Politix 2018/2 n° 122

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Article de revue

« Déjà nous »

Un sentiment d’appartenance sélectif en milieu populaire

Pages 57 à 78

Notes

  • [1]
    Tous les mots entre guillemets sont des expressions utilisées par les enquêtés.
  • [2]
    En ce sens, les « vrais potes » sont une sorte de variante de la figure des « riders » dans le contexte des gangs étasuniens : cf. Karandinos (G.), Hart (L.K.), Castrillo (F.M.), Bourgois (P.), « The Moral Economy of Violence in the US Inner City », Current Anthropology, 55 (1), 2014.
  • [3]
    Hoggart (R.), La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970.
  • [4]
    Je pense ici à la notion d’« individualisme négatif » chez Robert Castel, cf. Castel (R.), Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
  • [5]
    Pudal (B.), « La beauté de la mort communiste », Revue française de science politique, 52 (5-6), 2002.
  • [6]
    Pasquali (P.), Schwartz (O.), « La culture du pauvre : un classique revisité. Hoggart, les classes populaires et la mobilité sociale », Politix, 114 (29), 2016, p. 39.
  • [7]
    Ibid., p. 38.
  • [8]
    Cf. Renahy (N.), Les gars du coin, Paris, La Découverte, 2005.
  • [9]
    Pour une synthèse critique des travaux d’avant les années 1990 sur l’approche localisée du politique, lire Briquet (J.-L.), Sawicki (F.), « L’analyse localisée du politique », Politix, 7-8 (2), 1989.
  • [10]
    Sur l’approche localisée des classes sociales, voir Vergès (P.), « Approche des classes sociales dans l’analyse localisée », Sociologie du travail, 25 (2), 1983. Sur la notion d’espace social localisé, voir Laferté (G.), « Des études rurales à l’analyse des espaces sociaux localisés », Sociologie, 5 (4), 2014.
  • [11]
    Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Seuil, 1979.
  • [12]
    Briquet (J..L.), Déloye (Y.), dir., « La politique en campagnes », Politix, 15, 1991.
  • [13]
    Coquard (B.), « “Comme en Famille”. À propos du paternalisme industriel. Entretien avec un couple d’ouvriers et leurs filles », Savoir/Agir, 19 (1), 2012.
  • [14]
    Cf. Noiriel (G.), Les ouvriers dans la société française. XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2002.
  • [15]
    Cf. Michelat (G.), Simon (M.), Classe, religion et comportement politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1977 ; Vigna (X.), Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin, 2012.
  • [16]
    Muxel (A.), dir., Temps et politique. Les recompositions de l’identité, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
  • [17]
    Abdelkarim (A.), Durovic (A.), Mayer (N.), « L’impact du genre sur le vote Marine Le Pen », Revue française de science politique, 67 (6), 2017.
  • [18]
    Marcel Maget a raison de remarquer que « l’ethnographe, reconnu comme travailleur, est plus facilement intégré dans la communauté qu’il étudie ». Cf. Maget (M.), Guide d’étude directe des comportements culturels, Paris, Éditions du CNRS, 1962. Dans ce milieu social peu impressionné par les classements scolaires et le travail d’un sociologue, la démarche d’enquête a été plusieurs fois renvoyée du côté du non-travail, tandis que l’implication dans les solidarités quotidiennes ou les confrontations sportives pouvaient donner une légitimité à ma présence dans les différentes « bandes de potes ».
  • [19]
    On retrouve une forme d’explication similaire chez Jeanne Favret-Saada, qui relie sa compréhension de la sorcellerie au fait qu’elle ait été elle-même assignée par les enquêtés à un rôle actif en ce domaine. Cf. Favret-Saada (J.), Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977.
  • [20]
    Braconnier (C.), « Ce que le terrain peut faire à l’analyse des votes », Politix, 100 (4), 2012.
  • [21]
    Cf. Gérard Mauger, « Enquête en milieu populaire », Genèses, 1, 1991.
  • [22]
    Mariot (N.), « Pourquoi il n’existe pas d’ethnographie de la citoyenneté », Politix, 92, 2010.
  • [23]
    Lagroye (J.), « Le processus de politisation », in Lagroye (J.), dir., La politisation, Paris, Belin, 2003.
  • [24]
    Mischi (J.), « Observer la politisation des ruraux sous l’angle des sociabilités : enjeux et perspectives », in Antoine (A.), Mischi (J.), dir., Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, PUR, 2008.
  • [25]
    Par opposition aux « vrais potes », « faux gars » ou « vieille meuf » peuvent faire office d’insultes.
  • [26]
    Chamboredon (J.-C.), « Les usages urbains de l’espace rural : du moyen de production au lieu de récréation », Revue française de sociologie, 21 (1), 1980.
  • [27]
    Coquard (B.), « “Nos volets transparents”. Les potes, le couple et la sociabilité populaire au foyer », Actes de la recherche en sciences sociales, 215 (5), 2016.
  • [28]
    Voir Pierru (E.), Vignon (S.), « Déstabilisation des lieux d’intégration traditionnels et transformations de l’entre-soi rural. L’exemple du département de la Somme », in Bessière (C.), Doidy (E.), Jacquet (O.), Laferté (G.), Mischi (J.), Renahy (N.), Sencébé (Y.), dir., Les mondes ruraux à l’épreuve des sciences sociales, Versailles, Quae, 2007.
  • [29]
    Coquard (B.), « “Nos volets transparents”… », art. cité.
  • [30]
    Cf. le chapitre 3 de Goffman (E.), La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1 : La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973.
  • [31]
    Le mot « impliqué » évoque ici le caractère souvent caché et semi-légal des stratégies communes qui soudent la « bande de potes ». C’est par exemple le cas d’une « petite équipe » de travail au noir formée par plusieurs amis. Pour eux, s’organiser comme une entreprise informelle nécessite d’avoir pleinement confiance en ses partenaires, pour à la fois partager les « bons plans » et ne pas « crier sur tous les toits » que l’on gagne de l’argent illégalement.
  • [32]
    Je remercie vivement Yann Renisio pour avoir réalisé cette représentation graphique à l’aide du logiciel Gephi (algorithme de spatialisation : Force Atlas 2. Les couleurs correspondent aux communautés détectées par la méthode de Louvain).
  • [33]
    Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 63 (16), 2003 ; Renahy (N.), « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usages d’une notion », Regards sociologiques, 40, 2010.
  • [34]
    Le fait d’« être à son compte » représente une condition très enviée dans la population enquêtée. Cf. Abdelnour (S.), Lambert (A.), « “L’entreprise de soi”, un nouveau mode de gestion politique des classes populaires ? Analyse croisée de l’accession à la propriété et de l’auto-emploi (1977-2012) », Genèses, 95 (2), 2014.
  • [35]
    Cf. Redfied (R.), The Little Community and Peasant Society and Culture, Chicago, University of Chicago Press, 1960.
  • [36]
    Coquard (B.), « Une mère au foyer en campagne. Ethnographie d’une entrée en politique par les sociabilités amicales », in Bruneau (I.), Laferté (G.), Mischi (J.), Renahy (N.), Mondes ruraux et classes sociales. Une analyse localisée des groupes sociaux, Paris, Éditions de l’EHESS, 2018.
  • [37]
    Cf. Coquard (B.), « “Nos volets transparents”…, art. cité.
  • [38]
    Dans les sociabilités amicales observées, ces deux positionnements se retrouvent très en accord.
  • [39]
    Sur le territoire enquêté, marqué par les délocalisations industrielles, un commerce d’héroïne a en effet durablement modifié l’image des rassemblements de jeunes dans les rues des villages et bourgs.
  • [40]
    McDermott (M.), Samson (F.), « White Racial and Ethnic Identity in the United States », Annual Review of Sociology, 31, 2005.
  • [41]
    La question ne s’est posée que pour des hommes durant l’enquête mais j’ai entendu parler d’autres cas impliquant des femmes.
  • [42]
    Notons le cas d’une jeune femme musulmane d’origine maghrébine ne buvant pas d’alcool, qui a intégré un « clan » par le biais de son conjoint : elle y est tolérée, mais n’y a pas lié d’amitié forte.
  • [43]
    Weber (F.), Le travail à côté : une ethnographie des perceptions, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009 (1989).
  • [44]
    Émilien est mat de peau et a plusieurs cicatrices au visage suite à des accidents de la route et des bagarres.
  • [45]
    Coquard (B.), « Une mère au foyer en campagne… », art.cité.
  • [46]
    Cf. Blondel (J.), Lacroix (B.), « Pourquoi votent-ils Front national ? », in Mayer (N.), Perrineau (P.), dir., Le Front national à découvert, Paris, Presses de Sciences Po, 1989, p. 189.
  • [47]
    Cf. Vignon (S.), « Le FN en campagne. Les ressorts sociaux du vote frontiste en milieu rural », Metropolotiques, en ligne sur metropolitiques.eu
  • [48]
    Un tel positionnement, mettant en tension la logique solidaire du « déjà nous », n’est pas sans rappeler ce que W.E.B. Du Bois appelait le « salaire psychologique » des classes populaires étasuniennes blanches qui, par le racisme, ont a minima le sentiment de se distinguer des minorités raciales les plus stigmatisées et de compenser ainsi la domination. Cf. Du Bois (W.E.B.), Black Reconstruction in America 1860-1880, avec introduction par David Levering Lewis, New York, Free Press, 1999 (1935).

