Politix 2016/2 n° 114

Couverture de POX_114

Article de revue

Des ascensions sociales par un métier commercial

Le cas des agents immobiliers

Pages 73 à 98

Notes

  • [1]
    Je remercie Abir Kréfa, Julie Pagis, Paul Pasquali, Laurent Visetti et les deux relecteurs anonymes de Politix pour leurs remarques sur des versions antérieures de cet article.
  • [2]
    Tenret (E.), L’école et la méritocratie. Représentations sociales et socialisation scolaire, Paris, Presses universitaires de France, 2011.
  • [3]
    Desrosières (A.), Thévenot (L.), Les catégories socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, 2002, p. 86-87.
  • [4]
    Voir notamment Bessière (C.), Gollac (S.), « Travailleurs indépendants » in Chauvin (P.-M.), Grosseti (M.), Zalio (P.-P.), dir., Dictionnaire sociologique de l’entreprenariat, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
  • [5]
    Voir notamment, pour la mobilité intergénérationnelle : Chauvel (L.), Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 206-207 ; Peugny (C.), « La mobilité sociale descendante et ses conséquences politiques : recomposition de l’univers de valeurs et préférence partisane », Revue française de sociologie, 47 (3), 2006, p. 453 (Camille Peugny choisit de conserver, dans son analyse, les « gros indépendants » et d’exclure les autres) ; Vallet (L.-A.), « Mobilité observée et fluidité sociale en France de 1977 à 2003 », Idées économiques et sociales, 175 (1), 2014, p. 8 ; et pour la mobilité intragénérationnelle : Monso (O.), « Changer de groupe social en cours de carrière », Insee Première, 1112, 2006, p. 3.
  • [6]
    Certains placent par exemple les « Commerçants et assimilés » au même niveau que les professions intermédiaires. Cf. Goux (D.), Maurin (E.), Les nouvelles classes moyennes, Paris, Seuil, 2012. D’autres au-dessous : Peugny (C.), Le déclassement, Paris, Grasset, 2009, p. 172 ; Duru-Bellat (M.), Kieffer (A.), « Les deux faces ‒ objective/subjective ‒ de la mobilité sociale », Sociologie du travail, 48 (4), 2006 ; d’autres encore, au-dessus, Attias-Donfut (C.), Wolff (F.-C.), « La dimension subjective de la mobilité sociale », Population, 56 (6), 2001. Voir aussi les remarques de : Merllié (D.), « Comment confronter mobilité “subjective” et mobilité “objective” », Sociologie du travail, 48 (4), 2006, p. 479.
  • [7]
    Pinçon (M.), Pinçon-Charlot (M.), Les millionnaires de la chance. Rêve et réalité, Paris, Payot, 2010, chap. 8.
  • [8]
    Mayer (N.), « Une filière de mobilité ouvrière : l’accès à la petite entreprise artisanale et commerciale », Revue française de sociologie, 18 (1), 1977 ; Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 ; Gresles (F.), L’univers de la boutique. Les petits patrons du Nord (1920-1975), Lille, Presses universitaires de Lille, 1981 ; Bertaux-Wiame (I.), « L’installation dans la boulangerie artisanale », Sociologie du travail, 24 (1), 1982 ; Zarca (B.), L’artisanat français. Du métier traditionnel au groupe social, Paris, Flammarion, 1986 ; Bessière (C.), De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Paris, Raison d’agir, 2010 ; Zalc (C.), Melting Shops. Une histoire des commerçants étrangers en France, Paris, Perrin, 2010 ; Naudet (J.), Entrer dans l’élite. Parcours de réussite en France, aux États-Unis et en Inde, Paris, Presses universitaires de France, 2012 ; Mazaud (C.), L’artisanat français. Entre métier et entreprise, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 ; Laferté (G.), « L’embourgeoisement agricole », Sociétés contemporaines, 96 (4), 2014.
  • [9]
    Cf. encadré 1.
  • [10]
    Je reprends ici des expressions que j’ai entendues au cours de mon enquête.
  • [11]
    Sources : Enquêtes Emploi, 2003-2007.
  • [12]
    Comme d’autres représentants de commerce, les négociateurs salariés occupent ainsi une position intermédiaire entre « salariat » et « indépendance ».
  • [13]
    Les négociateurs indépendants, touchant les fruits de leurs premières ventes trois mois après la signature du compromis de vente, doivent toutefois détenir les réserves financières suffisantes pour tenir pendant au moins trois mois.
  • [14]
    Bernard (L.), La précarité en col blanc. Une enquête sur les agents immobiliers, Paris, Presses universitaires de France, à paraître en 2017.
  • [15]
    J’ai accédé aux données de l’EDP par l’intermédiaire du Centre d’accès sécurisé aux données (CASD).
  • [16]
    Par souci d’anonymat, le nom de l’agence a été modifié.
  • [17]
    Ce paragraphe s’appuie sur des analyses statistiques effectuées à partir des enquêtes Emploi 2003-2007.
  • [18]
    On sait par ailleurs que les individus qui exercent un emploi relevant de la catégorie « Professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises » connaissent une mobilité professionnelle relativement forte. Voir Chapoulie (S.), « Une nouvelle carte de la mobilité professionnelle », Économie et statistique, 331, 2000 ; Deauvieau (J.), Dumoulin (C.), « La mobilité socioprofessionnelle des professions intermédiaires : fluidité, promotion et déclassement », Économie et statistique, 431-432, 2010.
  • [19]
    Mazaud (C.), L’artisanat français, op. cit., chap. 5.
  • [20]
    Sources : enquêtes Emploi 2003-2007.
  • [21]
    Pour alléger la lecture, on inclura, dans la suite de cet article, ces situations intermédiaires entre « salariat » et « indépendance » dans le terme d’« indépendance ».
  • [22]
    On retrouve ici ce que Michèle Lamont note au sujet d’une part importante de ses enquêtés (chefs d’entreprise, cadres ou exerçant une profession libérale) américains. Lamont (M.), La morale et l’argent. Les valeurs des cadres en France et aux États-Unis, Paris, Métailié, 1995, p. 60-61.
  • [23]
    Comme les autres non-salariés, les agents immobiliers indépendants n’ont pas de congés payés. Quant aux négociateurs salariés, ils perçoivent, pendant leurs congés payés, leur salaire minimum ; s’ils ne génèrent pas de chiffre d’affaires pendant cette période, les ventes qu’ils réalisent au retour de leurs congés servent d’abord à combler cette « avance ».
  • [24]
    Mayer (N.), La boutique contre la gauche, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.
  • [25]
    Neyrat (F.), Des V.R.P. aux forces de vente : les représentations des représentants de commerce, thèse pour le doctorat de science politique, Université de Paris 10, 1997.
  • [26]
    Weber (M.), Économie et société, Paris, Plon, 1971 [1re éd.1922].
  • [27]
    Bourdieu (P.), Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.
  • [28]
    Sources : enquêtes Emploi.
  • [29]
    Sur la notion de mobilité sociale subjective, voir Attias-Donfut (C.), Wolff (F.-C.), « La dimension subjective de la mobilité sociale », art. cit. et Duru-Bellat (M.), Kieffer (A.), « Les deux faces – objective/subjective – de la mobilité sociale », art. cit. La mobilité sociale objective fait référence à la mobilité mesurée par les tables de mobilité sociale.
  • [30]
    Lamont (M.), La morale et l’argent, op. cit., p. 180.
  • [31]
    Pour le cas, par exemple, des artisans d’art, voir Jourdain (A.), « Les reconversions professionnelles dans l’artisanat d’art. Du désengagement au réengagement », Sociologies pratiques, 28 (1), 2014, p. 25.
  • [32]
    11 % des femmes exerçant le métier d’agent immobilier sont à la tête d’une famille monoparentale et 3 % des hommes agents immobiliers sont dans cette situation (sources : enquêtes Emploi 2003-2007).
  • [33]
    La contre-mobilité fait référence à un mouvement qui ramène des individus originaires d’une catégorie donnée à cette catégorie (ou vers elle) après être passés par d’autres catégories. Voir Girod (R.), Mobilité sociale. Faits établis et problèmes ouverts, Genève, Droz, 1971.
  • [34]
    Les « chauffeurs » se situent, dans la nomenclature des PCS, au sein de la catégorie des « ouvriers qualifiés » et, dans les tables de mobilité, la position sociale des pères est repérée à la date de fin des études de la personne interrogée.
  • [35]
    Je reprends ici, dans un autre contexte, la formule de : Gold (R.), « Janitors versus Tenants: a Status-Income Dilemma », American Journal of Sociology, 57 (4), 1952.
  • [36]
    Voir Bourdieu (P.), La distinction, op. cit. ; Mayer (N.), La boutique contre la gauche, op. cit. ; Zarca (B.), L’artisanat français, op. cit. ; Laferté (G.), « L’embourgeoisement agricole », art. cit.
  • [37]
    Veblen (T.), Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970 [1re éd.1899].
  • [38]
    Des pratiques similaires s’observent notamment chez les employés de loge des hôtels de luxe qui touchent des pourboires importants. Cf. Beaumont (A.), « Ce que font les pourboires aux trajectoires sociales. Ethnographie d’un service de l’hôtellerie de luxe », communication au Workshop Junior « Quantifier, évaluer, calculer, la question de la valeur dans la vie économique », Paris, 1er juillet 2015.
  • [39]
    On sait que la valorisation de la « minceur » est moins forte dans les classes populaires que dans les autres groupes sociaux. Voir Boltanski (L.), « Les usages sociaux du corps », Annales, 26 (1), 1971 ; Schwartz (O.), Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, Presses universitaires de France, 1990 ; De Saint Pol (T.), Le corps désirable. Hommes et femmes face à leur poids, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
  • [40]
    Elle fait référence ici aux interlocuteurs avec lesquels elle s’efforce de conclure des affaires.
  • [41]
    Bourdieu (P.), La distinction, op. cit., p. 382.
  • [42]
    Bozon (M.), « Mariage et mobilité sociale en France », European Journal of Population, 7 (2), 1991.
  • [43]
    Sur les influences conjugales et amicales sur les pratiques culturelles, voir Lahire (B.), La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004, chap. 13.
  • [44]
    Hoggart (R.), La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970 ; Bourdieu (P.), La distinction, op. cit.
  • [45]
    Neuilly-sur-Seine est une des communes françaises les plus aisées.
  • [46]
    Le goût pour les films d’action est plus répandu chez les ouvriers et les employés que chez les cadres et professions intellectuelles supérieures. Voir Duval (J.), « L’offre et les goûts cinématographiques en France », Sociologie, 1 (2), 2011.
  • [47]
    Cautrès (B.), Chanvril (F.), Mayer (N.), « Retour sur l’hypothèse de “l’homologie structurale” : les déplacements des catégories sociales dans l’espace politique français depuis La distinction », in Coulangeon (P.), Duval (J.), dir., Trente ans après La distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013.
  • [48]
    Neyrat (F.), Des V.R.P. aux forces de vente, thèse citée.
  • [49]
    Mayer (N.), La boutique contre la gauche, op. cit.
  • [50]
    Peugny (C.), Le déclassement, op. cit.
  • [51]
    Guillaume (S.), Le petit et moyen patronat dans la nation française de Pinay à Raffarin, 1944-2004, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2005.

