Notes
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[1]
Première parution : « The Cosmopolitan Canopy », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 595, 2004, p. 14-31.
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[2]
Au point que la réception de ces derniers travaux soit souvent centrée sur l’optimisme relatif de cette nouvelle perspective. Cf. Tonnelat (S.), « L’Amérique, modèle de civilité ? », La vie des idées, 19 avril 2012, https://laviedesidees.fr/spip.php?page=article&id_article=1777.
-
[3]
Anderson (E.), The Cosmopolitan Canopy. Race and Civility in Everyday Life, New York, W.W. Norton & Company, 2012.
-
[4]
Anderson (E.), Brooks (S.), Gunn (R.), Jones (N.), eds, « Being Here and Being There: Fieldwork Encounters and Ethnographic Discoveries », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 595, 2004.
- [5]
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[6]
Pour un panorama récent des données statistiques disponibles et l’analyse de la persistance de la ségrégation urbaine, malgré une tendance à la baisse au cours des dernières décennies, cf. Duroudier (S.), « La ségrégation raciale des villes américaines diminue-t-elle toujours ? », Urbanités, « Les villes américaines à l’ère d’Obama », 2016, consultable en ligne http://www.revue-urbanites.fr/les-villes-americaines-la-segregation-raciale-des-villes-americaines-diminue-t-elle-toujours/ (dernière consultation le 23 mai 2019).
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[7]
Cf. Duneier (M.), « Elijah Anderson on Race Relations and Public Space: Beyond the Primacy of the Street », Contemporary Sociology, 42 (6), 2013.
-
[8]
Mitchell (D.), « The End of Public Space? People’s Park, Definitions of the Public and Democracy », Annals of the Association of American Geographers, 85 (1), 1995.
-
[9]
Mondada (L.), « La ville n’est pas peuplée d’êtres anonymes : processus de catégorisation et espace urbain », Marges linguistiques, 3, 2002.
-
[10]
Wirth (L.), « Urbanism as a Way of Life », American Journal of Sociology, 44, 1938 ; en français : « Le phénomène urbain comme mode de vie », in Grafmeyer (Y.), Joseph (I.), dir., L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1979.
-
[11]
Simmel (G.), « The Metropolis and Mental Life », in Wolff (K. H.), ed., The Sociology of Georg Simmel, Glencoe, Free Press, 1950 ; en français Les grandes villes et la vie de l’esprit, suivi de Sociologie des sens, Paris, Payot, 2013. Voir aussi Spykman (J. N.), The Social Theory of Georg Simmel, Chicago, University of Chicago Press, 1925.
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[12]
À l’époque de Wirth, les gens aisés redoutent surtout la contamination morale. Il faut imaginer cette catégorie de la population sillonner les espaces publics en levant le nez pour manifester son dédain envers ceux qu’elle considère comme ses inférieurs. De nos jours, la méfiance et la peur visent plutôt la criminalité et la délinquance.
-
[13]
Drake (S. C.), Cayton (H. R.), Black Metropolis : A Study of Negro Life in a Northern City, New York, Harper and Row, 1945 ; Goffman (E.), Behavior in public places, Glencoe, Free Press, 1963 ; Gans (H.), « Suburbanism and Urbanism as a Way of Life : A Re-evaluation of Definitions », in Rose (A. M.) ed., Human Behavior and Social Processes, Boston, Houghton Miflin, 1962 ; Suttles (G. D.), The Social Order of the Slum, Chicago, University of Chicago Press, 1968 ; Jacobs (J.), The Death and Life of Great American Cities, New York, Random House, 1961 ; Hall (E. T.), The Hidden Dimension, New York, Doubleday, 1966 ; Sassen (S.), The Global City : New York, London, Tokyo, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; Duneier (M.), Sidewalk, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1999 ; Wilson (W. J.), The Truly Disadvantaged : The Inner City, the Underclass, and Public Policy, Chicago, University of Chicago Press, 1987, et When Work disapears : The World of the New Urban Poor, New York, Knopf, 1996 ; Anderson (E.), Streetwise : Race, Class, and Change in an Urban Community, Chicago, University of Chicago Press, 1990, et Code of the street : Decency, Violence, and the Moral Life of the Inner City, New York, W. W. Norton, 1999.
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[14]
Cf. Anderson (E.), Streetwise…, op. cit.
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[15]
H. Gans a décrit ces types urbains à travers les catégories de « cosmopolites », « villageois urbains », « démunis » et « pris au piège ». Cf. « Suburbanism and Urbanism as a Way of Life: A Re-evaluation of Definitions », art. cit.
-
[16]
Pour un usage bien antérieur des « cosmopolites » et des « locaux » comme types sociaux, voir « Patterns of Influence: Local and Cosmopolitan Influentials », in Merton (R. K.), Social Theory and Social Structure, New York, Free Press, 1957.
-
[17]
Traditionnellement, les Noirs étaient interdits d’accès dans certains quartiers soumis à la ségrégation – raison pour laquelle ces quartiers sont restés relativement homogènes. Depuis la fin de la ségrégation légale, la situation n’évolue que lentement : Massey (D.), Denton (N.), American Apartheid: Segregation and the Making of Underclass, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1993.
-
[18]
Voir l’analyse de la « défense du quartier » dans Suttles (G. D.), The Social Construction of Communities, Chicago, University of Chicago Press, 1972.
-
[19]
Pour une analyse approfondie de ce même phénomène dans les bars, cf. Cavan (S.), Liquor License, Chicago, Aldine, 1966.
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[20]
La perspective que j’avance à propos des citadins (urban folk) vivant dans des communautés ethniques isolées les unes des autres au sein de la ville (cf. Gans (H.), « Suburbanism and Urbanism as a Way of Life », op. cit.) se distingue de la « folk society » analysée par Redfield, qui représente une « tradition locale », dans le contexte d’une société fermée sur elle-même (cf. Redfield (R.), « The Folk Society », American Journal of Sociology, 1947). Philadelphie est une ville vraiment ethnique, dont les quartiers, bien particuliers, incarnent la diversité. Leurs habitants sont porteurs d’idéologies locales, qui leur parlent non seulement de leur propre situation, mais aussi de celle des autres. Certaines de ces idéologies sont évidemment des stéréotypes, utilisés pour entrer en relation avec les autres et pour comprendre comment ils entrent en relation avec nous. Cette attitude particulière est toutefois influencée par la classe sociale, le niveau d’éducation et le fait d’être exposé à des contextes plus cosmopolites. Une tension apparaît ainsi entre le particularisme ethnique et une compréhension plus élaborée de la diversité. Car quand les gens sortent de leur quartier ou de leur environnement ethnique, il leur faut adopter une perspective plus générale, surtout sw’ils se dirigent vers un territoire plus neutre, où ils sont appelés à rencontrer différents types de personnes, et où le maître mot est celui de la civilité à l’égard de tous. Dans ces contextes-là, les individus peuvent et doivent agir civilement envers ceux différents d’eux, même si cela peut constituer un défi. Les signaux plus subtils ou plus tolérants à l’œuvre dans une situation plus cosmopolite mettent à l’épreuve leurs idéologies et leurs orientations. Une canopée cosmopolite est précisément ce type d’espace, dont les caractéristiques cosmopolites mettent à l’épreuve les citadins (cf. Wirth (L.), « Urbanism as a Way of Life », art.cit. sur l’urbanité, et Hall (E. T.), The Hidden Dimension, op. cit., sur l’espace urbain et la diversité).
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[21]
Ces autres lieux sont très différents, à la fois du Terminal et les uns des autres, mais ils ont en commun de voir converger une diversité : des gens variés peuvent s’y retrouver et y faire l’expérience de l’altérité. Le Terminal se distingue toutefois par la fréquence des conversations initiées entre inconnus, en particulier de différentes races et ethnies.
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[22]
Pour un exemple de lieu volontairement conçu de la sorte à Paris, cf. de la Pradelle (M.), Lallement (E.), « Paris Plage : the City is Ours », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 595, Being here and Being There ; Fieldwork Encounters and Ethnographic Discoveries, 2004.
-
[23]
Grazian (D.), Blue Chicago: The Search for Authenticity in Urban Blues Clubs, Chicago, University of Chicago Press, 2003.
-
[24]
Goffman (E.), The Presentation of Self in Everyday Life, Garden City, Doubleday, 1959.
-
[25]
Sur le même thème, Lofland (L.), A World of Strangers : Order and Action in Urban Public Space, New York, Basic Books, 1973, adopte un angle différent : « L’individu cosmopolite n’a pas perdu la capacité de connaître les autres personnellement. Mais il a gagné la capacité de connaître les autres par catégorie seulement. »
-
[26]
Redfield (R.), The Folk Society, op. cit., et « The Social Organisation of Tradition », in Peasant society/little community, Chicago, Chicago University Press, 1956.
-
[27]
Blumer (H.), « Race Prejudice as a Sense of Group Position », Pacific Sociological Review, 1, 1958.
Présentation
1Alexandra Bidet, Carole Gayet-Viaud, Erwan Le Méner
2Elijah Anderson, Sterling Professor de sociologie et d’études afro-américaines à l’Université de Yale, compte parmi les plus éminents sociologues américains contemporains : il est un représentant majeur de l’ethnographie américaine héritière de l’École de Chicago (deuxième génération). Ancien élève de Howard Becker à l’Université de Northwestern, il enquête depuis plusieurs décennies maintenant sur l’espace urbain : le coin de rue (corner), le ghetto noir sous différentes formes historiques, des quartiers résidentiels mixtes à vocation égalitariste, et dorénavant des lieux cosmopolites, où les rencontres entre inconnus prennent, par contraste, un tour exceptionnellement avenant et positif [2]. Tenant les transformations de la ville et celles des relations sociales pour les deux facettes d’un même phénomène, il étudie la façon dont les personnes font l’expérience de l’appartenance ethno-raciale, et met au centre de son questionnement sur l’Amérique contemporaine les façons d’agir, ainsi que les formes de sociabilité et de coexistence prenant place « au coin de la rue ».
3Le livre issu de sa thèse, A Place on the Corner (1978), décrit toute l’ambivalence d’un coin de rue et d’une épicerie au cœur du South Side de Chicago. Derrière une façade plutôt misérable située dans une zone de relégation, l’arrière-boutique offre une sorte de havre aux hommes noirs du quartier – un espace de répit, par l’entre-soi qu’il cultive, mais aussi de relative ouverture aux nouveaux venus, de bons plans et de bonheurs placés à l’abri de l’espace domestique et de la domination subie au travail. Cette convivialité et cette intelligence urbaine, qui structuraient les sociabilités et les hiérarchies internes à ces quartiers, laissent place, dans les années 1980, à une ville traversée par des inégalités socio-spatiales accrues, qui ont passablement bouleversé les relations en public.
