Couverture de POPU_703

Article de revue

Bibliographie critique

Pages 627 à 654

Notes

  • [1]
    Comme le traducteur le souligne (p. 9), alors que les travaux de John Rex avaient été traduits, depuis longtemps déjà, en allemand, espagnol, japonais, chinois, malais et roumain, ils ne l’?avaient jamais été en français.
  • [2]
    Expression traduite dans l’?ouvrage par relations de race mais qu’?on pourrait traduire plutôt par rapports sociaux de race. Si à certains moments du texte, le traducteur reste un peu « proche de l’?anglais », rares sont les vrais malentendus ou problèmes de compréhension.
  • [3]
    Auquel on pourrait rajouter une remarque sur le choix étrange d’?image sur la couverture : des jambes de mannequin féminin en plastique de couleur beige, rouge, bleue…
  • [4]
    Cette loi porte en fait sur l’?ensemble des signes religieux, mais la circulaire qui l’?a suivie traite essentiellement du port du voile.
  • [5]
    Cf. « L’?universel abstrait, le politique et la construction de l’?islamisme comme forme d’?altérité », in M. Wieviorka (éd.), Une société fragmentée ?, Paris, La Découverte, 1996.

La République, le multiculturalisme, le post-colonialisme

1Responsable de la rubrique Kamel Kateb avec le concours de Dominique Diguet du service de la Documentation de l’Ined

Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (sous la direction de), La fracture coloniale : la société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005, 310 p.

2Cet ouvrage collectif se fixe pour objectif d’analyser les rapports complexes entre les immigrés des anciennes colonies et leurs descendants et les autres composantes de la société française. Pourquoi le passé colonial n’en finit-il pas d’envahir l’espace public français ? Comment expliquer les cristallisations communautaires et les crispations identitaires ? Comment intégrer l’épisode colonial dans les représentations collectives ? Autant de questions que symboliserait la fracture coloniale, et qui sont ici analysées dans la longue durée (Introduction, p. 12). Pour répondre à ces questions, l’ouvrage est organisé en deux parties, dont la première traite des enjeux de mémoire de l’histoire coloniale et la seconde de l’impact de cette histoire sur la République et sur les luttes politiques relatives à l’immigration et à la politique migratoire.

3Les contributions de nombreux auteurs font référence à une enquête menée à Toulouse sur « les mémoires » (coloniales, de l’immigration, et urbaines). L’échantillon de l’enquête, 400 personnes, a été construit sur les critères du lieu de résidence (centre-ville, quartiers périphériques, banlieue proche) et de l’origine des ascendants (nés en France, nés dans l’ex-empire ou les DOM, étrangers). L’enquête a reposé sur des questionnaires puis sur des entretiens individuels auprès de lycéens de terminale et d’adultes ciblés par les questionnaires (68 personnes). Elle présente des originalités certaines, aussi bien par son objet que par les techniques utilisées pendant les entretiens. Les annexes de l’ouvrage décrivent l’enquête et ses résultats.

4L’origine de la fracture coloniale est située dans l’oubli systématique, dans l’histoire nationale, de pans entiers du passé colonial. Les auteurs citent entre autres, l’occultation de la guerre d’indépendance de Haïti, et l’oubli, jusqu’au plus haut sommet de l’État, du fait que cette dernière a été une colonie française depuis Louis XIV jusqu’en 1804. Dès cette date, la chaîne de fabrication de l’amnésie générale était lancée (Benjamin Stora, p. 57-65). L’esclavage et la traite des Noirs constitueraient la seconde absence dans cette histoire nationale. La fracture coloniale aurait-elle comme pendant une « fracture raciale » ? Ce qui amènerait à une autre interrogation : quel serait le poids du racisme colonial sur la société française aujourd’hui ? Ces questions renvoient directement aux statuts particuliers qui persistent pour l’Outre-mer.

5Ces absences et occultations auraient entraîné l’émergence de « mémoires compensatoires » (Françoise Vergès, p. 72) qui s’exprimeraient sur le terrain politique par des revendications de « repentance » et une attitude victimaire des porteurs de ces mémoires. Il n’est donc pas étonnant que des processus de reconstructions identitaires émergent de ces absences. Face aux demi-réponses des milieux autorisés, les individus bâtissent leur propre vérité historique. Il s’en suivrait alors une prolifération de fractures : « coloniale », « raciale », « du ressenti », « du savoir » (Sandrine Lemaire, p. 94), en raison de l’absence d’un traitement précis de la colonisation et de l’immigration dans l’histoire nationale et de sa traduction adéquate dans le programme scolaire. Dans certains cas (comme la guerre d’Algérie), c’est moins l’absence de traitement que son contenu et la place accordée dans les manuels scolaires qui nécessitent réflexion (Sandrine Lemaire, p. 99). L’impact de cette histoire sur la société française est relativement peu abordé. Malgré les travaux d’historiens de ces dernières années, les images de la « mission civilisatrice » de la colonisation resteraient encore aujourd’hui prégnantes dans ce contenu. D’autant que les politiques, de façon consensuelle, auraient effectué un forcing pour une réhabilitation du passé colonial (Olivier Le Cour Grandmaison, p. 124). La raison fondamentale se situe dans la marginalisation de l’histoire coloniale et postcoloniale en métropole. Selon les auteurs, la recherche française a pris un important retard comparativement aux travaux effectués dans les pays anglo-saxons. Les effets de la colonisation sur la métropole et la société française (culture, représentation, catégories d’entendement, forme de gouvernance, institutions, etc.) constitueraient ainsi un tabou parce qu’en parler serait perçu comme un risque pour « l’unité nationale » (Nicolas Bancel, p. 84). Selon Marc Ferro (p. 129-135), ce tabou résulte autant de la censure des autorités que de l’autocensure des citoyens, aveugles à tout ce qui pourrait remettre en cause « l’œuvre de la France ».

6Abordant « la crise du modèle républicain d’intégration », les auteurs soulignent que la fin de la période économique issue directement des révolutions industrielles du XIXe siècle et de l’opposition capital/travail a fait émerger deux phénomènes concomitants, à savoir la poussée des identités culturelles et religieuses et les difficultés de mettre en œuvre les promesses républicaines d’égalité et de fraternité (Michel Wieviorka, p. 117). Ces deux phénomènes concernent les populations issues de l’immigration (non exclusivement). Le problème posé aujourd’hui serait non pas l’opposition entre universalisme et communautarisme mais entre le premier et le cosmopolitisme, l’universalisme n’étant qu’un simple paravent à un nationalisme ethno-racial (Achille Mbembe, p. 152). En définitive, le problème non résolu est sans conteste la relation à l’autre, celui qui est perçu comme différent, de « race » différente. Sa résolution passerait par une conception du cosmopolitisme faisant place aux singularités, refusant la biologisation, l’ethnicisation ou la racialisation du social (id., p. 153). Dans une conjoncture internationale marquée par la montée des droits des individus et des minorités face au groupe dominant et aux États, le creuset français où étaient amenés à se fondre les courants migratoires successifs ne peut plus fonctionner de la même manière, d’autant plus que les migrants issus de l’ex-domaine colonial – les « indésirables », par opposition aux « souhaités » (Pascal Blanchard, p. 176) – se présentent avec des caractéristiques différentes (conflits mémoriels, codes sociaux, etc.) de ceux des vagues précédentes. Le tout se trouve particulièrement compliqué par la culture coloniale du pays d’accueil, et des crispations identitaires et religieuses.

7Les enquêtes d’opinion menées à Toulouse pendant l’année 2003 mettent en relief l’ethnicisation des rapports sociaux. Les auteurs s’interrogent sur « le rejet global de tout ce qui est issu du colonial, y compris la culture et les pratiques ». Seul le sport échapperait à ce rejet. Il s’ensuit une vision communautaire du monde qui favoriserait le développement d’un racisme « anti-français » ou « anti-blanc » par opposition à un racisme « anti-ex-colonisés » dont le marqueur serait la couleur de peau (Philippe Liotard, p. 234). L’ouvrage a le mérite de montrer qu’il est pratiquement impossible de comprendre la société française d’aujourd’hui en faisant abstraction de l’histoire coloniale, qui est une partie intégrante de l’histoire de France.

8Kamel Kateb

Pascal Blanchard et Nicolas Bancel (sous la direction de), Culture postcoloniale, 1961-2006, Mémoires coloniales en France, Paris, Autrement (coll. Mémoire, n° 126), 2006, 287 p.

9Cet ouvrage collectif se situe dans la continuité des travaux antérieurs, menés sous la direction de P. Blanchard et N. Bancel, qui ont donné lieu à la publication de La fracture coloniale. Les auteurs se fixent l’objectif de « faire découvrir aux Français » que la France est une société postcoloniale. Dans la première partie, ils montrent comment la culture contemporaine est profondément façonnée par la colonisation et ses implications : « Il s’agit de mesurer en quoi (et sous quelle forme) se perpétuent, se reconfigurent, se renforcent ou disparaissent des éléments de notre culture qui trouvent leur genèse dans une culture coloniale en formation depuis le XVIIe siècle » (p. 6-7). Dans la seconde partie, ils identifient les influences et continuités coloniales dans la littérature, le cinéma, la chanson, les différentes formes d’activité culturelle, les formes de tourisme qu’ils qualifient d’ethnique, etc.

10Ils s’inscrivent pleinement dans la démarche des postcolonial studies qui se sont développées outre Atlantique. Selon les auteurs, cette inscription devrait permettre d’intégrer dans l’analyse historique la mesure des mutations et rendre compréhensible les ruptures et les fractures. La démarche est identique à celle de La fracture coloniale : s’appuyer sur la longue durée pour opérer une déconstruction de la culture coloniale et postcoloniale, avec une réflexion sur la manière dont la « colonie » fait un retour en métropole (p. 13). Les auteurs, constatant l’irruption de la mémoire coloniale dans la société, analysent les résistances aux débats qu’elle provoque et les enjeux qu’elle sous-tend. Ils distinguent histoire et mémoire, opposant les sources vérifiées et objectivées au processus de formation des mythes et des légendes qui découlent des processus mémoriels. Ils ne limitent pas leur réflexion à la mémoire portée par des individus ou des groupes d’individus mais l’élargissent à la mémoire d’État productrice de référents nationaux. Il en résulte une réflexion intéressante sur le rôle de l’histoire et le métier d’historien.

11L’une des questions fortes abordées par les auteurs est sans conteste celle de l’enseignement de l’histoire nationale à des élèves divers, porteurs d’une histoire mémorielle différente (fils de harkis, de maghrébins hostiles à la colonisation, de pieds noirs, d’antillais descendants d’esclave, de bretons, de corses, etc.). Pour le moment, ce qui domine et est fortement contesté, c’est la marginalisation du passé colonial dans les manuels scolaires, et la césure qui apparaît entre histoire nationale et histoire coloniale (p. 63), empêchant par là une approche de l’histoire qui engloberait toute la complexité, les zones d’ombres et ses contradictions. L’exemple algérien revient souvent dans les contributions car il illustre parfaitement ce qui précède : autrefois présentée comme un modèle de réussite du système colonial et un prolongement de la France de l’autre côté de la Méditerranée, l’Algérie a finalement connu une décolonisation traumatisante. L’histoire coloniale algérienne occupe une place dominante dans l’historiographie coloniale depuis 1980, car elle permet de reformuler le « consensus républicain » par la condamnation des aspects les plus visibles et révoltants de la colonisation. La cristallisation sur la torture et les exactions commises permettent de passer rapidement sur des aspects plus profonds du système colonial : régimes d’exception, racisme, Code de l’indigénat, différence de statut au sein de la République, inégalités économiques, culturelles, sociales, politiques, etc. ce qui ne permet pas aux élèves de comprendre la révolte des colonisés (p. 65). Le désir d’indépendance apparaît comme de l’ingratitude ou du fanatisme. L’oubli qui marquait, par le passé, l’histoire coloniale, touche encore l’esclavage et la traite négrière abolis en 1848.

