Notes
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Facultad de Psicología. Universidad Complutense de Madrid. Madrid, Espagne. Traduit par Yves Tixier.
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[1]
Dans la suite du texte, « proportion standardisée » désigne les proportions qui seraient observées chez les sans-abri et les utilisateurs de services pour sans-abri ayant un domicile si ces groupes avaient la même structure par sexe et âge que la population générale.
1De nombreuses études descriptives sur les sans-abri ont été réalisées aux États-Unis (Rossi, 1989) et, à un degré moindre, en Europe et dans d’autres pays industrialisés (Brousse et al., 2002 ; Marpsat et Firdion, 1998, 2000 ; Meltzer, 1994). Les études effectuées en Espagne sur ce sujet (Muñoz et al., 2003 ; Vázquez, Muñoz et Rodríguez, 1999) sont arrivées à des résultats généralement comparables à ceux des études conduites dans d’autres pays. La population des sans-abri est principalement composée d’hommes, ayant un âge moyen d’environ 40 ans, un niveau d’études peu élevé, et connaissant un fort taux de chômage et d’importants problèmes de santé tant sur le plan psychique que général.
2Bien que le profil psycho-social des sans-abri ait fait l’objet de nombreuses enquêtes, rares sont les études qui ont comparé les caractéristiques des sans-abri à celles de la population générale et des populations vulnérables (par exemple les pauvres) qui ne sont pas sans domicile (Koegel et Burnam, 1988). Un des problèmes posés par ce genre d’études est la difficulté à définir dans quelle mesure quelqu’un est vulnérable, donc susceptible de devenir sans-abri. Dans un premier temps, les recherches sur les facteurs de risque se sont concentrées presque exclusivement sur les troubles mentaux (Fisher et Breaky, 1991). Des études ultérieures ont mis en évidence un certain nombre de variables supplémentaires telles que la fragilité des réseaux familial et social (Unger et al., 1998), le faible niveau de formation (Brooks et Buckner, 1996 ; Stronge, 1993), les difficultés d’insertion dans le marché du travail (Epel, Bandura et Zimbardo, 1999), les problèmes de santé (Ropers et Boyer, 1999) et les traumatismes subis au cours de la vie (Muñoz et al., 1999). On sait par ailleurs que les facteurs socio-économiques, et plus particulièrement la pauvreté et les difficultés d’accès au marché du logement, peuvent amener les individus à se retrouver sans domicile.
3Pour évaluer l’importance respective de ces variables et voir quel rôle elles jouent dans le processus qui peut conduire une population en situation précaire à devenir sans abri, des chercheurs ont recouru à des groupes témoins ayant certains points communs avec les sans-abri. La majeure partie de ces études se sont intéressées aux femmes célibataires avec ou sans enfants (Metraux et Culhane, 1999), aux malades mentaux chroniques, aux toxicomanes et autres usagers de substances psychotropes (Clark, Teague et Henry, 1999) ainsi qu’aux personnes âgées vulnérables (Keigher, Berman et Greenblatt, 1991). Bien que le recours à ces populations permette des comparaisons intéressantes, celles-ci peuvent cependant différer des sans-abri pour certaines variables importantes, par exemple au niveau socio-économique.
4L’objectif principal de notre enquête était de réunir des données sociodémographiques sur l’emploi, l’éducation et la santé concernant deux groupes vulnérables (à savoir les sans-abri et les utilisateurs de services pour sans-abri ayant un domicile) afin de les comparer à un échantillon représentatif de l’ensemble de la population espagnole. Les comparaisons entre les sans-abri et la population générale sont relativement rares. De plus, il était nécessaire d’évaluer la spécificité des résultats obtenus en introduisant dans l’étude d’autres groupes de personnes défavorisées. Comme dans d’autres études comparatives de populations vulnérables, nous avons choisi un groupe de personnes disposant d’un endroit où dormir mais utilisant des services destinés aux sans-abri (soupes populaires, bains publics, etc.). L’introduction du deuxième groupe témoin composé de personnes en situation précaire mais disposant d’un logement était un moyen d’analyser des facteurs qui, au-delà des problèmes économiques, pourraient être spécifiques à la population sans abri.