1Durant une conversation avec quelques hommes de son âge, un ouvrier de 29 ans déplore l’existence de « clans [1] » dans son entourage : il désigne par ce terme des sous-groupes de quelques amis (entre cinq et vingt personnes environ) au sein d’un réseau d’interconnaissance plus large. Selon lui et d’autres enquêtés, qui sont des jeunes adultes vivant en milieu rural et ouvriers pour la plupart, l’appartenance à ces groupes est valorisante, mais elle est aussi source d’injustice. On déplore surtout les « pistons » pour un emploi ou un travail au noir liés au fait d’être dans « les clans qu’il faut », mais les avantages de l’appartenance à la « bande de potes » ou au « clan » sont divers, que ce soit pour intégrer une équipe de football, rencontrer un conjoint, avoir une bonne réputation.

2Pendant quatre ans, dont deux ans et demi de présence sur place, mon enquête sur les sociabilités de jeunes ruraux m’a régulièrement rappelé aux exigences de l’appartenance à un « clan » d’amis dans cette partie de la région Grand Est. En tant qu’ethnographe inséré dans les sociabilités des enquêtés (voir l’encadré méthodologique), je n’ai pas pu circuler aisément d’un groupe à l’autre et l’on m’a demandé de prendre parti dans différents conflits interpersonnels impliquant plusieurs groupes d’amis. L’appartenance à un « clan » solidaire oblige alors à prendre position pour montrer que l’on est prêt à privilégier « les vrais potes [2] » que sont les membres du groupe. C’est ainsi qu’un des enquêtés principaux m’interpelle un jour : « le problème, avec toi, c’est qu’on ne sait pas ce que tu penses », car je n’avais pas cessé de parler à un autre enquêté en conflit avec lui.

3Cette solidarité sélective est résumée par une expression courante : « déjà nous » (ou « que nous », « nous d’abord », etc.). En sociologie des classes populaires, cela fait d’emblée penser à un élément central de la sociologie de Richard Hoggart. Témoignant à la fois d’une part de conscience commune et d’une coupure vis-à-vis des lointains quartiers riches et des patrons, l’opposition « eux/nous » a été présentée par Hoggart et d’autres après lui comme une dimension structurante du rapport au monde des classes populaires [3]. Au regard de travaux récents, il serait difficile d’en trouver un équivalent dans la société française actuelle où, depuis plusieurs décennies, semble s’être imposé le constat d’une montée de l’individualisme en milieu populaire [4], sous fond de déclin des discours politiques en termes de classes sociales qui faisaient la promotion d’un « nous » honorable à l’échelle du groupe ouvrier [5]. Olivier Schwartz et Paul Pasquali notent ainsi que, « dans un contexte où le rattachement subjectif des individus à un “nous” est devenu plus fragile et incertain dans les classes dominées, l’ancrage au sein de celles-ci d’une telle structure de perception ne peut guère avoir la force que lui reconnaissait Hoggart [6] ». Pour autant, les deux sociologues n’enterrent pas la possibilité d’un « nous », mais estiment qu’il serait « plus incertain, plus complexe et plus fragile [7] ». L’expression « déjà nous » vient alors abonder en ce sens. Du côté des ressemblances, elle exprime la permanence d’une conscience collective affinitaire et une volonté de montrer que l’on fait partie d’un « nous », ici amical. Au sein du « clan » ou de la « bande de potes », on se sent solidaires et on est fiers de le montrer, ensuite par cohérence, on se positionne ensemble sur différents sujets de débat et enjeux de lutte. Mais, dans un contexte de concurrences accrues entre dominés sur le marché du travail, couplé à la diffusion toujours plus large d’un discours politique opposé à l’idée d’une solidarité de classe et qui établit des oppositions internes aux classes populaires, le « nous » est précédé d’un « déjà » préférentiel aux « vrais potes » et méfiant vis-à-vis du reste du monde. Sur un plan historique, l’importance prise par le « clan » comme mode d’appartenance et cadre de socialisation fait écho à la déliquescence des autres instances de valorisation des classes populaires en milieu rural et industriel [8].

4Cette situation nous invite donc, dans un premier temps, à demander en quoi le « déjà nous » est-il caractéristique du contexte où il prend forme et fait sens [9] ? Nous verrons alors que les valeurs que promeut le « déjà nous » se construisent dans une dynamique de solidarité, mais surtout de prétendue lucidité face aux conflits et concurrences entre personnes et groupes. Cette croyance en la conflictualité intrinsèque du monde social et le sentiment d’appartenance à un petit ensemble de « vrais potes » triés sur le volet vont de pair avec l’idée que l’on ne peut être solidaire de tous. En cela, le « déjà nous » peut servir à justifier le penchant politique dominant dans l’interconnaissance, lequel se situe à l’extrême droite. J’ai observé ce sentiment d’appartenance sélectif dans un espace social localisé [10] marqué par une surreprésentation des groupes positionnés en bas à droite du schéma de La distinction[11]. En termes d’encastrement des comportements politiques [12], nous sommes dans une partie de la région Grand Est historiquement marquée par le paternalisme industriel [13], mais aussi par la petite propriété et un fort conservatisme politique [14], qui correspond aujourd’hui aux zones électorales parmi les moins à gauche et les plus portées vers l’extrême droite, avec une forte surreprésentation des employés et des ouvriers et une encore plus forte sous-représentation des cadres. Autrement dit, il s’agit d’un territoire à la fois rural et industriel où des classes populaires « de droite » (jusqu’à récemment assez ignorées par les sciences sociales) [15] disent, plus souvent et ouvertement qu’ailleurs être favorables à l’extrême droite, notamment au son d’un « déjà les Français » largement diffusé dans les médias dominants. Plus concrètement, l’attachement des enquêtés à ce type de discours semble lié à une vision conflictuelle du monde qu’elles retrouvent dans l’extrême droite et qui peut faire écho à la morphologie des rapports sociaux locaux. Il faut « déjà » faire passer l’intérêt de son groupe avant celui des « autres », au motif, tout d’abord, que « tout le monde fait pareil » et que l’entrée dans la vie d’adulte se fait par des stratégies individualisées organisées au sein d’un « petit clan ». Si le vote à l’extrême droite est souvent marqué par une forme d’intermittence [16], chez ces jeunes adultes, hommes ou femmes [17] et parfois abstentionnistes, l’adhésion aux idées portées par le Front national est en revanche durable dans les conversations entre amis – que j’ai pu observer pendant plusieurs années –, par souci de cohérence vis-à-vis du groupe, et cela constitue souvent la première adhésion partisane de leur vie. Reste qu’à bien des égards, l’adéquation entre discours et pratiques de celles et ceux qui se disent par exemple « 100 % Le Pen » est mise à l’épreuve par ces mêmes logiques d’appartenance qui sous-tendent le « déjà nous ». C’est pourquoi nous nous demanderons, au regard des conduites de solidarité au sein des « clans », qui peut faire partie de ce « déjà nous » sélectif. Sur ce point précis, le racisme constitue un point de tension révélateur pour certains enquêtés qui dans leur « bande de potes » sont solidaires d’amis racisés pour la plupart issus de l’immigration maghrébine.

5L’article débute par une liste non exhaustive de différences entre le « nous » du « eux/nous » hoggartien et le « nous » du « déjà nous ». Cet exercice permet de préciser en quoi le « déjà nous » fait écho à des restructurations du monde du travail, à une précarité générationnelle pour de jeunes adultes ouvriers, employés ou chômeurs qui ont à la fois une volonté de se mettre à l’écart des plus précaires (« les cas soc’ ») et aussi une conscience d’avoir intérêt à s’unir à ceux qui partagent leurs conditions de vie : de ce fait, le « nous » du « déjà nous » renvoie moins à une classe sociale qu’à des proximités en bas à droite de l’espace social et à des amitiés empêchées par une concurrence structurelle. Dans la seconde partie de l’article, nous nous appuierons sur le cas d’un groupe d’amis où ce sentiment d’appartenance vient mettre certains enquêtés face à leurs contradictions, lorsque ces derniers se font les relais d’un discours d’extrême droite cohérent pour eux avec le principe du « déjà nous », mais impliquant l’exclusion d’une partie de leurs « vrais potes » issus de l’immigration, avec qui ils restent néanmoins solidaires. Ce cas nous amènera à questionner la permanence d’une conscience collective en milieu populaire rural qui renvoie à la fois à une solidarité entre proches et une porosité aux idées politiques appelant à la division. L’article montre que, pour ces jeunes des classes populaires, insister sur les logiques d’opposition dans le monde social, c’est se montrer soi-même ou plutôt « nous »-mêmes en capacité de redéfinir un ordre social où les intérêts de tous ne seraient pas conciliables. Une solidarité restreinte à un petit groupe de proches permet alors de valoriser une logique de la débrouille honorable, comme le montre bien la valorisation du travail à son compte et du travail au noir dans les « clans » d’amis.