12Il n’est par conséquent pas étonnant qu’il y ait une exacerbation des conflits mémoriels entre, d’un côté, les descendants de colonisés et des victimes de la traite négrière et de l’esclavage, et, de l’autre côté, les autres composantes de la société française. Une fraction dominante de ces dernières perçoit les discours sur la thématique coloniale comme des attaques contre la « grandeur » de la France (pour paraphraser C. De Gaulle) et l’intérêt général. Pour les descendants de colonisés, au-delà des intérêts particuliers de certains individus ou groupes, c’est une reconnaissance de la légitimité de leur présence au sein de la République qui est recherchée.

13Les auteurs signalent que la thématique de l’intégration devient dominante dans les années 1980 au détriment des notions d’assimilation ou d’association forgées, elles aussi, dans le monde politique colonial. Il n’est par conséquent pas étonnant qu’elle soit appliquée aux personnes issues des anciennes colonies. Dans la réalité, il y aurait une « modification de substantif sans en changer véritablement la substance » (p. 146). L’intégration ne serait qu’une reformulation modernisée de l’assimilation. Cette thématique aurait surgi dans les périodes de crise avec une problématique de « renationalisation de l’identité française » (p. 156) qui ne serait ni plus ni moins qu’une réforme conservatrice pour sortir de la crise. Elle est prolongée par des tentatives, le plus souvent maladroites, de réhabilitation de la colonisation, relayées par des calculs électoraux médiocres (p. 185).

14Littérature, médias, cinéma, musique sont intelligemment analysés, dans le cadre des études postcoloniales, comme expression des traumatismes et des mémoires ou thérapie de groupe pour se guérir d’une histoire fondamentalement raciste (p. 188). Là aussi, la marque des anti et des pro constitue une ligne de distanciation très forte, mais le rapport de force s’est progressivement inversé en faveur des anticolonialistes. Toujours dans le même registre, il y a une interrogation profonde sur le rôle de la francophonie institutionnalisée ; est-ce une organisation politique de type néocolonial nécessaire à la France pour cumuler les votes dans les institutions internationales ou est-ce un facteur de développement et de dialogue des cultures ? La distanciation à la langue est-elle devenue suffisante pour que cette dernière ne serve plus à la définition d’une identité et d’une culture ? Autant de questions ouvertes sans conclusions définitives. Le livre se termine sur le rôle des imaginaires et des stéréotypes produits pendant la période coloniale et réactivés dans les formes les plus inattendues.

15Kamel Kateb

Carole Reynaud Paligot, La République raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), Paris, Presses Universitaires de France, 2006, 338 p.

16Cet ouvrage est le fruit d’une recherche présentée par l’historienne Carole Reynaud Paligot, dans le cadre d’une habilitation à diriger des recherches (Université de Paris I). Son projet est de dévoiler une facette encore méconnue du racisme hexagonal : l’intrication de la pensée raciale et de l’idéologie républicaine à la fin du XIXe siècle. Elle s’attache ainsi à souligner que, loin d’être l’apanage de l’extrême-droite, la pensée raciale (l’auteur préfère éviter le terme de « racisme ») s’inscrivait en réalité pleinement aussi dans une idéologie se réclamant de la science et du progrès. À l’issue d’un travail de recherche bibliographique et archivistique minutieux et impressionnant, C. Reynaud Paligot montre clairement comment un « paradigme racial », dont elle s’attache à retracer l’histoire, naît sous la plume des anthropologues, puis atteint une position dominante dans les institutions scientifiques, et enfin dans la société en générale.

17Le paradigme racial est une vision du monde, animée par une volonté classificatrice, qui construit une représentation de l’altérité en termes raciaux, qui « racialise » les différences et produit une vision inégalitaire de la différence (p. 2). L’auteur le voit comme la rencontre entre l’évolutionnisme philosophique issu des Lumières, le transformisme issu des études de Lamarck et Darwin et l’idéologie coloniale des débuts de la IIIe République (p. 317). Il naît sous la plume des anthropologues, nouvelle communauté scientifique qui s’institutionnalise au cours des années 1860-70, autour principalement de Paul Broca, créateur de la Société d’anthropologie en 1859. Hommes de science mais aussi militants républicains de la première heure pour la plupart, les anthropologues forment alors une communauté disciplinaire homogène produisant un paradigme scientifique qui commence à faire autorité avec l’avènement de la IIIe République. Comme insiste l’auteur (p. 147), l’anthropologie et son paradigme racial se sont bien inscrits dans l’idéologie républicaine, et se sont développés au sein des réseaux républicains des débuts de la IIIe République, qui leur ont apporté un solide soutien (notamment via des personnalités comme Ernest Renan, Georges Clemenceau ou Paul Bert).

18L’auteur oppose très clairement ce paradigme racial républicain à celui porté par les racialistes conservateurs et anti-démocratiques (Gobineau, Vacher de Lapouge, Gustave Le Bon, etc.). Ces deux pensées raciales n’en partagent pas moins un socle commun : déterminisme biologique, importance de l’hérédité et inégalité des races (p. 93 et 105). Mais les racialistes républicains divergent notamment par un refus de l’antisémitisme, un refus d’établir une hiérarchie à l’intérieur de la « race blanche » et la croyance en la perfectibilité (certes limitée et inégale) des races inférieures, ce qui renvoie à un des fondements de l’idéologie républicaine : la croyance aux vertus et à l’influence de l’éducation. Tenants des théories transformistes, ils avancent aussi l’idée que les « races inférieures » tiennent une position intermédiaire entre les singes et les races les plus favorisées (p. 38), et seraient le « chaînon manquant » (p. 53).

19Ce paradigme a donc pour objet, en « démontrant » l’inégalité entre les hommes par une méthode « scientifique », de justifier l’entreprise impériale colonialiste du fait des « droits et devoirs des races supérieures » (p. 273). De fait, les anthropologues concevaient leur discipline comme une science utile à la politique coloniale (p. 221). Et, d’après l’auteur, les représentations raciales propagées par les anthropologues ont été lourdes de conséquences. La représentation différentialiste, hiérarchisée et inégalitaire des indigènes qu’ils prônaient a légitimé un droit inégalitaire (p. 259). En outre, leur vision de l’inégale perfectibilité des races a fortement réduit les ambitions de la « mission civilisatrice » en instaurant un système d’enseignement au rabais et ségrégationniste (p. 272) et en excluant les indigènes des postes à responsabilité de l’administration coloniale (p. 319). L’égalité républicaine ne s’appliquait pas aux indigènes du fait de la doxa de l’inégalité « scientifiquement prouvée » entre les races, ce qui permet de conférer une bonne conscience éclairée à des pratiques inégalitaires qui auraient été dénoncées en métropole.

20Ce paradigme se diffuse très fortement dans la société grâce à la volonté de ses promoteurs de vulgariser leurs travaux (p. 135) et à l’osmose entre pensée raciale et idéologie républicaine. L’auteur montre ainsi comment le paradigme racial se retrouve fortement dans les manuels scolaires, du fait notamment de Paul Bert, qui fut ministre de l’Instruction publique et membre actif de la Société d’anthropologie. Les exemples cités par l’auteur (p. 138-141) sont particulièrement frappants, témoignant de la diffusion dans les écoles d’un sens commun raciste jusqu’aux années 1930. Les remises en cause de ce paradigme sont tardives, lentes et modérées, dès lors qu’il a influencé l’ensemble des sciences humaines et sociales de la deuxième moitié du XIXe siècle. L’auteur souligne ainsi comment les œuvres de Taine, Renan, Fouillée, Boutmy, etc. attestent de l’importance de la pensée raciale au sein des sciences humaines (p. 152 et suivantes). Durkheim pas plus que Mauss ne remettent en cause le concept de race, tout au plus apportent-ils certaines nuances et une autre orientation à la recherche. Néanmoins le paradigme racial commence à s’essouffler dès la fin du XIXe siècle au niveau du champ scientifique, du fait des difficultés rencontrées dans la classification raciale de même que de l’autonomisation de certaines sciences annexes à l’anthropologie, à l’instar de l’ethnologie. Mais, d’après l’auteur, la pensée raciale demeure une doxa largement partagée par la communauté scientifique des années 1930 (p. 314). Les graves dérives de cette idéologie raciale républicaine perdurent jusqu’à la seconde guerre mondiale avec notamment les zoos humains, exposant les « races inférieures », lors des expositions coloniales (p. 128).

21Au final, Carole Reynaud Paligot nous propose un projet à plusieurs niveaux (comme le met d’ailleurs remarquablement en exergue la préface de Christophe Charle). Ce livre est une contribution à l’histoire sociale des sciences (et en l’occurrence ici à l’histoire de l’anthropologie) : l’auteur s’inspire explicitement des travaux de Thomas Kuhn, en montrant les bénéfices et les limites d’appliquer le terme de paradigme à une science sociale. Mais cet ouvrage participe aussi de l’histoire culturelle de l’idéologie républicaine et plus largement de l’histoire tout court, dès lors qu’il éclaire notamment les grandes options coloniales de la IIIe République et la politique d’immigration de l’entre-deux-guerres.

22Pourtant, le livre souffre aussi de quelques limites. Sur la forme, on peut déplorer l’absence de bibliographie à la fin de l’ouvrage alors même que le système de référencement choisi est le système anglo-saxon. Sur le fond, nous avons trouvé regrettable l’absence de réflexion sur les liens entre le paradigme racial et le nationalisme (ou doxa nationale) des milieux républicains de la même époque (cf. entre autres les travaux de Suzanne Citron, David Bell, Brian Jenkins, Raoul Girardet, Michel Winock, etc.). Pourtant c’est ce nationalisme républicain qui a posé à la base le côté messianique du colonialisme français, guide des autres races en retard sur la voie de l’ordre et du progrès selon le paradigme comtien (cf. la préface de Christophe Charle, p. XVII). Nous aurions aussi aimé plus d’éléments comparatifs : au niveau géographique (sur ce qui se passait dans les autres pays) et temporel (les paradigmes précédents et suivants). Enfin, nous nous étonnons de l’absence dans la conclusion d’éléments sur les héritages de ce paradigme aujourd’hui en France : cette pensée raciale républicaine aurait-elle complètement disparue ?

23Tudi Kernalegenn

Romain Bertrand, Mémoires d’empire, la controverse autour du « fait colonial », Paris, éd. du Croquant, 2006, 219 p.