I – Les échantillons
1 – Les sans-abri
5La constitution de l’échantillon des sans-abri a été effectuée à Madrid intra-muros (Espagne) sur quatre semaines en février-mars 1997. Madrid est une ville de trois millions d’habitants où, selon les estimations les plus fiables basées sur des enquêtes par échantillon et les statistiques des services d’aide, il y a environ 3 000 sans-abri (Vásquez, Muñoz et Rodríguez, 1999). Le réseau des services sociaux de la ville dispose de dix centres d’hébergement publics et privés accueillant les sans-abri toute l’année et de deux centres d’urgence ouverts l’hiver. Au moment de l’enquête, les 1 086 lits que totalisaient les douze centres étaient tous occupés.
6L’enquête a porté sur des adultes âgés de plus de 18 ans. Les individus ont été considérés comme sans abri s’ils avaient passé la nuit précédant le jour de l’entretien dans la rue, dans un centre d’hébergement pour sans-abri ou dans tout autre endroit non prévu pour l’habitation (station de métro, bâtiment abandonné, etc.). La taille nécessaire – ou théorique – de l’échantillon (300 personnes) a été déterminée en fonction des formules de variance dans les échantillons aléatoires issus d’une population finie.
7Pour être sûrs d’obtenir un échantillon véritablement représentatif de la population sans abri de la ville, nous avons, à l’instar d’études antérieures de même nature (par exemple, Wright et Devine, 1992), dressé une liste exhaustive de tous les services venant spécifiquement en aide aux sans-abri à Madrid (centres d’hébergement, de distribution de repas, vestiaires, bains publics) avant de passer une nuit (« S-night » ou Street and shelter night) à interroger des sans-abri dans la rue de façon à mesurer la fréquence de leur utilisation de ces services au cours des quatre semaines précédentes. La plupart des sans-abri interrogés au cours de la S-night (97 %) ont déclaré avoir fréquenté un centre d’hébergement ou de distribution de repas durant les quatre semaines précédentes. En conséquence, notre échantillon final a été exclusivement choisi dans des centres d’hébergement ou de distribution de repas, avec des visites quotidiennes pendant quatre semaines. Cette méthode nous assurait de la représentativité de l’échantillon en fonction du jour de la semaine, du type de centre où le contact aurait lieu et de la taille de chaque centre. Sur les 289 entretiens réalisés, 54,3 % l’ont été dans des centres d’hébergement et 45,7 % dans des centres de distribution de repas. Pour le traitement des données, la méthode de pondération utilisée est la suivante : dans un premier temps, les données ont été pondérées par l’inverse de la probabilité estimée de sélectionner un individu donné dans un centre donné et par la probabilité de doubles comptes (déterminée par la fréquence d’utilisation des autres centres ou ressources par l’individu pendant la période d’enquête). Dans un deuxième temps, les données ont été pondérées pour tenir compte des différences de taille entre l’échantillon théorique et l’échantillon réel. Enfin, 30 % des individus ont refusé l’entretien. Des enquêteurs utilisant les mêmes méthodes de collecte dans d’autres villes européennes ont rencontré des taux de refus similaires (Marpsat et Firdion, 1998).
8Pour pouvoir comparer les sans-abri à d’autres groupes, nous avons retenu des variables qui étaient pertinentes pour l’étude des sans-abri et disponibles dans le rapport FOESSA (Juárez, 1994), à savoir les caractéristiques sociodémographiques, le niveau d’études, le statut professionnel et l’état de santé. Les participants ont reçu une information écrite expliquant les raisons de l’entretien, le type d’informations que le répondant serait amené à fournir et le temps nécessaire à l’entretien (environ une heure).
2 – Les utilisateurs de services ayant un domicile
9L’échantillon des utilisateurs de services ayant un domicile qui nous a servi de groupe témoin a été interrogé de juin à décembre 1997 dans des centres de distribution de nourriture, des vestiaires et des bains publics à Madrid intra-muros. Cet échantillon est constitué de personnes âgées de plus de 18 ans ayant un domicile, qui n’avaient jamais été sans abri durant plus de six jours ou nuits mais fréquentaient les centres de distribution de nourriture, les vestiaires ou les bains publics au moment de l’entretien. Nous avons procédé à un échantillonnage aléatoire grâce à un taux de sondage fixe des participants en fonction de leur ordre d’arrivée dans le centre une fois que les enquêteurs y étaient présents. La taille réduite de l’échantillon, qui comprend 136 personnes, pourrait être considérée comme une des limites de l’enquête, mais vu la nature particulière de ce type de groupe, il est difficile d’arriver à des échantillons plus importants. La taille de notre échantillon est ainsi comparable à celle des échantillons utilisés dans la plupart des études recourant à une population similaire (Bassuk et al., 1997 ; Buckner et Bassuk, 1997 ; Toro et al., 1995). Le questionnaire et la lettre d’information étaient les mêmes que pour les sans-abri.