1Les voies de promotion sociale ont été inégalement explorées [1]. Les mobilités guidées d’abord par l’accumulation de capital économique sont, en particulier, peu connues, notamment celles des travailleurs indépendants et des salariés proches de l’indépendance. Ces trajectoires laissent peu de traces écrites et ont moins retenu l’attention des sciences sociales que celles associées de manière privilégiée à la réussite scolaire. D’une part, les travaux qualitatifs sur la mobilité sociale ont porté davantage sur les trajectoires ascensionnelles par l’école, en étudiant notamment les déplacements des intellectuels issus de milieux populaires : une plus forte proximité sociale, une moins grande difficulté d’accès, ou encore le fait que la certification scolaire se soit imposée en France comme la modalité légitime de la reconnaissance des mérites individuels [2] permettent d’en comprendre les raisons. D’autre part, les indépendants posent des difficultés à tout un ensemble de travaux statistiques sur la mobilité sociale. Les recherches visant à mesurer la part des « ascensions » et des « déclassements » nécessitent en effet de se doter d’une vision hiérarchique de la société. Or la nomenclature des PCS (Professions et Catégories Socioprofessionnelles), sur laquelle repose la grande majorité des travaux français sur la question, n’a pas été conçue comme une hiérarchie sociale unidimensionnelle [3]. La catégorie des indépendants – et notamment celle des « artisans, commerçants, chefs d’entreprise » – est très hétérogène [4] et, par conséquent, délicate à situer au sein d’une échelle. C’est la raison pour laquelle des travaux quantitatifs ont tendance à exclure les indépendants (ou une bonne partie d’entre eux) de leurs analyses ou à renoncer à les situer dans une hiérarchie [5]. D’autres les prennent en compte, mais ne s’accordent pas sur la place à leur attribuer au sein d’une échelle [6]. Si ces diverses recherches sont très précieuses, elles laissent donc dans l’ombre les ascensions par la voie économique des indépendants et des salariés proches de l’indépendance.

2L’objectif de cet article est de contribuer à pallier ces insuffisances. L’analyse de ces déplacements pourrait, en effet, être très utile à l’étude des mobilités sociales dans la France contemporaine. Ces trajectoires ascensionnelles présentent, à maints égards, des caractéristiques singulières et ne sauraient donc être assimilées aux promotions sociales par l’école. De plus, la réussite économique apparaît aujourd’hui plus légitime qu’elle ne l’a été [7], et de nombreux discours contemporains valorisent la prise de risque, l’initiative et l’investissement dans le travail que récompenserait la réussite dans le monde des affaires. Enfin, dans un contexte de chômage, d’effritement du salariat et de « course aux diplômes », des positions d’indépendants apparaissent comme une manière de créer son emploi, de reprendre une carrière interrompue et, ainsi, comme une voie de promotion intragénérationnelle. Dans la période récente, les pouvoirs publics ont d’ailleurs multiplié les aides en faveur de la création d’entreprise.

3Cet article s’inscrit dans le prolongement de travaux sur les trajectoires d’indépendants [8]. Son apport est double. Il approfondit, d’une part, l’analyse des ressorts de l’ascension sociale subjective. L’étude de la mobilité sociale vécue est ici d’autant plus précieuse que les approches statistiques rencontrent, comme nous l’avons souligné, des difficultés pour appréhender le sens des trajectoires des non-salariés. D’autre part, cet article vise à apporter une contribution à l’analyse des effets des mobilités intergénérationnelles ascendantes par la voie économique sur les styles de vie, en particulier sur le rapport à la consommation, au corps, à la culture et au politique.

4Ce travail entend contribuer à l’analyse des ascensions par la voie économique à partir d’une étude de cas. Il s’appuie sur une recherche menée sur les agents immobiliers du secteur de la vente (voir encadré 1). Ces derniers appartiennent à un monde professionnel en essor, composé de diverses professions commerciales et d’indépendants des services, dont les membres exercent une activité commerciale, ne disposent pas de patrimoine professionnel important, peuvent travailler sans salarié ni boutique, sont régulièrement au contact de clients et sont rémunérés en grande partie ou entièrement en fonction de leur chiffre d’affaires. À partir des agents immobiliers, cet article propose ainsi une analyse des ascensions sociales par un métier commercial. De la fin des années 1990 à 2008, l’immobilier constitue, dans un contexte de hausse des prix du logement, un secteur financièrement attractif. Sur cette période, la part des agents immobiliers dans la population active a été multipliée par plus de trois. Entrés dans un milieu professionnel ne nécessitant pas de ressources économiques importantes ni, pour certains [9], de diplôme dans un secteur précis, les agents immobiliers sont rémunérés en fonction des ventes qu’ils réalisent. Ce mode de rémunération laisse espérer des revenus élevés, voire très élevés. Le métier est d’ailleurs régulièrement présenté par les formateurs et les directeurs de réseaux d’agences immobilières comme un lieu de tous les possibles : ceux qui l’exercent sont invités à « oser rêver », à avoir « la folie des grandeurs » ou encore le « goût du succès [10] ».

Encadré 1. Éléments de présentation sur les agents immobiliers du secteur de la vente

Les agents immobiliers se composent de directeurs d’agence et de négociateurs. Environ 40 % sont des femmes [11]. Les négociateurs sont salariés ou indépendants. Les premiers ont un salaire qui se compose d’une part fixe et d’une part variable, la part fixe prenant souvent la forme d’une avance sur commissions, la part variable dépendant directement de leur chiffre d’affaires [12]. Les négociateurs indépendants sont payés à la commission, c’est-à-dire uniquement en fonction des ventes qu’ils concluent, et ne touchent donc aucun revenu les mois où ils ne réalisent pas d’affaires. Comme les négociateurs salariés, les négociateurs indépendants travaillent avec un directeur d’agence à qui revient une part des commissions des ventes qu’ils réalisent, mais, contrairement aux salariés, ils ne sont pas – au regard du droit du travail – soumis au principe de subordination. Les agents immobiliers indépendants (directeurs d’agence, négociateurs) relèvent, dans la nomenclature des PCS, de la catégorie « Commerçants et assimilés » ; la plupart des négociateurs salariés se situent, quant à eux, dans les « Professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises ». L’entrée dans le métier de négociateur ne nécessite pas de capital économique [13]. Il n’en est pas de même pour les directeurs d’agence qui peuvent avoir besoin d’un local pour avoir pignon sur rue et doivent présenter une garantie financière. Toutefois, une agence immobilière ne requiert ni stock ni matériel coûteux : un ordinateur et un téléphone peuvent suffire pour démarrer l’activité. Par ailleurs, à la différence des professions libérales (comme les avocats ou les médecins) et de certains artisans, l’entrée dans le métier de négociateur n’exige pas, en France, de diplôme particulier. Depuis la loi Hoguet (1970), une carte professionnelle est nécessaire pour diriger une agence. La détention de cette carte exige aujourd’hui d’être titulaire d’un diplôme de niveau bac + 3 (dans les domaines d’études juridiques, économiques ou commerciales) ou d’un BTS « professions immobilières » ; elle peut également s’acquérir par ancienneté.

5Une partie des agents immobiliers connaissent des mobilités ascendantes qui présentent des spécificités au regard d’autres voies de promotion sociale. Les ressources économiques jouent un rôle essentiel dans leurs manières de percevoir leur trajectoire comme dans les transformations de leurs styles de vie (à travers notamment l’évolution de leurs pratiques de consommation). Dans le même temps, il est nécessaire de prendre en compte, dans l’analyse de leurs trajectoires, l’accès à un statut d’indépendant (ou à un salariat proche de l’indépendance) ainsi que le contact régulier avec une clientèle. Il est utile, de ce point de vue, de combiner, dans l’exploration des mobilités sociales et professionnelles, des analyses menées à l’échelle individuelle à des analyses insérant ce qui se joue au niveau du ménage, et d’étudier à la fois le travail et le hors-travail.

6Cette contribution s’appuie sur des méthodes d’enquête variées (voir encadré 2). Elle mobilise des analyses statistiques au sujet de l’origine sociale et des mobilités professionnelles des agents immobiliers ainsi qu’une enquête ethnographique. Les déplacements ascensionnels des agents immobiliers n’étaient pas le thème principal de cette enquête, qui portait plus largement sur leur travail, leur position sociale et leurs styles de vie [14]. Cependant, cette enquête de terrain constitue une ressource précieuse pour analyser les manières dont les agents immobiliers perçoivent leur trajectoire, comme pour étudier leurs valeurs et les effets des mobilités ascendantes sur leurs modes de vie.

Encadré 2. Les matériaux d’enquête

Cet article repose sur plusieurs matériaux d’enquête.
Des analyses statistiques ont été menées à partir des enquêtes Emploi de l’INSEE (2003-2007) et de l’Échantillon démographique permanent (EDP) (1999, 2006-2007-2008) [15]. Le repérage des agents immobiliers dans la nomenclature des PCS étant délicat, on a procédé, dans les enquêtes Emploi, à un recodage manuel de la catégorie « agents immobiliers » (regroupant négociateurs et directeurs d’agence) à partir des déclarations de professions. Un repérage aussi précis fut impossible dans les données de l’EDP.
Cette recherche repose aussi sur une enquête ethnographique menée, pour la plus grande partie, entre 2005 et 2009. Une observation participante a été réalisée dans une agence immobilière parisienne : j’ai travaillé pendant quinze mois, quatre jours par semaine, à l’agence du Logis [16], une agence appartenant à un réseau. J’y étais chargée de tâches administratives et accompagnais les agents immobiliers dans leurs diverses activités. Cette enquête m’a permis de m’entretenir avec eux sur des sujets variés dans le cadre de discussions informelles et d’entretiens. Cette recherche repose par ailleurs sur des entretiens conduits auprès d’une cinquantaine d’agents immobiliers travaillant dans des agences de types différents (réseaux et agences indépendantes), des quartiers et des régions variés et présentant des degrés divers d’ancienneté et de réussite dans le métier. J’ai entretenu, avec certains d’entre eux, des relations pendant plusieurs années, suivant leur trajectoire dans la durée. Cette enquête permet ainsi d’étudier des déplacements sociaux invisibles dans les approches quantitatives, dans la mesure où ils se déroulent au sein d’une même catégorie statistique (et apparaissent alors comme des cas d’immobilité) ou sur une période trop brève pour être perceptibles dans des données statistiques longitudinales.