24Dans Mémoires d’empire, Romain Bertrand retrace les origines, le développement puis la diffusion de la polémique née autour de la loi du 23 février 2005 sur le « rôle positif » de la colonisation française, cité en son article 4 : « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française en outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Cette analyse est d’actualité à double titre : elle renvoie aux débats politiques contemporains autour de l’identité nationale, la mémoire ou encore l’intégration ; elle contribue aux analyses sociologiques des concurrences de « mémoires », de la montée en puissance de la figure de la victime ou encore de l’importation de thématiques créées dans les arènes internationales (Conférence de Durban en 2001 à propos de la reconnaissance des « victimes » de l’esclavage).

25Selon l’auteur, l’émergence de la loi sur le rôle positif de la colonisation ne peut se comprendre sans l’opiniâtreté de groupes d’intérêts des rapatriés d’Algérie qui, longtemps mis à l’écart de la droite gaulliste, ont trouvé récemment des soutiens auprès de certains parlementaires, « outsiders » dans leur propre parti mais souvent motivés par des intérêts électoralistes dans un contexte de forte compétition avec le Front national. En mobilisant un corpus riche constitué des débats parlementaires, de la presse, Romain Bertrand recompose le fil de la polémique en France puis dans les relations franco-algériennes. Ce dernier épisode a témoigné de la césure entre les parlementaires et le chef de l’État, qui autant par conviction que parce qu’il est chargé du domaine diplomatique, est resté fidèle à l’héritage gaulliste de mise à l’écart de la cause « pied-noir ». D’ailleurs, si la loi apparaît évidemment grâce à la détermination de quelques députés, elle s’inscrit plus largement dans un contexte de surenchère mémorielle entre les différentes catégories de « victimes » de l’histoire qui s’articule en réalité aux positions – sociales, politiques – des groupes d’intérêts dans la France contemporaine. Ainsi, la riposte à cette « République coloniale » ne se fait pas attendre. Elle a été portée par la presse, les élus de gauche ou encore des groupes comme celui des « indigènes », qui recrutent notamment parmi les sociologues et les enseignants, et expliquent les discriminations actuelles par le passé colonial de la France. Au moment des « émeutes urbaines » de 2005, Romain Bertrand observe que les grilles d’analyse critiquant la « République coloniale » sont abondamment mobilisées pour comprendre cette explosion de violence alors que les conditions sociales et économiques de l’exclusion sont évincées comme facteur explicatif. Or, ce type de discours et les polémiques qu’il engendre questionnent l’essence « égalitaire » de la République française et remettent en cause « l’intégration à la française » qui part d’une citoyenneté indifférente aux différences.

26Cette étude éclaire, par ce biais, les origines des controverses sur la question de l’intégration à la française ou encore sur les modifications du champ des associations anti-racistes et elle contribue à la sociologie des polémiques – souvent réservées aux questions afférentes aux sciences dures (nucléaire, questions environnementales ou de santé publique). En effet, de nombreux phénomènes isolés dans cette étude rappellent ceux que la sociologie des groupes d’intérêts étudie en France depuis une décennie. Ainsi, le recours de plus en plus courant aux tribunaux pour résoudre les conflits impose aux leaders des mouvements une présentation de soi en « victimes » pour être entendus ou recevables. Ou encore, l’usage d’une expertise savante à des fins militantes séduit les médias et un public de plus en plus éduqué qui affectionne des démonstrations scientifiques, y compris sous une forme vulgarisée et éloignée de toute exigence méthodologique. Ces usages hors champ scientifique déstabilisent des catégories professionnelles « savantes » comme celle des historiens qui voient leurs pratiques soumises à de nouvelles contraintes : le regard de l’opinion, les interprétations sauvages de leurs travaux. En l’occurrence, la loi du 23 février 2005 a donné l’occasion d’une contre-mobilisation des historiens qui prend la forme d’une résistance au nom de la science à la censure d’une « histoire officielle » portée par les entrepreneurs en mobilisation de victimes. Au-delà de la cause « pied-noir », cela rappelle combien la production de l’histoire (manuels scolaires) est tributaire des représentations sociales ambiantes et combien l’enjeu de voir son histoire représentée devient un enjeu politique.

27L’auteur déplore à juste titre qu’on fasse trop souvent parler les « jeunes » des banlieues selon une doxa ambiante de révolte des « indigènes » mais il a peu d’éléments objectifs pour démontrer le caractère social de la mobilisation. Aussi, nous pourrions à notre tour nous interroger sur les effets sociaux que cette catégorie « indigène » produit sur les acteurs. En suivant l’hypothèse goffmanienne de retournement de stigmate, des populations ne trouveront-elles pas un intérêt à se le réapproprier en une identité pour soi à la manière naguère d’un parti communiste qui reprenait comme identité militante l’image du couteau entre les dents pour effrayer le patronat ? L’hypothèse de reformulation identitaire des groupes sociaux et politiques en lutte parcourt ce livre entre des partis de gauche qui ne s’appuient plus sur les revendications sociales pour faire parler les groupes dominés et une « nouvelle » droite qui renchérit sur les questions de la nation.

28Sylvie Ollitrault

Nacira Guénif-Souilamas (sous la direction de), La République mise à nu par son immigration, Paris, La Fabrique éditions, 2006, 220 p.

29Les contributions à cet ouvrage collectif participent d’une ambition commune : démontrer que la gestion publique des questions d’immigration et d’intégration permet de caractériser l’essence même des valeurs de la République. Ces valeurs peuvent entraîner, dans des contextes politiques et historiques spécifiques, des effets sociaux que les auteurs présentent comme positifs ou négatifs. L’affirmation des convictions des auteurs est donc, dans ce livre, au moins aussi importante que le développement d’analyses scientifiques s’appuyant sur des travaux empiriques (enquêtes sociologiques de terrain, études statistiques, analyse sociologique des politiques publiques).

30Dans le chapitre introductif, Nacira Guénif-Souilamas s’appuie sur les écrits de Norbert Elias (La Dynamique de l’Occident) pour dénoncer les politiques d’hostilité aux immigrés, sur fond post-colonial. Laurent Mucchielli réfute, quant à lui, les amalgames entre immigration étrangère et délinquance juvénile. Joël Roman défend une conception moderne de la laïcité, éloignée des approches « nationales-républicaines », de même que Christine Delphy. Joëlle Marelli dénonce l’instrumentalisation de nobles causes telles que le refus de l’antisémitisme pour disqualifier toute attitude favorable au respect de certaines libertés individuelles, par rapport aux excès sécuritaires dans les luttes contre le terrorisme et contre la délinquance dans les quartiers sensibles. Patrick Simon propose une analyse des discriminations dont sont victimes de nombreuses personnes en France, comme des « inégalités incrustées s’inscrivant dans les structures sociales et historiques du racisme ». L’analyse développée l’amène à une critique des politiques publiques actuellement menées en France dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Dans cette contribution, on retrouve la caractéristique présentée plus haut, à savoir une présentation s’appuyant sur des connaissances fines des problèmes, suivie de propos très engagés. En complément, s’inspirant des thèses de Patrick Simon, Éric Macé propose un examen de la faible présence de personnes issues de l’immigration dans les programmes télévisuels de toute nature (fictions, publicités, etc.). Une analyse de certains stéréotypes complète le propos. Enfin, dans un chapitre curieusement placé en fin d’ouvrage, Saïd Bouamama propose un utile, bien que peu original, texte de synthèse sur la place de la question de l’immigration dans la vie politique française.

31Nacira Guénif-Souilamas a fait de cet ouvrage collectif un ouvrage de combat : elle affirme ainsi que chacun des chapitres du livre opère comme « autant de dévoilements de la République et du désastre que ceux qui la privatisent nous réservent ». Il resterait donc à voir si la racialisation des appartenances ne porte pas en elle des processus d’effacement de l’universel au profit de logiques nettement personnelles, voire individualistes. Elles reposeraient sur le repérage de caractéristiques personnelles d’hommes et femmes identifiés au sein de communautés, éventuellement aidées, en partie constituées à partir de solidarités économiques et sociales dont le caractère contractuel privé est indéniable, bien loin de tout ancrage dans des processus sociaux (politiques publiques, affirmation de droits) non-discriminants.

32Jean-Luc Richard

John Rex, Ethnicité et citoyenneté. La sociologie des sociétés multiculturelles, Paris, L’Harmattan, 2006, 180 p.

33L’ouvrage est construit autour de quatre textes de John Rex, sélectionnés et traduits par Christophe Bertossi. Ce chercheur, qui a voulu porter au public francophone [1] des éléments de l’œuvre de John Rex, a invité Michel Wieviorka à préfacer ce recueil de textes. Dans son introduction, Christophe Bertossi place dans leur contexte les travaux de cette grande figure de la sociologie britannique (née en Afrique du Sud en 1925) dans les débats extrêmement animés en Grande-Bretagne autour de la question de l’ethnicité (ethnicity) et des rapports sociaux de « race » (race relations). Cette approche est particulièrement bienvenue car, dans les milieux scientifiques français, on est souvent confronté à une vision consensuelle, fixe, d’une « conception britannique » (voire anglo-saxonne !) de l’ethnicité. Cette vision ne tient pas compte de l’évolution des idées au cours des cinquante dernières années. Or, comme le rappelle M. Wieviorka dans sa préface au livre, les débats autour des thèmes du racisme et de l’ethnicité outre-Manche ont été « enfiévrés, polémiques » et il a fallu une certaine « force de caractère pour ne pas se laisser emporter par les passions idéologiques » (p. 12). Ce livre révèle la manière dont John Rex, à partir de travaux empiriques, s’est efforcé d’apporter d’autres dimensions à la théorisation de l’ethnicité, du racisme, notamment les dimensions culturelles de l’action. C’est dans cette optique qu’il analyse la dualité des situations d’ethnicité et les dynamiques de l’ethnicité choisie et de l’ethnicité attribuée.

34Le premier chapitre, qui occupe environ la moitié de l’ouvrage, présente les « fondamentaux d’une théorie de l’ethnicité ». Ce texte a été publié dans un ouvrage collectif en 2002. Passant en revue les notions de communauté et de relations primordiales ou de sociation, de la formation des ethnies, de la nation ethnique, John Rex explore les dynamiques recouvertes par ces notions dans le contexte des empires, des sociétés post-coloniales, des migrations et de la réception des immigrés.

35Dans le deuxième chapitre, basé sur un article publié dans Ethnic and Racial Studies en 1981, John Rex explique le fond de son approche depuis les années cinquante. Ce qui a motivé ce texte, ce sont des articles des années 1978-1980 critiquant le « paradigme de recherche sur les race relations » qu’on lui attribuait. D’une part, l’expression race relations[2] a froissé certains, qui, d’après John Rex, en ont déduit la promotion d’un champ d’étude analysant l’influence de « facteurs raciaux et génétiques sur le comportement des hommes » (p. 82). En réponse, il précise que ses interrogations se fondaient entièrement sur l’examen des rapports de classe et qu’il cherchait à élucider quels types d’exploitation, d’oppression et de conflit se basaient sur une pensée raciale. Son approche, qui a situé ces « race relations » dans les contextes à la fois coloniaux et métropolitains, a attiré des critiques qui se sont souvent avérées simplificatrices et réductrices. Pour lui, explorer la dimension « raciale » de certaines situations de classe est une démarche incontournable dans la plupart des sociétés depuis le XIXe siècle. D’autre part, il a été confronté à une critique marxiste pour sa distinction entre l’exploitation sur le marché du travail et l’exploitation allant « au-delà de ce qui est normal sur ce marché » ; tout en reconnaissant que l’exploitation est une caractéristique majeure du marché du travail, qui doit être dévoilée, son approche wébérienne le conduit à insister sur la distinction entre « le capitalisme du centre fondé sur une exploitation voilée et le capitalisme colonial ou périphérique où l’exploitation est directe et non masquée » (p. 83).