Méthode d’enquête

Le groupe d’amis correspond à une instance de socialisation discrète qui n’est pas soutenue ou promue par des institutions pérennes. Nous faisons d’ailleurs l’hypothèse que ces cercles amicaux prennent de l’importance dans des contextes où ont fermé ou périclité les cadres de sociabilité qui étaient susceptibles de réunir une interconnaissance plus large (les cafés, les associations, les syndicats, etc.). Pour accéder à une sociabilité qui n’occupe pas les lieux publics, j’ai donc choisi de participer aux diverses activités des enquêtés, que ce soit les loisirs, mais aussi les « coups de main » pour aider un membre de la « bande de potes » à construire sa maison par exemple [18]. Cette participation m’a alors permis d’être suffisamment inséré dans les groupes pour passer à l’improviste plusieurs fois par semaine « chez les uns les autres » et intégrer une forme de sociabilité centrale pour les enquêtés. Il est important de préciser cet aspect de la méthode d’enquête, qui a déterminé assez directement le contenu des questions de recherche. Si le « déjà nous » a été évoqué par les enquêtés, c’est précisément parce que certains d’entre eux m’ont inclus au sein de ce « nous », à un moment où nous étions très proches et où ils réclamaient de ma part un engagement équivalent au leur vis-à-vis de la « bande de potes [19] ». Cette implication a été rendue possible par des activités partagées entre loisirs et échanges de services, voire des soirées festives ou des vacances.
Pour préciser les nombreuses enquêtes par sondage qui rapportent les comportements électoraux aux caractéristiques des individus qui les adoptent, l’enquête de terrain montre comment le positionnement politique se construit collectivement, au sein des groupes primaires [20]. J’ai pu observer des usages multiformes du « déjà nous » dans les « bandes de potes » et comprendre qu’elles formaient une instance de socialisation politique. Cette posture d’observateur engagé m’a donc permis d’analyser le « déjà nous » comme une catégorie discursive spontanée, qui ne tient pas à la situation particulière de l’entretien ou au fait que l’on interroge habituellement les porte-parole d’un groupe, voire les individus les plus porteurs d’une « bonne volonté culturelle [21] ». De cette manière, appréhender les comportements politiques amène, dans une démarche d’« ethnographie de la citoyenneté [22] », à décloisonner le politique et à l’inclure plus largement dans des styles de vie situés, en suivant l’hypothèse que la politisation est un processus de « requalification d’activités sociales plus diverses [23] » et que « les formes rurales de sociabilité nourrissent des catégories d’interprétation du politique, des modes d’appropriation et de recomposition des messages politiques [24] ».

Du « eux/nous » au « déjà nous »

6Si le « nous » est précédé d’un « déjà », c’est qu’il se restreint aux seuls amis les plus importants et exprime une défiance vis-à-vis du reste du monde proche : « que les vrais potes », vont dire les enquêtés en insistant régulièrement sur l’adjectif « vrai [25] », comme pour marquer le fait que cette amitié n’est pas nouvelle, qu’elle a traversé certaines épreuves tout en restant solide. Le « nous » peut également inclure des membres de la famille proche – qui, malgré un statut un peu à part, se mêlent alors à la sociabilité amicale. Sous cette forme, à la différence d’un « nous » hoggartien relativement large et mouvant (les gens du quartier, les ouvriers, ceux qui ne sont pas des bourgeois…) basé sur une affinité de proximité spontanée, le « déjà nous » se veut plus précis et incarné : chacun peut lister les membres de la « bande » d’amis et les différencier du reste de l’interconnaissance locale ou des amis moins importants. Par ailleurs, les enquêtés se plaignent d’autant plus de devoir fréquenter certaines personnes par obligation qu’ils évoluent dans un lieu de vie qu’ils perçoivent comme « paumé », où ils ont le sentiment de ne « jamais voir de nouvelles têtes », tandis que beaucoup de jeunes de leur génération (surtout les plus dotés socialement) ont émigré vers des villes et quitté la sociabilité locale. Cette zone à la frontière de plusieurs départements n’a rien d’un espace rural attractif, touristique, dynamisé par la proximité d’une grande ville. Elle n’a pas connu d’arrivée significative de populations néo-rurales dotées en capital culturel et ceux qui y vivent sont très éloignés socialement des populations des grandes villes [26]. On y entend aussi très peu de discours de valorisation d’une identité locale. Si les enquêtés font la promotion d’un collectif d’appartenance amicale sélectif et non pas d’un plus grand ensemble de solidarité à l’échelle d’une localité, c’est aussi qu’ils ne s’identifieraient pas à une image sociale qui leur serait imposée de l’extérieur.

7Autre point de comparaison avec Hoggart, qui voit dans l’espace du quartier et les sociabilités de voisinage le lieu de démonstration de l’appartenance : le « déjà nous » renvoie à des groupes d’amis qui se fréquentent sur des scènes sociales diverses, telles que les loisirs ou le travail, mais qui le plus souvent se retrouvent simplement à l’intérieur des foyers conjugaux, « chez les uns les autres [27] », et sont peu visibles dans l’espace public. Dans ce secteur du Grand Est marqué par l’habitat groupé, mais aujourd’hui en voie de dépeuplement, les lieux de réunions tels que les cafés ont massivement fermé [28] et n’attirent plus les groupes de jeunes. À la différence du bistrot qui est ouvert à toute l’interconnaissance, c’est la maison, espace privé seulement accessible à l’entre-soi de la « bande de potes », qui est donc privilégié. Le foyer est perçu comme protecteur, il permet d’éviter le contrôle social des rues ou autres lieux publics ; il autorise et favorise l’expression des opinions. Bien qu’étant plutôt stables économiquement, les enquêtés craignent encore la « mauvaise réputation » vivent avec l’idée que se retrouver ensemble dans les rues du village ou du bourg revient désormais à « traîner » et à s’exposer aux « ragots [29] ». Le « clan », avec sa sociabilité semi-privée, constitue une « région de comportement [30] » offrant encore la possibilité d’un « nous » à la fois protecteur et protégé.

8Dans cet espace sélectif peut alors se développer un sens du collectif passant par une mise en conformité des opinions, des styles de vie et des positionnements dans les conflits et alliances qui structurent la sociabilité locale. Les enquêtés exposent d’abord des lignes de démarcation entre « ceux qu’on ne peut (ou ne veut) pas voir » et ceux « sur qui on peut compter » et à qui « on peut tout dire », en complète confiance dans l’entre-soi de la bande. Cette insistance sur la confiance renvoie au fait que lesdits « vrais potes », en plus de partager des goûts et des valeurs qui alimentent le côté ludique et hédoniste de la vie amicale, sont impliqués [31] dans des stratégies de vie commune : travail au noir, entraides masculines ou féminines, encadrement commun d’une société de chasse ou d’un club de loisir, etc. Mais surtout, ils ont le sentiment d’être solidaires dans des oppositions communes, souvent contre des groupes qui leur ressemblent et sont engagés sur les mêmes scènes sociales. Car en période d’insertion et de stabilisation (souvent tardive) sur les marchés professionnel et matrimonial, on se retrouve régulièrement en lutte avec celles et ceux à qui l’on ressemble le plus, qui ont les mêmes qualifications professionnelles et ont été socialisés dans des conditions relativement similaires pendant l’enfance. Le large groupe d’interconnaissance étudié se divise ainsi en plusieurs « bandes de potes » ou « clans ».

La logique concurrentielle des clans dans un contexte post-désindustrialisation

9Cette spatialisation des « clans » d’amis [32] a été construite à partir de l’enregistrement des interactions « chez les uns les autres », donc les plus sélectives, celles qui expriment la limite du « clan ». L’épaisseur des traits témoigne de la fréquence de ces interactions (plusieurs fois par semaine pour les traits épais, une fois ou moins pour les traits fins). On peut distinguer différentes « bandes de potes » (chacune a une couleur différente) au sein de ce réseau d’interconnaissance : si tous les enquêtés sur ce graphique se fréquentent régulièrement, ils ne sont pas tous amis et ne font pas partie du même « clan ». Ensuite, la taille du cercle représentant un individu correspond au nombre de ses relations. On voit que certains polarisent un noyau de relations autour d’eux (Boris, Lionel, Xavier notamment), tandis que d’autres, en l’occurrence les jeunes plus précaires des cliques mauve ou grise, disposent de peu, ou pas, de liens forts.