7Cet article se divise en trois parties. La première présente les parcours des agents immobiliers avant d’entrer dans la profession et met en lumière la nature de leurs espoirs en s’engageant dans ce métier commercial. La deuxième examine leurs manières de vivre leur trajectoire et met en évidence les ressorts de l’ascension sociale subjective. Enfin, la troisième partie resserre la focale sur les agents immobiliers ayant connu une mobilité intergénérationnelle ascendante et analyse les transformations de leurs styles de vie : elle montre comment ces promotions sociales affectent leurs rapports à la consommation, au corps, à la culture et au politique.

Des espoirs d’ascension sociale grâce à un métier commercial

8Les agents immobiliers sont issus de milieux sociaux variés (cf. tableau 1). Près d’un sur quatre a un père ouvrier, un sur cinq un père cadre (ayant travaillé plus souvent en entreprise que dans la fonction publique) et un sur quatre un père artisan, commerçant ou chef d’entreprise de plus de dix salariés. Les agents immobiliers ont plus souvent un père cadre que les ouvriers, les employés, les agriculteurs, les artisans et les commerçants [17]. Ils sont aussi plus souvent enfants d’ouvriers que les professions libérales, les professeurs et professions scientifiques, les professions de l’information, des arts et des spectacles, et les agriculteurs. Ils ont, par ailleurs, plus souvent un père artisan, commerçant ou chef d’entreprise de plus de dix salariés que les cadres, les employés, les ouvriers, les agriculteurs et les individus exerçant une profession intermédiaire. À l’entrée dans le métier, les agents immobiliers issus de milieux modestes conçoivent la profession comme une voie possible d’ascension intergénérationnelle. Les autres la perçoivent souvent comme une voie potentielle de promotion intragénérationnelle.

Tableau 1

Origine sociale des agents immobiliers

Père agriculteur4 %
Père artisan, commerçant ou chef d’entreprise de dix salariés ou plus23 %
Père cadre19 %
Père exerçant une profession intermédiaire18 %
Père employé11 %
Père ouvrier25 %

Origine sociale des agents immobiliers

Sources : Enquêtes Emploi, 2003-2007

Une voie de reconversion

9Comme d’autres indépendants des services, une part assez importante des agents immobiliers entre dans le métier après une carrière commencée dans un autre secteur. Ils s’écartent notamment, sur ce point, de professions plus établies, exercées plus souvent dès la fin des études, à l’instar des magistrats, des médecins hospitaliers ou des enseignants. Les postes que les agents immobiliers ont occupés auparavant sont divers : agent de sécurité, marin, policier, ouvrier agricole, vendeur de magasin, secrétaire, chauffeur-livreur, designer automobile, guide de randonnées, sportif professionnel, éducateur, chef de communication, ou encore cafetier. Dans le même temps, mon enquête ethnographique et l’exploitation des données de l’EDP (cf. tableau 2) suggèrent que les emplois de la filière administrative et commerciale (commerçants et postes de niveau cadre, profession intermédiaire et employé) sont très représentés dans les parcours antérieurs des agents immobiliers [18]. Les agents immobiliers se rapprochent ainsi des « reconvertis », souvent issus du salariat administratif et commercial, que repère Caroline Mazaud au sein des artisans de la France du début des années 2000 [19].

Tableau 2

Situation des individus travaillant dans la transaction immobilière huit ans auparavant

Agents immobiliers et assistants commerciaux en immobilier17 %
Élèves ou étudiants14 %
Chômeurs10 %
Inactifs hors retraités, élèves et étudiants10 %
Commerçants et assimilés9 %
Agriculteurs exploitants1 %
Artisans1 %
Chefs d’entreprise de dix salariés ou plus1 %
Professions libérales et assimilées, cadres de la fonction publique, professions intellectuelles et artistiques1 %
Cadres d’entreprise4 %
Professions intermédiaires de l’enseignement, de la santé, de la fonction publique et assimilées2 %
Professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises11 %
Techniciens, contremaîtres, agents de maîtrise1 %
Employés de la fonction publique1 %
Employés administratifs d’entreprise8 %
Employés de commerce3 %
Personnels des services directs aux particuliers1 %
Ouvriers qualifiés4 %
Ouvriers non qualifiés, ouvriers agricoles1 %

Situation des individus travaillant dans la transaction immobilière huit ans auparavant

Lecture : 14 % des individus travaillant dans la transaction immobilière (agents immobiliers, assistants commerciaux s’occupant du travail administratif dans les agences immobilières) en 2006, 2007 ou 2008 étaient élèves ou étudiants en 1999.
Source : EDP

10Par ailleurs, une part relativement importante des agents immobiliers s’engage dans le métier après une période d’inactivité ou de chômage. La proportion d’agents immobiliers sortant du chômage est, au regard des autres groupes professionnels, particulièrement élevée : c’est le cas d’un agent immobilier sur quatre [20]. En débutant dans la profession, un grand nombre d’entre eux souhaite avant tout retrouver du travail. Ces agents immobiliers se sont ainsi tournés vers un secteur qui embauche et où il est possible de créer son emploi. Dans le même temps, certains ont aussi été attirés, comme d’autres entrants dans le métier, par les espoirs économiques que la profession autorise et par le statut du métier.

Indépendance et espoirs économiques

11Des négociateurs entrent d’abord dans le métier afin de disposer d’un revenu qui leur semble difficilement atteignable dans d’autres secteurs. Ils peuvent commencer, par exemple, une carrière dans l’immobilier pour rembourser des dettes, compléter une retraite trop mince, ou encore – en particulier des femmes – pour assurer le coût financier d’un divorce. Des agents immobiliers voient, en outre, le travail indépendant (ou le salariat proche de l’indépendance, comme celui des négociateurs salariés [21]) comme un moyen de gravir des échelons de la hiérarchie sociale et d’entrevoir la possibilité de parvenir à une position économique qui leur serait autrement hors d’atteinte. Un grand nombre d’agents immobiliers valorisent ainsi l’indépendance et l’ambition. Ils voient le travail comme le moyen le plus fiable de « s’en sortir » ou de « réussir » et perçoivent le salariat comme un statut de résignation. Le fait d’être payé « aux résultats » et d’être confronté à l’incertitude chronique de parvenir à faire son mois leur paraît plus « courageux » que le fait de toucher, comme certains salariés, une rémunération fixée à l’avance en fonction d’un diplôme ou d’une ancienneté. De plus, une fois entrés dans le métier, leur travail se caractérise souvent par un investissement important en termes d’horaires : le temps passé à l’agence est régulièrement de cinq ou six jours par semaine, dix heures par jour, parfois plus. Investissement important dans le travail, valorisation du risque, aspiration à la promotion sociale : le travail revêt pour nombre d’agents immobiliers une dimension morale [22]. Ce rapport au travail et au risque est intimement lié à leur vision de l’espace social. Par leurs conditions de travail et de rémunération, les agents immobiliers se sentent très éloignés des salariés qui bénéficient d’un revenu régulier et garanti, de congés payés [23], d’une sécurité d’emploi et qui parfois peuvent ne travailler que trente-cinq heures. Comme d’autres indépendants [24], ils stigmatisent souvent la « fainéantise » des salariés et leur peu d’investissement dans le travail. Ils ont le sentiment que, pour les salariés, et plus particulièrement pour les fonctionnaires, « tout est acquis ». Par ailleurs, ils sont souvent irrités et manifestent une profonde incompréhension envers les revendications et les grèves de salariés travaillant – leur semble-t-il – moins qu’eux et qui bénéficient de garanties dont ils sont dépourvus.

Les attraits du statut

12Au-delà des espoirs économiques, des agents immobiliers ont été attirés par le statut du métier. Comme d’autres professions commerciales [25], les agents immobiliers ont une image sociale peu valorisée. Les clients les percevant avec défiance ne sont pas rares. Dans le même temps, les agents immobiliers bénéficient d’un statut [26] qui repose sur leur autonomie dans le travail, la nature de leurs tâches, les spécificités du bien qu’ils vendent et les caractéristiques sociales de leurs interlocuteurs.

13Les agents immobiliers jouissent d’abord d’une autonomie relative dont sont privés ceux qui occupent, dans la hiérarchie du travail, les positions les plus subalternes. Ceux qui sont indépendants détiennent souvent une liberté importante dans l’organisation de leurs activités et la réalisation de leurs tâches. Quant aux négociateurs salariés, ils bénéficient aussi de marges de liberté significatives : ils travaillent souvent seuls, en dehors de l’agence (quand ils accompagnent des clients en visite, quand ils vont en rendez-vous chez des propriétaires ou partent à la recherche de clients potentiels) et prennent des initiatives au cours des affaires dont ils s’occupent. La nature de leur travail confère également aux agents immobiliers une certaine reconnaissance. Si, à la différence de groupes professionnels plus prestigieux, comme les médecins, de nombreux agents immobiliers ont recours au démarchage et s’ils sont conduits à se comporter avec déférence avec leurs clients, ou à prendre sur eux quand leurs interlocuteurs ont des comportements qui, de la part d’autres individus, les feraient réagir (face à des clients désagréables, être « professionnel » consiste souvent à savoir se taire), leur position d’intermédiaire les amène aussi à détenir un pouvoir sur leur clientèle : devant plusieurs acquéreurs intéressés par un même logement, ils peuvent par exemple influer sur l’issue de la transaction en contribuant à déterminer lequel d’entre eux finira par l’acquérir. Par ailleurs, le métier ne comporte ni tâches très physiques ni activités très répétitives et les met rarement au contact de la saleté. Leur statut repose aussi sur les spécificités du bien dont ils s’occupent. Le logement représente souvent un lourd investissement financier et possède une forte dimension affective et symbolique [27]. En leur remettant leurs clefs et en leur déléguant la vente d’un bien qui constitue parfois l’essentiel de leur patrimoine, des propriétaires leur accordent une certaine confiance. Il en est de même pour des acquéreurs sur le point de déterminer le lieu de leur résidence principale et prêts à s’endetter de nombreuses années pour cette acquisition. Enfin, au cours de cette vente singulière, les agents immobiliers sont amenés à être en contact avec des clients relativement aisés (voire, dans certains quartiers, très aisés) et des notaires, intermédiaires obligés et officiers ministériels, qui font l’objet d’une meilleure considération. Des agents immobiliers considèrent d’ailleurs que le port du costume et de la cravate est indispensable à l’exercice du métier.

14Les parcours qu’ont connus les agents immobiliers avant d’entrer dans le métier et la nature de leurs espoirs en rejoignant la profession vont nous permettre à présent de mieux comprendre la manière dont ils vivent leurs déplacements. Ce milieu professionnel constitue un ensemble diversifié sur le plan économique. Sur la période 2003-2007, plus du tiers des négociateurs salariés touchent un salaire net mensuel inférieur à 1 250 euros et 13 % un salaire net mensuel supérieur à 3 000 euros ; quant aux indépendants (directeurs d’agence et négociateurs), près du quart perçoivent, en une année, moins de 15 000 euros avant impôt et près de 20 % plus de 35 000 euros [28]. Par ailleurs, les revenus des agents immobiliers sont irréguliers et, travaillant dans de petites structures très sensibles à la conjoncture, les positions qu’ils ont acquises sont réversibles. Dans ce cadre, quels agents immobiliers ont le sentiment de connaître une trajectoire (intragénérationnelle ou intergénérationnelle) « ascendante » ? Dans un métier qui peut être exercé avant et après d’autres, l’analyse de la mobilité sociale vécue permet de mieux saisir les parcours professionnels observés.