36À plusieurs reprises, John Rex évoque des processus qui conduisent à « classer » les chercheurs et intellectuels, souvent sans débat préalable. Le cas de ses analyses des « sociétés plurales » (plural societies) en est un autre exemple. Plusieurs chercheurs travaillant sur des sociétés coloniales ont soutenu l’existence de sociétés plurales, composées de groupes ethniques distincts caractérisés par un fort sentiment d’appartenance et un jeu d’institutions qui lie les membres du groupe entre eux. Pour John Rex, il était nécessaire de ré-analyser la notion de société plurale, car « si les segments ou groupes sont soudés par l’économie, ils doivent alors présenter des caractéristiques de classe dans le sens marxiste du terme » (p. 84). Dans son étude de la société sud-africaine, son refus de voir les travailleurs africains et les travailleurs blancs comme des strates au même niveau dans le système capitaliste, était basé sur la conviction que ces deux groupes de travailleurs existaient comme des classes entretenant des relations différentes vis-à-vis des moyens de production. C’est une analyse qu’il a étendue par la suite aux rapports de classe des travailleurs immigrés du Nouveau Commonwealth (Caraïbes, Inde, Pakistan) et des travailleurs britanniques « blancs ». Mais, rappelle-t-il, « parce que j’avais cherché à ré-analyser le pluralisme, on me considérait comme un pluraliste » (id.).

37Les deux derniers textes sont beaucoup plus courts. L’un est extrait d’un ouvrage collectif publié en 2002, l’autre est un texte inédit écrit par John Rex en 1993. Le troisième chapitre porte sur le débat autour de la relation entre « classe » et « race/ethnicité ». Ce débat est illustré dans plusieurs contextes : dans la société sud-africaine ; dans les études des « sociétés plurales » de l’Asie du Sud-est et des Caraïbes ; autour de la position de l’Unesco sur le concept de « race » ; et dans le contexte de l’immigration dans les sociétés européennes. Le quatrième et dernier chapitre est intitulé « Race, classe et la critique marxiste ». John Rex y défend le paradigme général qu’il a offert à la théorie sociologique des rapports ethniques ou de « race ». Ce texte comprend un développement assez long en forme de réponse aux critiques marxistes faites dans les années 1980, notamment par Robert Miles. Outre les attaques laissant croire que John Rex utilise « sans critique [de] la notion de race issue du sens commun » (p. 155), l’une des différences les plus marquantes entre les deux chercheurs porte sur le fait que John Rex situe les travailleurs immigrés dans une position de classe différente de celle des autres travailleurs.

38Au-delà de sa contribution à la réflexion théorique, le travail de John Rex a eu un impact sur les politiques urbaines. Pour lui, la sociologie doit éclairer les politiques locales et nationales. Les études qu’il a réalisées dans la région de Birmingham, notamment dans le fameux quartier de Sparkbrook, ont toujours été menées dans cette perspective. Le chercheur dit clairement que l’objectif de l’ouvrage fondé sur son étude de Sparkbrook a été non seulement de construire une théorie des « classes de logement » (housing classes), mais aussi de convaincre les décideurs locaux et autres acteurs du terrain de « lutter contre la discrimination raciale » (p. 132).

39On ne peut que féliciter l’initiative de Christophe Bertossi. Elle apportera à de nombreux non anglophones une connaissance de la pensée de John Rex et la possibilité d’analyser de première main ses arguments théoriques. Le seul reproche [3] qui peut être fait concerne la bibliographie présentée en fin d’ouvrage. Elle n’inclut pas l’ensemble des publications citées dans les textes de John Rex, ce qui est frustrant pour le lecteur souhaitant poursuivre sa propre exploration de la littérature qui a nourri la réflexion de ce chercheur. Ceci dit, la petite centaine de références citées recouvre bien la période à travers laquelle ont mûri les idées de John Rex.

40Stéphanie Condon

Rémy Leveau, Khadija Mohsen-Finan, (sous la direction de), Musulmans de France et d’Europe, Paris, CNRS, 2005, 183 p.

41La présence des musulmans en Europe n’est plus un phénomène temporaire : ces derniers composent 11 à 12 millions de la population de l’Union européenne, et c’est en France qu’ils sont les plus nombreux. De plus en plus visibles, les musulmans d’Europe sont majoritairement des jeunes qui revendiquent autant la prise en compte de leurs spécificités, que la reconnaissance de leur citoyenneté. L’ouvrage dirigé par Rémy Leveau (décédé avant sa publication) et par Khadija Mohsen-Finan, en partenariat avec l’Institut français des relations internationales (IFRI), repose sur l’hypothèse que l’insertion de l’Islam dans les espaces nationaux passe par des processus d’institutionnalisation de l’identité musulmane qui s’inscrivent dans le projet de construction d’un espace européen à dimensions politique, juridique et éthique. Combinant le théorique à l’empirique, chacune des contributions examine un lieu d’intégration (école, police, etc.) où se donne à voir l’insertion d’une culture musulmane dans la société française, par comparaison avec les pays européens. En mettant en évidence les conflits et débats qui traversent ces espaces, les auteurs suggèrent qu’en dépit des crispations identitaires qui en freinent le processus, la reconnaissance institutionnelle de l’Islam tend soit à transcender les particularismes des groupes qui composent les États, soit à inclure le fait religieux au sein d’une nouvelle vision multiculturelle de la société. L’ambition de l’ouvrage est à la mesure de ces enjeux : il s’agit de définir la place des musulmans dans les sociétés européennes séculières, partageant une peur commune de l’islam. Dans une analyse socio-historique du regard de l’Europe sur l’« Autre musulman », Vincent Geisser contextualise le débat : après la fascination que l’islam a d’abord exercée sur l’imaginaire européen, l’islamophobie se décline aujourd’hui tant sur un mode sécuritaire qu’idéologique.

42La plupart des contributions interrogent la capacité du modèle républicain français à répondre aux défis posés par la présence des musulmans, soulevant ainsi la question des communautarismes et de la place du religieux dans les sociétés sécularisées. En comparant le fonctionnement de l’institution policière française à celui de la Grande-Bretagne, Sophie Body-Gendrot souligne les apories du système : le refus de tenir compte de l’ethnicisation des relations sociales dans les quartiers sensibles ainsi que la volonté de maintenir le caractère universel des instruments de l’intégration rendent le modèle républicain contradictoire et propice aux dérives discriminatoires. Rémy Leveau quant à lui propose une réflexion sur l’importation dans l’espace français des conflits internationaux et leur impact sur le rapport des musulmans à l’État-nation : alors que la guerre du Golfe avait consolidé leur allégeance à l’État, les événements du 11 septembre 2001 semblent exacerber les mobilisations locales et les solidarités transnationales. L’enquête de Catherine Wihtol de Wenden auprès de jeunes musulmans de seconde génération révèle une même multiplicité d’allégeances, entre communauté et République. Pour l’auteure, l’impossibilité de définir adéquatement le statut des enfants d’immigrés et leur qualité de citoyen témoigne des « carences des institutions républicaines à mettre en œuvre leurs idéaux égalitaristes et méritocratiques » (p. 12). En étudiant le champ scolaire, Khadija Mohsen-Finan et Vincent Geisser relèvent la même inefficacité des institutions à produire des identités nationales : l’islamisation des discours des élèves participerait de stratégies d’affirmation individuelle exprimant une variété de référents identitaires via le langage religieux. La contribution de Xavier Bougarel apporte un éclairage original en illustrant une stratégie inverse : dans les Balkans communistes, la volonté de reconnaissance des populations musulmanes s’est traduite par le rejet du référent religieux perçu comme désuet, subordonnant ainsi l’identification à l’islam au projet politique national.

43Les revendications des musulmans en matière juridique confrontent les États européens au défi de définir la citoyenneté, entre libertés individuelles des croyants et droits d’égalité de statut et de traitement des communautés. Frank Frégosi discute les incompatibilités entre les droits étatiques séculiers et certaines revendications se référant à la norme islamique. Le recours croissant aux instances européennes marque toutefois la naissance d’une jurisprudence supra-étatique relativement aux minorités : assiste-t-on à l’émergence d’un espace panislamique européen ? Pour Farhad Khosrokhavar, l’islam dans les prisons est un exemple de problème européen qui nécessite une solution collective et institutionnelle. L’auteur montre comment le déni du religieux dans les prisons françaises favorise la conversion de certains détenus et le retour de personnes de tradition musulmane à des formes radicalisées de l’islam. Quant à la reconnaissance des discours et pratiques musulmanes, Valérie Amiraux compare dans le détail les dispositifs de régulation des cultes établis par divers pays européens et illustre leurs impacts concrets (abattage rituel, etc.). Selon Frank Frégosi, ces processus d’institutionnalisation de l’Islam en Europe se heurtent toutefois à des obstacles, tant du côté des États pour qui la reconnaissance de nouveaux acteurs religieux met en péril les principes d’organisation séculiers et républicains, qu’au sein du monde musulman, fragmenté par des rivalités politiques et par la variété de positionnements des intellectuels.

44Plus que de proposer des solutions, les diverses contributions de l’ouvrage ont le mérite d’analyser avec finesse les enjeux et débats qu’engendre la reconnaissance institutionnelle des identités musulmanes dans les sociétés européennes. Néanmoins, la réflexion aurait gagné à interroger plus explicitement les notions d’intégration et de citoyenneté : intégration par le bas via les mobilisations locales ou par le haut via la reconnaissance institutionnelle ? Intégration dans une perspective d’assimilation ou insertion circonscrite à la sphère socioéconomique ? Par ailleurs, on peut se demander si les défis soulevés par la présence des musulmans en France et dans les autres sociétés européennes sont réellement comparables et par conséquent, si une solution commune est envisageable. En effet, la diversité des vagues migratoires et des contextes socio-historiques, ainsi que la variété des relations entre le religieux et le politique dans les pays européens, pourraient déterminer les orientations et les significations que les musulmans attribuent à leurs revendications locales, et donc les réponses à leur apporter.

45Géraldine Mossière

Neil Lazarus (sous la direction de), Penser le postcolonial. Une introduction critique, Paris, éditions Amsterdam, 2006, 444 p. • Contre-Temps (2006), « Postcolonialisme et immigration », n° 16, janvier, 184 p. • Labyrinthe (2006), « Faut-il être postcolonial ? », n° 24 (2), 140 p. • Multitudes (2006), « Postcolonial et politique de l’histoire », n° 26, automne, 238 p.

46Tout porte à croire que les parutions successives, en 2006, d’un ouvrage et de plusieurs revues consacrés à la question générale du « postcolonialisme » ne relèvent pas du hasard. Ces publications interviennent en effet à un moment où la France et les Français sont confrontés à une mémoire coloniale longtemps refoulée, et dont les fantômes ont ressurgi l’année précédente sous une forme plus ou moins violente, depuis la publication en janvier 2005 du Manifeste des « Indigènes de la République » à la « révolte des banlieues » de l’automne, en passant par le vote le 23 février 2005 d’une loi soulignant les « aspects positifs de la colonisation française » ou la résurgence de la figure d’Aimé Césaire sur la scène politique.