L’espace des « clans »

figure im1

L’espace des « clans »

10Le groupe vert et le groupe bleu regroupent les individus les plus stables, des couples bi-actifs pour la plupart, tandis que le groupe violet par exemple, constitué d’individus proches, mais entourés de seulement deux ou trois « vrais potes », est composé de jeunes adultes précaires, sans emploi pour la plupart et donc peu amenés à parler en termes de « déjà nous ». Ces enquêtés appartenant aux fractions précaires des classes populaires se rattachent moins à un « nous » valorisant et solidaire : ils ont davantage le sentiment de ne pouvoir compter sur personne, ce qui les distingue fortement des jeunes des fractions stables qui mettent en avant la solidarité de groupe et disent vouloir tout faire pour continuer d’être entourés de leurs « vrais potes ». Le « déjà nous » signe ainsi la solidité du « nous », alors même que la « bande de potes » est amenée à se recomposer en cas de conflits internes. Aussi, lorsque les enquêtés se sentent « trahis » par d’anciens amis, il n’est pas question pour eux de s’isoler ou de se dire « mieux tout seul », même si certains peuvent poster ce genre de messages sur Facebook après une rupture amicale. L’ancien membre d’un « clan » ne quitte pas la sociabilité locale, il cherche à recomposer des appartenances nouvelles. Cette position délicate de celui qui « se cherche des potes » concerne par exemple Fabrice qui, après une rupture conjugale et plusieurs disputes avec d’anciens groupes d’amis, incarne désormais la figure de celui à qui on ne peut pas faire confiance, qui « répète tout » ou même « invente des histoires » (d’où sa position isolée sur le graphique de « l’espace des clans »).

11Le « déjà nous » et le positionnement qu’il sous-tend sont typiques des fractions stables des classes populaires qui sont à même de « faire le tri » entre les « vrais potes » et les « salut, ça va ? » que l’on côtoie seulement dans l’espace public et avec qui on est possiblement en conflit. De cette manière, ce qui correspondait au « eux » (déjà diffus, mais tout de même orienté vers les classes dominantes) chez Hoggart est moins concret et important dans la définition du « nous ». Leurs efforts, tant en actes qu’en paroles, de différenciation entre « les vrais potes » et le reste des amis ou connaissances se fait aussi par opposition à un angélisme très critiqué qui reviendrait à « être des bisounours » ou « trop bons trop cons ». Cette conviction, qu’aucun des deux cents jeunes ruraux rencontrés n’a jamais remise en cause durant l’enquête, renvoie à nouveau à l’état du marché du travail local qui constitue l’une des principales conditions de possibilité des appartenances. Les luttes pour l’emploi entre pairs provoquent des conflits aussi durables que les périodes d’amitié qui les ont précédées. C’est le cas de deux amis proches qui se sont brouillés à la suite d’une offre d’emploi d’ouvrier communal nécessitant des compétences de plombier et d’électricien. Ces jeunes hommes, alors très proches et membres du même « clan », ont été d’autant plus rancuniers qu’une logique de « piston », par un conseiller municipal, est venue trancher entre leurs deux candidatures. Après cet événement, celui qui n’a pas obtenu l’emploi – le moins pourvu en capital d’autochtonie [33] – a quitté le groupe d’amis.

12Plus largement, après d’importantes délocalisations dans les sites industriels des environs, le marché est surtout composé d’emplois peu qualifiés répartis dans des petites structures. D’une part, dans un contexte de post-désindustrialisation où le manque de places disponibles est connu de tous, les jeunes ouvriers et employés travaillent dans des « petites boîtes » où apparaît un brouillage des intérêts antagonistes entre patrons et salariés. D’autre part, au travail et en dehors, ils tendent à croire que la solidarité avec tous n’est pas possible, même entre semblables. Comme le dit Enzo (32 ans, ouvrier spécialisé) : « On pense déjà à nous […], tout le monde fait pareil. » Aussi le patron peut-il faire partie du « clan d’amis », ce qui n’est pas sans engendrer certaines tensions. Thibault, ouvrier du bâtiment, constate ainsi amèrement à propos de son employeur et ami : « Un jour, t’es les meilleurs potes […] et le lendemain, il va te parler pire qu’à un chien sur le chantier. » À une autre occasion, il m’explique que « c’est pas évident de mélanger les copains et le boulot », alors même que Thibault et sa « bonne petite équipe » s’allient pour réaliser des travaux au noir en cumulant ainsi différents corps de métier.

13Il faut également préciser que ce schéma de l’espace des clans ne rend pas compte des nombreuses recompositions de groupes dans un contexte de concurrences et de conflits. C’est pourquoi les enquêtés tendent à se montrer prudents pour ne pas revendiquer trop tôt des amitiés solidaires, courant ainsi le risque de perdre la face en cas de rupture. Cette prudence a surtout été visible chez les jeunes les plus précaires, pessimistes quant à la solidarité amicale, loquaces en revanche sur la trahison de ceux en qui ils avaient placé leur confiance. Par ricochet, cette configuration particulière qui provoque une compétition visible entre pairs tend à faciliter des affinités électives entre personnes n’étant pas objectivement les plus proches du point de vue de leurs origines sociales, mais étant moins explicitement en lutte sur le marché du travail. Et de manière générale, face à ces concurrences, les reconfigurations constantes des clans donnent au « déjà nous » un aspect plus stratégique encore. Le « déjà nous », dans les conversations où il est utilisé, sert le plus souvent à énoncer la conviction qu’il serait plus intelligent (« faut être plus malin ») de s’échanger des conseils et des « renvois d’ascenseur » dans la sphère privée entre personnes « de confiance », plutôt que de « le crier sur tous les toits ». Un « bon plan », expression désignant une information propre à un groupe restreint susceptible d’entraîner un profit supérieur aux attentes, intéressera souvent des agents à la fois proches socialement et potentiellement concurrents. L’appartenance à un « clan » représente ainsi un moyen, aux yeux des enquêtés, de mêler l’utile (stratégies de débrouille) à l’agréable (sociabilité amicale et festive).

14On peut finalement considérer que les groupes d’amis, à cet âge de la vie, dérivent d’alliance relativement tardives, même si elles se font parfois entre amis d’enfance, nées autant des proximités sociales (par le travail, par les loisirs ou par cooptation) que de l’exclusion progressive des incompatibles (incompatibilités d’habitus, concurrences pour l’emploi, ex-conjoints). L’appartenance amicale occupe de cette façon une place centrale dans les récits de vie : les enquêtés reviennent sur des expériences d’amitié galvaudées par un conflit et revendiquent ensuite un « déjà nous ».

Alain, les amitiés empêchées par la logique des « clans »

Prenons le cas d’Alain, âgé de 29 ans, ayant exercé plusieurs types d’emploi ouvrier durant l’enquête avant de se mettre à son compte [34]. Il est l’un de ceux qui utilisent souvent les expressions « déjà nous » ou « que nous » pour affirmer son appartenance à un groupe d’amis désormais stable. Il exprime ainsi qu’il est enfin « posé », c’est-à-dire inséré sur le marché du travail et engagé dans une relation conjugale durable. Cette expression lui sert aussi à s’opposer à « ceux qui [l’] ont pris pour un con » et ont abusé de ce qu’il considère être son « côté trop gentil ». Lors d’une fête d’anniversaire réunissant presque cent personnes, Alain parle avec un jeune vacancier venu « de la ville ». Ce dernier lui dit qu’il perçoit les convives comme un groupe de jeunes villageois très unis. Alain rétorque alors qu’il peut compter ses amis « sur les doigts d’une main » alors qu’il « connaît tout le monde ici ». Il ajoute qu’au-delà d’une apparente entente sur des scènes festives, ce vaste groupe est le lieu de nombreuses trahisons « par-derrière ». Ses propos permettent d’appréhender comment ce qui, pour l’observateur extérieur, peut apparaître comme une sorte de « communauté » villageoise unie [35], est en fait vécu par les parties prenantes comme une sociabilité bien plus fragmentée et conflictuelle. Le parcours amical d’Alain rappelle également que dans ces groupes d’amis soudés, les « coups de main » et autres formes de solidarité ne vont jamais sans rapports de domination. Cette logique est très claire dans les « clans » au sein desquels les conditions matérielles d’existence des membres sont relativement inégales. Lorsqu’Alain a connu des difficultés financières, il a été critiqué par des membres de son groupe d’alors puis mis peu à peu à l’écart, au motif qu’il aurait « toujours besoin de quelque chose » et « qu’il ne sait pas gérer sa thune ». Ces conflits perdurent par la suite, car ils deviennent connus de tous : une réconciliation serait perçue comme un manque de sincérité et de conviction. Alain déclare par exemple qu’il ne peut pas se réconcilier avec d’anciens amis, bien qu’ils partagent ses goûts et que plus rien aujourd’hui ne les oppose à lui. Cela serait mal perçu et lui porterait préjudice : « On va dire, après : “ils ont fini par se rabibocher” ! »