Une approche subjective de l’ascension sociale

15L’enquête ethnographique constitue une ressource précieuse pour étudier la mobilité sociale subjective [29]. Cette partie montre que, pour comprendre la dimension subjective des trajectoires – notamment professionnelles – des agents immobiliers, il est nécessaire de prendre en compte plusieurs éléments, en particulier leurs revenus du travail, les ressources économiques et la structure de leur ménage, leurs capitaux acquis et hérités, ainsi que les caractéristiques sociales de leurs proches.

Les ressorts de la mobilité sociale vécue

16Le regard que les agents immobiliers portent sur leur trajectoire varie d’abord avec leurs revenus : les agents immobiliers aux revenus les plus minces ont tendance à subir davantage l’indépendance, à aspirer à trouver un emploi plus stable de salarié, et ainsi à moins percevoir un déplacement vers un poste de salarié comme un déclassement. Dans un métier où la recherche d’un revenu relativement élevé est un facteur d’entrée dans la profession et où la réussite économique est, comme dans d’autres milieux commerciaux, source de considération et de prestige, les revenus du travail constituent un premier ressort important de la mobilité sociale vécue. À la manière des « travailleurs tournés vers le profit » (banquiers, cadres commerciaux, hommes d’affaires, etc.) étudiés par Michèle Lamont, les agents immobiliers valorisent d’ailleurs plus la réussite économique que les « spécialistes des domaines sociaux et culturels [30] » (artistes, enseignants, travailleurs sociaux, etc.).

17Comme d’autres indépendants [31], les perceptions que les agents immobiliers ont de leur position et de leurs déplacements sont aussi fonction des ressources économiques et de la structure de leur ménage : ceux vivant avec un-e conjoint-e aux revenus confortables et réguliers peuvent se maintenir plus longtemps dans une agence sans conclure d’affaires ; en revanche, ceux qui vivent seuls avec des enfants à charge (comme dans la plupart des milieux sociaux, il s’agit plus souvent de femmes que d’hommes [32]), qui se trouvent dans une position économique fragile, qui ont par ailleurs un loyer à payer, un emprunt à rembourser, ou qui ne disposent pas de réserves financières (à la suite, par exemple, d’un héritage) subissent davantage l’indépendance. Ils peuvent alors vivre comme une ascension un déplacement vers un emploi de salarié aux revenus réguliers qu’un agent immobilier appartenant à un ménage se trouvant dans une situation économique plus confortable vivrait comme un déclassement.

18De plus, le regard que les agents immobiliers portent sur leur position et leurs déplacements dépend de leurs capitaux acquis ou hérités (en particulier de leur niveau de diplôme et de leur origine sociale). Les agents immobiliers issus de milieux modestes, qui sont souvent moins diplômés que leurs collègues et ont plus souvent occupé auparavant des emplois subalternes, peuvent être attachés à un statut d’indépendant qui leur confère une liberté à laquelle ils n’ont, dans le cadre de leur travail, jamais goûté. En dépit de la précarité à laquelle elle peut les confronter, l’indépendance leur paraît en elle-même un signe d’ascension sociale. En outre, ces agents immobiliers voient dans le métier un moyen de « rencontrer des gens » : le contact avec une clientèle assez ou très aisée peut en effet les conduire à fréquenter régulièrement des individus appartenant à des groupes sociaux qu’ils ont, jusque-là, rarement côtoyés.

19Enfin, le sentiment de mobilité des agents immobiliers varie avec les caractéristiques sociales de leurs proches (notamment parents et conjoint-e). Ces dernières influent en effet sur les représentations de l’indépendance et, par là, sur les représentations de certains déplacements. Les agents immobiliers qui ont des proches ayant réussi en tant que non-salariés ont tendance à valoriser davantage l’indépendance. A contrario, ceux dont l’entourage est éloigné du monde de l’indépendance (ou du secteur commercial) et qui n’ont eux-mêmes jamais été non-salariés perçoivent davantage l’indépendance comme un manque, comme un défaut de garanties et de sécurités et, par là, conçoivent moins un déplacement vers le salariat comme un déclassement que d’autres agents immobiliers.

20Les cas de deux agents immobiliers aux revenus très différents montrent, de manière particulièrement nette, que l’analyse du vécu des mobilités sociales et professionnelles gagne à prendre en compte ces différents critères (revenus du travail, ressources économiques et structure du ménage, capitaux acquis et hérités, caractéristiques sociales des proches). Ces deux agents immobiliers ont une perception de leur trajectoire professionnelle qui diffère du sens que la majorité des approches quantitatives attribueraient à ces mobilités. Un premier cas met en évidence comment le passage d’une profession intermédiaire de la fonction publique (professeur des écoles) à une position de négociatrice indépendante peut être vécu comme une ascension, alors que les travaux statistiques appréhendent souvent ce déplacement comme une mobilité non verticale (voire un déclassement). Le second montre pourquoi un négociateur indépendant devenant employé de La Poste perçoit cette trajectoire comme une ascension intragénérationnelle, quand la plupart des travaux statistiques voient ce déplacement comme une mobilité non verticale ou un déclassement.

Nathalie Foux : l’indépendance comme promotion sociale

21Nathalie Foux (40 ans, diplômée d’une licence de langues) travaille depuis quatre ans comme négociatrice indépendante à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). Ses parents ont terminé leur carrière en étant à la tête de deux agences immobilières franchisées réalisant des chiffres d’affaires importants. Au moment d’entrer en préretraite, son père, ancien conducteur de bus à la RATP, a rejoint sa conjointe dans l’agence immobilière qu’elle dirigeait. Cette dernière avait fondé une agence immobilière après avoir été directrice d’une agence bancaire. Les parents de Nathalie sont parvenus à élever significativement leur niveau de vie en se lançant dans l’immobilier. Au cours de ses études, Nathalie avait l’habitude de travailler le samedi dans une des deux agences immobilières tenues par sa mère. Cette dernière l’incitait à embrasser la même carrière qu’elle, mais Nathalie souhaitait devenir professeure des écoles et y est parvenue. Quelques années après son entrée dans l’enseignement, Nathalie se sépare de son compagnon (directeur d’une société de bâtiment). Elle élève alors seule sa fille et rencontre des difficultés financières. Faute de moyens, elle ne part pas en vacances et sa fille non plus. Le parcours de Nathalie illustre comment l’ambition de mieux gagner sa vie peut conduire à quitter un poste de fonctionnaire pour un poste plus risqué. Si Nathalie fut très inquiète pendant les six premiers mois au cours desquels elle ne détenait aucune assurance de revenu, elle est ensuite parvenue à disposer d’un niveau de vie très confortable : elle gagne entre quatre mille et huit mille euros par mois, soit près de trois fois plus que ce qu’elle percevait en tant que professeure des écoles. Étant donné l’évolution de ses revenus, Nathalie vit ce passage d’une profession intermédiaire de la fonction publique à une position d’indépendante comme une ascension. Dans le même temps, la perception de ce déplacement – qui s’apparente à un cas de contre-mobilité professionnelle [33] – comme une ascension est intimement liée à un sentiment de « décalage » entre son milieu social d’origine et celui de ses anciens collègues (enseignants fonctionnaires) qui se cristallisait dans leur rapport différencié au travail et aux grèves. Cette perception traduit ainsi également l’influence de la position sociale et de la trajectoire des proches sur la mobilité intragénérationnelle subjective. C’est d’ailleurs encouragée par sa mère que Nathalie a quitté le métier de professeur des écoles et pris ses distances avec un monde enseignant qui « ne la tir[ait] pas vers le haut » :

« Nathalie : Les discours ils montaient pas très haut, des fois, dans la salle des maîtresses. Elles se plaignaient… Toujours en train de se plaindre.
Q : De se plaindre des conditions de travail, c’est ça ?
Nathalie : Ouais, trop d’enfants, les parents ceci, l’Éducation nationale cela, le ministre ceci… ça n’allait jamais quoi ! […] Moi je suis partie [de l’Éducation nationale] en 2004, l’année où y’a eu un mois de grève au mois de mai. On était deux dans l’école à pas être gréviste. Je veux bien faire grève un jour parce que c’est un défilé national, mais comme j’ai dit aux maîtresses “Vous pouvez pas la veille de deux mois de vacances vous faire un mois de grève ! Vous prenez en otage des familles, des petits bouts, des enfants… J’crois qu’il faut vous rendre compte !” Parce que moi j’avais l’exemple de mes parents, tu vois, qui travaillaient, qui rentraient tard… En tant que directeur d’agence, ma mère elle rentrait à 21 h presque tous les soirs ! Elle avait deux agences et je la voyais jamais se plaindre ; et moi je voyais ces maîtresses qu’arrêtaient pas de se plaindre : y’avait une espèce de décalage. […] Et je me rendais compte surtout de la chance qu’on avait. C’était pas possible de se plaindre : à 16 h 30 t’as fini, t’as le mercredi, le samedi matin en maternelle tu vas à l’école mais t’as pas les enfants ! Tu fais vingt-sept heures par semaine ! T’as 1 800 euros nets par mois ; si tu veux plus, tu fais l’étude ! Moi j’en faisais deux, tu peux en faire quatre par semaine, tu peux donner des cours particuliers, t’es payée pendant les vacances scolaires ! À un moment donné, faut arrêter ! […] Et donc j’en avais marre. Et un jour justement, pendant les grèves, j’étais revenue voir ma mère en larmes ! Elle m’a dit “Mais arrête, Nathalie, c’est des gens qui te tirent pas vers le haut ! C’est bon, t’as donné, passe à autre chose !” [Elle conclut :] J’ai pas arrêté pour les enfants ou les parents, mais plus pour ce milieu d’enseignants qui est un système qui commençait vraiment à m’agacer. »
(Entretien avec Nathalie, le 28 avril 2008)
Saisir la perception que Nathalie se fait de sa trajectoire intragénérationnelle nécessite donc de prendre en compte la structure et le niveau de vie de son ménage (sa séparation conjugale ayant été un déclencheur de sa reconversion professionnelle), l’évolution de ses revenus, ainsi que la trajectoire de ses parents. L’enquête qualitative est, sur ce dernier point, particulièrement riche d’apports. Dans une table de mobilité, l’origine sociale de Nathalie serait résumée à sa position de fille d’un ouvrier qualifié (son père étant conducteur de bus au moment où elle termine ses études [34]). L’entretien permet d’intégrer à l’analyse d’autres éléments précieux relatifs à son origine sociale : la prise en compte de l’ensemble de la trajectoire professionnelle de son père (devenu, après sa carrière à la RATP, un agent immobilier aux revenus confortables) et celle de sa mère (ayant réussi dans le monde des affaires) permet de mieux comprendre pourquoi Nathalie (et ses parents) valorisent aujourd’hui l’indépendance et perçoivent le passage d’une position de professeure des écoles (associée à des revenus stables mais moins élevés que ce que permet d’espérer un emploi dans l’immobilier) à un poste de négociatrice indépendante comme une promotion sociale.