4À Philadelphie, devenue le terrain de l’ethnographe, les classes moyennes et supérieures noires ont quitté les anciens ghettos pour rejoindre des quartiers diversement peuplés, où le principe d’égalité entre populations de différentes origines sociales et ethno-raciales est davantage valorisé. Les ghettos noirs, vidés de leurs couches supérieures, se sont appauvris. Le chômage, la violence et la criminalité y forment la toile de fond des rapports en public. Streetwise (1991) montre une ville qui rejoue ses clivages dans la sociabilité urbaine. Les interactions entre inconnus y apparaissent essentiellement menaçantes. L’appartenance à un groupe primaire élargi et les savoir-faire des anciens habitants, qui veillaient au-dehors (old head), ne garantissent plus la félicité de ces moments. Ce portrait sombre de la grande ville américaine contemporaine a valu quelques critiques à l’auteur, notamment de la part de Mitchell Duneier. Dans Slim’s Table (1992), qui peut être lu comme un hommage à A Place on the Corner, Duneier montre que des zones de croisements heureux entre hommes d’origines ethno-raciales et de milieux sociaux différents demeurent, et sont soigneusement entretenues par des hommes mûrs refusant d’abandonner le quartier. Ils affichent et cultivent une réserve, en même temps qu’une attention soutenue et prévenante à autrui. Cette attitude est proche du comportement « décent » qu’Elijah Anderson oppose à l’attitude « ghetto » (street), dans Code of the Street (1990), où il insiste, davantage que dans son ouvrage précédent, sur la capacité des habitants de quartiers déshérités à changer de code, lorsque cela leur est utile. Cette habileté et cette souplesse communicationnelles sont surtout mises à profit pour éviter, déminer ou régler des situations problématiques en public. Dans son livre le plus récent, The Cosmopolitan Canopy. Race and Civility in Everyday Life [3] (dont l’article traduit ici, antérieur à la parution de l’ouvrage, présente certains des principaux enseignements), il fait un pas de côté en donnant à voir des espaces où les relations interraciales s’avèrent relativement heureuses et pacifiées.
5L’article présenté ici est d’abord paru dans un numéro spécial de The Annals of the American Academy of Political and Social Science [4], issu des rencontres ethnographiques tenues en mai 2002 à UCLA, puis à l’Université de Pennsylvannie en novembre 2003, co-organisées par E. Anderson et R. Emerson. Cet article s’inscrit dans un projet collectif de longue haleine, soucieux de garder vive la tradition d’ethnographie urbaine héritière de Chicago. Il perdure aujourd’hui sous la forme d’un projet porté à Yale par Anderson, le Urban Ethnography Project [5], qui donne lieu à des rencontres annuelles associant, entre autres, des chercheurs tels que Jack Katz, Robert Emerson, Anne Rawls, mais aussi, côté français, Celia Bense et Henri Peretz. L’article traduit ici constitue une introduction aux analyses et aux découvertes développées depuis de façon plus systématique et complète par E. Anderson dans l’ouvrage de 2012.
6L’auteur y fait porter l’enquête sur des espaces publics urbains qui lui sont progressivement apparus comme tout à fait spécifiques malgré leur diversité : ils suscitent chez ceux qui les fréquentent des formes de comportements contrastant avec la sociabilité urbaine la plus ordinaire observable à Philadelphie, en particulier dans les rapports interraciaux, où prédominent l’évitement d’abord, la défiance ensuite. Les études socio-démographiques disponibles [6] suggèrent que des formes de ségrégation urbaine continuent de caractériser la morphologie de la ville, de sorte que les interactions qui mettent en présence des populations se tenant habituellement de part et d’autre de la frontière raciale (color line) sont, sinon inexistantes, du moins rares. Ces interactions restaient en tout cas jusque-là peu étudiées [7]. Or, dans ces espaces que E. Anderson définit comme des « canopées cosmopolites », les rapports entre citadins noirs et blancs sont marqués par une bienveillance, une confiance, des égards mutuels, ainsi qu’une pente au rapprochement spontané et désintéressé, suggérant que la défiance et l’omniprésence des préjugés négatifs, qui lestent habituellement les interactions ethno-raciales mixtes, sont suspendues ou même désactivées. Le « cosmopolitisme » à l’œuvre dans ces canopées manifeste une hospitalité donnée à la différence, un pluralisme pratique, qui représentent, dans la perspective de l’auteur, une parenthèse et un refuge, eu égard à l’urbanité prédominante à Philadelphie. L’article et ces analyses intéressent donc le propos de ce dossier à plusieurs égards.
7L’enquête menée par E. Anderson inscrit une étude des normes de la coexistence dans une ethnographie urbaine, où se rend sensible la façon dont la culture morale et politique se trame et se révèle au fil des situations de côtoiement entre non-familiers, et où une certaine qualité publique des échanges imprègne les perceptions mutuelles et les attentes qui leur sont associées.
8Son analyse montre comment, dans des espaces publics urbains, des penchants opposés, à l’ouverture et au cosmopolitisme d’un côté, au repli et à l’intolérance de l’autre, coexistent et se trouvent parfois surmontés. Ces équilibres varient selon chacun, mais sont aussi fonction des environnements et des atmosphères : les canopées ont tendance à favoriser l’expression du cosmopolitisme en refrénant la manifestation des penchants ethnocentriques. Dans l’ouvrage, on trouve une interprétation plus systématique de cette tension entre tendances à l’ouverture et tendances au repli, sous la forme de deux idéaux-types : les « cosmos » (pour cosmopolites) et les « ethnos » (pour ethnocentriques). Bien sûr, la bipartition ne vaut qu’à titre d’orientation analytique, E. Anderson précisant que chaque individu est traversé de tendances à l’ethnocentrisme comme au cosmopolitisme. Ces figures permettent toutefois à l’analyse de connecter des visions du monde aux perceptions situées de ce que font les autres et de ce qu’ils sont. On voit comment s’articulent des séquences d’interaction en public, une expérience de la vie publique différenciée selon les personnes et les appartenances sociales et ethniques, et des capacités co-construites de coexister de façon pacifiée. Les interactions manifestent l’existence de prises sur ce qu’il en est des possibilités de vivre-ensemble, tout en reconnaissant le caractère limité de ces prises, et la force des savoirs d’arrière-plan, qui se rejouent en situation dans des attributions catégorielles et des attentes interactionnelles.
9Cette perspective est doublement éloquente pour le lecteur français : d’une part, elle donne à voir certaines des conditions de félicité de l’interaction mixte et le caractère exemplaire, quoiqu’exceptionnel, de ces environnements vecteurs de sociabilité. D’autre part, elle montre la prégnance des arrière-plans normatifs qui rendent ces situations saillantes et dignes d’intérêt. C’est indissociablement en tant que membre compétent et en tant qu’ethnographe que l’auteur peut décrire et expliciter les soubassements de sa grille de perception, donc la série des attendus habituels de l’interaction racialisée. Sur le fond de l’affirmation tacite du caractère premier, de l’omniprésence et de l’omnipertinence ordinaires des typifications raciales, s’enlève la perception du caractère atypique des situations où cette prévalence semble neutralisée, fût-ce de façon provisoire et limitée.
10L’auteur prolonge ainsi ses travaux antérieurs, tout en s’en démarquant. D’un côté, il poursuit son investigation de la façon dont les gens font l’expérience ordinaire de la race et, au quotidien, l’épreuve de l’héritage historique de l’esclavage et de la ségrégation, sous des formes transformées. D’un autre côté, son étude des canopées paraît envisager un possible dépassement à l’œuvre des préjugés raciaux. Il faut cependant préciser que la perspective formulée par l’article est incomplète, et potentiellement trompeuse : l’ouvrage développe, dans le chapitre 5 en particulier, l’envers de ces échanges égalitaires et pacifiés, avec la possibilité d’une irruption et d’un retour, parfois violents, du stigmate racial, dont les Noirs font l’expérience sous la forme de ce que E. Anderson appelle les « nigger moments ». Dans ces moments, les personnes se voient renvoyées brutalement aux présomptions et aux attributions catégorielles négatives attachées à leur couleur de peau. Cette dimension de précarité interactionnelle, ce caractère toujours provisoire et fragile (provisional) du statut d’interactant, et de la reconnaissance comme membre égal et digne de confiance, au cœur de l’expérience qu’ont les Noirs de l’interaction mixte, est un complément important des descriptions et des analyses données dans ce texte. Les formes de discrimination restent ainsi latentes, informant même les situations dont elles sont absentes, pesant sur elles comme un arrière-plan qui ne se laisse jamais entièrement oublier. Hors de ces moments de rupture, la civilité des échanges qui prennent place dans les canopées tient à une présomption de bienveillance et à un rapport d’ouverture, qui semblent permettre ou du moins inviter chacun à dépasser les appartenances ethno-raciales, et à faire prévaloir ce « gloss » (repris de Goffman), cet effort par lequel chacun tente de se montrer aux autres sous son meilleur jour.
11E. Anderson décrit les canopées urbaines comme des environnements où sont déposées certaines des qualités des relations sociales qui y prennent place, comme si elles leur étaient inhérentes. Il se trouve pourtant, parmi les canopées, des espaces de consommation (le marché couvert du Reading Terminal), dont les qualités spatiales et architecturales, ou les formes de gestion, pourraient ne pas sembler propices à l’accomplissement d’une civilité proprement démocratique. On peut ainsi s’étonner de ne pas trouver dans le texte de réflexion sur les opérations de tri et l’exclusion d’éventuels indésirables qui peuvent sous-tendre le fonctionnement de ces espaces et en limiter l’ouverture et l’accessibilité [8]. L’analyse insiste sur le fait que ces espaces de mixité sociale et ethno-raciale fonctionnent comme de véritables espaces tiers, où l’exposition mutuelle au regard public joue de façon performative pour rehausser le niveau de civilité, et où l’échange se déroule de façon libre et désintéressée, en mettant en présence des citadins qui se rapportent aux autres comme à des citoyens égaux et dignes de confiance.
12Un dernier point d’intérêt mérite enfin d’être souligné : l’enchâssement des comptes rendus et des analyses de l’ethnographe dans les ethnographies pratiquées par les gens eux-mêmes, et l’attention portée à ces ethnographies ordinaires (folk ethnography), que le caractère public des espaces rend incontournables et centrales. En public, les interactions se jouent sur les apparences et sur la connaissance catégorielle d’autrui [9], et le travail de E. Anderson contribue à montrer combien l’analyse des rapports en public s’inscrit dans l’explicitation des soubassements et des implications normatives de ce travail ordinaire de catégorisation. L’analyse permet d’en systématiser et d’en approfondir les enseignements, d’en éclairer les conditions de possibilité. L’enquête sur l’échange civil se fait donc enquête sur l’enquête, redoublant et éclairant les enquêtes que mènent les gens eux-mêmes au quotidien pour s’orienter dans les situations. Cette attention à l’activité normative à l’œuvre dans la perception mutuelle nous semble une voie féconde d’investigation des cultures morales et politiques, telles qu’on peut les saisir depuis leurs expressions et épreuves urbaines.