3 – La population générale
10Les données sur l’ensemble de la population utilisées dans cette étude proviennent du V Informe Sociológico sobre la Situación Social en España [Cinquième rapport sociologique sur la situation sociale en Espagne, ou Rapport FOESSA] (Juárez, 1994). Ce rapport s’est appuyé sur un échantillon aléatoire stratifié au niveau national de 8 500 personnes ayant un domicile représentatif de la population nationale totale (38 872 268 habitants) âgée de 18 ans ou plus (Instituto Nacional de Estadística, 1992). La stratification a été effectuée par communauté autonome (les régions espagnoles) et l’enquête de terrain a eu lieu en mai 1993. Les individus ont été sélectionnés selon des quotas d’âge et de sexe et ils ont été interrogés à domicile. Les données ont été pondérées en utilisant l’estimation la plus récente de la population adulte issue du recensement électoral espagnol de janvier 1993. Malheureusement, il n’a pas été possible d’utiliser séparément les données du sous-échantillon de Madrid et nous avons donc dû recourir aux données relatives à l’ensemble de l’Espagne pour cette étude.
11Le tableau 1 présente la composition par âge et par sexe des trois échantillons ; il met en évidence des différences notables entre les sans-abri, les utilisateurs de services ayant un domicile et la population générale. Afin de tenir compte de ces différences de structure, nous avons pondéré les données concernant le groupe des sans-abri et celui des utilisateurs de services aux sans-abri ayant un domicile en utilisant la structure par sexe et âge de la population générale. Les résultats concernant ces deux groupes ne sont donc pas les valeurs réellement observées mais permettent la comparaison entre les trois groupes. Afin de déterminer le niveau de signification statistique des résultats, nous avons effectué un test de après correction de Bonferroni.
Répartition par sexe et âge des trois échantillons (en %)
Répartition par sexe et âge des trois échantillons (en %)
II – Comparaison entre les trois groupes
1 – Statut matrimonial et mode de vie
12Dans les groupes en situation précaire (les sans-abri et les utilisateurs de services ayant un domicile), la proportion standardisée [1] d’individus qui n’ont pas de conjoint (qu’ils soient célibataires, séparés ou veufs) est plus élevée que dans l’ensemble la population (tableau 2). La proportion plus importante de divorcés et de veufs parmi les utilisateurs de services ayant un domicile par rapport aux sans-abri pourrait résulter des mesures de protection spécifiques liées à ces situations matrimoniales qui protègent ces catégories de la perte de leur logement (pensions de réversion pour les veuves par exemple).
Statut matrimonial et mode de vie (en %)
Statut matrimonial et mode de vie (en %)
13À structure par sexe et âge identique à celle de la population générale, la proportion de membres de chaque groupe vivant avec tout ou partie de leur famille nucléaire (c’est-à-dire vivant avec conjoint et enfants, conjoint sans enfant, parents ou avec enfants uniquement) est de 23,2 % pour les sans-abri, de 31,3 % pour les utilisateurs logés de services et de 83,4 % pour l’ensemble de la population. Dans la population générale, seulement 10,6 % des personnes vivent seules, alors que 43,3 % des utilisateurs de services et 68,3 % des sans-abri sont dans cette situation. Enfin, les utilisateurs de services ayant un domicile déclarent beaucoup plus souvent que les sans-abri vivre avec des amis ou d’autres personnes (23,7 % contre 4,4 %). Ce constat tend à confirmer le rôle protecteur des relations sociales dans une situation de précarité.