Christophe Coulon : l’attrait du statut, puis le salariat comme salut

22À l’inverse, le cas de Christophe Coulon montre que le salariat stable peut offrir une voie de salut pour des agents immobiliers en situation de grande précarité : il met en lumière comment un déplacement vers le salariat, même peu qualifié – en l’occurrence un poste d’employé – peut être vécu par un agent immobilier comme une ascension intragénérationnelle. Le cas de Christophe montre aussi combien des agents immobiliers peu diplômés et issus de milieux populaires peuvent être attachés au statut du métier et s’y accrocher. Cette trajectoire souligne ainsi la possibilité d’un dilemme entre statut et revenu [35].

23Christophe Coulon (30 ans, diplômé du BEPC, fils d’un mécanicien et d’une agente d’entretien) a travaillé comme négociateur indépendant pendant deux ans à Paris, à l’agence du Logis. Il a été auparavant employé dans un magasin de chaussures et agent de sécurité. Après un licenciement et un an et demi de chômage, il avait décidé de tenter sa chance dans l’immobilier. Plus que l’espoir de faire fortune, c’est le statut du métier qui l’attirait alors : un agent immobilier avait, à ses yeux, un prestige comparable à celui d’un avocat. Christophe recherchait dans l’immobilier une reconnaissance sociale ; son père était mécanicien et il espérait exercer un métier plus prestigieux. Si Christophe a obtenu des promotions quand il était agent de sécurité, il a gardé le vif souvenir d’un manque de considération de sa hiérarchie. Christophe vivait ainsi son entrée dans le secteur de l’immobilier comme une ascension (inter- et intragénérationnelle). Mais Christophe a rencontré des difficultés dans l’exercice du métier de négociateur. En deux ans, il a touché, grâce à son travail dans l’immobilier, près de onze mille euros. Cette somme s’approche de celle qu’il aurait perçue en touchant le Revenu Minimum d’Insertion deux années durant. Christophe travaillait alors entre cinquante et soixante heures par semaine. Longtemps, il s’est accroché à l’espoir de suffisamment réussir dans la profession pour s’y maintenir et y faire carrière. Mais, peu diplômé, peu d’alternatives s’offraient à lui. On ne peut comprendre pourquoi il est resté si longtemps à l’agence du Logis sans prendre la mesure des potentialités que le métier lui offrait : ce métier, où il portait un costume et une cravate, où il parlait au quotidien d’importantes sommes d’argent, où il s’entretenait régulièrement avec des interlocuteurs aisés et où il était possible de bien gagner sa vie, lui permettait d’entretenir de grandes espérances. C’est à bout de ressources qu’il a finalement lâché prise. Le salaire de sa compagne ne lui permettait pas de ne pas gagner sa vie plus longtemps. Cette dernière, Adeline, est serveuse et touche le SMIC. Quand je rencontre Christophe, six mois avant son départ de l’agence du Logis, ce dernier se plaint de ses difficultés financières. Angoissé par l’incertitude des revenus et usé par les heures de travail, il envisage de quitter le métier pour un emploi avec un salaire fixe. Il rêvait alors de se faire embaucher comme éboueur ou comme conducteur de bus à la RATP. La plupart des agents immobiliers accordent à ces métiers peu de crédit. C’est la grande précarité que traverse Christophe qui permet de comprendre son point de vue. Depuis de nombreux mois, Adeline l’incite à quitter l’immobilier et à essayer de trouver un emploi avec un salaire fixe. Le père et la sœur d’Adeline travaillant à La Poste, cette dernière le pousse à chercher à s’y faire embaucher. Adeline aurait aimé travailler à La Poste pour occuper un emploi plus stable que le sien, mais elle n’est jamais parvenue à se faire recruter. S’accrochant aux espoirs qu’il avait placés dans l’immobilier, Christophe a longtemps refusé de renoncer à ce poste. Finalement, il décide de postuler à des offres d’emploi et parvient à décrocher à La Poste un contrat à durée déterminée. Ce qu’il cherche alors avant tout, c’est la sécurité. Cet emploi de la fonction publique lui apparaît, à ce moment-là, comme un horizon enviable, synonyme d’ascension intragénérationnelle. Quand, plus de deux ans après son départ de l’agence du Logis, je le recontacte et qu’il me reçoit chez lui en présence d’Adeline, il travaille à La Poste (il est au grade le plus bas) où il s’occupe du tri. Il savoure le fait de pouvoir effectuer, à la différence d’un négociateur immobilier indépendant, des heures supplémentaires rémunérées. Plus profondément, il ressent dans cet emploi subalterne une « tranquillité » et une « liberté » que le statut de négociateur indépendant ne lui avait pas permis de goûter. Christophe et Adeline aspirent désormais à une sécurité qu’une entreprise comme La Poste leur permet d’entrevoir. C’est dans cette entreprise publique que Christophe espère dorénavant trouver une place et faire carrière. La régularité du salaire et les espoirs de promotion permettent à Christophe, qui est parvenu au bout de plusieurs mois à se faire embaucher en contrat à durée indéterminée, de se projeter dans l’avenir. Avec Adeline, ils envisagent à présent d’avoir un enfant.

24Le cas de Christophe montre que la perception d’un déplacement entre une position d’indépendant et une de salarié peut fortement évoluer et que des ressources économiques très modestes peuvent, au fil du temps, rendre moins enviable un emploi qui, au départ, semblait plus attirant. Dans le même temps, si Christophe ne vit pas son déplacement (de l’immobilier à La Poste) comme un déclassement, cette mobilité professionnelle prend la forme d’une promotion ambivalente, qui s’accompagne à la fois d’une amélioration (significative) de sa situation économique et du renoncement à ce qui fut, un temps, un rêve. La prise en compte des revenus, des caractéristiques sociales du conjoint, ainsi que des ressources économiques et de la structure du ménage permettent de saisir ici encore la mobilité intragénérationnelle subjective, et notamment pourquoi Christophe vit comme une « ascension » un déplacement que les analyses statistiques n’appréhendent pas comme tel. On perçoit également la nécessité de prendre en considération les caractéristiques sociales de Christophe (en particulier le fait qu’il soit peu diplômé et issu d’un milieu populaire) pour prendre la mesure des espoirs que le métier d’agent immobilier lui permettait d’entrevoir. Enfin, le cas de Christophe suggère l’intérêt d’une enquête qui s’étend sur la durée et au cours de laquelle des enquêtés sont revus à plusieurs mois ou plusieurs années d’intervalle, afin de mettre en lumière les évolutions de leurs manières de percevoir leur position et leurs déplacements dans l’espace social.

25Les exemples de Nathalie et de Christophe montrent donc l’importance d’intégrer, dans l’analyse de la mobilité subjective, différents critères, en particulier les revenus du travail, les ressources économiques et la structure du ménage, les capitaux acquis et hérités, ainsi que les caractéristiques sociales des proches. De plus, la diversité des situations que connaissent les agents immobiliers invite à penser au pluriel le sens des déplacements (notamment intragénérationnels), ici entre une position d’agent immobilier et un emploi de salarié. Elle suggère de considérer avec prudence les analyses statistiques qui confèrent un sens univoque aux déplacements entre une position d’agent immobilier et une autre catégorie. Par ailleurs, si la prise en compte des ressources économiques s’avère essentielle pour saisir les manières dont les agents immobiliers perçoivent leurs déplacements, nous avons vu qu’elle n’est pas suffisante. Il en est de même pour l’analyse des effets des trajectoires intergénérationnelles ascendantes sur les styles de vie.

Trajectoires intergénérationnelles ascendantes et styles de vie

26On peut dans un dernier temps resserrer la focale sur les agents immobiliers issus de milieux populaires ou des fractions modestes des classes moyennes qui, en devenant agent immobilier et en y gagnant au moins assez confortablement leur vie, ont connu une mobilité sociale intergénérationnelle que l’on peut qualifier d’« ascendante ». À partir d’observations de terrain, d’entretiens et de discussions informelles avec des enquêtés, on peut explorer les effets de ces trajectoires sur plusieurs dimensions de leurs styles de vie. Ces déplacements sociaux ont d’abord une dimension matérielle à travers la consommation. Mais l’argent perçu n’est pas la seule source d’évolution des modes des vies : en fréquentant des milieux sociaux plus élevés qu’auparavant et en accédant au statut professionnel d’indépendant, ces agents immobiliers peuvent connaître également une modification de leur rapport au corps, à la culture et au politique.

Consommation et distinction

27Ces déplacements ascensionnels par la voie économique se manifestent d’abord dans des pratiques de consommation. L’argent gagné dans le métier constitue, pour les agents immobiliers issus de milieux modestes, une ouverture des possibles et leur confère un sentiment de liberté. Ces agents utilisent souvent, au moins dans un premier temps, l’argent gagné pour combler ce qui fut, pour eux et pour leurs proches, un manque. C’est ainsi que certains s’achètent des biens longtemps désirés, paient à leurs enfants ce qu’ils auraient aimé leur offrir plus tôt, ou donnent, parfois très régulièrement, une part de leur revenu à des parents aux ressources économiques faibles.

