et par les fonctionnaires de police est similaire.
37Toutefois, on pouvait faire l’hypothèse que d’autres caractéristiques que l’origine apparente des personnes étaient susceptibles d’intervenir dans la décision de procéder à un contrôle, d’où la nécessité de recueillir également d’autres informations.
L’origine apparente
38Nous nous situons ici dans le registre des apparences –?de la visibilité des différences?– et de la perception des policiers. En l’absence de tout « référentiel ethno-racial » communément admis (Simon, 2008, p. 155?; Bonniol, 2007, p. 38-40), le choix des catégories d’origine apparente devait répondre à deux contraintes : être le plus proche possible des catégories de perception (des stéréotypes) des agents procédant au contrôle, telles que l’on peut les connaître sur la base d’observations préexistantes [12]; et pouvoir être mises en œuvre à distance par les observateurs. C’est dans cette perspective qu’ont été retenues les catégories suivantes : « Blanc », « Maghrébin », « Noir », « Indo-Pakistanais », « Asiatique ».
39Nous avions pensé constituer une catégorie particulière pour les Tsiganes ou les Roms, ainsi que pour les Juifs orthodoxes, mais nous y avons renoncé en raison du trop faible nombre de personnes relevant de ces groupes dans les sites considérés. En revanche, les catégories « Indo-Pakistanais » et « Asiatiques » apparaissaient substantiellement représentées dans certains des secteurs que nous avions retenus.
Les autres caractéristiques individuelles
40Nous avions bien entendu envisagé que les contrôles de police puissent être influencés par d’autres facteurs que la couleur de peau. Pour tester cette hypothèse, des données ont été recueillies pour quatre variables définies dans le tableau 1 : l’âge, le sexe, l’apparence vestimentaire et les sacs.
Le déroulement de l’interaction entre policier(s) et personne(s) contrôlée(s)
41Pendant la phase d’observation des contrôles, une variable supplémentaire fut enregistrée, décrivant le déroulement et l’issue du contrôle. Cette variable comportait quatre modalités, correspondant à une gradation de l’intensité du contrôle :
- Contrôle simple : la police s’est contentée de contrôler la personne et éventuellement de lui poser quelques questions.
- Contrôle et palpation : le contrôle a été accompagné d’une palpation de sécurité.
- Contrôle et fouille : le contrôle a été accompagné d’une fouille du sac ou des poches de l’intéressé (avec ou sans palpation).
- Contrôle et conduite au poste : la personne contrôlée a été emmenée sous garde policière (quelles qu’aient été les modalités antérieures du contrôle).
3 – La formation des observateurs
42Les observateurs ont fait l’objet d’une formation de deux jours, qui a consisté en une brève description du projet, une présentation des sites concernés, des explications détaillées sur les données à recueillir, la manière de mener les observations et d’enregistrer les données. Nous les avons également accompagnés sur le terrain.
Les caractéristiques individuelles prises en compte dans l’Enquête CI (hors couleur de la peau)
Les caractéristiques individuelles prises en compte dans l’Enquête CI (hors couleur de la peau)
43Pour garantir l’uniformité du classement des personnes observées, les observateurs ont été soumis à un test de fiabilité que tous ont réussi. Il s’agissait de coder une série de photographies correspondant aux différentes catégories de la classification selon les 5 variables retenues avec un taux d’écart inférieur à 10 % pour chaque variable.
44Afin de recueillir des données standardisées (nos 5 variables) sur les contrôles d’identité sans perturber les situations observées, les données étaient saisies, sous forme de textos, sur des téléphones portables (sans fonction photographique), puis transmises vers un serveur et retraduites dans un tableur [13].
4 – Le recueil des données
La constitution de la population de référence (benchmarking)
45La surreprésentation de certains groupes dans les contrôles de police ne peut être établie rigoureusement qu’en comparant les caractéristiques des personnes contrôlées à une population de référence pertinente, en l’occurrence la population « disponible au contrôle ».