La persistance d’une conscience commune

15Si les jeunes qui revendiquent le « déjà nous » sont généralement stables, la possible précarisation des conditions matérielles d’existence et l’indignité qui l’accompagne sont néanmoins présentes à leur esprit, parce que vécues par le passé ou vues chez des proches. Ils craignent la « mauvaise réputation » qui, en cas de chômage sur une longue période, autorisera à les taxer de « fainéant » ou de « cas sociaux ». Tout se passe alors comme si l’appartenance amicale venait assurer contre ces aléas de l’existence, en permettant une reconnaissance par les pairs même en cas de coup dur (la bande assurant par exemple la réputation lors d’une perte d’emploi). Le « clan » est vu comme l’échelon utile de conscience commune, l’outil efficace de stratégies collectives sélectives dans des situations critiques où la concurrence exacerbée entre jeunes contribue à accroître les tensions. Prenons le cas typique de l’une des enquêtées, Sandra, jeune mère au foyer de vingt-cinq ans. Elle explique qu’entre amis, dans son « petit clan », il est « normal » de « penser d’abord à notre gueule, vu que tout le monde fait pareil ». Précisons que Sandra ne dit pas « sa gueule », mais bien « notre gueule », en référence à son groupe de proches amis et membres de sa famille. De cette manière, le « déjà nous » n’a pas à voir avec le repli sur soi, qui est une attitude très critiquée par les enquêtés, perçue comme une forme de snobisme ou comme la marque de celui qui n’est pas capable de se faire des amis et de les garder.

16L’expression « déjà nous » contient également l’idée que le groupe prévaut toujours sur l’individu : en l’employant, on n’est jamais soupçonné de vouloir privilégier son intérêt personnel. Pour Sandra, « penser à notre gueule » témoigne de la conscience solidaire des membres de son « clan », dans lequel elle inclut sa cousine, les meilleurs amis de son conjoint et ses parents. Cet investissement affectif et stratégique dans le « clan » est d’autant plus fort que Sandra est une femme et appartient à l’un des groupes d’amis objectivement les moins dotés socialement. Elle se retrouve d’autant plus tournée vers la famille et les meilleurs amis qu’elle est exclue du marché du travail et qu’elle a des difficultés à accéder à des positions valorisantes dans l’espace public [36]. « Y’a que nous qui compte, ceux qui parlent sur moi, je les laisse parler », dit-elle pour signifier que ses relations d’interconnaissance avec les gens du coin lui portent préjudice (elle a conscience d’avoir mauvaise réputation) tandis qu’elle est valorisée au sein de son cercle d’amis et qu’elle éprouve un sentiment de solidarité dans ce cadre restreint.

17En somme, comme en témoignent les cas évoqués de conflit pour un emploi au sein d’une même « bande de potes », les groupes d’amis qui délimitent le « déjà nous » ne se forment pas par hasard : ils réunissent des individus qui ne sont pas en situation de concurrence. Le clan dont fait désormais partie Alain comme il est indiqué plus haut, regroupe plusieurs jeunes ouvriers plutôt précaires, travaillant dans les petites entreprises du bâtiment, ainsi que des jeunes agriculteurs ou ouvriers agricoles mieux dotés en capital économique. Ces personnes sont suffisamment éloignées sur le marché du travail pour ne pas se faire concurrence. Les importantes affinités qu’elles partagent, qui s’incarnent dans des goûts communs, leur font apprécier le temps passé ensemble, accroissent leur sentiment d’avoir des vies relativement semblables et compatibles et favorisent les stratégies d’entraide mutuelle. Une socialisation commune se produit ensuite à moyen terme, comme j’ai pu l’observer en suivant épisodiquement ce groupe entre 2012 et 2018. Au moment de l’investissement dans leur « petit clan », il n’est pas anodin que les différents couples s’engagent également dans la parentalité, mettent en commun leurs pratiques de loisir (mêmes lieux de vacances, achat d’équipement en commun) et adaptent l’agencement de leur maison de façon à recevoir le groupe d’amis [37]. Ensuite, les amis vont avoir tendance à s’allier sur des chantiers de travail au noir, sur lesquels ils cumulent leur compétence et leur carnet d’adresses, tout en se faisant mutuellement confiance pour s’engager dans cette pratique illégale qui implique un certain secret. À plus long terme, on constate la mise en place de stratégies professionnelles similaires mais pas concurrentes. En effet, lorsque l’on passe beaucoup de temps ensemble et que l’on s’engage dans les mêmes stratégies de vie, les espérances tendent à coïncider. Dans cette « bande de potes », plusieurs jeunes hommes et femmes se sont ainsi « mis à leur compte », dans des conditions certes très inégales entre par exemple un fils d’exploitant céréalier et Alain, auto-entrepreneur sans capital, ayant cumulé différents emplois ouvriers précaires. Néanmoins, leur appartenance au même « clan » d’amis vient créer, par-delà les inégalités économiques, un sentiment d’intérêt commun entre des membres des classes populaires et des membres de la bourgeoisie à capital économique. Sans que cette appartenance ne suffise à expliquer l’ensemble d’une conduite électorale, on peut noter qu’Alain a voté Jean-Luc Mélenchon en 2012 alors qu’il était encore ouvrier, mais qu’il se positionne désormais comme un auto-entrepreneur « bien de droite » en présence de ses amis plus dotés en capital économique qui tendent à faire la promotion de leur style de vie et de leur vision du monde.

Le « déjà nous » d’une affinité politique

18Après avoir précisé le contexte et les logiques propres au « déjà nous », il est temps d’en analyser ce que l’on pourrait appeler les résonances politiques. Sans qu’un lien direct ne puisse être établi, l’enjeu est d’analyser les points de rencontre entre un discours qui valorise la solidarité exclusive envers son « clan » et l’expression publique d’une affinité avec l’extrême droite. Il faut tout d’abord préciser qu’il s’agit du positionnement politique le plus revendiqué parmi les enquêtés. Si la majorité d’entre eux n’est pas clairement positionnable à l’extrême droite, en revanche celles et ceux qui parlent de politique sont surtout d’extrême droite. Pour comprendre cette aisance à se dire « 100 % Le Pen » (car ce positionnement est ramené au soutien à Jean-Marie ou à Marine Le Pen), il faut aussi avoir en tête que ce territoire rural est ancré de longue date à droite et glisse à l’extrême droite depuis les années 1990.

Résultats des quatre dernières élections présidentielles dans l’un des principaux bourgs enquêtés (en pourcentage)

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1er tour 2017 Le Pen 38,1 Fillon 17,4 Mélenchon 15,9 Macron 14,4 abstention 18,75 2d tour 2017 Le Pen 57,6 Macron 42,4 abs. 21.7 1er tour 2012 Sarkozy 28,3 Le Pen 28,2 Hollande 18,2 Mélenchon 11.8 abs. 17 2d tour 2012 Sarkozy 57,5 Hollande 42,5 abs. 18.1 1er tour 2007 Sarkozy 30,1 Le Pen 21,6 Bayrou 17,7 Royal 14.6 abs. 18.6 2d tour 2007 Sarkozy 61,4 Royal 38,6 abs. 17.9 1er tour 2002 Le Pen 25,9 Chirac 20,1 Jospin 8,9 St-Josse 6,2 abs. 31,1 2d tour 2002 Chirac 73,7 Le Pen 26,3 abs. 22,7

Résultats des quatre dernières élections présidentielles dans l’un des principaux bourgs enquêtés (en pourcentage)

19L’expression d’une affinité pour le FN par les jeunes enquêtés s’inscrit ainsi dans un conformisme vis-à-vis des générations qui les ont précédés – leurs parents étant eux-mêmes souvent de droite, mais moins extrémistes – et d’une tendance politique dominante dans leur entourage. S’afficher « pour Le Pen » est ici un positionnement politique courant si ce n’est légitime, facile à soutenir en public, bien davantage qu’un positionnement à gauche, qui, dans les cas où il est assumé, provoque critiques et moqueries sur le thème de la fainéantise présumée de celui ou celle qui se dit « de gauche ». Ce positionnement à gauche est d’autant plus critiqué qu’il s’avère plutôt caractéristique, au sein du groupe enquêté, de jeunes appartenant aux fractions précaires des classes populaires, tandis que les jeunes des fractions stables ont une forte tendance à se revendiquer d’extrême droite. En deçà du contexte local, leur positionnement à droite ou à l’extrême droite [38] – alors même que beaucoup parmi eux ne votent pas et ne s’intéressent pas à l’actualité politique en règle générale – dérive aussi d’une volonté de cohérence avec la « bande de potes » et avec certains leaders d’opinion. C’est le cas d’Alain, cité précédemment, qui se dit « bien de droite » (au sens de conformément de droite) en présence de ses amis eux-mêmes de droite et plus dotés socialement. De la même manière, des enquêtés se définissant de gauche ont pu justifier d’avoir quitté un groupe d’amis au motif qu’il serait composé de « racistes ».