13* * *
14En 1938, Louis Wirth publie Urbanism as a Way of Life [10], en s’appuyant sur ses observations de la vie dans les grandes villes et sur les travaux antérieurs de Georg Simmel en Europe, notamment « La Métropole et la vie de l’esprit [11] ». Wirth s’intéresse surtout à ce qui permet de définir la grande ville, à travers en particulier les critères de taille, de densité et d’hétérogénéité. Il est notamment frappé par l’attitude « blasée » des passants, dont les relations impersonnelles dans les espaces publics urbains évoquent une forme d’indifférence [12]. Soixante-cinq ans après ses formulations pionnières sur l’urbanité, la vie des grandes villes a bien changé. Des éléments perdurent bien sûr, mais d’autres ont connu de profondes transformations. Sous les effets puissants de l’industrialisation, de l’immigration et de la mondialisation, la grande ville présente aujourd’hui une diversité sans précédent sur le plan racial, ethnique et social ; de profonds clivages séparent ses différentes zones et ses groupes sociaux les uns des autres [13].
15Les espaces publics urbains étant de plus en plus traversés par des questions raciales, mais aussi de pauvreté et de criminalité, l’indifférence blasée des citadins que décrivait Wirth semble avoir largement cédé le pas à une méfiance croissante à l’égard des inconnus, en particulier des hommes noirs anonymes (anonymous black males [14]). Dans les gares routières, les parkings, les rues, sur les trottoirs, maints piétons se tiennent sur leurs gardes, déployant avec les inconnus un jeu subtil d’expressions du visage et de regards, sourires, hochements de têtes et gestes délimitant autour d’eux une zone à la fois impersonnelle et privée. De plus en plus, les piétons sont confrontés, dans les espaces publics, aux maux de la société urbaine moderne : il y a non seulement ceux qui vivent dans la pauvreté et mendient de façon parfois agressive, mais aussi les sans-abri, délinquants de rue et malades mentaux. Redoutant une agression, chacun est prêt à se défendre en cas de menace ou à solliciter rapidement l’aide, sinon des autres passants, du moins de la police. En traversant ces espaces, on détourne souvent les yeux, on regarde en l’air, au sol, ou ailleurs, feignant ainsi d’ignorer le mélange bigarré d’inconnus qui vient à notre rencontre. Sur la défensive, on « regarde au-delà » de celui qui vient, ou « à travers » lui, en se tenant à distance de ces inconnus, bel et bien relégués à la non-existence sociale.
16Dans la mesure où les passants anonymes s’emploient activement à se « voir sans se voir », la couleur de peau devient souvent une frontière sociale, qui complique grandement les interactions en public ; la peau blanche se trouve communément associée à la civilité et à la confiance, et la peau noire, au danger et à la méfiance – en particulier quand il s’agit d’hommes noirs non familiers. Les passants ordinaires sont en général à l’aise avec ceux qu’ils considèrent être presque comme eux ; plus « l’autre » est jugé menaçant, plus on manifeste de distance à son égard. Les Noirs sont ainsi plus enclins à saluer d’autres inconnus, en particulier noirs, ou à leur faire un signe de reconnaissance. Mais la plupart des passants semblent juste avancer droit devant eux, évitant simplement de temps à autre des collisions. S’ils parlent, ce n’est que pour formuler un poli « excusez-moi », ou « pardon » ; quand ils le jugent opportun, il leur arrive aussi de froncer les sourcils. Chacun s’efforce ainsi de délimiter son propre périmètre sécurisé en public.
17Les villes comportent toutefois de nombreux espaces publics délimités, à la population dense et hétérogène, qui sont préservés de cette défiance ; dans ces endroits, des gens très variés [15] peuvent se sentir suffisamment à l’aise pour baisser la garde et se livrer à leurs activités de manière plus détendue. Le Reading Market Terminal de Philadelphie en est une parfaite illustration. Dans cet espace relativement animé, quasi public, sous une canopée cosmopolite virtuelle [16], les gens sont encouragés à se traiter les uns les autres avec un certain degré de civilité ou, tout simplement, à bien se comporter. Sous cette canopée s’en trouvent de plus petites ; certaines y apparaissent aussi spontanément ; ainsi surgissent des communautés instantanées entre des inconnus, au gré des occasions ou ouvertures qu’offrent les fascinantes bribes de conversations que l’on entend en laissant traîner l’oreille. Là, le long des allées et des lieux de restauration bondés, les visiteurs peuvent se détendre et se sentir en relative sécurité. Il leur arrive encore d’éviter le contact visuel prolongé, et de détourner le regard pour ne pas envoyer de « mauvais » signaux, mais ils ont tendance, dans une certaine mesure, à reconnaître positivement l’existence des autres. Par moments, çà et là, des inconnus se rapprochent pour engager la conversation, rire ensemble, plaisanter ou partager une histoire. Ces formes de confiance peuvent être contagieuses, et même donner le sentiment d’une communauté dépassant les lignes raciales et ethniques.
18Occupant tout un pâté d’immeubles du centre-ville de Philadelphie, le Reading Terminal Market comprend de nombreux magasins, restaurants et kiosques, offrant toute une palette de biens et de services. Au milieu de cette offre très diversifiée, toutes sortes de gens font leurs courses, mangent et se promènent. Ce lieu est situé à côté du nouveau Palais des congrès, entre les immeubles de bureaux du centre-ville et les résidences haut de gamme, non loin non plus des quartiers blancs et ouvriers de Kensington comme des quartiers noirs de North Philadelphia. Le bâtiment du Terminal lui-même, gigantesque hangar ferroviaire désaffecté, fait partie de la ville depuis plus d’un siècle – l’époque où les trains arrivaient et partaient en traversant l’espace devenu le marché. Dans les années 1990, lors de la conception et la construction du Palais des congrès, cet espace a été pour l’essentiel préservé. De nombreux clients historiques redoutaient que le marché ne s’embourgeoise pour devenir une pure attraction touristique, une vitrine alimentaire plutôt qu’un vrai marché ; or il a conservé jusqu’à présent à peu près le même aspect, et continue d’attirer les habitants des quartiers environnants, les travailleurs du centre-ville aussi bien que les Américains d’origine irlandaise, italienne, asiatique ou africaine, issus des enclaves ethniques de Philadelphie. En pratique, tous les groupes ethniques sont représentés au Terminal, mais pas dans les mêmes proportions. Il y a environ 35 % de Noirs, entre 10 et 15 % d’Asiatiques ou d’autres personnes de couleur, et le reste – un peu plus de la moitié – est composé de Blancs, WASPs et autres origines confondues. De façon subjective, l’impression visuelle dominante est celle d’une population majoritairement blanche et de classe moyenne, avec un mélange salutaire de gens de couleur.
19Le Terminal est un lieu bigarré, où l’on se presse et s’affaire. La nourriture, avec ses effluves insistants, y règne en maître. Les stands sont propres et lumineux, certains ornés de néons. Des boutiques artisanales présentent des produits un peu plus chers, destinés aux touristes. Mais les stands d’alimentation offrent toujours des produits frais et de la viande en provenance directe des fermes du Lancaster County, du poisson, des fruits de mer et un large assortiment de fruits et légumes ; entre ces étalages de victuailles, d’autres stands vendent des fleurs, des compléments alimentaires, du thé, du café, des épices, des livres et de l’artisanat. Une bonne partie des commerces sont familiaux. Les costumes traditionnels des familles de fermiers amish, historiquement très implantées dans le marché, lui ajoutent une touche d’exotisme. Leurs produits frais, ainsi que leurs viandes et leurs volailles de premier choix, sont particulièrement alléchants. Les familles asiatiques, vendant du poisson et des produits frais, sont aussi bien représentées. Seuls quelques commerces sont détenus par des Noirs, dont une boutique d’artisanat africain, proposant des masques, des colliers et d’autres parures. Delilah offre une savoureuse cuisine afro-américaine ou « soul food ». D’autres stands d’alimentation proposent une grande variété de plats appétissants et de boissons : restaurant thaï, bar à huîtres, boulangerie française, boulangerie juive, bar à jus de fruits, biergarten, cookies ; tout cela fait du Terminal un lieu des plus animés à l’heure du déjeuner. On y voit par exemple des garçons bouchers noirs travailler avec le plus grand naturel pour le patron de la boucherie allemande. Du personnel noir est même à la caisse de commerces tenus par des Blancs – un fait rare, voire impossible, il y a encore quelques années.
20Les clients se montrent, eux aussi, sous leur meilleur jour. Les gens ont l’air détendus ; ils interagissent souvent en franchissant la barrière des couleurs de peau. En voyant une femme noire avec un déambulateur batailler contre de lourdes portes, deux Irlandais attablés au Pearl’s Oyster Bar tout proche quittent ainsi d’un bond leur repas pour lui venir en aide. Les classes, races et appartenances ethniques sont variées parmi la clientèle attablée aux nombreux comptoirs. On peut voir un homme d’affaires noir parler au téléphone portable, des ouvriers du bâtiment hispaniques se détendre pendant leur pause-déjeuner. Dans cet environnement paisible, les relations sont empreintes de symétrie et d’égalité – un répit par rapport aux rues environnantes.
21Il en va ainsi depuis des années. Véritable institution à Philadelphie, le Terminal a toujours eu l’image d’un lieu où chacun pouvait escompter une certaine civilité. À l’époque où les Noirs ne savaient jamais quel accueil ils allaient recevoir en public, venir au Terminal leur offrait l’assurance de ne pas être harcelés [17]. L’ambiance y a toujours été accueillante et chaleureuse. Peut-être est-ce dû au rôle central qu’y tient la nourriture, évoquant une sorte de festival des cuisines du monde. Chaque jour de l’année, on peut y voir une femme asiatique manger une pizza, un homme d’affaires blanc savourer des collard greens (feuilles de chou cavalier) et un poulet rôti, ou une famille italienne manger des sushis. Quand diverses personnes dégustent leurs cuisines respectives, elles ne sont plus à proprement parler étrangères les unes aux autres, mais prennent un visage humain, et offrent à ceux qui les observent l’image d’une communauté (« social good ») à l’œuvre. Quand on gagne en intimité en partageant de telles expériences, des barrières peuvent tomber. Les nombreux comptoirs contribuent aussi à encourager les interactions entre les personnes, qui déjeunent littéralement au coude à coude. Parler aux inconnus semble même parfois la norme. Une femme m’a confié qu’on ne pouvait pas faire taire les gens. Le Terminal est un lieu neutre où ceux qui se conduisent civilement, quelle que soit leur origine ethnique, ne sont habituellement pas scrutés du regard, contrairement à l’inconnu qui traverse un quartier ethnique de la ville. Prêter une attention insistante aux étrangers constitue une façon de monter la garde [18], mais rien de tel ne s’observe au Terminal.