46Devant l’impossibilité de répertorier l’ensemble de la population présente dans les lieux choisis, il fallait adopter un procédé permettant de garantir la représentativité de la population de référence à la fois par sa taille et par une sélection aléatoire des individus qui la composeraient. Les observateurs avaient donc reçu pour consigne de se poster successivement aux différents accès des zones d’observation, selon un protocole précisément fixé, et de recueillir les données prévues pour toute personne qu’ils verraient franchir une ligne imaginaire définie à l’avance avec un intervalle de trois secondes entre les enregistrements [14]. La mise en œuvre de ce dispositif apparemment simple a été rendue extrêmement délicate par la configuration de certains des lieux d’observation. Si la place Joachim du Bellay ne comporte que 6 accès (un septième a été éliminé en raison du très faible nombre de passants), le hall GDN-RER en a 46?; la zone d’observation du hall principal de la gare en comporte 18, tandis que le hall de la station Châtelet en compte 29. Le sens de la rotation entre les accès, le nombre de rotations, le temps d’observation par accès ont été précisément définis pour chacun des sites.
47Cette démarche appelle deux observations. Elle ne permet pas de connaître le taux d’échantillonnage de la population de référence pour chaque site pris globalement, puisque par définition nous ignorons le nombre effectif de personnes présentes. C’est pourquoi, au moins dans un premier temps, nous procèderons à une analyse site par site des données recueillies.
48Une difficulté analogue se présente au niveau de chacun des sites, puisque l’on pourrait considérer que, pour un site donné, le débit des différents postes d’observation n’est pas le même, de sorte que le taux d’échantillonnage varie selon l’accès. On pourrait également envisager que la composition des flux entrants diffère au regard des variables retenues. On a postulé que tel n’était pas le cas, de sorte que pour constituer la population d’un lieu, on a procédé à la simple sommation, non pondérée, de l’ensemble des flux échantillonnés de chaque accès.
49Les sessions d’observation ont été réalisées selon des plages horaires déterminées en fonction des particularités de chaque site, d’octobre 2007 à février 2008, et en particulier de sa fréquentation [15]. Des 37?333 personnes enregistrées pendant la phase de collecte de la population de référence, 99,5 % ont pu être classées en fonction de leur origine apparente.
50Le tableau 2 montre la composition des populations présentes sur les différents lieux selon l’origine apparente.
Répartition des origines apparentes selon les lieux d’observation dans la population de référence (% et effectifs)
Répartition des origines apparentes selon les lieux d’observation dans la population de référence (% et effectifs)
51À l’évidence, la population est bien différente selon les lieux de passage, même en ne tenant compte que d’une seule variable, en l’occurrence l’origine apparente. Si l’on trouve 86 % de Blancs à la sortie du Thalys, ils ne sont plus que 43 % à Gare du Nord-RER (GDN-RER)?; pour 3 % de Maghrébins à la sortie du Thalys, on en trouve presque 15 % à GDN-RER, etc. Cette composition manifestement bien différente d’un lieu à l’autre rendra difficile la sommation des différents lieux, les indices de pondération nécessaires étant inconnus (c’est la raison pour laquelle manque à ce tableau 2 une ligne « tous lieux », impossible à constituer – nous avons simplement indiqué le nombre total des personnes enregistrées).
5 – L’observation des contrôles de police
52À mesure que s’achevait le benchmarking dans les différents sites démarrait l’observation des contrôles de police. Les observateurs (de jeunes Blancs, majoritairement de sexe féminin) ont travaillé par équipe de deux, l’un étant chargé d’observer le contrôle et d’en enregistrer les variables, l’autre d’interroger les personnes contrôlées sur leur expérience.
53Cette collecte s’est déroulée sur un total de 75 jours, de novembre 2007 à mai 2008 et selon les mêmes plages horaires que le benchmarking [16]. Les éventuels contrôles effectués par les agents de sécurité du métro ou par des agents de sécurité privée n’ont pas été pris en compte.