47Dirigé par Neil Lazarus, professeur de littérature anglaise et de littérature comparée à l’université de Warwick, publié en Angleterre en 2004, Penser le postcolonial apporte de ce point de vue et pour la première fois en français une synthèse critique d’un champ de recherche mal connu de ce côté-ci de la Manche, alors même que ses théoriciens développent depuis plus de trente ans une réflexion alternative sur la condition des peuples soumis à la colonisation et sur leurs descendants. La postcolonial theory est en effet l’héritière des études développées à partir des années soixante sur la décolonisation et l’émancipation. Projet tout autant scientifique que politique, à la frontière des humanités et des sciences sociales, les postcolonial studies s’inscrivent plus généralement dans le sillage de l’inflexion culturelle (cultural turn), en apportant notamment un intérêt soutenu aux enjeux identitaires (identity politics), aux questions multiculturelles et aux approches post-modernes et post-structuralistes. Comme le rappelle Anne Berger dans un entretien accordé à la revue Labyrinthe, toutes les studies reposent sur un même principe : celui de l’étude d’une « culture » tenue pour minoritaire, c’est-à-dire délaissée par les humanités traditionnelles. C’est ce principe qui a notamment guidé l’émergence des women’s studies, mais aussi des blacks studies ou des gay’s studies, etc. Et c’est plus particulièrement le sens des subaltern studies lançées à Delhi en 1982, et dont l’article de Gayatri Spivak, « Can the subaltern speak ? », constitue la plus célèbre émanation.

48Dans la lignée des travaux de Michel Foucault, les postcolonial studies apparaissent ainsi comme des « formations discursives » nouvelles qui cherchent non seulement à modifier l’équilibre des pouvoirs en place, mais à renforcer (empower) ses participants et ses objets, à les doter de nouveaux « pouvoirs » – au triple sens de capacité, de puissance et d’instances d’action ou de décision. Un des principaux apports de la postcolonial theory est de créer un espace de parole pour les anciens colonisés et les autres « subalternes ». Les principaux représentants de ce courant (Edward Said, Homi Bhabba, Gayatri Spivak, etc.) sont d’ailleurs issus des anciens empires coloniaux, et si ce n’est pas seulement à ce titre qu’ils s’expriment, c’est ce qui leur donne d’emblée une légitimité. Comme le note le philosophe états-unien Warren Montag dans la revue Multitudes : « ce que le mouvement des études subalternes et des intellectuels du premier monde comme Foucault et Deleuze ont en partage est le présupposé, naïf mais néanmoins dangereux, que les opprimés-es peuvent parler et connaître la situation qui est la leur ». Une ambition qui s’est généralement traduite par une attention particulière accordée aux créations artistiques et plus particulièrement aux œuvres littéraires comme instruments de contestation des représentations culturelles dominantes. On ne s’étonnera pas dès lors que les trois revues qui ont choisi d’y consacrer un dossier soient des revues interdisciplinaires (« indisciplinées », comme le revendique joliment la revue Labyrinthe) mêlant souvent allègrement analyse scientifique, engagement politique et démarches esthétiques.

49Un mélange des genres qui ne va toutefois pas sans poser problème. C’est en tout cas ce que rappellent Nicolas Qualander et Alix Hericord dans Contre-Temps, dans la mesure où les postcolonial studies sont couramment visées par deux types de critiques : « Elles seraient irrémédiablement compromises avec la critique textuelle « postmoderne », ensuite elles auraient partie liée avec une histoire idéalisée des peuples colonisés, ainsi qu’une forme de repli identitaire ». Et de fait, si depuis la publication par Edward Said en 1978 de L’Orientalisme (et avant cette date, dans des disciplines comme l’anthropologie), les efforts faits pour « dé-penser (unthink) l’européocentrisme » apparaissent assurément comme l’une des aspirations essentielles de la plupart des travaux savants consacrés au discours colonial, cet européocentrisme est généralement étudié comme un épistémé, au sens foucaldien, autrement dit comme un climat intellectuel ou comme un mode hégémonique de conceptualisation. Une posture avec laquelle Neil Lazarus se montre en complet désaccord dans la mesure où elle conduit, selon lui, à faire de l’européocentrisme une condition de possibilité de la pensée moderne, des recherches universitaires, de la production de savoir, et de la disciplinarité.

50On peut effectivement déplorer que la référence aux revendications identitaires et au multiculturalisme masque le plus souvent les opérations plus insidieuses des classes dominantes et du capital, en particulier les nouvelles relations établies par le capitalisme industriel à l’ère de la globalisation. Sans compter que la fragmentation infinie des studies pose le problème de leur articulation avec une véritable industrie universitaire. Comme le notent Grégoire Leménager et Laurence Marie dans la revue Labyrinthe : « On peut à bon droit ironiser sur le génie lexical américain, qui pousse les universitaires à l’invention permanente de nouveaux labels, dans la surenchère d’un politiquement correct qui est, aussi, économique à bien des égards ». Professeure de littérature française à l’université de Cornell, dans l’État de New York, et professeure associée au Centre de recherches en études féminines de Paris VIII, Anne Berger ne met pas moins en avant l’aspect positif de cette prolifération : « aucun autre système universitaire au monde n’est aussi accueillant ». Ce qui l’amène à pointer au passage le mépris de l’université française à l’égard de ces problématiques de recherche. Et de fait, il est frappant de constater à quel point tout un ensemble de penseurs de la décolonisation, inspirateurs des postcolonial studies, à commencer par Frantz Fanon, sont ignorés en France, y compris par celles et ceux qui se réclament d’une lecture postcoloniale de la situation des immigrés.

51L’initiative des revues Multitudes, Labyrinthe ou encore Contre-Temps de publier des dossiers sur ce thème n’en est que plus remarquable, dans la mesure où elle permet d’éclairer d’un jour nouveau la condition des immigrés et de leurs descendants français. Reprenant une notion forgée par Stéphanie Newell, le chercheur africain-américain Mamamou Diouf qualifie ainsi dans Contre-Temps de « paracoloniales » la révolte des jeunes français d’origines diverses à l’automne 2005, tout comme l’initiative des « Indigènes de la République » de ré-interroger radicalement la notion d’intégration si chère à la rhétorique républicaine. Nicolas Qualander et Alix Hericord comparent la condition des populations « issues de l’immigration » à un processus de « colonialisme interne », s’inspirant pour cela des travaux d’Eugen Weber sur la condition des paysans français au XIXe siècle. Ils invitent ainsi à un usage politique du postcolonialisme, de façon « à rompre avec cette modernité et cette historiographie européenne dans leur prétention à incarner le progrès et le savoir », et qui autoriserait à sortir des carcans identitaires comme d’une vision assimilationniste et hégémoniste du progrès social. Reste que la vision d’une République française « postcoloniale », comme la qualifie l’historien américain Todd Shepard, et qui s’est notamment développée autour des travaux de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, se heurte elle-même à une vision souvent très homogène du récit républicain, qui laisse de côté le rôle d’émancipation qu’ont aussi pu jouer les valeurs universalistes de la République auprès des colonisés – sinon la possibilité pour les anciens colonisés de s’approprier, à leur tour, ces valeurs. Sans compter que, comme le souligne Laure Pitti dans un entretien publié dans Contre-Temps, on ne sait pas très bien en matière de discrimination si ce qui prime est le statut anciennement colonial ou plus simplement la couleur de peau des immigrés et de leurs descendants. Et Grégoire Leménager de remarquer dans Labyrinthe le paradoxe consistant à vouloir « décoloniser les imaginaires » tout en persistant à analyser la République à travers le « prisme de l’héritage colonial » : la République serait coloniale non seulement historiquement mais aussi par essence.

52C’est alors tout l’intérêt des contributions rassemblées dans la revue Multitudes que de nous inviter, au contraire, à problématiser les frontières qui organisent les cartes mentales des historiens, comme le fait la contribution du politiste italien Sandro Mezzadra : « Là où l’historiographie radicale elle-même voit des processus clairement délimités par des frontières nationales stables (la « formation de la classe ouvrière anglaise » pour reprendre le titre de l’œuvre classique de E. P. Thomson), la critique postcoloniale entrevoit les traces d’un « nationalisme culturel tranquille », qui a conduit par exemple, dans le cas de la history from below britannique, à ignorer la dimension atlantique dans laquelle ces processus se sont déroulés ». D’autant que l’héritage matériel de cette histoire refoulée s’inscrit aujourd’hui dans le retour des anciens colonisés en métropole. Leur présence même transforme la politique de la métropole, ses idéologies culturelles et ses traditions intellectuelles dans la mesure où elle bouscule certains des grands récits républicains sur le progrès et l’ordre public, la communauté et la citoyenneté.

53On perçoit bien ici l’intérêt d’une analyse « postcoloniale » d’une société française où s’expriment aujourd’hui toutes les contradictions d’un passé qui a du mal à passer, pour enfin prendre au sérieux la voix des sans-voix en même temps que leurs combats passés et à venir. Mais faut-il en conclure que la colonialité a disparu avec la mondialisation ? Que les flux migratoires autoriseraient aujourd’hui la revanche des subalternes ? Et que le nouveau capitalisme « immatériel » permettrait désormais à la multitude d’engendrer une pluralité de mondes possibles, bref d’être reconnue dans sa « différence » et sa « diversité » ? Dans une critique puissante de l’ouvrage de Michael Hardt et Antonio Negri, Empire (2000), Santiago Castro-Gomez, professeur de philosophie à l’université de Bogota, insiste au contraire sur la réorganisation actuelle d’une colonialité assise sur de nouvelles représentations du développement (le développement durable) qui renforcent les hiérarchies entre la connaissance légitime des uns et la non-connaissance des autres. « La thèse de Hardt et Negri, qui avance qu’il n’y a pas de « dehors à l’Empire », ne signifie pas que tous les territoires géographiques aient déjà été colonisés par l’économie de marché et que, par conséquent, l’ère du colonialisme soit terminée. Cela signifie surtout que le capital a aujourd’hui besoin de chercher des colonies post-territoriales pour poursuivre son expansion ». De ce point de vue, l’enjeu principal de cette « réorganisation postmoderne de la colonisation » serait de s’appuyer sur une logique postfordiste où ce ne sont pas tant les richesses matérielles qui sont recherchées pour être exploitées, mais bien les informations qui sont contenues dans les gènes et dans les systèmes non occidentaux de connaissance.

54Un diagnostic qui interroge finalement le rôle des études postcoloniales elles-mêmes. D’une part parce que le théoricien du postcolonialisme participe souvent de ce « recyclage » des pensées dominées en « connaissances durables » susceptibles d’être expropriées pour les besoins du développement : on ne détruit plus les savoirs traditionnels, on les préserve, même s’ils continuent à être considérés comme des formes épistémiques sous-évaluées. D’autre part, parce qu’il existe aussi une logique sous-jacente qui lie le processus de mondialisation aux études postcoloniales, celle de leur hostilité commune à la forme étatique, et singulièrement à l’État-Nation. Or, comme l’ont très bien montré des auteurs aussi divers que Luc Boltanski, Ève Chiapello, David Harvey, Scott Lash ou John Urry, la critique tout comme la célébration inverse et quasi-esthétique de la mobilité et de l’hybridité comme condition ontologique s’articulent parfaitement à un capitalisme qui aspire à un monde ayant dépassé le colonialisme.