20Cette insistance sur la cohérence d’une appartenance à un groupe dans lequel « on pense tous à peu près pareil » n’est bien évidemment pas limitée au domaine des affinités politiques. Le fait d’appartenir à une « bande de potes » implique de prendre parti dans les relations. C’est cet engagement qui justifie la croyance dans le « déjà nous » et crée une conscience forte d’intérêts communs restreinte aux seuls « vrais potes ». Dans la « bande de potes », les membres sont conscients que leur réputation personnelle dépend largement de leur appartenance amicale. Le groupe peut défendre ses membres, comme en cas de calomnie, mais peut aussi ternir la réputation de ceux qui le quittent. Cette peur d’avoir « une mauvaise image » ou « une sale réputation » est plus forte chez les enquêtés qui à la fin de leur adolescence ont été stigmatisés comme toxicomanes. Dans les départements ruraux de la région, le taux de consommation d’héroïne par habitant est parmi les plus forts de France ; la figure du « camé », tout comme celle du « cas soc’ », est alors très mobilisée dans les logiques de stigmatisation des « minorités du pire [39] ».

21Ainsi, dans le « clan » de Sandra évoqué précédemment, on insiste sur le fait que plus personne ne se drogue. Les membres de ce groupe sont aussi amenés à prendre publiquement la défense de deux amis qui subissent un racisme quotidien du fait de leurs origines maghrébines. Si Sandra et son conjoint Émilien sont blancs et se déclarent « 100 % Le Pen », ils se retrouvent en revanche solidaires de leurs « potes » lorsque ceux-ci sont victimes d’insultes ou de provocations. Afficher une solidarité à toute épreuve implique de garder les éventuels conflits internes dans les limites du « clan », pour prémunir ses membres des critiques. D’ailleurs, les meilleurs amis sont présentés « comme des frères » ou « comme une sœur », manière de signifier qu’aucun conflit ne saurait endiguer la solidarité amicale. Il est même arrivé que des enquêtés utilisent une expression largement employée par les jeunes des quartiers populaires urbains pour désigner la solidarité avec les meilleurs amis : « c’est la famille ! », voire « que la famille ! », selon le mot d’ordre du groupe de rap PNL. En somme, ces jeunes ruraux des classes populaires, dont une bonne partie se dit favorable à l’extrême droite, tous très attachés à la propriété individuelle, sont loin d’être individualistes et dépourvus de toute conscience collective : ils sont engagés dans des luttes de respectabilité quotidiennes qui ne se gagnent pas individuellement.

« Lui, il est comme nous » : la tension autour du racisme

22Pour illustrer maintenant les tensions qu’implique ce positionnement dans des classes populaires qui, même en milieu rural, sont pour partie composées de personnes non blanches, nous allons nous pencher sur le cas du conjoint de Sandra, Émilien, ouvrier industriel qui se dit parfois « raciste » et « 100 % Le Pen ». Lors d’une conversation, il emploie l’expression « déjà nous » au sens de « […] avant les Arabes ». Selon la morphologie locale des rapports sociaux qui a été décrite, l’interconnaissance est marquée par une logique de « clans » qui se reflète dans les visions du monde tant locales que globales. Or, pour les enquêtés ayant des propos racistes comme Émilien, il en va de même pour les oppositions entre eux et « les Arabes ». On constate alors qu’un lien est fait entre les conflits et solidarités du quotidien jusqu’aux divisions du monde promues par l’extrême droite. Autrement dit, le « nous » peut continuer de désigner la « bande de potes », mais aussi construire en creux un « eux » qui englobe une catégorie comme celles des « immigrés » ou des « Arabes », suivant une logique de la conflictualité du monde social et de l’opposition structurelle inévitable entre groupes incompatibles. Le « nous » est alors associé aux « vrais Français », selon une expression entendue à plusieurs reprises qui rappelle celle de « vrais potes ».

23Mais comme évoqué en introduction, ce positionnement peut, dans les relations quotidiennes, provoquer une tension entre affinités politiques et solidarité du « nous ». Dans les moments de concurrences et de conflits, il est arrivé que les immigrés et descendants d’immigrés (surtout maghrébins dans le contexte observé) aient été pris pour cibles. Mais en dehors de ces moments de tensions, qui par ailleurs peuvent cibler tous les enquêtés, des « clans » comptent en leur sein des descendants d’immigrés nord-africains. Dès lors, comme le suggèrent certains travaux des Whiteness studies[40], la couleur de peau perçue et le racisme exercé varient selon la configuration des rapports sociaux locaux. Cette variation peut amener à nier la race de celui [41] qui fait partie de la bande : on insiste alors sur le fait que le « pote » « Arabe » est néanmoins « comme nous ». Concrètement, cet argument permet à celles et ceux qui se disent « 100 % Le Pen » de justifier d’une solidarité avec des « potes » dits « Arabes », mais à condition d’attester de leur appartenance au groupe d’amis. Parmi le « clan » autour de Sandra et Émilien, les justifications des affinités avec l’extrême droite sont récurrentes, que ce soit lors de discussions sur les vols et autres faits de petite délinquance, à l’évocation des bénéficiaires supposés frauduleux des aides sociales, ou encore à l’occasion du commentaire des émissions d’information en continu visionnées collectivement à l’apéritif. Dans le même temps figurent dans ce « clan » des descendants d’immigrés maghrébins, ainsi que des jeunes dits « manouches » issus de familles « manouches » sédentarisées, qui subissent un racisme quotidien. Le discours d’Émilien est alors en tension avec les relations qu’il a lui-même tissées avec des jeunes qu’il considère à la fois comme des « Arabes » et de « vrais potes », des gars « comme nous », ses « loulous ».

24Lors d’une soirée festive, je parle avec Karim (ouvrier du bâtiment, 26 ans) et Émilien. Les deux hommes sont très amis depuis qu’ils ont travaillé plusieurs mois ensemble dans la même entreprise. Étant dans la même équipe de football, ils évoquent le prochain match contre un club d’une cité proche. Émilien annonce la couleur : « C’est même pas la peine pour moi […], y’a que des Noirs et des Arabes dans leur équipe. […] Dès qu’y’en a un dans le coin, je deviens fou. Je sais que je vais me battre », ajoute-t-il pour se justifier de ne pas vouloir jouer. Ce genre de propos devient plus provocateur en présence de Karim. Celui-ci est en effet juste à côté d’Émilien, il porte le maillot de football de l’équipe nationale d’Algérie tout en tenant chaleureusement Émilien par l’épaule. Je relance Émilien en lui disant qu’il a Karim à côté de lui et qu’il n’a pas l’air d’être perturbé par la présence d’un « Arabe » : « Ah, mais non, mais lui, c’est mon loulou ! Il est comme nous… [Karim me regarde d’un air dépité.] On bosse ensemble, il vient chez moi, c’est pas pareil. » Karim tente alors de banaliser le propos de son ami : « Nan, mais, laisse tomber, de toute façon ici c’est tous des racistes. Tiens, regarde, ils captent même pas Skyrock », dit-il haut et fort, en cherchant à changer la musique sur la chaîne hi-fi. Quelques mois plus tard, Karim m’explique, après une remarque raciste à son égard de la part de l’un de ses amis, qu’il « laisse couler » face à ce genre de propos, mais uniquement « quand c’est les potes ». Il précise qu’il a tendance à « démarre[r] au quart de tour » quand à une autre occasion un inconnu lui adresse des insultes racistes (ce que j’ai pu constater).

25Le racisme se révèle ainsi à géométrie variable au travers du « déjà nous », que ce soit pour ceux qui l’exercent ou pour ceux qui le subissent. Les jeunes racisés dont l’appartenance au « clan » est admise sont alors considérés « comme nous », manière de gommer une différence susceptible d’engendrer un conflit ou de remettre en cause le positionnement à l’extrême droite. Aussi, une condition pour que les jeunes racisés, comme Karim, soient intégrés aux groupes d’amis est qu’ils en partagent ostensiblement le style de vie, en particulier qu’ils boivent de l’alcool ou fument du cannabis, et, s’ils sont musulmans sans s’en cacher, qu’ils ne le revendiquent pas spontanément [42]. En outre, Karim, fort de ses compétences d’ouvrier du bâtiment, est engagé dans un système d’échanges autour de la bricole et des « coups de main [43] », renforçant le sentiment d’un intérêt commun et donc d’une appartenance à la fois stratégique (gagner de l’argent, bâtir sa maison) et valorisante (montrer que l’on sait travailler et que l’on peut rendre service). Même si cela reste implicite, cette contribution est indispensable à son inclusion au « déjà nous » qui s’accompagne alors de la précision qu’il est bien « comme nous ». C’est ainsi qu’un ami à qui il venait de rendre service a pu me dire : « c’est peut-être un Arabe, mais lui au moins c’est pas une pute ».