54On a ainsi observé 525 contrôles de police. Sur ces contrôles, 501 relevaient des origines apparentes incluses dans l’indicateur de référence : 141 « Blancs », 201 « Noirs », 102 « Maghrébins », 36 « Indo-Pakistanais » et 21 « Asiatiques »?; 23 contrôles relevaient de la catégorie « Autre », et seul un contrôle a été classé dans la catégorie « Inconnu ».
55Sur la base d’observations exploratoires, l’équipe de recherche s’attendait à observer environ 2 contrôles par heure. En définitive, le nombre moyen horaire de contrôles s’élève à 1,25. Ces contrôles n’étaient pas également répartis dans les 5 emplacements : 83 contrôles ont été observés à Châtelet-Innocents, 68 à Châtelet Station, 121 à GDN-Thalys, 123 à GDN-Station et 130 à GDN-RER [17].
III – Résultats
1 – Analyse des variables prises isolément
56Le tableau 3 présente deux populations : la population de référence (qui reprend les éléments du tableau 2) et la population des contrôlés. Compte tenu des faibles effectifs d’Asiatiques et d’Indo-Pakistanais contrôlés, nous avons regroupé ces deux populations avec les populations indéterminées en un ensemble « autres », qui réunissent entre 3,8 % et 10,5 % de la population de référence.
57À la lecture du tableau 3, la population des contrôlés ne présente pas la même composition que la population disponible au contrôle : à la fontaine des Innocents, on trouve 23 % de Noirs parmi la population disponible, mais 47 % des contrôlés sont Noirs?; les proportions respectives, sur ce lieu, sont pour les Maghrébins de 14 % et 23 %, de 55 % et 29 % pour les Blancs. À la sortie du Thalys, on trouve 86 % de Blancs dans la population disponible, mais ces Blancs ne constituent que 52 % des contrôlés.
Effectifs et répartition (%) de la population de référence et de la population contrôlée selon l’origine apparente
Effectifs et répartition (%) de la population de référence et de la population contrôlée selon l’origine apparente
Lecture : Parmi les 8?008 personnes faisant partie de la population de référence à GDN-Station, 5?654 (soit 70,6 %) sont blanches. Au sein des 123 personnes contrôlées dans ce même lieu, c’est le cas de 22 d’entre elles (soit 17,9 %).58Le tableau suggère ainsi une discrimination très nette, si l’on ne tient compte que de la variable relative à la couleur de peau. Ce sentiment est renforcé lorsque l’on prend en compte les distributions des variables prises deux à deux selon les lieux, puisque les odds-ratios sont, à quelques exceptions près, tous significatifs à 1 % (selon la statistique de Wald) et semblent particulièrement élevés.
59Le tableau 4 présente, en fonction du site, les odds-ratios liés aux différentes variables prises chacune indépendamment, au regard de la modalité de référence de chacune d’entre elles (Blanc pour origine apparente, tenue décontractée pour la tenue, pas de sac pour les bagages, homme pour le sexe et jeune pour la classe d’âges).
60Le tableau indique, pour chaque variable prise isolément, d’importants risques de contrôle (ou de non-contrôle) pour les individus qui ne relèvent pas de la modalité de référence de la variable concernée. Sauf à relever du groupe Maghrébins dans le terminal RER de la gare du Nord, être d’une autre minorité à la fontaine des Innocents, être en tenue de ville à la station Châtelet-les-Halles ou dans le terminal RER de la gare du Nord, porter un sac ou être une femme sur le quai du Thalys, tous ces risques de sur- ou de sous-exposition au contrôle sont significatifs à 1 % (selon la statistique de Wald).