14Les sans-abri sont donc beaucoup plus souvent isolés que les autres groupes, ce qui pourrait traduire des difficultés à développer et à maintenir des liens familiaux ou sociaux stables et solides. Selon certains auteurs, le manque de soutien, lié à l’incapacité à établir des relations personnelles ou sociales, est un des principaux facteurs pouvant déclencher ou entretenir des problèmes psychologiques (Sarason, Sarason et Pierce, 1990). Or, les liens conjugaux et familiaux sont les plus forts qui existent dans le réseau de sociabilité des individus. À la suite de difficultés relationnelles, les personnes les plus vulnérables (en particulier les femmes, les adolescents, les personnes âgées ou ayant des ressources insuffisantes) peuvent devenir utilisateurs de services destinés aux sans-abri mais pas forcément sans domicile.
15Nos résultats rejoignent ceux d’autres enquêtes. Ainsi, dans leur étude sur les mères célibataires, Shinn, Knickman et Weitzman (1991) ont établi que celles qui avaient un domicile et utilisaient les services pour sans-abri avaient un réseau social plus solide que celles qui vivaient en foyer. Ils en ont conclu que les relations sociales jouaient un rôle protecteur en cas de graves problèmes socio-économiques. Des études réalisées dans différentes villes des États-Unis ont également montré que chez les sans-abri, la fréquence des contacts sociaux est beaucoup plus faible que chez les familles pauvres ayant un domicile et utilisant les services pour sans-abri (voir par exemple Sosin, Schwingen et Yamaguchi, 1993).
2 – Niveau d’études
16La proportion standardisée d’analphabètes est plus élevée parmi les sans-abri et les utilisateurs de services ayant un domicile que dans la population générale (tableau 3). Mais l’écart le plus important s’observe parmi ceux qui n’ont pas terminé leurs études secondaires : les sans-abri sont nettement plus souvent dans ce cas que les deux autres groupes.
Niveau d’études (en %)
Niveau d’études (en %)
17À structure par sexe et âge comparable à celle de la population générale, 67 % des sans-abri ont effectué au moins une partie de la scolarité secondaire et que presque 10 % ont obtenu un diplôme technique ou universitaire. Ces mêmes proportions s’élèvent respectivement à 75 % et 28 % parmi les utilisateurs logés de services. Ces pourcentages élevés pourraient être dus à la présence d’immigrés d’Amérique du Sud ou d’Europe de l’Est qui ont fait des études dans leur pays d’origine avant de se retrouver dans une situation précaire ou sans abri à Madrid. Quoi qu’il en soit, nos résultats sont proches de ceux obtenus à New York par Padgett et al. (1995) ou à Los Angeles par Ropers et Boyer (1987), selon lesquels plus de la moitié des sans-abri avaient terminé leurs études secondaires (high school graduates). En Espagne, Cabrera (1998) rapporte que 12 % des sans-abri de son échantillon avaient un diplôme universitaire, un pourcentage très proche de la moyenne nationale qui était de 11,2 % en 1991.
18Bien que l’éducation soit considérée comme un élément crucial pour le développement de l’individu et de la société, notre étude ne permet pas de conclure que l’éducation soit un facteur ayant une incidence déterminante sur le passage à la situation de sans-abri ou même sur le recours aux services pour sans-abri. Il semble que le système éducatif espagnol fonctionne et que la scolarité obligatoire assure un niveau éducatif de base qui varie peu selon les groupes sociaux.
3 – Statut professionnel
19Le tableau 4 indique le statut professionnel des trois groupes, à la fois au moment de l’enquête (une semaine avant celle-ci) et une année auparavant. Bien que notre étude ne soit pas longitudinale, ces données portant sur deux moments différents nous donnent des indications sur les changements de situation au cours de l’année écoulée. Il existe d’importantes différences entre les groupes au niveau de l’emploi. La situation de sans-abri ou d’utilisateur de services ayant un domicile est fortement corrélée au chômage. Nos résultats rejoignent ceux d’études similaires réalisées en Espagne (Cabrera, 1998 ; Muñoz et al., 1995) et à l’échelle internationale (Jackson-Wilson et Borgers, 1993).
Statut professionnel au moment de l’enquête et un an auparavant (en %)
Statut professionnel au moment de l’enquête et un an auparavant (en %)
20À structure par sexe et âge comparable à celle de la population générale, seule une faible proportion (13,6 %) des sans-abri a déclaré avoir eu un travail rémunéré (même une heure par jour) au cours de la semaine précédant l’entretien, alors que cette proportion est de 23,2 % chez les utilisateurs de services ayant un logement et de 37,7 % dans la population générale.
