Politix 2020/3 n° 131

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Article de revue

Wekker (Gloria), White Innocence: Paradoxes of Colonialism and Race, Durham, Duke University Press, 2016, 226 p.

Pages 164 à 167

Notes

  • [1]
    L’auteure emprunte le terme d’archives culturelles à Edward Saïd, dont l’œuvre constitue l’une des principales sources d’inspiration méthodologique de l’ouvrage.
  • [2]
    On retrouve ici un geste intellectuel qui n’est pas sans rappeler celui d’Abdelmalek Sayad ou, plus près de nous, les analyses d’Abdellali Hajjat sur les frontières de l’identité nationale : Hajjat (A.), Les frontières de l’“identité nationale”, Paris, La Découverte, 2012.
  • [3]
    Des débats qui font penser à ceux qui avaient entouré la question de l’inscription des « bienfaits de la colonisation » dans les programmes français. Voir à ce sujet : De Cock (L.), « Un siècle d’enseignement du “fait colonial” dans le secondaire de 1902 à nos jours », Histoire@Politique, 18 (3), 2012.
  • [4]
    Une assertion qui demande probablement à être vérifiée, mais fait là encore écho aux polémiques régulières qui traversent le débat public français ou le champ académique au sujet de ces ensembles théoriques, des méthodes qu’ils mobilisent ou des objets qu’ils entendent analyser. Célestine (A.), Hajjat (A.), Zevounou (L.), « Rôle des intellectuel·les, universitaires “minoritaires”, et des porte-parole des minorités », Mouvements, 12 février 2019. http://mouvements.info/role-des-intellectuel%C2%B7les-minoritaires/
  • [5]
    Des conclusions proches de celles tirées par l’historien Todd Shepard au sujet des représentations associées à la sexualité de l’homme arabe dans la société française de l’après-guerre d’Algérie. Shepard (T.), Mâle décolonisation. L’“homme arabe” et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne, Paris, Payot, 2017.
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1Dans cet ouvrage, l’anthropologue Gloria Wekker analyse le déni de la discrimination raciale contemporaine et du passé colonial de la société néerlandaise. Figure majeure des études de genre et des études critiques de la race dans l’espace caribéen et aux Pays-Bas, Wekker s’appuie principalement ici sur sa propre expérience du racisme et de la xénophobie en tant que femme afro-descendante issue de la migration postcoloniale surinamienne. En faisant valoir une expérience située et en mobilisant des matériaux très divers regroupés sous le terme d’« archives culturelles [1] », l’auteure propose de questionner l’exceptionnalisme racial néerlandais : d’abord, en déconstruisant le discours dominant présentant les Pays-Bas comme une nation historiquement aveugle au préjugé racial, puis en montrant comment le déni du racisme et du colonialisme conduit à perpétuer le privilège blanc.

2Dans le sillon des cultural studies et des critical whiteness studies, Gloria Wekker entend d’abord historiciser la blanchité dominante dans l’autoreprésentation hollandaise (Dutch self-representation), en partant du constat que cette blanchité n’est pas perçue comme le produit d’un processus de racialisation mais renvoie à une sorte de « normalité raciale » (p. 2). L’auteure remarque que la catégorie faussement neutre d’allochtone opère bien une forme de racialisation : un recodage spécifique de la situation objective des groupes minoritaires saturé de signifiants raciaux. Wekker montre comment l’imaginaire de la blanchité dessine en creux une altérité « exotique » qui renvoie tour à tour « […] à la couleur de peau, à la religion non chrétienne ou encore la mémoire des oppressions » (p. 7) – autant de caractéristiques dont les minorités seraient appelées à se défaire pour se conformer au projet d’assimilation défendu par l’État-nation néerlandais tout au long du XXe siècle [2]. De ce fait, la cécité officielle vis-à-vis de la couleur érige l’autochtonie en position dominante, en posant l’équation « non-Blancs = non-assimilés » (p. 15). C’est donc une critique à la fois scientifique et politique des notions d’intégration et d’assimilation comme formes de loyauté culturelle qui se trouve au centre de sa déconstruction de l’innocence blanche.

3En fournissant une lecture généalogique de la question raciale aux Pays-Bas, Wekker ambitionne également de dévoiler les origines coloniales du racisme contemporain et de montrer en quoi le racisme a partie liée avec la formation d’une identité politique néerlandaise. Pour plusieurs raisons historiques, le passé colonial des Pays-Bas semble former un angle mort massif du débat public. Dans l’introduction, Wekker insiste notamment sur le fait que l’indifférence affichée par l’État à l’égard de la race possède une fonction politique et mémorielle : celle de conjurer le souvenir de la collaboration de l’État néerlandais aux persécutions menées durant l’occupation nazie. L’auteure pointe également du doigt l’absence de contenus éducatifs critiques à l’égard de la domination impériale néerlandaise dans les programmes d’histoire, qui joue un rôle important dans la confusion qui traverse la société au sujet des questions ethno-raciales [3]. Si l’histoire de la colonisation ou de l’esclavage soulève d’intenses débats politiques, l’auteure remarque que ces derniers aboutissent toujours à la même conclusion : l’échec du multiculturalisme présenté dans les débats publics comme un produit étranger (p. 13).

4Outre l’introduction, le livre se compose de cinq chapitres, chacun d’entre eux étant destiné à illustrer une manifestation différente de la pensée raciale aux Pays-Bas. Le premier chapitre intitulé « “Suppose She Brings a Big Negro HomeCase Studies of Everyday Racism » est centré sur la quotidienneté des stéréotypes raciaux, et ouvre une discussion sur la façon dont les minorités se voient constamment ramenées à une forme irréductible d’altérité dans la société néerlandaise. Wekker prend ici le parti d’une analyse discursive des boutades ciblant la race ou les personnes de couleur qui parsèment le parler populaire. Elle montre notamment comment l’usage de l’humour permet aux locuteurs blancs de se dédouaner de toute malveillance raciale, tout en continuant à performer les stéréotypes raciaux qui circulent par le biais du langage. S’appuyant sur l’interactionnisme symbolique, Wekker remarque que le fait de s’opposer à l’humour raciste ou de procéder à sa dénonciation possède un coût : celui de passer pour un rabat-joie qui prendrait la question raciale trop au sérieux.

5Ses expériences personnelles constituent le matériau principal du deuxième chapitre. Dans « The house that the race built », elle évoque le racisme institutionnel qui imprègne à la fois l’université néerlandaise ou les institutions gouvernementales – deux domaines au sein desquels l’auteure a été conduite à exercer. À partir des moments humiliants auxquels elle a eu à faire face au cours de sa vie professionnelle, Wekker reconstitue ce qu’elle désigne comme « un enchaînement de dominations, sexuées et racialisées » tout en explicitant « les attentes sociales qui [leur] sont concomitantes » (p. 57). Wekker pointe ensuite le décalage existant entre les incidences concrètes et répétées du racisme dans sa vie professionnelle et la quasi-inexistence de la question raciale dans le monde académique néerlandais. L’auteure se dit par exemple frappée par la très grande frilosité de ses collègues du département de gender studies à se saisir de la question raciale ou ethnique. La race serait ainsi mise entre parenthèses voire complètement absente des études culturelles, dans la mesure où ni les études intersectionnelles ni les études postcoloniales ne seraient parvenues à se faire une place dans le monde universitaire aux Pays-Bas [4].

6Le troisième chapitre procède à l’analyse d’une étude de cas datant de 1917 menée par un psychanalyste néerlandais du nom de W.H. van Ophuijsen. Ce rapport médical présente le cas de cinq Néerlandaises blanches se plaignant d’un hyper-développement des petites lèvres du vagin – désignées comme des lèvres de « nymphe Hottentot » en référence au dimorphisme supposé des femmes noires. Wekker développe une lecture attentive de ce texte, en expliquant pourquoi ce dernier lui semble révélateur « de la place de la race dans les archives culturelles néerlandaises » (p. 81). En mobilisant cet écrit, l’auteure s’interroge sur la signification raciale du témoignage de ces femmes et sur la façon dont cette signification a été écartée dans les conclusions consignées par van Ophuijsen. Wekker remarque d’abord que les femmes avaient spontanément racialisé leurs symptômes physiologiques en associant la grosseur de leurs lèvres à l’hypersexualité des femmes noires. Cependant, elle explique par la suite que le médecin a rejeté cette dimension raciale pour lui substituer une analyse sexuée qui tendait à considérer que les inquiétudes des patientes provenaient essentiellement d’un « complexe de masculinité », privilégiant une forme d’interpénétration des sexes plutôt qu’une interprétation racialisée.

7L’imbrication entre les questions de race et d’orientation sexuelle est au centre du quatrième chapitre, intitulé de façon provocatrice « Of Homo Nostalgia and (Post) Coloniality: Or, Where Did All the Critical White Gay Men Go? ». Wekker y aborde la politisation des questions homosexuelles aux Pays-Bas au cours des dernières décennies, en questionnant notamment la façon dont Pim Fortuyn (homosexuel déclaré et ancien leader médiatique de la droite populiste au début des années 2000) avait endossé la question des droits des homosexuels pour servir une rhétorique anti-migrants et ouvertement islamophobe. L’auteure affirme, de façon quelque peu déroutante, que les déclarations exubérantes de Fortuyn au sujet de ses expériences sexuelles avec de jeunes hommes néerlandais et marocains montrent à quel point sa respectabilité en tant qu’homosexuel est en fait médiée par une grammaire raciale omniprésente. Wekker soutient d’abord que l’évocation de la sexualité de Fortuyn lui aurait servi d’alibi pour neutraliser l’accusation de racisme (« How can he be racist when he is fucking Moroccan men? » (p. 137)). Puis, dans un second temps, l’auteure insiste sur le fait que cette évocation permet en fait de mobiliser les stéréotypes racistes au sujet de l’insatiabilité sexuelle des hommes noirs ou musulmans pour mieux légitimer une politique répressive à leur égard [5].

8Dans le dernier chapitre du livre « “For Even Though I Am Black as Soot, My Intentions Are Good” The Case of Zwarte Piet/Black Pete », Wekker interroge les représentations racistes associées à la figure de Black Pete, l’auxiliaire noir de Saint-Nicolas censé distribuer des cadeaux aux enfants néerlandais. L’auteure questionne là encore les pratiques et les représentations associées à cette tradition, déjà largement décriée en raison du recours à la pratique du déguisement et du « black face » – et dont le caractère raciste a même été reconnu par une déclaration des Nations unies. Pour l’auteure, les polémiques entourant la pratique du black face sont, encore une fois, symptomatiques d’un déni du racisme et de la méconnaissance du passé colonial de la part des blancs néerlandais.

9Au-delà de son évidente portée critique, White Innocence est une œuvre stimulante pour penser l’articulation de la question raciale et de l’héritage colonial au-delà du cas des Pays-Bas, soulevant nombre de questions qui font également écho au contexte français – qu’il s’agisse du caractère structurel du racisme et du privilège blanc, de la colorblindness étatique ou du statut controversé de l’enseignement de l’histoire coloniale. On peut toutefois regretter le caractère surplombant de certaines analyses délivrées par Gloria Wekker, penchant davantage vers une forme d’auto-socioanalyse que vers une restitution empiriquement fondée du point de vue historique ou sociologique. Si la diversité des sources regroupées sous le vocable d’archives culturelles et l’épaisseur de l’expérience personnelle offrent une consistance certaine au livre, on est parfois décontenancé par le caractère spéculatif de certains développements – peut-être, aussi, parce que les exemples mobilisés par l’auteure pour illustrer son propos font référence à l’histoire et à la culture néerlandaise largement méconnues du lectorat français.


Date de mise en ligne : 08/02/2021

https://doi.org/10.3917/pox.131.0164

Notes

  • [1]
    L’auteure emprunte le terme d’archives culturelles à Edward Saïd, dont l’œuvre constitue l’une des principales sources d’inspiration méthodologique de l’ouvrage.
  • [2]
    On retrouve ici un geste intellectuel qui n’est pas sans rappeler celui d’Abdelmalek Sayad ou, plus près de nous, les analyses d’Abdellali Hajjat sur les frontières de l’identité nationale : Hajjat (A.), Les frontières de l’“identité nationale”, Paris, La Découverte, 2012.
  • [3]
    Des débats qui font penser à ceux qui avaient entouré la question de l’inscription des « bienfaits de la colonisation » dans les programmes français. Voir à ce sujet : De Cock (L.), « Un siècle d’enseignement du “fait colonial” dans le secondaire de 1902 à nos jours », Histoire@Politique, 18 (3), 2012.
  • [4]
    Une assertion qui demande probablement à être vérifiée, mais fait là encore écho aux polémiques régulières qui traversent le débat public français ou le champ académique au sujet de ces ensembles théoriques, des méthodes qu’ils mobilisent ou des objets qu’ils entendent analyser. Célestine (A.), Hajjat (A.), Zevounou (L.), « Rôle des intellectuel·les, universitaires “minoritaires”, et des porte-parole des minorités », Mouvements, 12 février 2019. http://mouvements.info/role-des-intellectuel%C2%B7les-minoritaires/
  • [5]
    Des conclusions proches de celles tirées par l’historien Todd Shepard au sujet des représentations associées à la sexualité de l’homme arabe dans la société française de l’après-guerre d’Algérie. Shepard (T.), Mâle décolonisation. L’“homme arabe” et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne, Paris, Payot, 2017.

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