61Ces odds-ratios sont, selon chaque site et pour chaque variable prise isolément, particulièrement prononcés au regard de la modalité de référence. Par rapport à un Blanc, un Noir encourt 3,3 à 11,5 fois plus de risques d’être contrôlé selon les lieux, un Maghrébin 1,8 à 14,8 fois plus de risques, un passant d’une autre minorité entre 3,5 et 19,5 fois plus de risques (sauf à Châtelet-Innocents). De même, une femme encourt un risque compris entre 1,6 et 10 fois inférieur d’être contrôlée qu’un homme?; une personne paraissant âgée de plus de 30 ans entre 3,6 et 100 fois moins de risques qu’une personne paraissant moins de 30 ans. On peut noter que le fait de traverser ces lieux sans sac maximise le risque d’être contrôlé (sauf sur le quai du Thalys, où la probabilité d’être contrôlé est la même selon que l’on a un grand sac ou pas de sac, ce qui tient peut-être au fait que ces contrôles y sont effectués par les services de Douanes et servent une finalité plus précise que les contrôles préventifs d’identité). Cette observation sur les sacs est contre-intuitive au regard des impératifs liés à la prévention du risque terroriste.
Odds-ratios pour les cinq variables selon le site(a)
Odds-ratios pour les cinq variables selon le site(a)
(a) Aucun passant habillé en tenue de ville ou de bureau n’a fait l’objet d’un contrôle à Châtelet-Innocents.Significativité (méthode de Wald) : *** 1 %?; ** 5 %?; * 10 %.
62Jusqu’ici, nous avons procédé à une analyse des effets des variables prises isolément, et en fonction des sites. Ceci permet de constater que les sites ne sont pas sans incidence sur les risques d’être contrôlés. C’est pourquoi il nous apparaît nécessaire de conduire une analyse multivariée qui intègre l’ensemble des variables, sites compris.
2 – Analyse des interactions entre les variables
63Dans ce but, nous avons réalisé une régression logistique intégrant les six variables qui nous intéressent : les cinq variables d’apparence et le site en cinq modalités. Le tableau 5 présente les odds-ratios liés aux risques de contrôle selon le modèle optimal obtenu après une étape de sélection de modèle appliquée au modèle saturé (incluant chaque variable seule ainsi que toutes les interactions possibles). Chacun des odds-ratios prenant la valeur 1,00 dans le tableau 5 permet de définir localement l’individu de référence. Ainsi, les odds-ratios présentés dans le tableau comparent, à l’individu de référence, un individu cible qui ne diffère de la référence que par la modalité que l’on souhaite observer. L’individu de référence est variable selon que l’on souhaite, par exemple, comparer les Noirs entre eux selon des modalités d’une ou plusieurs autres variables (dans ce cas, la lecture se fera en colonne) ou que l’on souhaite comparer les Noirs aux Blancs (avec une lecture en ligne). On notera, d’autre part, que l’individu-type pris comme référence lors de la construction du modèle correspond à un jeune homme Blanc, sans sac, habillé « décontracté », dans le hall de la gare du Nord (GDN Station). Le tableau expose uniquement les relations entre variables que le modèle tient pour significatives.
Risque relatif d’être contrôlé sur les 5 sites selon l’origine apparente, le sexe, l’âge, le sac et l’habillement (odds-ratios)
Risque relatif d’être contrôlé sur les 5 sites selon l’origine apparente, le sexe, l’âge, le sac et l’habillement (odds-ratios)
Significativité (statistique de Wald) : 1%***, 5%**,10%*.64Ne sont ainsi significatives que les interactions entre site et origine, site et sexe, site et âge, site et sac, tenue et origine, âge et sac, sac et origine. Cette régression met en lumière le rôle particulier de la variable « site » au travers des interactions entre les différentes variables. Les interactions entre les variables sont schématisées dans la figure 1.
Schéma des interactions entre les variables
Schéma des interactions entre les variables
65Comme le montre le tableau 5, pour l’interaction origine*site, toutes choses égales par ailleurs, tous les odds-ratios (OR) sont significatifs à 1 %, sauf pour les Noirs à GDN RER, les Maghrébins à GDN RER et Thalys, et les « autres » à Châtelet-Innocents. Dans le même ordre d’idées, les OR liés à l’interaction site*sexe sont tous au moins significatifs à 5 %, sauf à Châtelet-Innocents et GDN Thalys. Les OR liés à l’interaction site*âge sont tous significatifs à 1 %. Les OR liés à l’interaction site*sac sont tous au moins significatifs à 5 % sauf à GDN Thalys et dans le hall principal de la gare du Nord pour les grands sacs.
66La variable « site » interagit directement avec toutes les autres variables, à l’exception de la variable tenue, avec laquelle elle ne peut avoir d’influence qu’au travers de la variable « origine ». Les effets de la variable « tenue » sur le risque d’être contrôlé seront toujours liés aux effets de la variable « origine » sur ce même risque, les effets de cette dernière étant eux-mêmes influencés par ceux de la variable « site ».
67Les jeunes hommes ne portant pas de sac et habillés décontracté n’ont pas le même risque d’être contrôlés à GDN Station selon leur origine apparente. Par rapport à un Blanc, un homme noir encourt un risque, toutes choses égales par ailleurs, 5,2 fois plus élevé, un homme maghrébin 9,9 fois plus élevé, et pour un homme relevant d’une autre minorité visible, ni Maghrébin ni Noir, le risque est 37,5 fois plus élevé.
68Nous savons aussi qu’un jeune homme noir ne portant pas de sac et habillé d’une tenue de ville encourt à la gare du Nord un risque 7,4 fois plus élevé qu’un homologue blanc d’être contrôlé. De même, un jeune homme noir ne portant pas de sac et habillé en tenue typiquement jeune encourt un risque 2,3 fois plus élevé de se voir contrôlé qu’un homologue blanc.
69Chez tous les groupes formés selon le critère de l’origine apparente, le fait d’être habillé en tenue typiquement jeune est, toutes choses égales par ailleurs, un facteur de risque significatif, qui oscille entre 2,0 pour les Maghrébins, 3,1 pour les Noirs et 7,0 pour les Blancs, et ce en tous lieux puisqu’il n’y a pas d’interaction de cette variable avec le lieu (le risque est non significatif pour les autres minorités). Pour prendre un dernier exemple de lecture du tableau, on remarque qu’être une jeune femme blanche habillée décontracté et ne portant pas de sac minore entre 3 et 7 fois selon les lieux (0,14 < OR < 0,34) le risque d’être contrôlée par rapport aux jeunes blancs ne portant pas de sac et habillés décontracté (hormis à Châtelet-Innocents et GDN Thalys, où la différence n’est pas significative).
70Cette régression logistique permet d’affiner le regard sur les effets de composition, notamment sur les contributions respectives des variables « origine » et « tenue » au risque d’être contrôlé. On sait que le risque d’être contrôlé, toutes choses égales par ailleurs, pour un jeune homme blanc ne portant pas de sac est 7 fois plus élevé lorsqu’il est habillé de manière typiquement jeune que lorsqu’il est habillé décontracté, et ce en tous lieux. Par comparaison, l’odd-ratio pour une personne habillée jeune s’élève à 3,1 lorsqu’il s’agit d’un jeune noir ne portant pas de sac, et ce également en tous lieux?; et à 2,0 lorsqu’il s’agit d’un homologue maghrébin, et ce en tous lieux. Or, si la variable « site » n’interagit pas directement avec la variable « tenue », elle interagit avec la variable « origine ». À la fontaine des Innocents, le risque pour un jeune noir habillé décontracté et ne portant pas de sac d’être contrôlé est 3,2 fois plus élevé qu’un homologue blanc, toutes choses égales par ailleurs. De ce fait, à la fontaine des Innocents, le jeune blanc ne portant pas de sac et habillé de manière typiquement jeune encourt un risque supérieur au jeune noir ne portant pas de sac et habillé décontracté (3,2 < 7,0). Le rapport entre les deux odds-ratios est de 2,2 : à la fontaine des Innocents, le jeune blanc ne portant pas de sac et habillé de manière typiquement jeune encourt un risque 2,2 fois supérieur au jeune noir ne portant pas de sac et habillé décontracté d’être contrôlé. Le même raisonnement peut être tenu pour l’ensemble des lieux, présenté dans le tableau 6.
Odds-ratios des Blancs habillés « jeune » par rapport aux minorités habillées « décontracté » selon les lieux
Odds-ratios des Blancs habillés « jeune » par rapport aux minorités habillées « décontracté » selon les lieux
Lecture : Toutes choses égales par ailleurs et de façon significative (à 1 %), la probabilité d’être contrôlé à la station gare du Nord-RER pour un jeune blanc ne portant pas de sac et habillé jeune est 3,95 fois supérieure à la probabilité d’être contrôlé à cet endroit pour un jeune noir ne portant pas de sac et habillé décontracté.Significativité (statistique de Wald) : *** 1 %?; ** 5 %.
71Comme on le voit, les risques qu’entretiennent les jeunes hommes relevant de minorités visibles habillés décontracté (sans capuche sur la tête, ni tout autre signe distinctif d’une apparence que nous avons appelée « jeune ») par rapport aux jeunes blancs habillés de manière typiquement jeune varient fortement selon les lieux, et selon les minorités. Pour les jeunes noirs, le risque d’être contrôlé lorsque l’on est habillé décontracté est, toutes choses égales par ailleurs, le même que celui de l’être lorsque l’on est un jeune blanc habillé jeune –?sauf à la fontaine des Innocents et dans le hall principal de la gare du Nord, où le risque pour le jeune homme blanc habillé jeune d’être contrôlé est 2 à 4 fois supérieur à celui du jeune homme noir habillé décontracté. Dans le même ordre d’idées, le risque d’être contrôlé pour un jeune blanc habillé jeune est généralement supérieur, toutes choses égales par ailleurs, par rapport au jeune maghrébin habillé décontracté –?sauf dans le hall principal de la gare du Nord, où la différence des risques n’est pas significative, et à la station Châtelet-les-Halles, où le risque est 2 fois plus élevé pour le Maghrébin d’être contrôlé. Enfin, les jeunes hommes habillés décontracté et relevant des autres minorités encourent les mêmes risques de se faire contrôler que les jeunes blancs habillés jeune –?sauf dans le hall principal de la gare du Nord où ils encourent un risque 5 fois plus élevé, et à la fontaine des Innocents, où ils encourent un risque 11 fois plus faible.
72Dans le même ordre d’idées, être une femme (blanche, jeune, sans sac, habillée décontracté) réduit considérablement le risque d’être contrôlé, par rapport au jeune blanc ne portant pas de sac et habillé de manière typiquement jeune. Les odds-ratios affectés à la propriété d’être une femme sont en effet tous au moins dix fois inférieurs par rapport à ceux des hommes, dans les différents lieux, par rapport à celui liant le jeune homme blanc, ne portant pas de sac, habillé jeune et son homologue habillé de manière décontractée. Ce trait est plus marqué encore que pour les gens apparemment âgés d’une trentaine d’années ou plus.
73Du point de vue des discriminations, les résultats révèlent une situation où se cumulent donc une discrimination directe sur la base de l’apparence et une discrimination indirecte qui se fonde sur un ensemble de caractéristiques qui, sans posséder en elles-mêmes un caractère ethnique ou racial, sont cependant distribuées de telle sorte qu’en basant sur elles la décision de contrôler les individus concernés, on aboutit à des disparités entre les différents groupes (Blank et al., 2004, p. 188).
Conclusion
74Les résultats de cette enquête sont à la fois complexes et éloquents.
75Dans ces lieux publics qui sont parmi les principaux points de transit parisiens, la population objet du contrôle policier est fort différente de celle présente sur les lieux où s’effectuent ces contrôles. Ceux-ci visent, avant tout, des hommes jeunes ne portant pas de sac et habillés de manière typiquement jeune, alors que cette sous-population constitue sur chacun des lieux une minorité, comme le montre le tableau 7.
Répartition, par site, des jeunes hommes sans sac habillés de manière typiquement jeune, toute origine apparente confondue
Répartition, par site, des jeunes hommes sans sac habillés de manière typiquement jeune, toute origine apparente confondue
76Pour autant, l’analyse globale des résultats de l’enquête laisse apparaître des propriétés caractérisant chaque site et des effets de composition, qui laissent peu de chances à toute analyse univoque du phénomène.