21Le pourcentage de personnes sans emploi cherchant du travail est similaire chez les sans-abri et chez les utilisateurs de services ayant un domicile à la fois au moment de l’enquête et un an auparavant. Cependant, l’augmentation de la proportion de personnes sans emploi et qui ne cherchent pas de travail a été plus forte au cours de l’année écoulée dans le groupe des sans-abri que dans les deux autres groupes, ce qui est un signe probable de découragement. De plus, cette augmentation n’est statistiquement significative qu’au sein du groupe des sans-abri.
22La majorité des personnes défavorisées, et en particulier les sans-abri, ont signalé que leur situation actuelle s’était nettement détériorée par rapport à l’année précédente. Ils font état d’une activité professionnelle moindre, d’une recherche d’emploi moins active, et d’une baisse de motivation. Les utilisateurs de services ayant un domicile qui se découragent et cessent de chercher un emploi ont un profil plus proche de celui des sans-abri.
4 – Perceptions par rapport à l’état de santé
23Un certain nombre d’études ont montré que les personnes défavorisées sur le plan socio-économique étaient en moins bonne santé que l’ensemble de la population (De Miguel et al., 1994 ; Ministerio de Sanidad y Consumo, 2000). Cela est particulièrement vrai pour les sans-abri (Jackson-Wilson et Borgers, 1993 ; Leonori et al., 2000 ; Muñoz et al., 1995 ; Shlay et Rossi, 1992 ; Wright et Weber, 1987). Le tableau 5 indique pour chaque groupe la perception générale que les individus ont de leur état de santé et le tableau 6 contient des données sur la perception de problèmes de santé spécifiques.
Perception de l’état de santé général (en %)
Perception de l’état de santé général (en %)
Problèmes de santé déclarés (en %)
Problèmes de santé déclarés (en %)
24Comme le montre le tableau 5, les sans-abri ont fourni des réponses plus extrêmes sur l’échelle de la santé, mais c’est dans ce groupe que l’appréciation est globalement la plus mauvaise, à structure par sexe et âge comparable à celle de la population générale. Elle est un peu meilleure chez les utilisateurs de services ayant un domicile et nettement meilleure dans la population générale.
25L’étude des problèmes de santé spécifiques et des pratiques en matière de santé montre que, quel que soit le type de problème de santé, les groupes défavorisés font plus souvent état de problèmes (problèmes dentaires, troubles du sommeil, mal de dos, douleurs osseuses). Mais les sans-abri sont moins nombreux à y remédier en utilisant des appareils (lunettes, lentilles de contact, prothèses dentaires, etc.), ce qui indique que les sans-abri ont moins accès à ce type d’appareils que les autres groupes.
26Comme l’ont montré d’autres études sur l’évaluation de problèmes spécifiques de santé (de la Rochère, 2003), les sans-abri et les utilisateurs de services ayant un domicile présentent de grandes similitudes, sauf pour ce qui est de l’accès à certains services et aux prothèses et autres appareils (ce qu’indiquent les chiffres sur l’utilisation de lunettes, de lentilles de contact et de prothèses dentaires). Les soins dentaires et oculaires ne sont pas couverts par la sécurité sociale espagnole, ce qui oblige la plupart des individus à recourir à une assurance médicale privée pour pouvoir bénéficier de soins et de suivi médicaux dans ces domaines. Les résultats semblent donc directement liés aux moyens financiers : peu de sans-abri ont accès à des services ou à des appareils payants.
27Le groupe des sans-abri se caractérise par la proportion la plus élevée de fumeurs, un résultat qui rejoint d’autres études menées sur les sans-abri (Connor et al., 2002). Quant à la fréquence de consommation d’alcool, nos données indiquent peu de différences entre les groupes pour ce qui est de la consommation quotidienne. La plupart des enquêtes dans ce domaine ont certes montré que les sans-abri consommaient des quantités d’alcool beaucoup plus importantes que le reste de la population (voir par exemple Koegel et Burnam, 1988 ; Muñoz et al., 2002), mais il faut garder à l’esprit que notre étude mesurait la fréquence de consommation d’alcool et non la quantité consommée quotidiennement.