26Dans ces cas de figure, l’appartenance au groupe contrebalance le racisme ordinaire que l’on trouve chez les enquêtés en affinité avec l’extrême droite. D’autres interactions quotidiennes viennent cependant écorner les amitiés. Par exemple, lors d’une soirée où nous buvions l’apéritif devant un match de l’équipe de France de football, Émilien frappe soudainement sa table basse en s’écriant : « Y’a un putain de bougnoule devant ma télé ! » Il désigne ainsi son ami Mohammed, assis sur un pouf en l’absence de place sur les deux canapés. Ce genre d’agression raciste peut être énoncée sur un ton sarcastique, voire affectif, et ne provoque généralement pas de vive réaction. Mais cette fois, le ton sérieux d’Émilien entraîne chez Mohammed une réaction du regard, qui sur le coup avait « laissé couler ». S’ensuit un moment de silence où Sandra se met à craindre qu’une bagarre éclate, comme souvent avec Émilien. Ce dernier esquisse finalement un clin d’œil à Mohammed et lui ressert du pastis. Reste que Mohammed se montre ouvertement agacé par les propos d’Émilien et hésite quelques secondes à partir. Finalement le jeune employé – qui m’a dit un jour que malgré son appartenance au groupe il « reste un bougnoule ici » – ose répondre à Émilien : « L’autre, il parle, il est plus bronzé que moi avec sa gueule de taulard [44] », ce à quoi Émilien répond, se mettant à rire avec Mohammed : « Oh ! ça va hein, quand je suis chez moi, je dis ce que je veux ! », rappelant comme il est fréquent l’opposition entre le domicile où l’on « peut tout dire » et l’espace public où « tout se répète ». Le lendemain, Émilien et Sandra sont les seuls à aider Mohammed lors de son déménagement, à 50 mètres de leur maison. Depuis, leur amitié perdure. Pour comprendre que malgré son racisme affiché, Émilien reste un ami proche de Mohammed et l’inclut dans le « déjà nous », il faut préciser que Mohammed, qui occupe un emploi de caissier et s’acquitte par ailleurs de petits boulots au noir, est considéré comme « un bosseur ». De plus, il a joué un rôle déterminant dans les derniers micro-déplacements sociaux d’Émilien, ayant par exemple favorisé la candidature de sa compagne Sandra aux élections municipales [45], ou l’ayant aidé pour différents chantiers de travail au noir. D’ailleurs, les deux jeunes hommes ont le sentiment d’être utiles l’un à l’autre et semblent par ailleurs apprécier de partager des apéritifs plusieurs fois par semaine. Enfin, lorsqu’Émilien et Mohammed, individuellement ou ensemble, ont été pris dans des conflits avec des connaissances extérieures à leur « bande de potes », ils se sont défendus ensemble. Mohammed a par exemple soutenu Sandra contre des rumeurs disant qu’elle aurait repris sa consommation d’héroïne. Émilien, de son côté, a plaidé en faveur de Mohammed pour qu’il intègre le club de football et les sociabilités valorisantes qui vont avec, au motif que celui qui est avant tout considéré comme « un Arabe » est aussi « comme nous ».

La permanence d’une vision conflictuelle du monde social

27Au-delà de la question du racisme, l’amitié entre Émilien et Mohammed repose beaucoup sur des « combines » mutuelles et sur le sentiment d’être unis par ces stratégies leur permettant d’améliorer leur quotidien, dans un contexte où ils se sentent critiqués dans leur milieu d’interconnaissance élargi et en concurrence avec d’autres de leurs semblables. Ces deux hommes parlent souvent du fait que « le monde est pas tout rose », qu’il est tissé de concurrences entre individus et entre groupes. Leurs propos renvoient à une expérience quotidienne de la conflictualité. Or, chez des enquêtés en mesure de mobiliser le « déjà nous », l’offre politique qu’ils identifient comme la plus proche de cette vision du monde est celle de l’extrême droite : se dire « 100 % Le Pen » ou « être FN » est perçu comme la démonstration d’une forme de lucidité chez celui ou celle « à qui on ne la fait pas ». L’extrême droite serait, pour eux, le tableau le plus exact et le plus sincère que des professionnels de la politique feraient de leur expérience de vie, la description la plus ressemblante de la sociabilité concurrentielle entre « clans » dans laquelle ils sont contraints d’évoluer. En ce sens, les affinités politiques qui s’expriment dans leurs sociabilités montrent une cohérence logique avec « l’espace social des relations quotidiennes [46] ». Thibault, 29 ans, alors ouvrier intérimaire, dit ainsi : « Elle [Marine Le Pen] a raison. Chacun voit midi à sa porte de toute façon. » Face à moi qu’il sait en désaccord à ce sujet, il ajoute ne « pas pouvoir blairer les racistes », mais ne se cache pas d’avoir voté pour cette candidate au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, au motif qu’elle serait la seule à « oser dire que ça pète quand même de partout ».

28L’argument est connu, l’extrême droite, comme d’autres mouvements politiques avant elle, séduirait son électorat en disant tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Mais dans ce contexte, il est en accord avec le « déjà nous » et ce sentiment de déclassement que peuvent ressentir une partie des enquêtés lorsqu’ils évoquent de façon nostalgique la jeunesse de leurs parents. Ainsi, les solidarités entre amis liées à la conscience de partager une communauté de destin et d’intérêts sont d’autant plus fortes qu’elles se nourrissent du sentiment partagé d’être opposés à d’autres, dans le cadre de « bandes de potes » où l’on passe du bon temps tout en s’ajustant aux positionnements des membres les plus charismatiques. On retrouve là encore des principes de conscientisation populaire qui, jusqu’aux années 1980, évoquaient plutôt le caractère incontournable de la lutte des classes et récoltaient les voix de l’électorat ouvrier, tout en s’appuyant sur des réseaux denses de militantisme local qui faisaient partie intégrante des types de sociabilités que nous décrivons aujourd’hui. On pourrait ainsi faire l’hypothèse que la conflictualité inhérente à une position dominée dans l’espace social était auparavant cadrée politiquement par la gauche, alors qu’elle retombe aujourd’hui dans l’escarcelle du Front national qui n’a pas forcément fait exprès de jouer sur un rapport au monde des classes populaires dont ce parti reste objectivement éloigné, notamment si l’on considère sa non-implantation militante dans les espaces ruraux [47].

29Les implications politiques du « déjà nous » montrent donc la permanence, en milieu populaire, d’une forte croyance en la conflictualité du monde social, un conflit aussi bien local que global qui va de soi et qu’il faut anticiper. En retour, les affinités avec l’extrême droite sont devenues légitimes dans certains espaces sociaux. On voit alors comment, pour un jeune ouvrier comme Émilien, la division du monde entre les « vrais potes » et les autres peut être en adéquation avec la revendication d’être un « vrai Français » et de faire passer les Français d’abord [48]. Mais pour faire entrer dans le « nous » solidaire des personnes qui sont les cibles du discours politique auquel on se rattache, il faut que celles-ci soient considérées « comme nous », à la fois respectables de par leurs conditions d’existence et compatibles de par leur style de vie, et plus spécialement qu’elles soient membres des mêmes cercles d’appartenance sélectifs. Dans le même temps, « être FN » ou « 100 % Le Pen », tout en valorisant le « déjà nous », c’est montrer que l’on se reconnaît dans une vision du monde perçue comme lucide, car conflictuelle et méfiante. De cette manière, ce sentiment d’appartenance qu’est le « déjà nous » continue de refléter, comme le « eux/nous » hoggartien, la structure des rapports sociaux locaux désormais marqués par des logiques d’individualisation des conditions d’existence et d’une exacerbation des concurrences dans les espaces ruraux où l’interconnaissance est très forte.