77Il faut tout d’abord insister sur le poids de chacun des lieux d’enquête dans le risque pour les différents individus d’être contrôlé. Ce constat s’explique par plusieurs facteurs, sans doute combinés : ce ne sont pas les mêmes populations qui sont présentes sur les lieux, ni les mêmes institutions ou services en charge du contrôle, ni peut-être les mêmes réquisitions qui gouvernent les contrôles.
78Ensuite, l’expression « contrôle au faciès » peut être prise à la lettre ou dans un sens plus large (Jobard et Lévy, 2011b) : à la lettre, « faciès » renvoie à l’origine apparente. En effet, celle-ci est déterminante puisqu’à caractéristiques égales, les minorités sont surcontrôlées. Dans un sens plus large, l’expression peut renvoyer à l’apparence : on a vu que celle-ci est une combinaison d’éléments liés au sexe, à l’âge, au sac porté, à la tenue vestimentaire et à la couleur de peau. Et si l’on sait que les jeunes hommes sont, depuis la création des polices modernes (Jobard, 2010?; Berlière et Lévy, 2001), la cible première des forces de police, il est très difficile d’arbitrer quant à l’importance respective de la couleur de peau et de la tenue vestimentaire. S’il semble qu’un jeune homme blanc habillé de manière typiquement jeune risque davantage de se faire contrôler qu’un jeune homme noir ou maghrébin habillé décontracté, ce risque est en réalité identique sur un certain nombre de lieux et plus élevé, toutes choses égales par ailleurs, sur l’un des sites, lorsque l’on est Maghrébin.
79Enfin, si notre enquête apporte des éléments objectifs sur une activité que l’institution policière n’a jamais documentée, elle est, comme toute enquête, limitée par bien des aspects.
80La démarche retenue impose des contraintes : elle suppose des lieux relativement faciles à délimiter et offrant de bonnes conditions de visibilité (éclairage nocturne, par exemple), tout en préservant la discrétion de l’observation à l’égard tant des agents que des passants. En outre, elle est coûteuse en temps et en personnel. C’est pourquoi le choix des lieux a été en grande partie déterminé par la fréquence escomptée des contrôles et a porté sur les contrôles visant des piétons dans des zones de forte affluence, plutôt que des piétons ou des automobilistes aux abords des cités ou des grands ensembles urbains, où les policiers, notamment en mission de sécurisation, effectuent des contrôles qui alimentent les sentiments de discrimination des populations concernées. Enfin, il aurait été intéressant de relever les caractéristiques individuelles des policiers composant les patrouilles, et d’y relever notamment la proportion de policiers issus de minorités, compte tenu de l’importance croissante de ces derniers dans la police à l’œuvre à Paris (Jobard et Lévy, 2011a?; Héran et Meurs, 2009?; Gauthier, 2012). Nous aurions ainsi pu vérifier l’hypothèse selon laquelle la composition des forces de police influence leur comportement ainsi que la perception de leur action par les populations concernées. Il serait également souhaitable d’avoir une connaissance plus précise des instructions données par le parquet, dans le cadre de l’art. 78-2 CPP, et plus généralement des consignes données aux agents par leur hiérarchie, ainsi que des comptes rendus éventuels qu’ils font de leur activité de contrôle. Bon nombre d’aspects des contrôles d’identité sont donc à approfondir.
81Il n’en reste pas moins que cette enquête met en lumière une autre manière d’aborder la mesure des discriminations plutôt que celles plus couramment discutées à l’heure actuelle : elle ne repose, en effet, ni sur la constitution de statistiques publiques « ethniques », ni sur le testing, ni sur l’auto-identification « ethnique » des victimes de discrimination. Elle ouvre donc de nouvelles voies d’investigation dans des domaines pour lesquels les données administratives ou données officielles sont insuffisantes ou non pertinentes, et où une observation in situ est envisageable.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI, 2007, p. 8) a défini le « profilage racial » comme « [L]’utilisation par la police, sans justification objective et raisonnable, de motifs tels que la race, la couleur, la langue, la religion, la nationalité ou l’origine nationale ou ethnique dans des activités de contrôle, de surveillance ou d’investigation » (voir aussi De Schutter et Ringelheim, 2008).
-
[2]
Cette enquête initiale a été réalisée par une équipe composée de Rachel Neild et Indira Goris (OSJI), John Lamberth, Fabien Jobard et René Lévy.
-
[3]
C’est également la démarche récemment adoptée par l’ONG Human Rights Watch (2012).
-
[4]
Les résultats présentés ici résultent d’une analyse inédite des données de l’enquête Escapad 2008 de l’OFDT, réalisée par S. Névanen (Cesdip). Cette question n’a malheureusement pas été reprise dans l’enquête de 2011.
-
[5]
Voir sur ce point Gauthier (2012). Voir également les études réunies par Weber et Bowling (2011) qui couvrent les cinq continents.
-
[6]
On trouvera une revue de littérature plus récente dans Melchers (2006). Voir également Harris (2006), Rice et White (2010), Bowling et Phillips (2007). Pour une discussion de fond sur la notion de profilage, voir Harcourt (2007).
-
[7]
Comme l’indiquent Miller et al. (2008, p. 163), « Le protocole de recherche établi par Lamberth [cosignataire du présent article] est devenu le paradigme de la plupart des débats sur le profilage racial aux États-Unis ».
-
[8]
Pour notre propos, les réformes les plus significatives sont celles de 1983, 1986, 1993 et 2003.
-
[9]
Cass. Crim., 25 avril 1985, cité par Buisson, 1998, n° 125 ; pour une analyse détaillée : Saoudi, 1998, p. 277-288.
-
[10]
Elle a également été employée à Washington D.C. (Lamberth, 2006).
-
[11]
Faute de place, nous n’aborderons pas le volet de l’enquête relatif aux questionnaires?; voir Open Society Justice Initiative, 2009a, p. 38-40.
-
[12]
La pratique policière a élaboré une typologie des apparences qui s’est cristallisée dans la nomenclature du fichier policier Canonge, créé sous forme manuelle en 1950, qui distingue 12 « types » différents : « blanc (caucasien), méditerranéen, gitan, moyen-oriental, nord-africain maghrébin, asiatique eurasien, amérindien, indien (Inde), métis-mulâtre, noir, polynésien, mélanésien-canaque ».
-
[13]
Les données à recueillir étaient codées numériquement : les observateurs devaient donc saisir successivement 5 chiffres (6 pour l’observation des contrôles), ce qui pour des jeunes accoutumés à « texter » en toutes circonstances ne présente aucune difficulté et s’effectue en quelques secondes.
-
[14]
L’imposition d’un intervalle avant la saisie suivante était essentiellement destinée à pallier les différences individuelles dans la vitesse de saisie des observateurs qui, comme nous avons pu le vérifier, ne manqueraient pas de biaiser la collecte.
-
[15]
Cette phase de benchmarking, initialement programmée sur 2 mois, a été plus longue que prévue car il a fallu la suspendre d’abord lors de la coupe du monde de rugby, qui a amené des modifications importantes de la population présente gare du Nord et à Châtelet Station, puis en raison des grèves qui ont affecté les transports publics parisiens.
-
[16]
Les contrôles n’ont pas donné lieu à des observations durant chaque mois au cours de cette période. Peu d’entre elles ont eu lieu en décembre 2007 et aucune en janvier 2008, du fait des contraintes universitaires des observateurs, de la période de Noël engendrant une altération des flux des populations en transit ou des délais nécessaires au renouvellement de leurs contrats de travail.
-
[17]
Ces chiffres diffèrent légèrement de ceux qui figurent dans le rapport initial (Open Society Justice Initiative, 2009c) qui comportait certaines erreurs de codage sans incidence sur les résultats. En raison de données manquantes ou défectueuses pour certaines des variables, l’effectif retenu est susceptible de varier d’un tableau à l’autre.