28Par ailleurs, des agents immobiliers en ascension intergénérationnelle s’attachent à des marques de statut permettant de cristalliser, de manière plus ou moins durable, une réussite souvent menacée. Ils font preuve d’une certaine distinction, qui se manifeste notamment dans leurs pratiques de consommation. Dans cette région de l’espace social, on observe ainsi une forme de « rachat » par l’argent : des agents immobiliers s’efforcent, par l’intermédiaire de dépenses, de conquérir la position qu’ils désireraient atteindre. Leurs dépenses sont aussi révélatrices d’un hédonisme qui contraste avec l’ascétisme et les comportements d’épargne d’indépendants dont les stratégies d’ascension sont davantage tournées vers la conservation d’un patrimoine professionnel et sa transmission [36]. Les agents immobiliers en ascension, en particulier – mais pas uniquement – ceux qui travaillent auprès d’une clientèle aisée, disent apprécier plus qu’auparavant les « belles choses », le « luxe », ce qui est « classe », « chic », « haut de gamme » ; ils expliquent être désormais attachés à l’« élégance », à la « coquetterie ». Ces goûts se manifestent également dans la consommation, parfois très régulière, de champagne, de « bons » vins, dans l’achat de « belles » voitures, dans la fréquentation de restaurants étoilés, de relais-châteaux, d’hôtels de luxe, comme dans leurs vêtements, leurs chaussures, leurs montres, leurs sacs, leurs lunettes, leurs bijoux. Pour ceux qui en ont les moyens, ces pratiques de consommation dépassent très largement ce que la fréquentation de leur clientèle – même quand elle est de statut élevé – leur impose et s’étendent au-delà de la sphère du travail. Nombre de ces consommations comportent une dimension ostentatoire au sens de Veblen [37] : elles traduisent à la fois le plaisir que ces agents immobiliers peuvent éprouver à montrer aux autres leur aisance et la satisfaction personnelle qu’ils retirent du fait de pouvoir se les permettre. Ces dépenses sont en effet dotées d’une dimension rassurante pour ceux qui souhaitent « évoluer » mais dont la position n’est pas définitivement acquise. De manière significative, on observe, chez des agents immobiliers en ascension, des dépenses rapides [38], effectuées « sur un coup de tête », « sans réfléchir ». Ces achats réalisés dans la hâte sont sources de plaisir : ils leur permettent de ressentir, de manière plus intime, qu’ils « peuvent se l’offrir ». Le plaisir de posséder rapidement va ainsi de pair avec la satisfaction de pouvoir prouver – aux autres comme à eux-mêmes – qu’ils ont « réussi » et qu’ils peuvent parfois s’offrir des biens dont la possession nécessite des revenus suffisamment élevés pour dépenser « sans avoir à compter ».

Métier de présentation et rapport au corps

29Ces dépenses peuvent cristalliser l’évolution de certains goûts et s’accompagner d’une transformation de certaines manières d’être. Comme dans d’autres métiers de présentation, le corps des agents immobiliers porte au travail des marques de soin et fait l’objet de nombreuses attentions. Nombre de leurs dépenses sont ainsi liées à l’apparence et le rapport au corps des agents immobiliers en ascension est affecté par leur trajectoire. Le cas de Sabrina Abdi (négociatrice, 28 ans) illustre le fait que les dépenses vestimentaires des agents immobiliers issus de milieux populaires peuvent s’accompagner d’une évolution de leurs goûts en ce domaine et de leur rapport au corps. Sabrina Abdi est issue d’un milieu modeste (son père, d’origine marocaine, est ouvrier du bâtiment et sa mère n’a jamais travaillé) et a grandi en Normandie. Aînée de cinq enfants, elle a arrêté ses études au cours du lycée pour partir vivre au Maroc, dans le désert, à la suite d’un mariage arrangé. Battue par son mari, elle divorce quelques années plus tard et revient en France. Elle exerce alors plusieurs emplois en usine en Normandie (elle travaille comme ouvrière avant de diriger une équipe), puis, rejoignant une de ses cousines à Paris, parvient à s’y faire embaucher comme négociatrice. Depuis deux ans, Sabrina travaille comme négociatrice dans le 15e arrondissement. Elle gagne bien sa vie dans son nouveau métier. Ses revenus sont irréguliers, mais elle perçoit en moyenne trois mille euros par mois, c’est-à-dire plus du double de ce qu’elle touchait en travaillant à l’usine. Elle commente : « J’ai réussi à passer de la prime à l’emploi à payer beaucoup d’impôts ! » Son emploi dans l’immobilier la conduit à fréquenter des clients aux revenus confortables et à côtoyer quotidiennement plusieurs collègues issus de milieux sociaux élevés. Dans ce nouveau cadre de travail, Sabrina est devenue plus attentive à son poids (elle surveille de près ses pratiques alimentaires) [39] et a modifié sa manière de se maquiller et de se coiffer (elle porte désormais un chignon : « Ça passe très bien, ça fait sérieux, je me rends compte que c’est ça qui fait que les gens [40] te parlent plus », explique-t-elle). Ses dépenses et ses goûts en matière vestimentaire ont également évolué. Comme d’autres agents immobiliers issus de milieux populaires, elle se décrit comme « beaucoup plus exigeante » aujourd’hui que lors de ses débuts dans le métier, dans le choix des toilettes qu’elle porte au travail. Elle a, par exemple, renoncé, depuis plusieurs mois, à acheter des habits chez Zara pour se rendre dans une « boutique plus classe », en l’occurrence un magasin 1, 2, 3 :

« Je suis dépensière tu peux même pas t’imaginer ! En fringues et tout… Parce que j’adore être classe. Là, en ce moment, c’est 1, 2, 3 par exemple. Et ils me connaissent tellement que quand je rentre dans le magasin, c’est un truc de malade ! Je dépense facilement : le mois dernier j’ai dû dépenser mille euros ! Et ça fait quatre mois que j’ai pas fait d’affaire, je suis vraiment… pas dans le rouge, j’ai de l’argent de côté, mais c’est vrai que je dépense un max de thunes. […] Maintenant, j’aime bien les belles choses, je suis devenue de plus en plus exigeante. »
(Entretien avec Sabrina, le 29 novembre 2006)
Si la transformation des pratiques et des goûts vestimentaires de Sabrina se manifeste dans la sphère professionnelle, elle transparaît également au-delà. Ainsi, pour les fêtes qu’elle passe en famille, Sabrina s’est fait faire récemment un costume marocain traditionnel « très élégant » qui lui a coûté très cher. De plus, si, avant de travailler dans l’immobilier, elle avait l’habitude de porter, quand elle restait seule chez elle ou sortait faire des courses alimentaires, un jean ou une djellaba, elle porte désormais un tailleur. Dans ces situations où, s’il n’est pas complètement impossible de rencontrer un client ou un client potentiel, l’événement est peu probable, la plupart des agents immobiliers s’habillent avec plus de relâchement. L’attitude de Sabrina traduit ici une forme d’hypercorrection, « sorte de rigorisme qui porte à en faire trop de peur de ne pas en faire assez [41] », caractéristique de trajectoires ascensionnelles.

Trames relationnelles et évolution des pratiques culturelles

30Les agents immobiliers issus des classes populaires ou des fractions modestes des classes moyennes peuvent aussi, sur la durée, connaître une transformation de leurs loisirs et de leurs pratiques culturelles en adoptant des pratiques plus légitimes ou socialement plus sélectives qu’auparavant. L’exercice du métier, en particulier dans les quartiers aisés, peut en effet les conduire à nouer des relations, parfois étroites, avec des individus de milieux sociaux plus élevés et à se familiariser progressivement avec leurs pratiques culturelles. Le fait d’être en couple avec une femme d’origine sociale plus élevée est d’ailleurs souvent associé aux trajectoires masculines de promotion sociale [42]. Des agents immobiliers enquêtés issus de milieux modestes nouent, dans la sphère du travail, des liens d’amitié ou rencontrent un partenaire d’origine sociale plus élevée, ayant des pratiques culturelles plus légitimes, et sont ainsi amenés, peu à peu, à diversifier leurs pratiques culturelles ou à connaître une transformation de leurs préférences culturelles [43]. Par l’intermédiaire notamment de leur conjoint, ils peuvent aussi transmettre des pratiques culturelles plus légitimes que celles qui ont été les leurs à leurs enfants. La fréquentation de collègues ou de clients de milieux sociaux plus élevés peut également leur faire entrevoir des modes de vie et des goûts qu’ils peuvent chercher, par certains aspects, à imiter. Dans le même temps, l’adoption de nouvelles pratiques culturelles ne s’accompagne pas d’une valorisation aussi forte de la culture légitime que celle que l’on observe souvent chez les membres de professions intellectuelles ou culturelles issus de milieux populaires [44].

31Le cas de Samuel Beaumont (30 ans, diplômé d’un bac STT, fils d’un employé et d’une vendeuse dans un grand magasin) montre comment l’exercice du métier, par les trames relationnelles qu’il contribue à tisser, peut favoriser des pratiques culturelles plus légitimes et socialement plus sélectives. Samuel a connu une trajectoire ascensionnelle par étapes. Il a passé son enfance et son adolescence dans une cité sensible d’Argenteuil (Val-d’Oise) où il a connu une période d’intense sociabilité amicale. À 20 ans, il emménage avec sa compagne (coiffeuse, diplômée d’un CAP et d’un Brevet professionnel, d’origine sociale modeste), dans un appartement situé dans un quartier parisien en cours de gentrification, dont sa mère est propriétaire. Un an plus tard, Samuel est embauché comme négociateur à l’agence du Logis, à quelques mètres de chez lui. Ce déménagement et son entrée dans la vie conjugale le conduisent à transformer peu à peu son réseau de sociabilité. Cinq ans après son installation à Paris, Samuel n’a plus de contacts avec la plupart de ses anciens amis d’Argenteuil (« C’est plus le même monde », explique-t-il). Son quotidien est centré sur son couple, ses relations de travail (ses collègues et ses clients appartenant, pour la plupart, à des milieux sociaux plus élevés que les individus qu’il fréquentait auparavant) et des relations amicales nouées il y a peu avec des jeunes de milieux sociaux plus élevés que ses amis d’Argenteuil (un coiffeur, un étudiant préparant le CAPES et un rentier passant une grande partie de son temps à voyager). Quand je rencontre Samuel en 2005, il est négociateur à l’agence du Logis depuis quatre ans. Il quitte cette agence un an et demi plus tard et, après une période sans emploi, travaille à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) [45] comme négociateur indépendant dans une agence immobilière de luxe. Les clients auxquels il a alors affaire sont plus aisés que ceux avec lesquels il traitait auparavant : la plupart sont des chefs d’entreprise fortunés, travaillent dans le monde de la finance ou sont des personnalités du monde artistique. De plus, ses nouveaux collègues sont issus de milieux sociaux élevés, voire très élevés. Fin 2009, Samuel raconte qu’après avoir passé deux années difficiles dans cette agence de Neuilly, il y gagne, depuis un an, très bien sa vie. S’il se sent éloigné socialement de ses clients et régulièrement méprisé par ces derniers, il vit sa trajectoire sur le mode de l’ascension : « Pour moi, j’ai changé de statut. » Ce sentiment repose d’abord sur son nouvel environnement de travail (le quartier dans lequel se situe son agence, le type de logements qu’il vend, les caractéristiques sociales des clients qu’il rencontre) et sur le fait que ses revenus n’ont jamais été aussi élevés (il vient d’ailleurs de s’acheter un studio dans un quartier parisien prisé pour le mettre en location, et porte des habits et des accessoires onéreux – par exemple une montre Cartier). Mais ce sentiment repose également sur le fait que ses activités et ses pratiques culturelles ne sont plus tout à fait les mêmes qu’il y a quelques années. Les relations qu’il a nouées, depuis trois ans, dans le cadre de son travail sont pour lui l’occasion d’entrevoir un mode de vie qui, par certains aspects, l’attire. Ces nouvelles fréquentations, associées au fait que Samuel vit aujourd’hui en couple avec une jeune femme de milieu élevé (formatrice dans une entreprise de produits de beauté, diplômée d’un Master en marketing, issue d’un milieu fortuné), se sont accompagnées d’une diversification de ses loisirs et de l’adoption de pratiques socialement plus sélectives : si ses goûts cinématographiques sont les mêmes qu’il y a quelques années (il apprécie toujours essentiellement les films d’action américains [46]) et qu’il a toujours peu l’habitude de lire des livres, il lit désormais la presse économique, s’initie au golf, se rend régulièrement à des vernissages, plus souvent qu’auparavant au théâtre et part en week-end à l’étranger avec sa compagne. S’il avait l’habitude, trois ans auparavant, de partir en vacances avec elle « pour faire la fête » (à Ibiza ou en Israël), leurs voyages prennent désormais d’autres formes (« Maintenant j’ai besoin d’aller dans des pays et de découvrir des trucs ») : ils apprécient ainsi aujourd’hui voir des monuments et visiter des châteaux ou quelques musées.