Mots-clés éditeurs : classes populaires, amitié, extrême droite, mondes ruraux, eux/nous

Mise en ligne 28/12/2018

https://doi.org/10.3917/pox.122.0057

Notes

  • [1]
    Tous les mots entre guillemets sont des expressions utilisées par les enquêtés.
  • [2]
    En ce sens, les « vrais potes » sont une sorte de variante de la figure des « riders » dans le contexte des gangs étasuniens : cf. Karandinos (G.), Hart (L.K.), Castrillo (F.M.), Bourgois (P.), « The Moral Economy of Violence in the US Inner City », Current Anthropology, 55 (1), 2014.
  • [3]
    Hoggart (R.), La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970.
  • [4]
    Je pense ici à la notion d’« individualisme négatif » chez Robert Castel, cf. Castel (R.), Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
  • [5]
    Pudal (B.), « La beauté de la mort communiste », Revue française de science politique, 52 (5-6), 2002.
  • [6]
    Pasquali (P.), Schwartz (O.), « La culture du pauvre : un classique revisité. Hoggart, les classes populaires et la mobilité sociale », Politix, 114 (29), 2016, p. 39.
  • [7]
    Ibid., p. 38.
  • [8]
    Cf. Renahy (N.), Les gars du coin, Paris, La Découverte, 2005.
  • [9]
    Pour une synthèse critique des travaux d’avant les années 1990 sur l’approche localisée du politique, lire Briquet (J.-L.), Sawicki (F.), « L’analyse localisée du politique », Politix, 7-8 (2), 1989.
  • [10]
    Sur l’approche localisée des classes sociales, voir Vergès (P.), « Approche des classes sociales dans l’analyse localisée », Sociologie du travail, 25 (2), 1983. Sur la notion d’espace social localisé, voir Laferté (G.), « Des études rurales à l’analyse des espaces sociaux localisés », Sociologie, 5 (4), 2014.
  • [11]
    Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Seuil, 1979.
  • [12]
    Briquet (J..L.), Déloye (Y.), dir., « La politique en campagnes », Politix, 15, 1991.
  • [13]
    Coquard (B.), « “Comme en Famille”. À propos du paternalisme industriel. Entretien avec un couple d’ouvriers et leurs filles », Savoir/Agir, 19 (1), 2012.
  • [14]
    Cf. Noiriel (G.), Les ouvriers dans la société française. XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2002.
  • [15]
    Cf. Michelat (G.), Simon (M.), Classe, religion et comportement politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1977 ; Vigna (X.), Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin, 2012.
  • [16]
    Muxel (A.), dir., Temps et politique. Les recompositions de l’identité, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
  • [17]
    Abdelkarim (A.), Durovic (A.), Mayer (N.), « L’impact du genre sur le vote Marine Le Pen », Revue française de science politique, 67 (6), 2017.
  • [18]
    Marcel Maget a raison de remarquer que « l’ethnographe, reconnu comme travailleur, est plus facilement intégré dans la communauté qu’il étudie ». Cf. Maget (M.), Guide d’étude directe des comportements culturels, Paris, Éditions du CNRS, 1962. Dans ce milieu social peu impressionné par les classements scolaires et le travail d’un sociologue, la démarche d’enquête a été plusieurs fois renvoyée du côté du non-travail, tandis que l’implication dans les solidarités quotidiennes ou les confrontations sportives pouvaient donner une légitimité à ma présence dans les différentes « bandes de potes ».
  • [19]
    On retrouve une forme d’explication similaire chez Jeanne Favret-Saada, qui relie sa compréhension de la sorcellerie au fait qu’elle ait été elle-même assignée par les enquêtés à un rôle actif en ce domaine. Cf. Favret-Saada (J.), Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977.
  • [20]
    Braconnier (C.), « Ce que le terrain peut faire à l’analyse des votes », Politix, 100 (4), 2012.
  • [21]
    Cf. Gérard Mauger, « Enquête en milieu populaire », Genèses, 1, 1991.
  • [22]
    Mariot (N.), « Pourquoi il n’existe pas d’ethnographie de la citoyenneté », Politix, 92, 2010.
  • [23]
    Lagroye (J.), « Le processus de politisation », in Lagroye (J.), dir., La politisation, Paris, Belin, 2003.
  • [24]
    Mischi (J.), « Observer la politisation des ruraux sous l’angle des sociabilités : enjeux et perspectives », in Antoine (A.), Mischi (J.), dir., Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, PUR, 2008.
  • [25]
    Par opposition aux « vrais potes », « faux gars » ou « vieille meuf » peuvent faire office d’insultes.
  • [26]
    Chamboredon (J.-C.), « Les usages urbains de l’espace rural : du moyen de production au lieu de récréation », Revue française de sociologie, 21 (1), 1980.
  • [27]
    Coquard (B.), « “Nos volets transparents”. Les potes, le couple et la sociabilité populaire au foyer », Actes de la recherche en sciences sociales, 215 (5), 2016.
  • [28]
    Voir Pierru (E.), Vignon (S.), « Déstabilisation des lieux d’intégration traditionnels et transformations de l’entre-soi rural. L’exemple du département de la Somme », in Bessière (C.), Doidy (E.), Jacquet (O.), Laferté (G.), Mischi (J.), Renahy (N.), Sencébé (Y.), dir., Les mondes ruraux à l’épreuve des sciences sociales, Versailles, Quae, 2007.
  • [29]
    Coquard (B.), « “Nos volets transparents”… », art. cité.
  • [30]
    Cf. le chapitre 3 de Goffman (E.), La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1 : La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973.
  • [31]
    Le mot « impliqué » évoque ici le caractère souvent caché et semi-légal des stratégies communes qui soudent la « bande de potes ». C’est par exemple le cas d’une « petite équipe » de travail au noir formée par plusieurs amis. Pour eux, s’organiser comme une entreprise informelle nécessite d’avoir pleinement confiance en ses partenaires, pour à la fois partager les « bons plans » et ne pas « crier sur tous les toits » que l’on gagne de l’argent illégalement.
  • [32]
    Je remercie vivement Yann Renisio pour avoir réalisé cette représentation graphique à l’aide du logiciel Gephi (algorithme de spatialisation : Force Atlas 2. Les couleurs correspondent aux communautés détectées par la méthode de Louvain).
  • [33]
    Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 63 (16), 2003 ; Renahy (N.), « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usages d’une notion », Regards sociologiques, 40, 2010.
  • [34]
    Le fait d’« être à son compte » représente une condition très enviée dans la population enquêtée. Cf. Abdelnour (S.), Lambert (A.), « “L’entreprise de soi”, un nouveau mode de gestion politique des classes populaires ? Analyse croisée de l’accession à la propriété et de l’auto-emploi (1977-2012) », Genèses, 95 (2), 2014.
  • [35]
    Cf. Redfied (R.), The Little Community and Peasant Society and Culture, Chicago, University of Chicago Press, 1960.
  • [36]
    Coquard (B.), « Une mère au foyer en campagne. Ethnographie d’une entrée en politique par les sociabilités amicales », in Bruneau (I.), Laferté (G.), Mischi (J.), Renahy (N.), Mondes ruraux et classes sociales. Une analyse localisée des groupes sociaux, Paris, Éditions de l’EHESS, 2018.
  • [37]
    Cf. Coquard (B.), « “Nos volets transparents”…, art. cité.
  • [38]
    Dans les sociabilités amicales observées, ces deux positionnements se retrouvent très en accord.
  • [39]
    Sur le territoire enquêté, marqué par les délocalisations industrielles, un commerce d’héroïne a en effet durablement modifié l’image des rassemblements de jeunes dans les rues des villages et bourgs.
  • [40]
    McDermott (M.), Samson (F.), « White Racial and Ethnic Identity in the United States », Annual Review of Sociology, 31, 2005.
  • [41]
    La question ne s’est posée que pour des hommes durant l’enquête mais j’ai entendu parler d’autres cas impliquant des femmes.
  • [42]
    Notons le cas d’une jeune femme musulmane d’origine maghrébine ne buvant pas d’alcool, qui a intégré un « clan » par le biais de son conjoint : elle y est tolérée, mais n’y a pas lié d’amitié forte.
  • [43]
    Weber (F.), Le travail à côté : une ethnographie des perceptions, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009 (1989).
  • [44]
    Émilien est mat de peau et a plusieurs cicatrices au visage suite à des accidents de la route et des bagarres.
  • [45]
    Coquard (B.), « Une mère au foyer en campagne… », art.cité.
  • [46]
    Cf. Blondel (J.), Lacroix (B.), « Pourquoi votent-ils Front national ? », in Mayer (N.), Perrineau (P.), dir., Le Front national à découvert, Paris, Presses de Sciences Po, 1989, p. 189.
  • [47]
    Cf. Vignon (S.), « Le FN en campagne. Les ressorts sociaux du vote frontiste en milieu rural », Metropolotiques, en ligne sur metropolitiques.eu
  • [48]
    Un tel positionnement, mettant en tension la logique solidaire du « déjà nous », n’est pas sans rappeler ce que W.E.B. Du Bois appelait le « salaire psychologique » des classes populaires étasuniennes blanches qui, par le racisme, ont a minima le sentiment de se distinguer des minorités raciales les plus stigmatisées et de compenser ainsi la domination. Cf. Du Bois (W.E.B.), Black Reconstruction in America 1860-1880, avec introduction par David Levering Lewis, New York, Free Press, 1999 (1935).
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