Conclusion
28Les résultats de notre étude confirment qu’à structure par sexe et âge comparable à celle de l’ensemble de la population, les sans-abri vivent plus souvent seuls, ont fait moins d’études, sont plus touchés par le chômage et ont une perception plus mauvaise de leur état de santé. Si l’on compare le groupe des sans-abri et celui des utilisateurs de services destinés aux sans-abri ayant un domicile, un profil distinct se dégage. D’abord, bien que les groupes soient tous deux économiquement défavorisés et qu’ils ne présentent pas de différences d’âge significatives, il y a plus d’hommes parmi les sans-abri et les sans-abri sont plus isolés socialement. Les utilisateurs logés de services sont toutefois eux-mêmes nettement plus isolés que la population générale.
29Les différences observées entre les sans-abri et les utilisateurs logés de services dans le domaine de l’éducation se distinguent des résultats d’autres études. Dans celle de Shinn et al. (1991), la proportion de femmes ayant fait des études après le secondaire était plus élevée parmi les femmes sans-abri que chez les mères en situation vulnérable. En Espagne, celle de Cabrera (1998) a obtenu un pourcentage plus important que le nôtre de sans-abri ayant effectué des études secondaires, mais cet écart ne se retrouve pas chez les personnes à risque. Cela montre que le rôle de l’éducation dans les processus d’exclusion doit être réexaminé, en utilisant peut-être des techniques qualitatives qui permettront une meilleure appréhension des liens entre les différentes variables concernées (par exemple l’analyse biographique).
30Il est intéressant de constater que la proportion standardisée de personnes qui n’ont pas d’emploi mais désirent travailler est aussi élevée parmi les utilisateurs de services aux sans-abri ayant un domicile que chez les sans-abri. Cependant, la proportion de ceux qui n’ont pas d’emploi et n’en cherchent pas est plus élevée chez les sans-abri. Les services sociaux doivent avoir conscience de ces différences pour mettre en place des programmes d’intervention adaptés à des populations diverses. Les sans-abri et les pauvres ayant un domicile peuvent avoir des besoins différents et se trouver plus ou moins loin sur un même chemin menant au découragement (ce qu’indique par exemple la recherche ou l’absence de recherche active d’emploi) et à l’exclusion sociale. Des études ultérieures pourraient aborder ces enjeux à l’aide de méthodes longitudinales.
31Au total, il semble qu’il existe de nettes différences entre les groupes. Le groupe d’utilisateurs de services pour sans-abri a été peu étudié en tant que groupe spécifique, mais nos résultats montrent qu’il doit faire l’objet d’interventions particulières. Bien qu’ils aient des points communs avec les sans-abri, les utilisateurs de services ayant un domicile sont moins isolés et ils sont dans une meilleure situation vis-à-vis de l’emploi, même si elle apparaît fragile. L’idée générale se dégageant de cette étude est que les utilisateurs de services pour sans-abri ayant un domicile sont à mi-chemin entre la population générale et les sans-abri et que les conditions de vie de ce groupe sont susceptibles de se détériorer.
32Ce type d’études présente certes des limites. D’abord, il s’agit d’une étude transversale qui ne permet pas une analyse des trajectoires mettant en lumière des causalités. Ensuite, elle est basée sur les déclarations des individus. Bien que valables, ces témoignages ne permettent pas de recueillir des informations fiables dans certains domaines spécifiques (notamment dans celui de la santé). Cette étude représente toutefois une étape supplémentaire dans l’essai de caractérisation de populations vulnérables qui, comme nous l’avons montré, peuvent avoir des points communs mais aussi des différences significatives.
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier Mmes Heather Rogers et Virginia Navascués pour leur contribution à la traduction anglaise et à la mise au point de ce manuscrit ainsi que deux relecteurs anonymes pour leurs commentaires d’une version antérieure de ce texte.Cette étude a été financée par le « Projet Sans-Abri », financé par le Plan national espagnol pour la recherche et le développement (Plan Nacional I + D, SEC96-1008), par le Projet CAM-7250 de la Communauté de Madrid, et par le « Projet Inclusion », financé par le Plan national espagnol pour la recherche, le développement et l’innovation (Plan Nacional I + D + I, SEC2000-0712).
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Notes
-
[*]
Facultad de Psicología. Universidad Complutense de Madrid. Madrid, Espagne. Traduit par Yves Tixier.
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[1]
Dans la suite du texte, « proportion standardisée » désigne les proportions qui seraient observées chez les sans-abri et les utilisateurs de services pour sans-abri ayant un domicile si ces groupes avaient la même structure par sexe et âge que la population générale.