Indépendance professionnelle et rapport au politique

32Ces déplacements ascensionnels par la voie économique affectent également les rapports au politique. L’enquête montre que de nombreux agents immobiliers entretiennent un rapport distant aux acteurs politiques : ils s’en sentent souvent très éloignés, leur reprochent d’être « déconnectés », les perçoivent avec défiance. Dans le même temps, elle suggère qu’un assez grand nombre d’agents immobiliers entretient des affinités avec des valeurs couramment associées à la « droite ». Les agents immobiliers se rapprochent ainsi d’autres indépendants [47] et des représentants de commerce [48]. Lors de la campagne présidentielle de 2007, par exemple, une part importante de mes interlocuteurs était sensible aux discours de Nicolas Sarkozy sur le travail, à son slogan « Travailler plus pour gagner plus » et à sa valorisation de « la France qui se lève tôt ». Les agents immobiliers issus de milieux populaires semblent cependant voter plus souvent à gauche que ceux dont les parents exerçaient une profession indépendante. Je retrouve, sur ce point, ce que soulignait Nonna Mayer [49] au sujet des commerçants de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Mais mon enquête met aussi en évidence que des agents immobiliers issus de milieux modestes, ayant bien réussi dans le métier, qui ont grandi dans une famille votant à gauche, votent aujourd’hui à droite, prônent une réduction du rôle de l’État et s’opposent ainsi régulièrement aux opinions politiques de plusieurs de leurs proches. Dans un contexte national où, d’après les travaux de Camille Peugny [50], près de 59 % des individus connaissant une trajectoire intergénérationnelle ascendante déclarent être proches d’un parti de gauche (contre 47,6 % de ceux qui sont en situation de déclassement), les trajectoires de promotion sociale étudiées ici incarnent un type de mobilités ascendantes pouvant être associé à une préférence partisane pour la droite.

33Enfin, si la composition entre valeurs du milieu social d’origine et valeurs du milieu d’accueil ne se traduit pas, chez des agents immobiliers, par une modification profonde du vote, elle peut affecter d’autres aspects de leur rapport au politique, comme leurs représentations du travail et des hiérarchies sociales, et s’accompagner ainsi de tensions : tout en rejetant, au nom d’un nécessaire soutien en faveur des plus démunis, des propos tenus par des personnalités politiques de droite (notamment Nicolas Sarkozy) dénonçant l’« assistanat », des agents immobiliers sont sensibles à des propos valorisant le « travail » et stigmatisant les « assistés » de manière moins globalisante. De nombreux agents immobiliers qui ont l’habitude de voter à gauche se montrent ainsi critiques envers des « assistés » qu’ils soupçonnent de « fainéantise ». Par ailleurs, ils trouvent parfois blessant et difficilement justifiable que certains touchent des revenus sans exercer un emploi alors qu’eux peuvent travailler sans rien gagner. Le cas de Monique Amiel (63 ans, directrice d’une agence immobilière, diplômée d’un CAP, fille d’une agente d’entretien et d’un ouvrier) illustre, de manière particulièrement nette, comment ces déplacements ascensionnels peuvent affecter les représentations du travail et, par là, le rapport au politique, sans transformer nécessairement les habitudes de vote. Avant d’être, depuis quatorze ans, à la tête d’une agence immobilière, Monique Amiel a été secrétaire, a tenu un commerce de prêt-à-porter (qui a fait faillite), a été assistante dans une maison d’édition, puis négociatrice indépendante. Elle a connu, dans l’immobilier, une trajectoire en dents de scie et dispose aujourd’hui d’un niveau de vie relativement confortable. Elle travaille seule dans son agence et dénonce le montant des charges : « Les charges sociales, les taxes, on crèvera de ça en France ! » Elle a longtemps milité au Parti communiste. Si elle n’a plus aujourd’hui sa carte du Parti, elle en reste proche car, explique-t-elle, elle demeure très attachée « à défendre les pauvres gens, les nécessiteux, les gens qui ont besoin » et tient aux services publics. Elle vote ainsi toujours régulièrement pour des candidats communistes. Dans le même temps, des valeurs associées à son travail en tant qu’indépendante la conduisent aujourd’hui à s’écarter, par moments, des positions défendues par le Parti communiste. Comme un grand nombre de non-salariés [51], elle est hostile aux 35 heures :

34

« Q : Les 35 heures vous êtes plutôt pour ou contre ?
Monique : Contre ! Complètement ! Complètement ! Les 35 heures c’eût été bien si ça avait été vraiment suivi d’embauches réelles, ce qui n’a pas été le cas. Le patronat il s’est dit [elle claque dans ses mains] “Les 35 heures, il va y avoir des heures supplémentaires qui seront déductibles de ceci, de cela !” Et puis non c’est pas possible. Ça a tout fichu en l’air ! Regardez les hôpitaux : tout est complètement désorganisé ! Attendez, en cas d’épidémie de grippe, 35 heures bah c’est 35 heures, y’a personne ! C’est pas possible ! La Poste, c’est pareil… Et puis pour la mentalité des gens ! Les jeunes, ils pensent à quoi ? 35 heures ? RTT ? C’est pas ça la vie ! Il faut travailler dans la vie ! Pour gagner sa vie, pour pas être assisté… Là je deviens un peu réactionnaire, voyez, dans mon discours. Je le sais, j’suis pas cohérente avec ce que je suis fondamentalement. Si je tiens un discours comme ça avec des communistes ils vont me dire “Non, ça va pas !” »
(Entretien avec Monique, le 7 janvier 2009)

35Les déplacements ascensionnels que connaissent les agents immobiliers affectent donc aussi leurs perceptions politiques du monde social : ils peuvent s’accompagner d’une modification du vote (en faveur de la droite) ou, pour ceux qui votent régulièrement à gauche, favoriser l’adhésion à des valeurs les conduisant à désapprouver des réformes défendues par des partis de gauche, en particulier sur des questions liées au travail.

36* * *

37Cet article visait à contribuer à l’analyse des ascensions sociales par un métier commercial à travers le cas des agents immobiliers. On a souligné que leurs trajectoires, et notamment leurs ascensions, sont réversibles ; leurs rémunérations, moins liées que dans le secteur public ou les grandes entreprises au niveau de diplôme ou à l’ancienneté, sont en effet plus instables que dans d’autres secteurs. On a aussi montré que des agents immobiliers entrent dans la profession avec un espoir d’ascension intra- ou intergénérationnelle, attirés par des espoirs économiques et des aspirations liées au statut du métier. Ils valorisent l’indépendance, l’ambition, la réussite économique et l’investissement dans le travail. Une fois entrés dans la profession, la manière dont les agents immobiliers vivent leurs déplacements sociaux varie avec leurs revenus du travail, les ressources économiques et la structure de leur ménage, leurs capitaux acquis et hérités, ainsi que les caractéristiques sociales de leurs proches. Des déplacements entre une position d’agent immobilier et une catégorie de salariés peuvent ainsi être vécus comme des déplacements de sens différents, ce qui nous conduit à considérer avec prudence les analyses statistiques qui confèrent un sens univoque aux déplacements entre une position d’agent immobilier et une autre catégorie. On a montré par ailleurs que les agents immobiliers dont la trajectoire intergénérationnelle est ascendante connaissent une transformation de leurs styles de vie. Ces transformations peuvent s’expliquer par l’argent perçu, la fréquentation de milieux sociaux plus élevés dans le cadre (notamment) d’un métier de présentation et l’accès au statut professionnel d’indépendant. Ces trajectoires ascensionnelles prennent une dimension matérielle à travers la consommation. Elles entraînent aussi une modification du rapport au corps, à la culture et au politique. Si elles s’accompagnent, chez certains, de la détention de titres scolaires plus élevés que ceux de leurs parents, elles présentent des spécificités au regard de trajectoires ascendantes associées de manière privilégiée à la réussite scolaire que l’on observe notamment chez des membres des professions intellectuelles ou culturelles : d’une part, la dimension matérielle des déplacements y est plus manifeste à travers les pratiques de consommation ; d’autre part, l’adoption de nouvelles pratiques culturelles ne s’accompagne pas d’une valorisation aussi forte de la culture légitime. Enfin, par comparaison à d’autres ascensions intergénérationnelles par la voie économique, on peut noter que le rapport au corps est ici particulièrement affecté en raison de l’importance des contacts avec des clients.

38Des commerciaux indépendants et salariés ont des conditions de rémunération proches de celles des agents immobiliers et se trouvent aussi dans des positions économiques à la fois fragiles et prometteuses. Ils sont par ailleurs régulièrement au contact de clients (parfois aisés) dont ils doivent gagner la confiance. Si le travail présenté ici gagnerait à être prolongé sur d’autres groupes de commerciaux, il conduit aussi à poser l’hypothèse que des caractéristiques des déplacements sociaux étudiés ici ne sont pas propres aux agents immobiliers, mais pourraient se retrouver dans des ascensions par d’autres métiers commerciaux.

39Enfin, ces résultats invitent à approfondir l’analyse de l’hétérogénéité interne au monde des indépendants et des catégories du secteur privé situées à la frontière du salariat et de l’indépendance. Ils suggèrent qu’au-delà des différences de patrimoines, la prise en compte des revenus, de la position hiérarchique, du diplôme, des secteurs d’activité, de la nature des tâches effectuées, de la nature des biens vendus et des caractéristiques sociales de la clientèle pourrait être précieuse pour repenser cet ensemble et les déplacements sociaux de ses membres. Ces résultats invitent également à intégrer dans l’exploration des mobilités sociales et professionnelles plusieurs échelles d’observation en étudiant à la fois le travail et le hors-travail, et en combinant des analyses menées à l’échelle individuelle à des analyses insérant ce qui se joue dans la vie domestique.