22Les nombreuses doubles portes qui émaillent les trois façades du marché sont sans cesse en action, du matin à la fin d’après-midi, six jours par semaine. Quel que soit le côté par lequel on entre, on croise des gens allant faire leurs courses, mangeant ou flânant et profitant de l’ambiance. Sous la canopée du Terminal, l’assemblage est composite : on y rencontre des vigiles peu regardants, aussi bien noirs que blancs, des retraités, des adolescents venus retrouver leurs amis pour traîner dehors, des jeunes d’une vingtaine d’années espérant rencontrer des personnes du sexe opposé, les sans-abri qui gravitent autour du marché pour y trouver refuge, nourriture et libre accès aux toilettes publiques, et des cadres et employés des bureaux tout proches, qui constituent le gros de la foule à l’heure du déjeuner. Ils trouvent là des sandwiches appétissants ou des assiettes saines et complètes à des prix abordables, à consommer sur le pouce ou à emporter. L’un des buffets propose un repas complet, comprenant collard greens, poulet, saucisse, rôti et salade, pour environ 8 dollars. Les travailleurs, comme les retraités à faibles revenus, viennent en profiter, et y retrouvent aussi parfois leurs amis.
23Vers le mur du fond, près des toilettes, des cireurs de chaussures noirs sont à l’œuvre, tout en discutant et en échangeant des nouvelles. Ils rivalisent d’anecdotes personnelles, et semblent toujours prêts à partager une bonne blague. À côté, des Italiens, des Juifs, des Asiatiques et des Noirs boivent assis leur café et dégustent des pâtisseries au son mélodieux du piano, auquel on donne la pièce. Le principal tribunal de la ville étant tout proche, des gens portant une étiquette de « juré » sur leurs vêtements viennent parfois déjeuner. Il y a toujours une scène à observer et à laquelle participer.
24Comme nous l’avons déjà noté, les gens baissent la garde dès qu’ils entrent sous la canopée – pas totalement certes, mais leurs observations des allées et venues occasionnent des regards plus directs, et leurs déplacements manifestent davantage d’assurance. Tandis qu’ils parcourent les allées du Terminal, en s’arrêtant aux différents kiosques et boutiques, ils font l’expérience des autres, et semblent en général se fier à ce qu’ils voient. Les sources d’inquiétude sont plutôt rares. Alors qu’ils font un achat ou déambulent, il leur arrive de se saluer, verbalement ou non – comme si quelque chose les liait les uns aux autres.
25Quand ils s’assoient au bar d’un café ou au comptoir d’un petit restaurant, ils ont le sentiment d’être autorisés à adresser la parole aux autres, et réciproquement [19]. Il est surprenant de voir des inconnus engager ainsi spontanément la conversation et faire connaissance. Mettre les autres à l’épreuve, tester des choses sur eux : peut-être s’agit-il de voir si ceux qui sont différents existent vraiment. Et le résultat est concluant. Ces rencontres laissent une impression favorable d’autrui, et la sensation d’avoir fait une expérience marquante, ce qui est d’ailleurs le cas – ils ont établi un contact humain au-delà des barrières supposées de race et d’appartenance ethnique notamment. La race et l’ethnicité sont ici visibles, mais discrètes. Ces notes de terrain en témoignent :
Il est environ 11 heures, un dimanche matin de mars au temps chaud mais couvert, quand j’entre avec un ami afro-américain au Down Home Diner, à l’intérieur du Reading Terminal Market. Il semble y avoir toujours foule le dimanche matin, avec une diversité étonnante, à la fois de gens du coin et d’étrangers à la ville, car le Terminal accueille à la fois la foule du Palais des congrès et les habitants des quartiers voisins de Philadelphie. Ce matin-là, la foule bruisse de conversations, produisant un léger bruit de fond, comme un grondement sourd. L’impression générale est amicale. Nous entrons et prenons place au comptoir, parcourons la carte et passons commande. Lui prend des œufs au jambon, moi des pancakes, du jambon et du lait. Nous commençons à discuter autour d’un café en attendant notre commande, tout en jetant de temps en temps un œil à ce qui se passe autour de nous. Après avoir pris quelques bouchées de pancakes et une gorgée de lait, je sens qu’on me tape sur l’épaule. Je lève les yeux et vois un Irlandais au visage rougeaud d’environ 45 ans. « Qui a gagné hier ? », me demande-t-il, dans l’expectative. Je réponds aussitôt : « Les Sixers, 98 à 79 ! ». Je lui souris, il me dit « Merci » et s’éloigne.
27Que cet homme pense à m’aborder pour connaître un résultat sportif m’a surpris, à la fois du fait de ma couleur de peau et parce qu’il fallait deviner que je m’intéressais au sport. Sans doute ne m’aurait-il pas abordé ainsi dans la rue. Mais ici, l’atmosphère apparemment amicale des lieux l’a amené à se dire qu’il pouvait risquer une telle demande et espérer une réponse. Présumait-il qu’en tant qu’homme noir, j’étais sans doute un fan de basket, aurais donc suivi le match des Sixers la veille et aucune difficulté à lui en donner le score ? Il cherchait une sorte de connivence avec moi, comme individu, mais aussi comme amateur de sports de Philadelphie. Du moins, s’attendait-il à ce que je me montre aimable, et je ne l’ai pas déçu.
28Autre exemple :
Samedi, j’avais rendez-vous à 10 h avec Rae au Down Home Diner pour le petit-déjeuner. J’arrive au Terminal avec à peu près dix minutes d’avance et commence par faire un tour. Il y a autant de monde que d’habitude, des gens très divers partout. Certains semblent venir du Palais des congrès voisin, où se tient un salon commercial. D’autres ont plutôt l’air d’habiter les quartiers chics du centre-ville et des banlieues, ou de venir des secteurs à majorité ethnique irlandaise, italienne et noire des environs – il y a aussi des Asiatiques de Chinatown, qui est tout proche, et d’autres zones de la ville. Mélange typique, mais le samedi matin au Terminal a aussi quelque chose de spécial.
Le samedi, les gens semblent particulièrement détendus, qu’ils soient en train de flâner ou de faire tranquillement leurs courses. Là, le Down Home Diner est bondé, assez animé. Une file de gens attendent d’être assis pour déguster les pancakes maison, grits (porridge de maïs), œufs, saucisses et jambon qui font la réputation de l’établissement – les odeurs flottant dans l’air creusant encore plus leur appétit. Il y a des tables de quatre et de six, des sortes de compartiments en bois pour deux, et un comptoir pouvant admettre dix à douze personnes.
Je reste debout et attends un peu, puis prends une place qui se libère au comptoir. Les tabourets sont si proches les uns des autres qu’ils créent une intimité telle qu’on peine à ne pas se frotter littéralement aux épaules des personnes que l’on a à sa droite et à sa gauche. En s’asseyant, on se voit pour ainsi dire obligé de dire bonjour à son voisin ou sa voisine. Le service est exclusivement féminin et d’une diversité raciale qui reflète celle de la ville. À travers le passe-plat, on aperçoit la cuisine, où les cuisiniers, noirs ou blancs, sont très occupés. De temps en temps, un plongeur noir surgit pour regarnir les bacs de couverts ou d’assiettes situés sous le comptoir. Le lieu bourdonne, et l’impression générale est que chacun est occupé par son travail, sans trop se soucier du reste. Les plats arrivent, on débarrasse les assiettes sales, l’argent change de mains, et les convives vont et viennent.
En attendant Rae, je commande mon café, rapidement servi. Au bout de cinq minutes environ, le siège à côté de moi se libère. Je m’empresse d’y poser ma veste en cuir et ma casquette pour le réserver. Un homme blanc d’une quarantaine d’années est assis près du tabouret vide. Quelques minutes plus tard, un autre homme blanc s’approche et demande à la cantonade si on sert ici des petits-déjeuners, montrant ainsi qu’il est un nouveau venu. Je réponds : « Absolument ». En réalité, il sollicitait le siège que je gardais, le seul disponible. Il se poste derrière le siège et me demande plus directement : « Est-ce que cette place est occupée ? » Je lui réponds que je la garde pour quelqu’un et qu’elle ne devrait pas tarder à arriver. Je ressens une certaine pression pour passer ma commande et, quand la serveuse apparaît, je lui demande des pancakes, du bacon et du lait.
Après avoir pris ma commande, elle lève les yeux vers l’homme debout et lui demande si elle peut l’aider. « J’aimerais commander un petit-déjeuner, mais il réserve le siège », dit-il en me désignant de la tête, comme si la serveuse allait me faire ôter mon manteau du siège pour lui donner la place. Or la jeune femme, italienne, se contente de nous regarder successivement et passe à une autre tâche, reconnaissant implicitement mon droit de réserver le siège. Au bout de quelques minutes, notant la frustration de mon voisin, je lui propose toutefois ceci : « Si elle n’est pas là dans cinq minutes, vous pouvez prendre la place. » Il approuve d’un signe de tête. À ce moment-là, l’homme assis de l’autre côté du siège commente : « Premier rendez-vous ? » Je réponds : « Non, non, c’est autre chose. Je suis son professeur. » « Ah, d’accord », réplique-t-il en souriant.
Les minutes passent, et toujours pas de Rae en vue. J’enlève donc mon manteau pour dégager le siège et le proposer à l’homme qui attend. « Merci. Si elle arrive, je changerai de place », dit-il. Quand la serveuse arrive, il commande des œufs et des flocons d’avoine, et à l’arrivée de ma commande, commente : « Ça a l’air bon ! » « Oui, on mange vraiment bien, ici », dis-je en commençant mon assiette. Bientôt, sa commande arrive et il se met à son tour à manger. Nous sommes assis coude à coude, épaule contre épaule. Devinant qu’il n’est pas de Philadelphie, je lui demande à brûle-pourpoint d’où il vient. « Je suis de Sacramento. J’ai un stand au Palais des congrès à côté et personne ne vient le voir. » J’apprends qu’il est en ville pour une foire-exposition de produits et équipements agricoles, et dirige une entreprise industrielle. Il remarque que la nourriture est très bonne et le service très efficace. Il fait aussi allusion à la diversité de la population du Terminal, et au fait que cette situation est inhabituelle pour lui, qui a peu l’occasion d’interactions de ce type à Sacramento. Visiblement, il est impressionné. Il révèle qu’il vient d’un milieu assez homogène, et que son club de ski nautique l’est plus encore. Il m’explique que ce club est masculin et blanc, avec quelques suprémacistes blancs, bien que lui-même ne partage pas leurs points de vue.
L’homme continue à évoquer son milieu d’origine, tandis que je l’incite à me parler de son travail. Il se trouve qu’il emploie dans son entreprise beaucoup de Mexicains et est un partisan convaincu de l’octroi de permis de conduire aux immigrés illégaux (« ils trouvent de toute façon des permis de conduire et des cartes de sécurité sociale au marché noir, alors autant organiser cela nous-mêmes. ») Il ajoute que, sans eux, il devrait plier boutique. « Je n’emploierai pas un homme de ma race – ils ne valent pas un clou ! », affirme-t-il. Au fil de la conversation, il indique qu’il se doute que je ne suis pas en faveur de Bush dans l’élection qui s’annonce, tout en trahissant son propre conservatisme et le soutien qu’il lui apporte. Il est préoccupé par le terrorisme. Il s’inquiète de voir « de plus en plus d’uniformes UPS en vente sur internet » et, en jetant un coup d’œil au Terminal, il observe que le lieu n’est pas protégé et reste exposé en cas d’attaque terroriste. Il ne tarde pas à finir son repas, nous nous disons au revoir et il regagne sa foire-exposition au Palais des congrès.
30Cet épisode est frappant : il montre que, dans cet environnement, un homme blanc ayant des amis suprémacistes blancs peut avoir une conversation sincère avec un homme noir, comme moi, et lui faire part de ses sentiments sur les questions de race et de diversité. L’ambiance du Reading Terminal permet à ses visiteurs de laisser de côté leur particularisme et de faire montre d’une certaine tolérance envers les autres. Le Down Home Diner peut être vu comme une version de la canopée cosmopolite. Cet abri offre, au moins momentanément, des occasions d’entrer en contact au-delà des différences ethniques et raciales. Une telle interaction aurait été peu probable au-dehors, dans un espace public plus impersonnel ; cet homme ne m’aurait pas approché, et l’échange décrit plus haut n’aurait pas eu lieu. Bien sûr, tout groupe humain peut être traversé de tensions, et le Terminal ne fait pas exception à la règle. Elles y sont toutefois rarement de nature raciale et ethnique, du fait peut-être des origines ethniques des personnes présentes et de leur rapport relâché à leur groupe d’appartenance. Mais c’est surtout la haute dose de courtoisie et de bonne volonté déployée au Terminal qui y confine la tension au niveau individuel. On vient dans ce cadre neutre et cosmopolite en s’attendant à ce qu’y règne une bonne entente entre les personnes les plus variées.
31Cette canopée cosmopolite, qui semble recouvrir l’espace du dénommé Reading Terminal Market et y imprégner les relations entre les individus, peut être divisée en différentes zones, certaines quasi publiques et impersonnelles, et d’autres plus intimes, plus propices aux échanges. Dans les espaces les plus intimes de la canopée, comme les nombreux comptoirs de restaurant, les gens se sentent le plus souvent suffisamment bien accueillis et en sécurité pour se détendre, au point même d’engager la conversation avec de parfaits inconnus. Les personnes mènent alors leurs activités tout en s’engageant dans des ethnographies de leur cru (folk ethnography), et en formulant ou étayant leurs propres théories (folk theories) sur ceux avec qui elles partagent l’espace public [20].
32À Philadelphie, le Reading Terminal Market n’est qu’un des multiples lieux que l’on peut voir, au moins conceptuellement, comme existant sous cette sorte de « canopée cosmopolite » ; d’ambiance similaire, on peut citer le Rittenhouse Square Park, la gare ferroviaire de la 30e rue, le Whole Foods Market, l’Italian Market, plusieurs clubs de gym, les salles d’attente des hôpitaux, les cinémas multiplexes, les centres commerciaux fermés et les installations sportives [21]. Typiquement, sous la canopée, que ce soit dans l’enceinte de murs ou dans le périmètre formé par certaines rues, à l’exemple du Rittenhouse Square – principal jardin public de la ville, l’atmosphère est en général sereine et relativement agréable, alors que les personnes les plus variées se livrent à leurs activités, et adoptent parfois sciemment la bonne attitude ou l’attitude « urbaine », s’efforçant d’être « sympas » ou civiles avec ceux rencontrés. Les gens s’assoient, mangent, se promènent, traversent le square, font parfois de nouvelles rencontres ou tombent sur des connaissances.
33En y revenant de temps en temps pour leurs propres activités, les visiteurs deviennent plus familiers les uns des autres et de l’ambiance sociale du lieu. Au fil du temps, ils finissent par « connaître » les « habitués », sans les avoir véritablement rencontrés. La courtoisie est un thème majeur, et les gens se sentent encouragés à se comporter poliment les uns envers les autres ; par moments, ils peuvent même se montrer pleins de sollicitude et extraordinairement serviables avec de parfaits inconnus.
34Abrités sous un tel parapluie protecteur, ces espaces sociaux neutres, n’appartenant en propre à aucun groupe, mais que tous sont encouragés à partager, représentent un type d’espace urbain particulier, une zone singulière que chaque visiteur semble reconnaître, apprécier et aimer [22]. Beaucoup n’y viennent pas seulement pour des motifs utilitaires (qu’il s’agisse de se restaurer ou simplement de « sortir »), mais aussi pour l’expérience du côtoiement des types sociaux qu’ils s’attendent à y trouver. L’ambiance est tout à fait « décontractée » ; dans ces quasi-espaces publics, la seule obligation ressentie envers autrui est celle de la civilité ordinaire. Les visiteurs repartent avec le souvenir d’avoir passé un bon moment, et ils reviendront sans doute bientôt, peut-être pour revivre un moment agréable et serein.
35Dans ces espaces publics, les gens peuvent pratiquer, quand ils s’adressent la parole, ce que j’appelle une ethnographie ordinaire, dont la visée est à la fois pratique et expressive. Pour le dire simplement, les canopées cosmopolites sont des endroits intéressants pour se lancer dans l’art de « regarder les gens », car les types les plus divers y sont représentés. Les curieux auront parfois tendance à dévisager les autres, mais la politesse domine le plus souvent : on observe les autres discrètement, à bonne distance, sinon indirectement. Certaines personnes, de prime abord réticentes, se retrouvent vite en train d’écouter involontairement des conversations qui éveillent leur intérêt ; elles laissent alors leurs oreilles traîner, et recueillent des histoires qu’elles répéteront ensuite à des amis ou garderont pour elles.
36Dans la plupart des zones quasi publiques, il est courant d’interagir publiquement avec de complets inconnus, à travers un jeu subtil de mimiques et de regards ; sourires et froncements de sourcils peuvent être ponctués de grommellements ou de grognements réprobateurs et de remarques à l’emporte-pièce. À travers ces divers échanges, on légitime ici un regard, on décourage là une avance, on affiche publiquement « qui on est ». Au fil du temps, l’accumulation d’observations sur les gens rencontrés nourrit autant les préjugés que les vérités les concernant – tout en exprimant aussi notre identité.
37Les gens, ayant des schémas en tête, partent en effet de ce qu’ils connaissent pour essayer de « comprendre » les inconnus qu’ils croisent et appréhender la vie publique de la canopée. Il s’agit ainsi de s’orienter et de se comprendre l’un l’autre, aussi bien à des fins pratiques que pour assouvir une curiosité naturelle aux humains. On partage ensuite ses observations, et on en raconte les histoires, transformées au passage, lorsqu’on retrouve ses amis, ses pairs, ses associés, les gens de sa communauté ethnique, et tous ceux dont on se sent assez proche.
38À travers ce processus complexe, les gens voient et définissent cet endroit, en même temps que d’autres aspects de la ville, pour leurs proches et leurs réseaux locaux ; leurs conceptions ordinaires (folk notions) de « comment les gens sont » et de « comment ça se passe » s’en inspirent. Au Reading Terminal, il leur arrive par exemple d’observer, et peut-être de désigner ainsi ensuite : le « boucher juif », le « stand des fermiers amish », le « comptoir du poissonnier asiatique », la « boulangerie italienne », ou « le stand des cireurs noirs ». Les usagers apprennent à se familiariser avec la vie du lieu et à s’y accorder, en y exprimant leur propre identité dans le respect des autres présents.
39Si, dans de tels espaces, la civilité semble dominer et aller de soi, il est fort à parier que l’extérieur confronte à d’autres défis, appelant d’autres réponses. Les quartiers dont les gens viennent, et ceux qu’ils sont appelés à traverser, étant connus pour leurs tensions raciales et ethniques, on comprend que lorsque ces habitants fréquentent les espaces les plus publics, caractérisés par la civilité de la canopée cosmopolite, ils confèrent une grande importance, même inconsciente, à l’observation rapprochée des autres, y compris à l’espionnage involontaire des conversations d’autrui et à ce qui, en fait, constitue une étude informelle des gens du coin. Ce type d’observation n’est jamais systématique ni planifié. Et l’accumulation d’indices sur les autres procède d’une façon si partielle qu’on peut estimer qu’elle produit ou renforce des stéréotypes bien ancrés, autant qu’elle découvre des faits inattendus sur les personnes observées.
40Dans ces environnements urbains, les passants ont souvent la possibilité et l’envie de collecter des bribes de conversations. Ces données fragmentaires ressemblent aux multiples pièces d’un puzzle représentant l’ambiance ou l’ethnographie d’un espace public donné. Les personnes ont tendance à assembler les pièces les unes avec les autres, de façon généralement consciente, selon un plan d’ensemble, mais aussi en se créant, de façon plutôt intuitive et inductive, une image mentale de ce qui caractérise un environnement et un certain type d’étrangers. Ils peuvent faire cela dans le seul but de se sentir « au courant » ou de « ne pas passer pour un idiot » dans un lieu donné. Ils s’engagent dans cette ethnographie ordinaire pour s’orienter en terrain incertain, mais aussi, en tant qu’êtres humains, curieux par nature, enclins à rendre intelligible leur milieu de vie.
41Il est commun, naturellement, que les individus conservent une certaine distance, physique et sociale, dans les lieux les plus vastes et publics, à l’image du Reading Terminal Market ou de Rittenhouse Square. Et même si le nombre et la qualité des interactions se négocient partout de personne à personne, on trouve en différents points de la ville beaucoup de petits établissements, quasi publics, où la coexistence momentanée entre inconnus se fait dans une proximité confinant à l’intimité. Plus l’espace est intime, plus les chances augmentent de pouvoir mener un « travail de terrain » rapproché, avec écoute et observation directe et indirecte. Ces lieux sont essentiels pour que des personnes diverses, étrangères les unes aux autres, puissent « apprendre » à s’accorder, quoique parfois superficiellement. Le club de jazz Zanzibar Blue est un tel espace, à la fois intime et public :
Une fois descendues les marches menant de Broad Street au Zanzibar Blue, on croit être entré dans les profondeurs obscures d’un sanctuaire, dans un monde souterrain fait de musique live, de nourriture, d’alcools et d’un mélange cosmopolite de personnes ayant en commun un certain intérêt pour le jazz. Sur la gauche, un bar autour duquel quelques clients sont assis, en train de siroter un verre tout en bougeant la tête au rythme tranquille du morceau qui s’élève et flotte dans les airs. À mesure que l’œil s’habitue à l’obscurité, de petites lampes garnies de bougies deviennent visibles, sur des rangées bien droites de tables de quatre couverts drapées de nappes rouge sang. On tombe ensuite sur deux solides videurs noirs en costume sombre. Ils engagent la conversation avec chaque nouveau visiteur, tout en l’observant pour voir à qui ils ont affaire – surtout s’il s’agit d’un inconnu vêtu de couleurs sombres, même si dans ce lieu, tout se fond finalement dans l’ombre.
Plus loin, dans un angle, un homme à la peau foncée discute avec sa compagne métisse ; les lunettes à monture dorée de l’homme scintillent, captant et reflétant la lueur des bougies. Plus près de l’estrade prévue pour les musiciens, neuf femmes noires sont réunies pour fêter l’anniversaire d’une amie – ce que l’on comprend un peu plus tard quand le serveur apporte un petit gâteau où sont plantées deux bougies. De l’autre côté, face à l’estrade, un autre couple noir est en train de dîner en attendant que les sets de la soirée commencent. Le maître d’hôtel désigne une table, à moi et un autre homme noir : une table pour deux, puis une table pour quatre, que nous acceptons avec plus d’enthousiasme. Nous commandons chacun une assiette de poisson-chat du Delta, un Coca-Cola et du pain pour patienter jusqu’à l’arrivée de nos plats. Nous discutons. De plus en plus de gens arrivent. Un jeune couple blanc – manifestement des cadres supérieurs – s’assied derrière nous. Peu après, à notre droite, un autre, et un quart d’heure plus tard, encore un autre. Le lieu semble se remplir, même s’il y a encore beaucoup de places. C’est un dimanche soir au centre de Philly – Philadelphie. Nos sodas et notre pain arrivent, nous buvons quelques gorgées et grignotons un peu, tout en continuant notre conversation, qui porte désormais sur le lieu où nous nous trouvons ; nous observons ce qui se passe autour de nous.
Le groupe de jazzmen est maintenant installé – un guitariste blanc d’allure très cool, au saxophone, un musulman noir portant un kufi (bonnet en coton), un petit homme métis à la batterie, et un contrebassiste noir chauve et musclé, le leader. Celui-ci ouvre la session avec les présentations habituelles. Pour lancer le premier set, il fait une blague sur les hommes noirs qui traînent hors de la maison et sur leurs responsabilités familiales, en demandant au public de ne pas être trop sévère – « Ne tapez pas sur un frère parce qu’il faut toujours qu’il rentre à la maison ! ». Des rires s’élèvent dans la salle, où les Noirs ont peut-être mieux saisi l’allusion que les Blancs. Le quartet commence à jouer. Naturellement, les sons sont doux, mélodieux, intenses et sonores. Les gens se mettent en position d’écoute et d’observation attentive ; ils sont venus pour le concert, et le concert a commencé.
Mais le groupe n’est pas le seul à assurer le spectacle, qui se joue aussi dans la salle. Les gens s’observent les uns les autres, regardant comment tel ou tel réagit à la musique. Quand un musicien se donne beaucoup de mal pour produire un son qui semble inhabituel ou difficile à obtenir, mais séduisant, le public manifeste d’un commun accord, par des applaudissements, la reconnaissance qu’il accorde au musicien. Dès que le guitariste fait entendre un son qui n’est pas communément associé à la guitare, une partie du public bat spontanément des mains, juste au bon moment. Il est particulièrement intéressant de noter les moments où les Noirs applaudissent le musicien blanc : tout le monde le remarque. Les personnes sont ici à la fois anonymes et attentives aux autres. Avant que chacun ne parte de son côté, durant le temps passé là, elles ont le sentiment de faire partie d’une communauté.
43Des lieux comme le Zanzibar Blue peuvent sembler vivre à l’écart des aléas d’une expérience urbaine plus périlleuse. Si le club de jazz est une expérience particulière [23], où de parfaits inconnus participent à la fois à un divertissement collectif et à une production artistique, l’expansion du système des franchises fait proliférer des espaces intimes d’un autre genre. Ils incluent, très généralement, les Starbucks et McDonalds du monde entier, où de complets étrangers sont coprésents et s’observent, sans forcément se sentir aussi liés que dans un club de jazz. Regarder et écouter les autres à la dérobée, dans un espace réduit, laisse des impressions marquantes et des histoires sur la vie d’autrui qui, si tronquées et fugitives soient-elles, vont alimenter les commérages, concernant non seulement ces inconnus, mais aussi les groupes qu’ils semblent représenter.
44Dans la salle d’attente des consultations de l’hôpital universitaire local, entre les écrans d’ordinateur, les cloisons, les chaises en plastique, le chariot de café et le guichet d’accueil, les gens ralentissent le rythme et cherchent à tuer le temps pendant que la bureaucratie suit son cours. Le cadre est idéal pour observer des relations interraciales plus détendues, quasi publiques. Tandis qu’on préfère parfois se retrouver avec d’autres de la même race, ici, les gens s’assoient où ils peuvent, sans se compliquer la vie à opérer un tel tri racial. Mais ils aiment se sentir à l’aise.
Ce jour-là, environ quarante personnes sont assises çà et là sur les rangées de sièges rembourrés qui se font face. L’un des murs est percé, sur toute sa longueur, d’une haute et large baie vitrée qui laisse entrer la lumière et donne sur un jardin impeccablement entretenu. Dans ce lieu assez animé, une grande diversité de personnes vont et viennent. Les employés, très majoritairement afro-américains, déplacent des patients et transportent du matériel. Tous les membres du personnel sont considérés comme ayant un travail important à accomplir, qui leur vaut, quel que soit leur statut, leur race ou leur milieu d’origine supposé, un certain respect de la part des personnes présentes.
Aux différents guichets vitrés, quatre femmes noires d’âge moyen, l’air sérieux, traitent des documents administratifs et effectuent le tri des patients extérieurs. Ceux-ci sont majoritairement afro-américains (environ 70 %), mais il y a aussi des Blancs (environ 25 %) et des Asiatiques (environ 5 %). Les Noirs, dont une partie travaille à l’Université, viennent majoritairement des classes pauvres à ouvrières, du ghetto voisin, même si quelques-uns sont issus des classes moyennes. Les Blancs, eux aussi, relèvent des classes ouvrières et moyennes. Un jeune homme noir et une femme plus âgée, qui s’avère ensuite être sa mère, entrent dans la salle et se dirigent lentement vers deux chaises vides. Les autres personnes présentes, noires comme blanches, suivent le couple des yeux. Échanges de regards : tout le monde a remarqué la scène. Un petit drame survient quand le jeune homme semble éprouver quelques difficultés à faire asseoir la dame, en raison de son poids. Il commence par la débarrasser de ses sacs, puis l’aide à ôter son manteau afin de l’installer confortablement.
Pendant ce temps, un jeune homme irlandais issu de la classe ouvrière, cheveux bruns et raides, se lève du siège voisin pour proposer son aide, qui se révèle inutile. Malgré tout, l’homme noir, une fois sa mère assise, remercie haut et fort le jeune homme, qui hoche la tête. Tout rentre alors dans l’ordre, chacun reportant son attention sur son magazine, ses enfants ou la personne qui l’accompagne. Dans ce lieu, plusieurs personnes âgées sont aidées par de plus jeunes, plus alertes et à même de négocier avec la bureaucratie hospitalière.
Quelques minutes plus tard, nouvelle scène. Un homme noir corpulent, en fauteuil roulant motorisé, avec un crochet à la place d’une main, discute au téléphone avec un plaisir manifeste. Il parle suffisamment fort pour qu’une bonne partie du public puisse suivre sa conversation. Cela dérange clairement certaines personnes, tandis que d’autres sont d’une indifférence totale à ce comportement dans ce qui est après tout un lieu public. On comprend peu à peu que l’homme parle à un ami, et s’enthousiasme à la perspective de bénéficier bientôt d’une prothèse. Les regards suivent les déplacements de l’homme, qui se rapproche de la fenêtre, peut-être pour avoir un meilleur accès au réseau. Il continue là sa conversation, très expansive et manifestant son caractère jovial.
Après avoir raccroché, il manœuvre adroitement pour retrouver une place, son Daily News glissé sur le côté du fauteuil roulant. Les gens le regardent et, lorsqu’il repart, quelques personnes, aussi bien noires que blanches, échangent des regards. À l’autre bout de la pièce, l’homme se lance dans une conversation avec un autre homme noir du même gabarit, qu’il ne connaissait manifestement pas, ce qui ne les empêche pas de parler à voix haute sur un mode assez intime.
46Dans cet environnement, les Noirs ont tendance à être assez décontractés, voire démonstratifs, dans leur présentation de soi [24]. Ils sont plus nombreux que les Blancs présents et principalement issus des classes populaires. À première vue, on pourrait croire que la rareté de cette situation amène les Blancs à fixer leur attention sur les Noirs ; mais un examen plus poussé montre que les deux groupes sont en fait curieux l’un de l’autre, et profitent de l’occasion pour s’observer minutieusement. Dans ce lieu relativement sûr, on peut regarder les autres sans se sentir menacé, même si des Blancs peuvent se sentir mal à l’aise d’être au milieu d’autant de Noirs à la fois.
47En fin de compte, les canopées cosmopolites offrent à des gens d’origines variées la possibilité de ralentir le pas et de se faire plaisir : observer, comparer, et pratiquer une ethnographie ordinaire de leur cru, qui teste ou confirme des stéréotypes et des préjugés ou, plus rarement, repère chez l’autre quelque chose d’inédit. Les personnes observées finissent très souvent par représenter, pour leurs observateurs, des types sociaux, si bien qu’ils pourront être décrits après coup, hors du lieu de l’observation, comme « ce type noir », « cet homme juif » (this Jewish man), « ce Blanc genre WASP » (this waspy white guy), « ce mec blanc » ; un Blanc dira peut-être « cette dame noire » (this black lady), tandis qu’entre Noirs on dira plutôt « cette sœur » (this sister). Sous les canopées cosmopolites de la ville, l’accumulation de ces observations mutuelles contribue à forger ce que les gens « savent » les uns des autres ; elles sont une façon de « donner sens » au monde le plus public [25].
48La canopée cosmopolite peut être aussi mobile, comme dans les transports en commun, qui constituent toujours à Philadelphie une expérience raciale. Dans les bus et les tramways du centre-ville, on compte en règle générale plus de Noirs que de Blancs ; des tensions raciales peuvent s’y observer, mais les gens restent le plus souvent civils et polis, respectant le territoire social de chacun. La neutralité relative de ces lieux peut évidemment varier selon l’heure du jour ou de la nuit, leurs usagers spécifiques, ou leurs différentes zones, comme ici, l’arrière des bus urbains :
Mei-Ling, une jeune graduate student chinoise, monte dans le bus en compagnie d’un ami chinois. Sans le vouloir, ils transgressent les frontières entre Blancs et Noirs – les Noirs se rassemblant dans l’espace du fond du bus, revendiqué comme leur pré carré. Les Blancs préfèrent en général rester debout plutôt que de s’aventurer au-delà de la ligne invisible délimitant cette zone. En conséquence, les sièges vides situés au fond du bus le demeurent, et les Blancs restent longtemps debout. Cette situation s’offre aux yeux de tous, aussi bien Noirs que Blancs, et participe de l’ethnographie ordinaire des transports en commun, notamment les bus urbains. Or Mei-Ling et son ami se dirigent sans hésiter vers l’arrière du bus, où ils se mettent à parler chinois. Au bout d’un moment, cela devient insupportable à une femme noire, qui leur lance « Don’t ya’ll talking about me ! » (« Faut pas parler de moi ! »). Interloquée, Mei-Ling réplique : « On ne parle pas de vous ! » La tension s’accroît. Un homme noir l’exhorte à ne pas discuter, mais Mei-Ling tient bon et continue à parler en chinois. D’autres femmes noires se regardent d’un air entendu, prenant implicitement le parti de leur semblable, ou du moins savourant la dispute. Finalement, la femme noire brandit son poing sous le nez de Mei-Ling et lui dit brutalement : « Tu veux un coup de poing noir ? » Ne pouvant plus affronter la situation seule, Mei-Ling va se plaindre au conducteur. Il arrête le bus et lui demande si la femme l’a frappée, oui ou non. Alors que Mei-Ling répond par la négative, l’autre femme s’avance elle aussi vers le chauffeur pour s’expliquer : « Je lui ai juste dit de baisser d’un ton ! ». Le chauffeur demande alors aux deux femmes de s’excuser, sans quoi il appelle la police. La femme noire s’excuse immédiatement, mais l’ami de Mei-Ling insiste pour la défendre, en disant qu’elle n’a rien fait de mal. Mei-Ling est bouleversée par l’incident ; elle dit ne s’être jamais rendu compte jusque-là que l’arrière des bus appartenait à qui que ce soit.
50La plupart des gens sont toutefois civils et polis ; ils respectent une sorte de territoire imaginaire autour de chaque personne et considèrent les transports publics comme un espace entièrement neutre, où les gens se comportent généralement bien et laissent les autres tranquilles. Il faut aussi noter que les transports publics reflètent la composition en matière de classes et de races de la ville de Philadelphie qui, comme beaucoup, reste racialement ségrégée. Pour les citadins, noirs comme blancs, la figure de l’homme noir anonyme, style « ghetto », constitue un repoussoir ; le contexte terroriste actuel, associé à des hommes d’apparence moyen-orientale, peut toutefois faire voir plus favorablement la présence d’un grand homme noir à ceux qui nourrissaient le plus de préventions à leur encontre.
51Dans les transports en commun, le code de la civilité propre à la canopée cosmopolite peut s’effriter de plusieurs manières. Les usagers peuvent émettre des plaintes au sujet des places assises ou d’une musique trop forte et se sentir offensés par les autres. Quand la race et le genre se cumulent, avec le spectre de « l’homme noir inconnu », les idéaux de la civilité et du cosmopolitisme sont mis particulièrement à rude épreuve. Les observations menées à bord de trains régionaux montrent que l’homme noir inconnu est souvent la dernière personne à côté de laquelle on s’assoit. Les hommes noirs admettent fréquemment qu’ils peuvent faire la totalité du trajet sans que personne ne s’assoie à côté d’eux, à moins que le train ne soit bondé et les places rares. Les hommes noirs, toutes classes sociales confondues, savent pertinemment qu’on les évite dans les transports. Ils ont ainsi conscience d’être stigmatisés ou méprisés en public, non seulement par des Blancs, mais aussi parfois par des Noirs. L’homme noir peut constituer pour les Blancs un repoussoir juste parce qu’il est noir, et la défiance suscitée sera d’autant plus forte qu’il est jeune ou de style « ghetto ». Nombreux sont alors les Noirs à développer l’hypothèse, ou la croyance ordinaire, selon laquelle les Blancs, quoiqu’ils affirment le contraire, ne les aiment pas, en particulier quand ils sont de sexe masculin. Dans leurs conversations, les jeunes hommes noirs semblent tous avoir une histoire de harcèlement policier, ou de discrimination publique, avec par exemple des inconnus ne souhaitant pas s’asseoir à côté d’eux, ou cherchant absolument à les éviter. Que ce comportement soit avéré ou non, il est trop souvent tenu pour tel par l’intéressé, qui développe là un certain sens de la position de son groupe dans la société globale, en particulier vis-à-vis des Blancs. Les hommes noirs se livrent ainsi à une ethnographie ordinaire, en discutent entre eux, comparent leurs constats et élaborent des stratégies pour éviter cet arbitraire et préserver leur estime d’eux-mêmes.
52Parfois, ils peuvent essayer de retourner la situation. Décidant qu’après tout, ils préfèrent avoir une banquette pour eux tous seuls – rationalisation qui peut s’apparenter à la fable du renard dédaignant les raisins qu’il ne saurait atteindre – certains se montrent peu engageants et se donnent une apparence rebutante, en lançant des regards destinés à mettre en garde les autres et à les tenir à distance. Cette attitude s’enracine dans la conviction que la société en général (et les Blancs en particulier) cherchent à les éviter, si bien qu’ils choisissent de prendre les devants et d’infliger à « l’autre » cet évitement. De façon surprenante, des Noirs essayent eux aussi parfois d’éviter les jeunes Noirs dont ils ne sont pas sûrs, bien que les Noirs soient en général plus à même de distinguer ceux qui constituent une vraie menace ; plus familiers avec la vie des Noirs, ils sont mieux placés que les Blancs pour opérer en leur sein de subtiles distinctions.
53En outre, certains hommes noirs ont l’habitude de tester les Blancs qui auraient l’idée de venir s’asseoir à côté d’eux. Cela se déroule typiquement de la façon suivante : après avoir repéré une banquette libre, constituée d’un siège côté fenêtre et d’un siège coté couloir, le jeune homme s’installe délibérément côté couloir, laissant libre le siège coté fenêtre, souvent plus convoité, ce qui force toute personne désireuse de s’asseoir à passer devant lui. Il peut alors se tenir les jambes étendues en travers du passage, ou adopter un regard vide ou renfrogné, pour composer un compagnon de voyage aussi peu engageant que possible. Le pari est que la plupart des Blancs n’oseront pas franchir la barrière ainsi dressée ; mais si l’un d’eux s’aventure à saisir l’occasion de s’asseoir, réclame la place et s’y assoit, il aura alors passé le test. Un Blanc disposé à tout cela sera, pour ainsi dire, jugé acceptable. De jeunes gens noirs racontent leur surprise quand une personne blanche finit ainsi par leur demander la place ; il leur arrive alors d’engager la conversation, non sans une certaine hésitation.
Conclusion
54Sous la canopée cosmopolite, qu’elle soit quasi publique ou plus intime, les gens manifestent leur besoin particulier d’observer de près le fonctionnement de la société ; si regarder est un passe-temps familier pour beaucoup, certains l’élèvent au rang d’art. Ils surveillent les autres en pratiquant une sorte d’ethnographie ordinaire, attribuant un sens à ce qu’ils observent, tout en se réservant le droit d’être très sélectifs dans les preuves retenues. Ainsi, les éléments de compréhension qu’ils en retirent nous en apprennent peut-être autant sur eux-mêmes que sur les autres – ce qui leur permet de conserver une dimension « locale » (folk) au sens que donne Redfield [26] à ce terme – non urbain, ou préurbain, malgré la taille croissante de la ville, sa densité et sa stupéfiante diversité. Cette façon de s’exposer à une multitude de personnes, prises dans le cours de leurs activités quotidiennes, tend à rendre ces étrangers abstraits plus humains aux yeux de leurs observateurs.
55L’existence de la canopée offre à des gens, dont le point de référence reste habituellement leur propre classe sociale ou leur groupe ethnique, une chance d’en rencontrer d’autres et de se forger ainsi une idée plus cosmopolite de la différence. S’ils constituent tous des canopées, le Reading Terminal Market, le parc de Rittenhouse Square, la gare de la 13e rue, le Whole Foods Market ou les événements sportifs ne recouvrent certainement pas la même expérience sociale. Tous ces lieux offrent cependant à des étrangers l’opportunité de se rencontrer et de se côtoyer. Ils peuvent s’y mélanger, s’y observer et mieux connaître ceux qu’ils n’ont sinon guère l’occasion de voir de près.
56Ces citadins rencontrent des inconnus, non pas seulement comme individus, mais aussi en tant que représentants de groupes dont ils n’ont qu’une idée abstraite. La canopée peut être ainsi une expérience profondément humanisante. Dans ces lieux, les gens ont aussi tendance à manifester une civilité commune envers les autres. Les familles permettent par exemple aux adultes de servir de modèle à leurs enfants, et ceux-ci pourront servir de modèle à d’autres encore, adultes comme enfants. Certains parents utilisent ces lieux comme des outils éducatifs, en tenant à ce que leurs enfants apprennent à respecter les gens qui sont, d’une manière ou d’une autre, différents d’eux. Et cette expérience permet peut-être à chacun de retourner ensuite dans son quartier avec une connaissance plus fondée sur « l’autre ». De cette façon, les générations successives produisent de nouveaux modèles sociaux et révisent leurs normes de tolérance, en encourageant au quotidien, si ce n’est la courtoisie et la bonne volonté, du moins une civilité ordinaire entre les différents groupes qui composent la ville.
57Certes, les gens peuvent développer de nouveaux clichés ou s’accrocher à ceux qu’ils ont déjà. Ils choisiront probablement de rester fidèles aux attitudes auxquelles ils sont profondément attachés. Mais ils auront été exposés aux membres d’un groupe jusqu’alors inconnu [27]. De tels environnements, par le seul fait de permettre cette exposition répétée, contribuent à encourager au quotidien une civilité ordinaire, allant de soi, envers ceux qui sont différents de nous.
58Avec la prolifération des canopées, ces territoires neutres deviennent un élément clé de la fabrique de la ville. En traversant les canopées les plus vastes, tel le Terminal, ou les plus intimes, comme les restaurants ou les bars, on peut se sentir partie prenante d’un contexte cosmopolite. En même temps qu’on s’expose, d’autres s’exposent à nous. On peut, surtout dans les espaces les plus étroits, surprendre des conversations, regarder à quoi ressemblent les autres, et observer attentivement ce qu’ils font, au lieu d’être réduits à l’imaginer.
59Les canopées cosmopolites importent d’autant plus que l’environnement urbain devient plus éclaté : ces lieux permettent à des inconnus d’horizons divers de se rassembler, de se côtoyer, et de tirer de cette expérience sociale une connaissance ordinaire décisive, une forme d’intelligence sociale sur ceux qu’ils perçoivent comme différents d’eux-mêmes. Ils peuvent dès lors voir ce qu’ils partagent avec un autre être humain, indépendamment de la singularité de chacun. Ces lieux portent ainsi en germe un nouveau modèle de civilité, qui pourrait bien s’épanouir dans le reste de la ville. Être exposé de façon répétée au non-familier, c’est avoir l’occasion d’évoluer mentalement, émotionnellement et socialement. L’ethnographie ordinaire que produisent ces citadins leur sert de base cognitive et culturelle pour élaborer leur comportement en public. Et souvent, mais pas toujours, il en résulte une complexité sociale accrue, qui permet à une population urbaine hétérogène de vivre ensemble.
Mots-clés éditeurs : ethnographie urbaine, civilité, espace public, grandes villes, relations interraciales
Date de mise en ligne : 02/09/2019
https://doi.org/10.3917/pox.125.0109Notes
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[1]
Première parution : « The Cosmopolitan Canopy », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 595, 2004, p. 14-31.
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[2]
Au point que la réception de ces derniers travaux soit souvent centrée sur l’optimisme relatif de cette nouvelle perspective. Cf. Tonnelat (S.), « L’Amérique, modèle de civilité ? », La vie des idées, 19 avril 2012, https://laviedesidees.fr/spip.php?page=article&id_article=1777.
-
[3]
Anderson (E.), The Cosmopolitan Canopy. Race and Civility in Everyday Life, New York, W.W. Norton & Company, 2012.
-
[4]
Anderson (E.), Brooks (S.), Gunn (R.), Jones (N.), eds, « Being Here and Being There: Fieldwork Encounters and Ethnographic Discoveries », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 595, 2004.
- [5]
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[6]
Pour un panorama récent des données statistiques disponibles et l’analyse de la persistance de la ségrégation urbaine, malgré une tendance à la baisse au cours des dernières décennies, cf. Duroudier (S.), « La ségrégation raciale des villes américaines diminue-t-elle toujours ? », Urbanités, « Les villes américaines à l’ère d’Obama », 2016, consultable en ligne http://www.revue-urbanites.fr/les-villes-americaines-la-segregation-raciale-des-villes-americaines-diminue-t-elle-toujours/ (dernière consultation le 23 mai 2019).
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[7]
Cf. Duneier (M.), « Elijah Anderson on Race Relations and Public Space: Beyond the Primacy of the Street », Contemporary Sociology, 42 (6), 2013.
-
[8]
Mitchell (D.), « The End of Public Space? People’s Park, Definitions of the Public and Democracy », Annals of the Association of American Geographers, 85 (1), 1995.
-
[9]
Mondada (L.), « La ville n’est pas peuplée d’êtres anonymes : processus de catégorisation et espace urbain », Marges linguistiques, 3, 2002.
-
[10]
Wirth (L.), « Urbanism as a Way of Life », American Journal of Sociology, 44, 1938 ; en français : « Le phénomène urbain comme mode de vie », in Grafmeyer (Y.), Joseph (I.), dir., L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1979.
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[11]
Simmel (G.), « The Metropolis and Mental Life », in Wolff (K. H.), ed., The Sociology of Georg Simmel, Glencoe, Free Press, 1950 ; en français Les grandes villes et la vie de l’esprit, suivi de Sociologie des sens, Paris, Payot, 2013. Voir aussi Spykman (J. N.), The Social Theory of Georg Simmel, Chicago, University of Chicago Press, 1925.
-
[12]
À l’époque de Wirth, les gens aisés redoutent surtout la contamination morale. Il faut imaginer cette catégorie de la population sillonner les espaces publics en levant le nez pour manifester son dédain envers ceux qu’elle considère comme ses inférieurs. De nos jours, la méfiance et la peur visent plutôt la criminalité et la délinquance.
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[13]
Drake (S. C.), Cayton (H. R.), Black Metropolis : A Study of Negro Life in a Northern City, New York, Harper and Row, 1945 ; Goffman (E.), Behavior in public places, Glencoe, Free Press, 1963 ; Gans (H.), « Suburbanism and Urbanism as a Way of Life : A Re-evaluation of Definitions », in Rose (A. M.) ed., Human Behavior and Social Processes, Boston, Houghton Miflin, 1962 ; Suttles (G. D.), The Social Order of the Slum, Chicago, University of Chicago Press, 1968 ; Jacobs (J.), The Death and Life of Great American Cities, New York, Random House, 1961 ; Hall (E. T.), The Hidden Dimension, New York, Doubleday, 1966 ; Sassen (S.), The Global City : New York, London, Tokyo, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; Duneier (M.), Sidewalk, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1999 ; Wilson (W. J.), The Truly Disadvantaged : The Inner City, the Underclass, and Public Policy, Chicago, University of Chicago Press, 1987, et When Work disapears : The World of the New Urban Poor, New York, Knopf, 1996 ; Anderson (E.), Streetwise : Race, Class, and Change in an Urban Community, Chicago, University of Chicago Press, 1990, et Code of the street : Decency, Violence, and the Moral Life of the Inner City, New York, W. W. Norton, 1999.
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[14]
Cf. Anderson (E.), Streetwise…, op. cit.
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[15]
H. Gans a décrit ces types urbains à travers les catégories de « cosmopolites », « villageois urbains », « démunis » et « pris au piège ». Cf. « Suburbanism and Urbanism as a Way of Life: A Re-evaluation of Definitions », art. cit.
-
[16]
Pour un usage bien antérieur des « cosmopolites » et des « locaux » comme types sociaux, voir « Patterns of Influence: Local and Cosmopolitan Influentials », in Merton (R. K.), Social Theory and Social Structure, New York, Free Press, 1957.
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[17]
Traditionnellement, les Noirs étaient interdits d’accès dans certains quartiers soumis à la ségrégation – raison pour laquelle ces quartiers sont restés relativement homogènes. Depuis la fin de la ségrégation légale, la situation n’évolue que lentement : Massey (D.), Denton (N.), American Apartheid: Segregation and the Making of Underclass, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1993.
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[18]
Voir l’analyse de la « défense du quartier » dans Suttles (G. D.), The Social Construction of Communities, Chicago, University of Chicago Press, 1972.
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[19]
Pour une analyse approfondie de ce même phénomène dans les bars, cf. Cavan (S.), Liquor License, Chicago, Aldine, 1966.
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[20]
La perspective que j’avance à propos des citadins (urban folk) vivant dans des communautés ethniques isolées les unes des autres au sein de la ville (cf. Gans (H.), « Suburbanism and Urbanism as a Way of Life », op. cit.) se distingue de la « folk society » analysée par Redfield, qui représente une « tradition locale », dans le contexte d’une société fermée sur elle-même (cf. Redfield (R.), « The Folk Society », American Journal of Sociology, 1947). Philadelphie est une ville vraiment ethnique, dont les quartiers, bien particuliers, incarnent la diversité. Leurs habitants sont porteurs d’idéologies locales, qui leur parlent non seulement de leur propre situation, mais aussi de celle des autres. Certaines de ces idéologies sont évidemment des stéréotypes, utilisés pour entrer en relation avec les autres et pour comprendre comment ils entrent en relation avec nous. Cette attitude particulière est toutefois influencée par la classe sociale, le niveau d’éducation et le fait d’être exposé à des contextes plus cosmopolites. Une tension apparaît ainsi entre le particularisme ethnique et une compréhension plus élaborée de la diversité. Car quand les gens sortent de leur quartier ou de leur environnement ethnique, il leur faut adopter une perspective plus générale, surtout sw’ils se dirigent vers un territoire plus neutre, où ils sont appelés à rencontrer différents types de personnes, et où le maître mot est celui de la civilité à l’égard de tous. Dans ces contextes-là, les individus peuvent et doivent agir civilement envers ceux différents d’eux, même si cela peut constituer un défi. Les signaux plus subtils ou plus tolérants à l’œuvre dans une situation plus cosmopolite mettent à l’épreuve leurs idéologies et leurs orientations. Une canopée cosmopolite est précisément ce type d’espace, dont les caractéristiques cosmopolites mettent à l’épreuve les citadins (cf. Wirth (L.), « Urbanism as a Way of Life », art.cit. sur l’urbanité, et Hall (E. T.), The Hidden Dimension, op. cit., sur l’espace urbain et la diversité).
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[21]
Ces autres lieux sont très différents, à la fois du Terminal et les uns des autres, mais ils ont en commun de voir converger une diversité : des gens variés peuvent s’y retrouver et y faire l’expérience de l’altérité. Le Terminal se distingue toutefois par la fréquence des conversations initiées entre inconnus, en particulier de différentes races et ethnies.
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[22]
Pour un exemple de lieu volontairement conçu de la sorte à Paris, cf. de la Pradelle (M.), Lallement (E.), « Paris Plage : the City is Ours », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 595, Being here and Being There ; Fieldwork Encounters and Ethnographic Discoveries, 2004.
-
[23]
Grazian (D.), Blue Chicago: The Search for Authenticity in Urban Blues Clubs, Chicago, University of Chicago Press, 2003.
-
[24]
Goffman (E.), The Presentation of Self in Everyday Life, Garden City, Doubleday, 1959.
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[25]
Sur le même thème, Lofland (L.), A World of Strangers : Order and Action in Urban Public Space, New York, Basic Books, 1973, adopte un angle différent : « L’individu cosmopolite n’a pas perdu la capacité de connaître les autres personnellement. Mais il a gagné la capacité de connaître les autres par catégorie seulement. »
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[26]
Redfield (R.), The Folk Society, op. cit., et « The Social Organisation of Tradition », in Peasant society/little community, Chicago, Chicago University Press, 1956.
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[27]
Blumer (H.), « Race Prejudice as a Sense of Group Position », Pacific Sociological Review, 1, 1958.