55Lionel Arnaud

Thomas Deltombe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Paris, La Découverte, 2005, 382 p.

56Ce livre, écrit par un journaliste indépendant dont le parcours se situe à la croisée du journalisme et de la recherche (il est titulaire d’un DEA d’histoire contemporaine), propose une argumentation critique sur les pratiques journalistiques à partir de l’analyse de la médiatisation de l’islam en France depuis les années 1970. Cette analyse s’appuie sur un corpus imposant de centaines de programmes télévisés (l’ensemble des journaux télévisés des 1re et 2e chaînes nationales de 1975 à 2004, ainsi que des émissions de débat, des magazines de reportage). En outre, elle couvre une période de temps longue, soit trente ans de télévision française. Ce matériau abondant fournit de nombreux exemples venant illustrer à propos le cadrage de l’information télévisuelle ayant trait à l’islam.

57L’auteur identifie trois étapes principales dans la construction de « l’islam de France » à la télévision. La première va du milieu des années 1970 à la fin des années 1980. Elle voit progressivement émerger l’islam comme sujet télévisuel. L’auteur cherche à mettre en évidence ce qu’il appelle « l’islamisation des regards » telle qu’elle s’opère à la télévision dans un contexte international marqué tout d’abord par la crise pétrolière et ensuite par la révolution iranienne de 1978-1979 et l’accès au pouvoir de l’ayatollah Khomeyni. Il montre comment l’Iran khomeyniste constituera pendant longtemps la principale référence dans les représentations qu’ont les journalistes de la religion musulmane. En témoigne l’usage du mot tchador lors de la première « affaire du voile » en 1989, alors que cette appellation spécifique au contexte iranien est peu usitée en France. Jusqu’en 1978, l’islam n’a aucune valeur d’information (newsworthiness), il est quasi inexistant dans les médias. Et quand il y fait une apparition, c’est sous des dehors exotiques ou pour signaler la richesse des pays producteurs de pétrole. La couverture médiatique de l’Iran au temps du schah se limite aux visites officielles des représentants politiques français et aux accords commerciaux conclus entre les deux pays. C’est entre l’été 1978 et le départ du schah en janvier 1979 que la notion d’islam émerge dans les médias français pour qualifier la révolution iranienne. Les journalistes diffusent alors une conception essentialisée de l’islam, perçu comme archaïque, fanatique et anti-occidental. Les journalistes font de l’Iran de Khomeyni un archétype de l’islam qu’ils conçoivent comme un « islam pur et dur ». Cette grille de lecture produit une vision unifiée d’un « monde islamique » qui serait régi par des règles spécifiques et homogènes. Parallèlement, la perception qu’ont les médias des immigrés évolue et, à l’image paternaliste d’un islam domestiqué, succède celle d’un islam menaçant la France depuis l’intérieur. A l’image des « travailleurs étrangers » succède celle des « intégristes musulmans ». Si l’immigration devient une question médiatique de premier plan au début des années 1970, ce n’est qu’à partir de 1979 et de la révolution iranienne que la religion musulmane est présentée comme un vecteur possible de revendication ou comme un « problème ».

58La deuxième période se déroule au cours des années 1990 et se concentre sur la thématique de « l’islam de France ». Désormais ce sont l’Irak de Saddam Hussein et l’Algérie qui servent de référence aux médias pour analyser l’islam. Se construit sur les écrans de télévision une nouvelle bipolarité qui opposerait l’islam à l’occident. La télévision fait sienne la théorie du « choc des civilisations » en invitant sur ses plateaux les théoriciens successifs de cette vision simpliste du monde (Bernard Lewis, Samuel Huntington). Le terme « islamisme » s’impose à la télévision dans la première moitié des années 1990. Alors que dans les années 1980 il était synonyme d’islam, progressivement les journalistes l’associent au « fanatisme » ou à « l’intégrisme ». La présence musulmane en France est désormais perçue sous la forme d’une « communauté musulmane » qui serait divisée, selon la théorie de « la guerre au cœur de l’islam », entre des « modérés » qu’il faudrait défendre et des « islamistes » contre lesquels il faudrait lutter. Ainsi peut-on voir des reportages promouvant les modèles « d’intégration réussie » (sportifs, chanteurs, humoristes, etc.) mais qui, en creux, montrent du doigt ceux qui ne correspondent pas à ces modèles. De sorte que les reportages, qu’ils soient « positifs » ou « négatifs », partagent les mêmes a priori.

59La troisième période débute avec les attentats du 11 septembre 2001 à l’encontre des tours du World Trade Center à New York. Désormais, les médias construisent un continuum entre islam, islamisme, terrorisme. S’ils n’utilisent pas ces termes comme des synonymes, ils passent toutefois de l’un à l’autre sans avoir l’impression de changer de sujet. Adhérant au consensus sécuritaire, les médias font peser une suspicion généralisée sur les musulmans de France.

60Un des apports de cet ouvrage est la mise en évidence des catégorisations opérées par les médias, des glissements sémantiques et des amalgames que ceux-ci sont rapidement amenés à faire. En outre, l’auteur montre bien la tendance des journalistes à valoriser une certaine interprétation de l’islam, la plus radicale, qui correspond à leurs prénotions. Thomas Deltombe éclaire ainsi l’incapacité des journalistes à penser l’islam dans la diversité de ses interprétations, de ses théorisations et de ses pratiques. De sorte qu’ils en proposent une vision uniformisante, « un islam sans contexte et un monde musulman homogène » (p. 137).

61Malgré ces apports évidents, on regrettera quelques lacunes dans l’analyse. Tout d’abord, on aurait aimé disposer de plus d’éléments concrets sur la méthode de recherche et plus particulièrement sur l’élaboration du corpus. Par ailleurs, le cadre théorique de l’ouvrage nous semble peu explicite. L’auteur mélange ainsi références journalistiques et références académiques sans véritablement signaler et distinguer le statut de ces deux types d’ouvrages. On a aussi pu être surpris par le ton de l’enquête d’investigation journalistique que prend parfois l’ouvrage (voir p. 195-196).

62Le parti pris d’exposer de façon chronologique la construction médiatique de l’islamophobie en France depuis les années 1970 présente, à nos yeux, un défaut principal, celui d’être trop descriptif. L’auteur nous en dit peu sur les processus de production et de construction de cette information. Ainsi, des questionnements, qui ne sont qu’effleurés au cours de l’ouvrage, restent en suspens. Nous en donnerons ici quelques exemples. Tout d’abord, l’auteur aurait pu expliquer comment la division du travail journalistique à l’intérieur des rédactions de télévision produit des effets sur le cadrage de l’information. Et s’interroger sur l’éventuelle spécificité des contraintes de production que subit la télévision par rapport à d’autres types de médias. Ensuite, l’auteur ne nous dit rien de ces journalistes qui couvrent les sujets liés à l’islam. Qui sont-ils ? Pour quels services travaillent-ils ? Quelle est leur formation et quels types de parcours ont-ils suivis ? Leurs profils ont-ils changé en trente ans ? Autant de questions qui aideraient à saisir leurs savoirs et savoir-faire, leur position sociale, leurs principes de vision et de division du monde, etc. Enfin, si l’auteur montre à plusieurs reprises les interactions entre journalistes et experts, il n’explique pas les mécanismes qui conduisent à la montée en puissance de cette expertise externe dans les médias.

63Eugénie Saitta

Milena Doytcheva, Le multiculturalisme, Paris, La Découverte (coll. Repères), 2005, 123 p.

64Dans cet ouvrage, Milena Doytcheva dresse un portrait éclairant du multiculturalisme dont elle appréhende les assises philosophiques et les traductions en termes de politiques publiques dans les sociétés démocratiques.

65Fruit de l’individualisme moderne, le multiculturalisme procède d’une certaine évolution des régimes fondés sur l’égalité. Il résulte essentiellement d’une mutation dans le traitement de cette égalité : l’accroissement des demandes de reconnaissance identitaire implique un traitement équitable par l’État de toutes les cultures dans l’espace public. Ainsi, le multiculturalisme ne se résume pas à une caractéristique de fait, synonyme d’hétérogénéité culturelle des sociétés contemporaines. Il correspond plutôt à « un ensemble historique de programmes politiques, de débats intellectuels et d’expériences pratiques ayant pour fondement l’idée que les démocraties modernes doivent assurer la reconnaissance des différentes cultures, en réformant leurs institutions et en donnant aux individus les moyens effectifs pour cultiver et transmettre leurs différences » (p. 16).

66Afin de situer historiquement l’émergence du multiculturalisme, l’auteur rappelle que ce sont les limites du modèle assimilationniste qui ont favorisé l’essor de revendications identitaires particulières. Ce n’est qu’ensuite que l’avènement d’une pensée normative du pluralisme culturel, caractéristique du projet multiculturaliste, allait devenir le symptôme de l’affaiblissement de l’État-Nation et de la remise en question de l’organisation de la société nationale. En effet le multiculturalisme, qui suppose de concevoir une identité nationale multiple, implique d’interroger les fondements historiques de cette identité nationale et des institutions qui l’incarnent. Cette interrogation se situe au cœur de la réflexion nourrie par la philosophie politique, concernant en particulier les oppositions entre libéraux et communautariens très synthétiquement détaillées dans l’ouvrage (p. 31 à 47).

67C’est en partie grâce à l’apport de la philosophie politique que le projet politique de multiculturalisme a pu être mis en application. Au Canada, dans un premier temps, une politique officielle du multiculturalisme, dont l’objet est de « promouvoir une nouvelle représentation de l’identité canadienne comme composée d’individus d’histoires différentes mais de statut égal » (p. 28), a été adoptée en 1971. « Essence de l’identité canadienne » selon le Premier ministre Trudeau, ce pluralisme culturel qui est garanti constitutionnellement par l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne de 1982, se traduit concrètement par la mise en œuvre de politiques visant à encourager la représentation de la diversité culturelle dans la sphère publique. Le multiculturalisme correspond ainsi à la « recherche d’un nouveau point d’équilibre entre pluralisme culturel et intégration nationale [et recouvre la question de la reconnaissance de la diversité] à l’intérieur d’un horizon de valeurs communes » (p. 30).

68L’auteur propose ensuite un rapide « tour du monde » (p. 48 à 64) des politiques multiculturelles adoptées par les pays démocratiques pour traiter leurs minorités en évoquant les politiques adoptées aussi bien dans les Amériques (États-Unis, Mexique, Nicaragua, Brésil…) qu’en Europe (Allemagne, Grande-Bretagne, France, Europe de l’Est…). Ce panorama varié lui permet de souligner que « le multiculturalisme, comme politique publique, répond à des enjeux spécifiques » (p. 55). En effet, les politiques multiculturelles prennent corps différemment, souvent de façon très pragmatique, en fonction des contextes nationaux dans lesquels elles doivent être mises en œuvre. Et l’auteur propose alors de rendre compte synthétiquement de l’ensemble de ces politiques en fonction de deux préoccupations : « la reconnaissance politique (symbolique et juridique) du pluralisme culturel » et « la lutte contre les inégalités économiques et sociales liées à l’appartenance particulière » (p. 64). Sur le premier plan, Milena Doytcheva met en perspective certaines politiques publiques de multiculturalisme avec les théories de la reconnaissance politique et institutionnelle des droits individuels ou collectifs des minorités. Elle en retrace les limites, qu’il s’agisse du respect des droits fondamentaux de la personne ou des règles relatives au respect des exigences de la société politique, et en dégage les enjeux en terme de (re)définition de la citoyenneté dans les sociétés démocratiques (p. 65 à 79). Sur le second plan, elle étudie les pratiques de discrimination positive, apparues aux États-Unis dans le milieu des années 1960, et généralisées ensuite dans de nombreuses sociétés démocratiques (p. 80 à 96). La lutte contre les discriminations raciales a pris corps, d’une part, dans des politiques de discrimination positive territoriales – en France notamment où l’axiologie républicaine ne permet pas d’aborder la question de la diversité culturelle par la catégorisation de certains groupes particuliers –, d’autre part, dans des politiques de quotas en faveur de certains groupes ethniques mis en place dans le domaine du travail, de l’école où de l’accès à la représentation politique (Afrique du Sud, en Inde, en Colombie ou aux États-Unis).

69L’ensemble de ces politiques que l’on peut qualifier de multiculturelles, même si pour certaines d’entre elles – la discrimination positive notamment – le lien avec le multiculturalisme proprement dit peut être questionné, ne manquent pas de susciter la controverse dans les pays où elles sont mises en place. Les critiques formulées, qu’elles soient d’ordre épistémique, d’ordre politique ou qu’elles ressortent de l’impopularité des politiques multiculturelles auprès des populations (p. 97), révèlent « une dernière faiblesse des politiques multiculturelles [qui] ne répondent pas nécessairement à une demande sociale [ni] ne bénéficient du soutien populaire » (p. 111). Pour autant, malgré leur force et leur légitimité, elles n’ont eu que certains effets d’euphémisation sur « un multiculturalisme de fait [qui] semble aujourd’hui durablement installé dans les logiques institutionnelles » (p. 112). Mais pour l’auteur, cette « victoire du multiculturalisme » ne correspond pas à une victoire des théories multiculturelles. Elle n’est qu’une « victoire par défaut » liée à l’évolution des politiques publiques « vers une reconnaissance accrue de la personne humaine, y compris dans ses dimensions identitaire et culturelle » (p. 113).

70Par cet ouvrage, très pédagogique, Milena Doytcheva offre une excellente porte d’entrée à l’étude du multiculturalisme. Essentiellement, elle permet au lecteur d’interroger le modèle français de régulation de la diversité. Et si cet ouvrage a en effet le grand mérite de s’éloigner des représentations dominantes entourant le multiculturalisme – il ne s’agit pas d’un « antimodernisme » (p. 114) – il n’idéalise pas pour autant le « projet multiculturaliste » dont la « synthèse improbable entre égalité et différence » (p. 115) appelle à une vigilance citoyenne constante.

71David Koussens

Dominique Vidal, Karim Bourtel, Le mal-être arabe. Enfants de la colonisation, Marseille, Agone, 2005, 234 p.

72L’objet de cet ouvrage, rédigé par des journalistes du Monde diplomatique, est de sonder le « mal-être » des descendants de l’immigration maghrébine en France. Si le terme de mal-être peut recouvrir plusieurs acceptions, il est employé ici pour désigner le fait que « l’expérience de la « différence » – avec tout ce qu’elle peut occasionner – suscite un malaise, intériorisé, hiérarchisé et exprimé de manière spécifique à la personnalité de chacun » (p. 11). Or, ces expériences de la différence sont multiples et jalonnent les parcours de la trentaine d’enfants de l’immigration qui ont été enquêtés sur la nature et les causes de leur « mal-être ».

73Et si, à travers tous les témoignages livrés, on perçoit la singularité de chacun des parcours, les similitudes sont tout aussi évidentes : qu’il s’agisse de la transmission intergénérationnelle, de la reconnaissance politique, de la religion, de l’insertion professionnelle ou de la ségrégation résidentielle, ces descendants d’immigrés partagent de nombreux points communs.

74Ainsi, dans une première partie, intitulée Paroles d’« Arabes », vingt-quatre thématiques sont déclinées à partir des récits de la trentaine d’interviews réalisés avec des personnalités reconnues (tels Magyd Cherfi, Azouz Begag, Nacira Guénif-Souilamas) ou anonymes. Ces thématiques, articulées autour de l’expérience biographique des uns et des autres, révèlent les conditions spécifiques qui continuent de s’imposer à eux, en raison de leur origine et de leur histoire migratoire. Car, malgré leur lieu de naissance, leur nationalité, leur engagement citoyen, et plus généralement leur vie, ces « paroles d’Arabes » témoignent du soupçon qui continue de peser sur eux, des marques d’allégeance attendues, en d’autres termes, de leur difficulté à être reconnus. Or, si le terme « beur » est banni, celui d’intégration l’est tout autant, pour laisser place à un questionnement sur les conséquences des rapports postcoloniaux. Et de fait, parmi les thématiques transversales à ces trajectoires, cet ouvrage insiste sur le poids de l’histoire, tant du côté français qu’algérien. Outre le devoir de mémoire à propos de l’histoire coloniale, et ce qu’elle a provoqué, les propos recueillis mettent aussi en exergue les failles du côté du pays d’origine, notamment l’Algérie, car qu’il s’agisse de l’État ou des familles, l’ambiguïté sur le statut d’émigré a contribué à la production de ces « enfants illégitimes » pour reprendre le titre d’un célèbre article d’A. Sayad. Autre source récurrente de ce mal-être, la relégation spatiale et sociale dont ils sont victimes, et dont les discriminations dans l’accès à un logement, un emploi ou à tout autre service, sont une des expressions les plus visibles. Ce livre, écrit avant les « émeutes de l’automne 2005 », dénonce très clairement ces processus inégalitaires qui, en l’absence de réformes, « risquent de déboucher sur une expérience inédite, depuis plus d’un siècle en France, d’explosion(s) sociale(s) » (p. 117).

75En écho à cette première partie, six autres parties composent le livre, traitant plus spécifiquement chacune des thématiques abordées précédemment. De nombreux travaux spécialisés sont mobilisés pour apporter un éclairage scientifique aux questions sociales posées dans la première partie. En croisant ces points de vue, cet ouvrage livre un état des lieux sur de nombreux sujets, maintes fois discutés : le voile à l’école, l’usage des statistiques ethniques, la représentation politique, la crise des quartiers, les discriminations raciales, le racisme « ordinaire » qui, malgré le caractère parfois « anodin » de ses manifestations, provoque de profondes blessures identitaires. C’est d’ailleurs le plus souvent l’accumulation de ces actes répétés qui provoquent ce mal-être ressenti, et subi, par ces « enfants de la colonisation ». Le vote d’une loi interdisant le port du voile à l’école [4] constitue un des événements-clés sur lequel l’ouvrage revient à plusieurs reprises, en retraçant les positions des divers protagonistes. Le vote de cette loi est une atteinte aux jeunes filles issues de l’immigration, et a favorisé l’émergence de nouvelles alliances qui ont abouti à un « front de musulmans et non musulmans fondé sur des droits et valeurs » (p. 200). La loi a eu aussi pour effet de cacher les véritables enjeux de la question de la scolarité des enfants des familles immigrées et/ou de milieux populaires.

76Cet ouvrage, délibérément engagé, s’appuie sur des expériences individuelles, d’une part, et des expertises sociologiques, d’autre part, pour parvenir à dégager les grandes lignes qui continuent de structurer le débat autour des « enfants de la colonisation ». Dans cette perspective, la « marche des Beurs » (1983) apparaît comme une étape décisive à partir de laquelle se sont redéfinies leurs manières de prendre place dans la société. Si des droits ont été acquis durant ces vingt dernières années, le chemin à parcourir est encore long, pour que ces descendants de l’immigration maghrébine puissent (enfin) ne plus ressentir ce mal-être. Or, pour y parvenir, la société française doit reconnaître son pluralisme. Tant qu’elle rechignera à cette entreprise, elle demeurera dans un « universalisme abstrait » qui, comme l’a montré F. Khosrokhavar [5], sert de masque à l’ethnocentrisme et contribue à accroître la rupture avec tous ceux qui ne trouvent pas leur place dans un système sociopolitique monoculturaliste. En guise de conclusion, la dernière partie tente une synthèse en alliant une réflexion sur le travail de mémoire à poursuivre (car le poids du rapport colonial intervient dans cette difficulté à penser l’Autre comme son égal), et les blocages à faire sauter : la lutte contre les discriminations, la représentation politique, le désenclavement des quartiers, la reconnaissance de l’islam, etc.

77En prise avec l’actualité de ces dernières années, cet ouvrage fourmille de réflexions et ouvre à de nombreux débats sociopolitiques – même si on peut aussi lui reprocher son côté « fourre-tout » et parfois décousu –, qui tous dénoncent la faillite du schéma normatif du fameux « modèle d’intégration à la française » (p. 38), pour appeler à une action politique qui permette aux « Arabes de France » d’accéder à l’égalité. Fidèle au travail de réflexion militante du Monde diplomatique, ce livre se veut une contribution à la définition des enjeux sociaux pour lesquels « la gauche, le mouvement syndical et les altermondialistes ne parviendront pas à promouvoir les changements démocratiques auxquels ils aspirent sans mobiliser les plus défavorisés, en premier lieu la jeunesse des quartiers populaires. » (p. 13).

78Emmanuelle Santelli

Abdellali Hajjat, Immigration postcoloniale et mémoire (préface de Dominique Vidal, postface de Philippe Corcuff), Paris, L’Harmattan (coll. Inter-National), 2005, 150 p.

79Cet ouvrage est issu d’un mémoire de fin d’études soutenu à l’Institut d’études politiques de Lyon, sous la direction conjointe du sociologue Ahmed Boubekeur et du politologue Philippe Corcuff.

80L’auteur revendique une « double position d’acteur politique – il est engagé dans les associations Divercité et Ici et là-bas de la région lyonnaise – et de sociologue débutant » (p. 23). Il cherche dans son étude à répondre à deux questions : pourquoi la transmission de la mémoire de l’immigration postcoloniale a tant de mal à s’effectuer ? Quels sont les obstacles à cette transmission ?

81Malgré un échantillon d’enquête limité (entretien collectif de 30 personnes et 5 entretiens individuels auprès de lycéens des Minguettes à Vénissieux) qui ne permet aucune généralisation, Abdellali Hajjat parvient à nous faire comprendre les ressorts paradoxaux de l’injonction qui est faite aux héritiers et aux héritières de l’immigration postcoloniale de s’intégrer. En s’émancipant d’une approche sociologique de l’immigration, où le concept de l’intégration occupe encore une place centrale, l’auteur revendique une filiation avec « la théorie morale et politique de Sayad (anti-impérialiste avec tout ce que cela peut signifier » (p. 29). L’intégration renvoie, selon lui, au passé colonial de la France, du temps de son empire. Et nous serions donc, tous et toutes, les dépositaires contemporains des représentations élaborées à cette époque, représentations qui deviennent des stéréotypes que nous activons à certains moments de notre existence, et nous conduisent vers une ethnicisation de la société. Ce processus d’ethnicisation ainsi que les structures sociales héritées de la période coloniale légitimeraient la relation de dominant à dominé qui se perpétuerait sous de nouvelles formes. Ses entretiens nous permettent d’une certaine manière de prendre conscience de l’ambivalence des héritages de l’immigration et de pointer un certain nombre de ruptures spatiales (« Le ‘temps du bled’ n’a plus d’emprise sur eux sans appartenir au ‘temps de la France’ ils se situent dans un autre temps difficile à cerner », p. 74), mais aussi générationnelles (« La marche et la génération précédente n’existent quasiment pas, dans la mémoire vivante, en tant que lieux de mémoire », p. 76) et familiales (« La transmission d’un héritage est avant tout un partage, or que faire lorsque les protagonistes ont de moins en moins de repères symboliques en commun ? », p. 79). Autant d’éléments qui ont pour conséquence, et permettent de mieux comprendre, la difficile transmission d’une « mémoire brisée » (p. 74), celle de l’immigration post-coloniale.

82Enfin, comme l’écrit fort justement Dominique Vidal dans la préface : « Ce petit livre nous interpelle, vous interpelle. « Français, encore un effort avant d’être républicains » écrivait le marquis de Sade en 1796. Cet effort, en ce début du XXIe siècle, consiste à abattre les bastilles économiques, sociales, idéologiques et culturelles qui empêchent encore les Français issus de la colonisation de devenir pleinement nos égaux. Le temps presse » (p. 14). Ce premier ouvrage prometteur, même s’il exigerait une plus large validation empirique, fait la démonstration d’une possible écriture de l’histoire incorporée par les héritiers de l’émigration-immigration postcoloniale.

83Olivier Noël

Évelyne Ribert, Liberté, égalité, carte d’identité. Les jeunes issus de l’immigration et l’appartenance nationale, Paris, La Découverte (Coll. « Textes à l’appui/enquêtes de terrain »), 2006, 274 p.

84La promulgation de la loi du 22 juillet 1993, dite loi Méhaignerie, instaurant une démarche volontaire d’accès à la nationalité française pour les jeunes étrangers nés en France, fournit des conditions presque expérimentales à Évelyne Ribert pour examiner et étudier le sentiment d’appartenance nationale. L’ouvrage de cette sociologue s’appuie sur ce nouveau dispositif législatif pour interroger les jeunes qu’il vise et mesurer ainsi leur rapport à l’appartenance nationale. À la différence de l’ancienne loi, la nouvelle obligeait les jeunes étrangers nés en France à effectuer une démarche volontaire et explicite de demande de nationalité. L’auteure souhaite traiter la question de l’appartenance nationale en allant au-delà de la vision dichotomique qui explique la faible identification de jeunes à la nation française par leur attachement au pays d’origine des parents. L’auteure constate que les jeunes étrangers nés en France ont largement participé à la célébration de la coupe du monde du 12 juillet 1998 tout en arborant des drapeaux étrangers. De même, durant l’affaire du voile les jeunes femmes revendiquaient leur nationalité ainsi : « France tu es ma patrie, hijab, tu es ma vie ». Le rapport à la nationalité est donc moins dichotomique qu’on pourrait le croire à première vue et relève davantage d’un sentiment mixte. En synthèse : que représente, pour les jeunes issus de l’immigration, l’appartenance nationale ? Peut-on croiser nationalité, demande de carte d’identité (lien juridique) et identité ? Comment, à partir de cet acte qu’est la demande de la nationalité, peut-il se manifester un sentiment d’appartenance ?

85Pour explorer cette question, l’ouvrage se divise en sept chapitres. Le premier retrace les péripéties et les découvertes déconcertantes de la sociologue lorsqu’elle commence son travail d’enquête. En effet, le décalage parfois abyssal entre la vision théorique du sentiment d’appartenance nationale et les réactions de jeunes rencontrés obligea à plusieurs reprises l’auteure à modifier sa stratégie méthodologique. Difficultés pour identifier les jeunes correspondant à sa problématique, sujet considéré comme « inintéressant », rôle décisif des intermédiaires, etc., sont autant d’obstacles rencontrés pour réaliser le travail d’enquête. Parmi les éléments décisifs suscitant une réaction négative, se trouvait l’usage même du terme de « nationalité », au point que Évelyne Ribert a dû opter pour le terme de « papier », plus parlant pour les jeunes. Finalement, 62 entretiens ont été réalisés avec des jeunes nés en France de parents étrangers, correspondant globalement aux objectifs de l’enquête. Parmi ces 62 entretiens, seulement 44 correspondaient à la procédure de demande volontaire de la nationalité. Les autres cas relevaient de dispositifs différents mais ont permis à l’auteure de réaliser certaines comparaisons et d’explorer des nouvelles hypothèses.

86Une première partie intitulée « Isabelle, Aïcha et Noureddine, trois façons de décider sa nationalité » permet de dégager un modèle idéal typique pour le rendre opérationnel dans les parties suivantes. Il s’agit de trois polarisations que l’on peut observer dans le discours des jeunes. Un sentiment double et ambivalent domine le discours de la première (Isabelle) : « Française à l’extérieure et espagnole à l’intérieur ». Ce sentiment double fait qu’Isabelle transpose son dilemme d’appartenance à la démarche juridique elle-même. La démarche volontaire est assimilée dans son discours à une simple procédure aboutissant à l’obtention d’une carte. Dans le deuxième cas (Aïcha), la polarisation s’effectue du côté d’un discours fondé sur le sentiment que « la France, c’est le pays où je vis et où je veux vivre » (p. 75). La demande de la nationalité française apparaît ainsi comme une évidence, un processus naturel, permettant même d’avoir une double nationalité considérée comme bien pratique. Ce type de cas s’accompagne également d’un sentiment fort d’ascension sociale et professionnelle. Dans le troisième cas (Noureddine), le sentiment qui prédomine relève ou résulte davantage d’une « habitude ». La démarche volontaire de demande de nationalité est perçue comme une corvée administrative. Certes la procédure semble lourde et ennuyeuse mais avoir ses papiers (« être en règle ») apparaît bien plus avantageux que ne pas les avoir. Pour Noureddine, être en règle lui permettrait d’échapper aux problèmes liés au traitement des étrangers en situation irrégulière. En obtenant ces documents, il espère améliorer ses chances de réussir une insertion professionnelle stable.

87Ces trois situations décrites par l’auteure lui permettent de développer dans les parties suivantes les différentes thématiques : le choix de la nationalité, l’attente d’un statut définitif, enfants d’immigrés, l’identité plurielle, le modèle national, et l’idée de nation. Progressivement se dégage de ces chapitres une vision assez précise du sentiment national des jeunes étrangers nés en France. Mais, selon l’auteure, que les jeunes aient un faible sentiment d’identification envers la nation ne valide pas l’hypothèse de l’allégeance à la nation étrangère puisque celle-ci souffre de la même faiblesse. Ce constat la conduit vers une réflexion sur l’appartenance nationale qui va bien au-delà de la population cible de son enquête. En reprenant certains éléments de la littérature spécialisée sur la question de la construction de la nation (Noiriel, Schnapper, Anderson et Renan, p. 196-199), Evelyne Ribert extrait quatre éléments constitutifs à ses yeux de l’appartenance nationale : un lien culturel, un lien affectif, un lien politique et un lien identitaire. Il apparaît que ces quatre éléments sont pour l’essentiel déliés et ne fonctionnent pas ensemble. Ainsi par exemple les jeunes rencontrés peuvent exprimer le souhait de s’installer dans leur pays d’origine et ne pas vouloir voter sur place. L’appartenance nationale n’émerge pas de manière forte et indiscutable dans leur discours. En revanche, apparaissent à travers leur propos des formes multiples et variées du sentiment d’être français.

88En conclusion, le dispositif en vigueur entre 1994 et 1998 prétendait marquer de manière formelle le passage d’une nationalité à une autre et ainsi valoriser l’idée du sentiment d’appartenance ou de la nation. De l’analyse des entretiens, il ressort que les jeunes ne confondent pas nationalité et identité. La demande paraît à la plupart d’entre eux naturelle, automatique. Peu parmi eux la voient de manière instrumentale. Aussi peu sont ceux qui se révoltent contre une telle démarche malgré le risque de stigmatisation et de rejet pour ceux qui resteront en France tout en refusant de devenir français. Nationalité et identité sont dissociées pour plusieurs raisons : la première est que les jeunes ignorent parfois leur nationalité durant leur minorité ; la deuxième raison résulte d’un effet de la loi Méhaignerie qui instaure un nouveau vocable jeune d’origine étrangère, créant par là une catégorie statistique et administrative. Comme les jeunes ignorent leur statut (administratif) lorsqu’ils se trouvent devant des situations où ils doivent l’expliciter, notamment à l’école, « cela importe peu ». Enfin, la dernière raison qui explique le faible lien entre nationalité et identité est que l’appartenance nationale ne constitue qu’une de facettes de leur identité.

89Mais l’auteure ne se limite pas à ces conclusions et développe dans les dernières pages de l’ouvrage une réflexion comparative avec les jeunes Français en se référant aux enquêtes déjà réalisées. Premièrement, le peu d’enquêtes quantitatives existantes montre une acquisition massive de la nationalité française par les jeunes étrangers nés en France : rares sont ceux qui n’effectuent pas la démarche. Evelyne Ribert valide par là ses conclusions sur l’attitude adoptée par les jeunes qu’elle a étudiés. Plus encore, le modèle d’appartenance nationale qui apparaît en « crise » dans les propos de jeunes rencontrés apparaît comme preuve irréfutable de leur degré d’intégration. En effet, l’ensemble des enquêtes effectuées sur le sujet de l’appartenance nationale en France et dans l’Europe corrobore la faiblesse de ce sentiment. « Le fait que les enfants de parents étrangers partagent cette même attitude témoigne, selon moi, non d’un manque d’intégration, mais au contraire et alors même que cela paraît paradoxal, de leur intégration » (p. 253). La crise du lien national n’est pas propre aux jeunes d’origine étrangère mais un phénomène englobant l’ensemble d’une génération. Cet ouvrage nous invite, d’une part à séparer l’idée de nation et la notion d’identité, et d’autre part à repenser le rapport à la nation des nouvelles générations.

90Jorge Munoz

Notes

  • [1]
    Comme le traducteur le souligne (p. 9), alors que les travaux de John Rex avaient été traduits, depuis longtemps déjà, en allemand, espagnol, japonais, chinois, malais et roumain, ils ne l’?avaient jamais été en français.
  • [2]
    Expression traduite dans l’?ouvrage par relations de race mais qu’?on pourrait traduire plutôt par rapports sociaux de race. Si à certains moments du texte, le traducteur reste un peu « proche de l’?anglais », rares sont les vrais malentendus ou problèmes de compréhension.
  • [3]
    Auquel on pourrait rajouter une remarque sur le choix étrange d’?image sur la couverture : des jambes de mannequin féminin en plastique de couleur beige, rouge, bleue…
  • [4]
    Cette loi porte en fait sur l’?ensemble des signes religieux, mais la circulaire qui l’?a suivie traite essentiellement du port du voile.
  • [5]
    Cf. « L’?universel abstrait, le politique et la construction de l’?islamisme comme forme d’?altérité », in M. Wieviorka (éd.), Une société fragmentée ?, Paris, La Découverte, 1996.
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