Date de mise en ligne : 19/09/2016

https://doi.org/10.3917/pox.114.0073

Notes

  • [1]
    Je remercie Abir Kréfa, Julie Pagis, Paul Pasquali, Laurent Visetti et les deux relecteurs anonymes de Politix pour leurs remarques sur des versions antérieures de cet article.
  • [2]
    Tenret (E.), L’école et la méritocratie. Représentations sociales et socialisation scolaire, Paris, Presses universitaires de France, 2011.
  • [3]
    Desrosières (A.), Thévenot (L.), Les catégories socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, 2002, p. 86-87.
  • [4]
    Voir notamment Bessière (C.), Gollac (S.), « Travailleurs indépendants » in Chauvin (P.-M.), Grosseti (M.), Zalio (P.-P.), dir., Dictionnaire sociologique de l’entreprenariat, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
  • [5]
    Voir notamment, pour la mobilité intergénérationnelle : Chauvel (L.), Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 206-207 ; Peugny (C.), « La mobilité sociale descendante et ses conséquences politiques : recomposition de l’univers de valeurs et préférence partisane », Revue française de sociologie, 47 (3), 2006, p. 453 (Camille Peugny choisit de conserver, dans son analyse, les « gros indépendants » et d’exclure les autres) ; Vallet (L.-A.), « Mobilité observée et fluidité sociale en France de 1977 à 2003 », Idées économiques et sociales, 175 (1), 2014, p. 8 ; et pour la mobilité intragénérationnelle : Monso (O.), « Changer de groupe social en cours de carrière », Insee Première, 1112, 2006, p. 3.
  • [6]
    Certains placent par exemple les « Commerçants et assimilés » au même niveau que les professions intermédiaires. Cf. Goux (D.), Maurin (E.), Les nouvelles classes moyennes, Paris, Seuil, 2012. D’autres au-dessous : Peugny (C.), Le déclassement, Paris, Grasset, 2009, p. 172 ; Duru-Bellat (M.), Kieffer (A.), « Les deux faces ‒ objective/subjective ‒ de la mobilité sociale », Sociologie du travail, 48 (4), 2006 ; d’autres encore, au-dessus, Attias-Donfut (C.), Wolff (F.-C.), « La dimension subjective de la mobilité sociale », Population, 56 (6), 2001. Voir aussi les remarques de : Merllié (D.), « Comment confronter mobilité “subjective” et mobilité “objective” », Sociologie du travail, 48 (4), 2006, p. 479.
  • [7]
    Pinçon (M.), Pinçon-Charlot (M.), Les millionnaires de la chance. Rêve et réalité, Paris, Payot, 2010, chap. 8.
  • [8]
    Mayer (N.), « Une filière de mobilité ouvrière : l’accès à la petite entreprise artisanale et commerciale », Revue française de sociologie, 18 (1), 1977 ; Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 ; Gresles (F.), L’univers de la boutique. Les petits patrons du Nord (1920-1975), Lille, Presses universitaires de Lille, 1981 ; Bertaux-Wiame (I.), « L’installation dans la boulangerie artisanale », Sociologie du travail, 24 (1), 1982 ; Zarca (B.), L’artisanat français. Du métier traditionnel au groupe social, Paris, Flammarion, 1986 ; Bessière (C.), De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Paris, Raison d’agir, 2010 ; Zalc (C.), Melting Shops. Une histoire des commerçants étrangers en France, Paris, Perrin, 2010 ; Naudet (J.), Entrer dans l’élite. Parcours de réussite en France, aux États-Unis et en Inde, Paris, Presses universitaires de France, 2012 ; Mazaud (C.), L’artisanat français. Entre métier et entreprise, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 ; Laferté (G.), « L’embourgeoisement agricole », Sociétés contemporaines, 96 (4), 2014.
  • [9]
    Cf. encadré 1.
  • [10]
    Je reprends ici des expressions que j’ai entendues au cours de mon enquête.
  • [11]
    Sources : Enquêtes Emploi, 2003-2007.
  • [12]
    Comme d’autres représentants de commerce, les négociateurs salariés occupent ainsi une position intermédiaire entre « salariat » et « indépendance ».
  • [13]
    Les négociateurs indépendants, touchant les fruits de leurs premières ventes trois mois après la signature du compromis de vente, doivent toutefois détenir les réserves financières suffisantes pour tenir pendant au moins trois mois.
  • [14]
    Bernard (L.), La précarité en col blanc. Une enquête sur les agents immobiliers, Paris, Presses universitaires de France, à paraître en 2017.
  • [15]
    J’ai accédé aux données de l’EDP par l’intermédiaire du Centre d’accès sécurisé aux données (CASD).
  • [16]
    Par souci d’anonymat, le nom de l’agence a été modifié.
  • [17]
    Ce paragraphe s’appuie sur des analyses statistiques effectuées à partir des enquêtes Emploi 2003-2007.
  • [18]
    On sait par ailleurs que les individus qui exercent un emploi relevant de la catégorie « Professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises » connaissent une mobilité professionnelle relativement forte. Voir Chapoulie (S.), « Une nouvelle carte de la mobilité professionnelle », Économie et statistique, 331, 2000 ; Deauvieau (J.), Dumoulin (C.), « La mobilité socioprofessionnelle des professions intermédiaires : fluidité, promotion et déclassement », Économie et statistique, 431-432, 2010.
  • [19]
    Mazaud (C.), L’artisanat français, op. cit., chap. 5.
  • [20]
    Sources : enquêtes Emploi 2003-2007.
  • [21]
    Pour alléger la lecture, on inclura, dans la suite de cet article, ces situations intermédiaires entre « salariat » et « indépendance » dans le terme d’« indépendance ».
  • [22]
    On retrouve ici ce que Michèle Lamont note au sujet d’une part importante de ses enquêtés (chefs d’entreprise, cadres ou exerçant une profession libérale) américains. Lamont (M.), La morale et l’argent. Les valeurs des cadres en France et aux États-Unis, Paris, Métailié, 1995, p. 60-61.
  • [23]
    Comme les autres non-salariés, les agents immobiliers indépendants n’ont pas de congés payés. Quant aux négociateurs salariés, ils perçoivent, pendant leurs congés payés, leur salaire minimum ; s’ils ne génèrent pas de chiffre d’affaires pendant cette période, les ventes qu’ils réalisent au retour de leurs congés servent d’abord à combler cette « avance ».
  • [24]
    Mayer (N.), La boutique contre la gauche, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.
  • [25]
    Neyrat (F.), Des V.R.P. aux forces de vente : les représentations des représentants de commerce, thèse pour le doctorat de science politique, Université de Paris 10, 1997.
  • [26]
    Weber (M.), Économie et société, Paris, Plon, 1971 [1re éd.1922].
  • [27]
    Bourdieu (P.), Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.
  • [28]
    Sources : enquêtes Emploi.
  • [29]
    Sur la notion de mobilité sociale subjective, voir Attias-Donfut (C.), Wolff (F.-C.), « La dimension subjective de la mobilité sociale », art. cit. et Duru-Bellat (M.), Kieffer (A.), « Les deux faces – objective/subjective – de la mobilité sociale », art. cit. La mobilité sociale objective fait référence à la mobilité mesurée par les tables de mobilité sociale.
  • [30]
    Lamont (M.), La morale et l’argent, op. cit., p. 180.
  • [31]
    Pour le cas, par exemple, des artisans d’art, voir Jourdain (A.), « Les reconversions professionnelles dans l’artisanat d’art. Du désengagement au réengagement », Sociologies pratiques, 28 (1), 2014, p. 25.
  • [32]
    11 % des femmes exerçant le métier d’agent immobilier sont à la tête d’une famille monoparentale et 3 % des hommes agents immobiliers sont dans cette situation (sources : enquêtes Emploi 2003-2007).
  • [33]
    La contre-mobilité fait référence à un mouvement qui ramène des individus originaires d’une catégorie donnée à cette catégorie (ou vers elle) après être passés par d’autres catégories. Voir Girod (R.), Mobilité sociale. Faits établis et problèmes ouverts, Genève, Droz, 1971.
  • [34]
    Les « chauffeurs » se situent, dans la nomenclature des PCS, au sein de la catégorie des « ouvriers qualifiés » et, dans les tables de mobilité, la position sociale des pères est repérée à la date de fin des études de la personne interrogée.
  • [35]
    Je reprends ici, dans un autre contexte, la formule de : Gold (R.), « Janitors versus Tenants: a Status-Income Dilemma », American Journal of Sociology, 57 (4), 1952.
  • [36]
    Voir Bourdieu (P.), La distinction, op. cit. ; Mayer (N.), La boutique contre la gauche, op. cit. ; Zarca (B.), L’artisanat français, op. cit. ; Laferté (G.), « L’embourgeoisement agricole », art. cit.
  • [37]
    Veblen (T.), Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, 1970 [1re éd.1899].
  • [38]
    Des pratiques similaires s’observent notamment chez les employés de loge des hôtels de luxe qui touchent des pourboires importants. Cf. Beaumont (A.), « Ce que font les pourboires aux trajectoires sociales. Ethnographie d’un service de l’hôtellerie de luxe », communication au Workshop Junior « Quantifier, évaluer, calculer, la question de la valeur dans la vie économique », Paris, 1er juillet 2015.
  • [39]
    On sait que la valorisation de la « minceur » est moins forte dans les classes populaires que dans les autres groupes sociaux. Voir Boltanski (L.), « Les usages sociaux du corps », Annales, 26 (1), 1971 ; Schwartz (O.), Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, Presses universitaires de France, 1990 ; De Saint Pol (T.), Le corps désirable. Hommes et femmes face à leur poids, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
  • [40]
    Elle fait référence ici aux interlocuteurs avec lesquels elle s’efforce de conclure des affaires.
  • [41]
    Bourdieu (P.), La distinction, op. cit., p. 382.
  • [42]
    Bozon (M.), « Mariage et mobilité sociale en France », European Journal of Population, 7 (2), 1991.
  • [43]
    Sur les influences conjugales et amicales sur les pratiques culturelles, voir Lahire (B.), La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004, chap. 13.
  • [44]
    Hoggart (R.), La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970 ; Bourdieu (P.), La distinction, op. cit.
  • [45]
    Neuilly-sur-Seine est une des communes françaises les plus aisées.
  • [46]
    Le goût pour les films d’action est plus répandu chez les ouvriers et les employés que chez les cadres et professions intellectuelles supérieures. Voir Duval (J.), « L’offre et les goûts cinématographiques en France », Sociologie, 1 (2), 2011.
  • [47]
    Cautrès (B.), Chanvril (F.), Mayer (N.), « Retour sur l’hypothèse de “l’homologie structurale” : les déplacements des catégories sociales dans l’espace politique français depuis La distinction », in Coulangeon (P.), Duval (J.), dir., Trente ans après La distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013.
  • [48]
    Neyrat (F.), Des V.R.P. aux forces de vente, thèse citée.
  • [49]
    Mayer (N.), La boutique contre la gauche, op. cit.
  • [50]
    Peugny (C.), Le déclassement, op. cit.
  • [51]
    Guillaume (S.), Le petit et moyen patronat dans la nation française de Pinay à Raffarin, 1944-2004, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2005.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions