Politix 2016/2 n° 114

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Article de revue

« Si j’arrête de danser, je perds tout »

Penser les mobilités sociales au regard de la vocation d’artiste chorégraphique

Pages 121 à 148

Notes

  • [1]
    Menger (P.-M.), La profession de comédien, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, Département des études et de la prospective (DEP), 1997. Rannou (J.), Roharic (I.), Les danseurs, un métier d’engagement. Centre de sociologie du travail et des arts – Centre national de la danse – Ministère de la Culture, Paris, La Documentation française, 2006.
  • [2]
    Dubois (V.), La culture comme vocation, Paris, Seuil, Raisons d’agir, coll. « Cours & Travaux », 2013.
  • [3]
    Bourdieu (P.), « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, 15 (1), 1974.
  • [4]
    Pasquali (P.), Passer les frontières sociales, Paris, Fayard, 2014. Le présent papier doit beaucoup à la lecture de ce travail.
  • [5]
    Les salaires les plus élevés pour les danseurs demeurent nettement inférieurs à ceux des autres professions artistiques. Un danseur intermittent sur cinq déclare un revenu annuel global inférieur à 7 622 € en 2001. Cf. Rannou (J.), Roharic (I.), Les danseurs, un métier d’engagement, op. cit.
  • [6]
    Le marché parisien semble assurer des possibilités de stabilisation durable, de revenus et d’accès à l’emploi, supérieures à celles offertes par les autres marchés locaux et régionaux. Rannou (J.), Roharic (I.), Les danseurs, un métier d’engagement, op. cit.
  • [7]
    Delphine Serre souligne que l’enquête ethnographique, plus facilement que l’outil statistique, « donne accès au capital culturel incorporé et à ses contenus socialement différenciés », in Serre (D.), « Le capital culturel dans tous ses états », Actes de la recherche en sciences sociales, 191-192, 2012.
  • [8]
    7 parents sur 14 ont eu accès à la propriété et connu un parcours résidentiel « valorisant ».
  • [9]
    Sur les effets de la politique culturelle, cf. Urfalino (P.), « Les politiques culturelles : mécénat caché et académies invisibles », L’Année sociologique, 39, 1989 ; Dubois (V.), La politique culturelle, Paris, Belin, 1999.
  • [10]
    Sorignet (P.-E.). Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, Paris, La Découverte, 2012.
  • [11]
    Bourdieu (P.), « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, 43, 1982.
  • [12]
    Sorignet (P.-E.), « Un processus de recrutement sur un marché du travail artistique : le cas de l’audition en danse contemporaine », Genèses, 57, 2004.
  • [13]
    Olivier de Sardan (J.-P.), « La politique du terrain », Enquête, 1, 1995.
  • [14]
    Pour avoir un aperçu plus détaillé sur la posture ethnographique et ses implications méthodologiques, cf. Sorignet (P.-E.), « Quand la vocation se fait double », in Naudier (D.), Simonet (M.), Des sociologues sans qualités, Paris, La Découverte, 2011 ; Sorignet (P.-E.), Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, op. cit., 2012.
  • [15]
    Lahire (B.), Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1995.
  • [16]
    Mauger (G.), Les bandes, le milieu et la bohème populaire. Étude de sociologie de la déviance des jeunes des classes populaires, Paris, Belin, 1975
  • [17]
    Weber (M.), Économie et société, Paris, Plon, 1995 [1921].
  • [18]
    Sorignet (P.-E.), « Un processus de recrutement sur un marché du travail artistique : le cas de l’audition en danse contemporaine », Genèses, 57, 2004.
  • [19]
    Faure (S.), Apprendre par corps : les modalités d’incorporation des gestes de danse, La Rochelle, Éditions de la M.S.H, 2003.
  • [20]
    Willis (P.), L’école des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers. Marseille, Agone, 2011 [1re éd. 1977].
  • [21]
    Sorignet (P.-E.), « Danser au-delà de la douleur », Actes de la recherche en sciences sociales, 163, 2006.
  • [22]
    Avril (C.), Cartier (M.), Serre (D.), Enquêter sur le travail. Concepts, méthodes, récits, Paris, La Découverte, coll. « Guides », 2010.
  • [23]
    Terrail (J.-P.), « Réussite scolaire : la mobilisation des filles », Sociétés contemporaines, 11-12, 1992.
  • [24]
    On peut mettre en parallèle les processus de socialisation au Care décrits chez Christelle Avril et Beverley Skeggs. Avril (C.), « Les compétences féminines des aides à domicile », in Weber (F.), Gojard (S.), Gramain (A.), dir., Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2003. Skeggs (B.), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015.
  • [25]
    Sorignet (P.-E.), Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, op. cit., chap. 7, 2012.
  • [26]
    Didier Eribon pointe les mêmes mécanismes de transformation de soi marqués par la difficulté à s’approprier un style de vie « artiste ». L’appartenance « gay » permet l’affirmation d’une nouvelle identité et d’une invisibilité des origines populaires. Cf. Eribon (D.), Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009.
  • [27]
    De nombreux témoignages de danseurs racontent des parents de milieux populaires qui n’entrent pas dans les théâtres, se trompent de chemin ou arrivent systématiquement en retard aux représentations, trouvant porte close.
  • [28]
    Sur les quatorze enquêtés, seuls deux sont rentrés sur le marché après une formation autodidacte assez rapide, six sont passés par une école nationale prestigieuse (CNDC, CNSM Lyon), deux par des écoles supérieures de second plan mais reconnues nationalement, deux par des CNR, cinq par des écoles supérieures réputées à l’étranger (Rudra, Parts, Laban Center, Julliard School) et, parmi eux, trois cumulent avec une formation en France plus ou moins prestigieuse (CNR, CNSM Lyon, CNDC).
  • [29]
    Menger (P.-M.), « Rationalité et incertitude de la vie d’artiste », L’Année sociologique, 39, 1989.
  • [30]
    W. Lignier montre que l’origine sociale des enfants surdouées est située dans le haut de l’espace social, contrairement à l’illusion partagée par Luc d’une équitable distribution du don de l’intelligence à tous les milieux sociaux. Lignier (W.), « L’intelligence investie par les familles », Sociétés contemporaines, 79 (3), 2010.
  • [31]
    Memmi (D.), « L’ascension sociale vue de l’intérieur : les postures de la conquête », Cahiers internationaux de sociologie, 100, 1996.
  • [32]
    Beaud (S.), « Un temps élastique : étudiants des “cités” et examens universitaires », Terrain, 29, 1997.
  • [33]
    Schwartz (O.), « La notion de “classes populaires” », Habilitation à diriger des recherches en sociologie, Université de Saint-Quentin-en-Yvelines, 1997, p. 158.
  • [34]
    Comme le souligne Delphine Serre : « Le capital [culturel] incorporé de façon autodidacte semble avoir pour composantes principales des compétences linguistiques et des savoir-faire relationnels. » Serre (D.), « Le capital culturel dans tous ses états », Actes de la recherche en sciences sociales, 191-192, 2012.
  • [35]
    Weber (F.), « Les rapports familiaux reconfigurés par la dépendance », Regards croisés sur l’économie, 7 (1) 2010.
  • [36]
    Sorignet (P.-E.), Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, op. cit., chap. 7, 2012.
  • [37]
    Son conjoint, haut fonctionnaire.
  • [38]
    Bourdieu (P.), « La transmission de l’héritage culturel », in DARRAS (dir.), Le partage des bénéfices. Expansion et inégalités en France, Paris, Minuit, 1966 ; Bourdieu (P.), « À propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, 100, 1993.
  • [39]
    Elle est assistante de formation depuis 8 ans, titulaire d’un BTS secrétaire de direction et d’un bac STT. Au moment de l’entretien en novembre 2015, elle est en reprise d’étude pour un master de carrière sociale.
  • [40]
    Sur cette question, cf. Sorignet (P.-E.), Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, op. cit, chap. 7.
  • [41]
    Menger (P.-M.), La profession de comédien, Ministère de la Culture et de la Communication, Département des études et de la prospective, Paris, 1997.
  • [42]
    Sur la notion de compétence politique, cf. le numéro de la Revue française de science politique, 57 (6), 2007 ; Braconnier (C.), Dormagen (J.-Y.), La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, 2007 ; Hoggart (R.), La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.
  • [43]
    On envisagera ici la politisation de manière polysémique, au sens restreint du terme centré sur la politique institutionnelle et légitime, mais aussi sous une perspective plus élargie qui permet de tenir compte des formes de mobilisation individuelles ou collectives moins reconnues. On s’intéressera ici davantage aux formes de « politisation pratique », Pudal (B.), Un monde défait : les communistes français de 1956 à nos jours, Bellecombes-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2009.
  • [44]
    Gaxie (D.), « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science politique, 52 (2-3), 2002. Pudal (R.), « La politique à la caserne. Approche ethnographique des rapports à la politique en milieu pompier », Revue française de science politique, 61, 2011.
  • [45]
    Collovald (A.), Sawicki (F.), « Le populaire et le politique. Quelques pistes de recherche en guise d’introduction », Politix, 4 (13), 1991.
  • [46]
    Sinigaglia (J.), Artistes, intermittents, précaires en lutte. Retour sur une mobilisation paradoxale, Nancy, Presses universitaires de Nancy, coll. « Salariat et transformations sociales », 2012, p. 9.
  • [47]
    Sorignet (P.-E.), « Norme professionnelle et légitimité de la violence : le cas des danseurs », Déviance et Société, 38(2), 2014, p. 134.
  • [48]
    Guillaume (C.), Pochic (S.), Silvera (R.), « Genre, féminisme et syndicalisme. Introduction », Travail, genre et sociétés, 30, 2013.
  • [49]
    Dans Le cens caché, Daniel Gaxie montre que la participation électorale dépend en partie du capital culturel qui conditionne la politisation. Gaxie (D.), Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, 1978.
  • [50]
    Mauger (G.), Préface, L’accès à la vie d’artiste. Sélection et consécration artistiques, Bellecombes-en-Bauges, Éditions du Croquant, coll. « Champ social », 2006.
  • [51]
    Dubois (V.), La culture comme vocation, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours & Travaux », 2013.
  • [52]
    Schwartz (O.), « Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique. Matériaux lacunaires », Politix, 4(13), 1991, p. 80.
  • [53]
    Renahy (R.), Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2006.
  • [54]
    Mauger (G.), « Sur la violence symbolique », in Müller (H.-P.), Sintomer (Y.), dir., Pierre Bourdieu, théorie et pratique, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2006.
  • [55]
    Braconnier (C.), Dormagen (J.-Y.), « Le vote des cités est-il structuré par un clivage ethnique ? », Revue française de science politique, 60 (4), 2010, p. 664.
  • [56]
    Beaud (S.), Masclet (O.), « Des “marcheurs” de 1983 aux “émeutiers“ de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés », Annales. Histoire, Sciences sociales, 61 (4), 2006.
  • [57]
    Fassin (E.), Fassin (D.), De la question sociale à la question raciale ? Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2006.
  • [58]
    Goffman (E.), Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, traduit de l’anglais par Alain Kihm, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1975.
  • [59]
    Sayad (A.) « Immigration et “pensée d’État” », Actes de la recherche en sciences sociales, 129, 1999.
  • [60]
    Bourgois (P.), Schonberg (J.), « Un “apartheid intime”. Dimensions ethniques de l’habitus chez les toxicomanes sans-abri de San Francisco », Actes de la recherche en sciences sociales, 160 (5), 2005.
  • [61]
    Skeggs (B.), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, op. cit.
  • [62]
    Bourdieu (P.), « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de la recherche en sciences sociales, 14, 1977.
  • [63]
    Bourdieu (P.), « Le langage autorisé [Note sur les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel] », Actes de la recherche en sciences sociales, 5-6, 1975, p. 184.
  • [64]
    Chamboredon (J.-C.), Lemaire (M.), « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, 11 (1), 1970.
  • [65]
    Grignon (C.), « Racisme et racisme de classe », Critiques sociales, 2, 1991.
  • [66]
    Elias (N.), « Remarques sur le commérage », Actes de la recherche en sciences sociales, 60, 1985. Une actualisation de cette grille d’analyse est mobilisée dans Cartier (M.), Coutant (I.), Masclet (O.), Siblot (Y.), La France des « petits-moyens ». Enquêtes sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008, chap. 5.
  • [67]
    Masclet (O.), La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003.
  • [68]
    Comme le souligne Jean-Claude Chamboredon : « Cette dimension permet de comprendre des attitudes et des stratégies (choix thématiques, choix de genre, choix de contextes et de formes de diffusion), des modalités d’expression et d’adresse (qu’on pourrait peut-être définir à partir de la notion de position d’énonciation) qui différencient les créateurs dans leur rapport au public et leur rapport à l’œuvre. » Chamboredon (J.-C.), « Production symbolique et formes sociales. De la sociologie de l’art et de la littérature à la sociologie de la culture », Revue française de sociologie, 27 (3), 1986, p. 517.
  • [69]
    Pudal (R.), « La politique à la caserne… », art. cit., p. 26.
  • [70]
    Coulangeon (P.), « L’expérience de la précarité dans les professions artistiques. Le cas des musiciens interprètes », Sociologie de l’art, 3, 2004.
  • [71]
    Je tiens à remercier Julie Pagis et Paul Pasquali. Ce papier doit beaucoup, dans sa version finale aux remarques judicieuses qu’ils ont proposées.

1Les enquêtes statistiques sur les professions artistiques montrent que la part des héritiers y est prépondérante [1]. D’ordinaire, les enfants d’origine populaire sont caractérisés par une faible initiation à la culture légitime au sein de la sphère familiale, ce qui rend peu propices les orientations vers les carrières artistiques ou plus largement celles qui ont la culture comme vocation [2]. Aussi, envisager l’engagement dans ces métiers chez ces enfants d’origine populaire suppose d’examiner en détail ce qui dans leurs expériences sociales a rendu possible l’intériorisation de dispositions à la vocation artistique.

2En d’autres termes, cela implique, d’une part, de comprendre dans quelles conditions la socialisation familiale peut produire des aspirations en décalage avec les probabilités objectives du milieu social d’origine [3] ; d’autre part, de mettre au jour les effets d’un déplacement social qui s’opère à travers l’appropriation d’un capital culturel élitiste : quelles recompositions, persistances, ou ruptures dans le tissu relationnel, le style de vie et la représentation du monde social ces « déplacés sociaux [4] » sont-ils amenés à vivre, alors même que leur déplacement est davantage statutaire qu’économique [5] ?

3Pour répondre à ces interrogations, je suis revenu sur une enquête menée depuis 1998 par observation participante sur le métier de danseur contemporain auprès de plus d’une centaine d’enquêtés. Quinze d’entre eux, de sexe masculin, sont issus de milieux populaires, fils d’ouvriers pour onze. Pour plus de la moitié, leurs pères ont connu une promotion sociale par l’acquisition de qualifications ou d’un poste de maîtrise. La plupart de ces danseurs vivent aujourd’hui à Paris ou y ont vécu quelques années, le déplacement social coïncidant souvent avec la mobilité géographique vers la capitale [6]. Nous nous intéresserons ici plus spécifiquement à sept enquêtés de sexe masculin. Les récits de vie répétés sur le temps long, donnent à voir un pan largement invisible des trajectoires qui nous intéressent : celui des mobilités en train de se faire, de leur expérience intime par ces danseurs qui perçoivent bien souvent leur ascension comme très fragile, parfois illégitime, marquée par des doutes et une modification de l’horizon des possibles au moment des reclassements, autant d’aspects insaisissables par les statistiques [7]. Rompant avec l’univers culturel de leurs familles, les danseurs enquêtés n’en restent pas moins travaillés par l’expérience de la domination vécue par leurs proches mais aussi parfois par eux-mêmes sur la scène professionnelle, particulièrement en raison de la précarité structurelle du milieu dans lequel ils évoluent. La fragilité de ce déplacement social questionne ainsi la possible réversibilité d’une position sociale acquise dans un espace où les titres scolaires et la sédimentation de l’expérience ont un poids relatif rapporté à celui du maintien de l’instrument de travail : le corps. Il s’agit donc de comprendre les déterminants de ces parcours vocationnels objectivement improbables, mais aussi de mesurer les effets de ce déplacement social fragile sur les trames relationnelles ainsi que sur les représentations des intéressés, notamment politiques.

Encadré 1. Les enquêtés et l’enquête

La population des danseurs se caractérise par la place importante qu’occupent en son sein les enfants de professionnels du spectacle, d’une part, et ceux des cadres et professions intellectuelles supérieures, d’autre part, ce qui fait des danseurs une catégorie de population sur-dotée en capital culturel. Une majorité de danseurs est titulaire d’un diplôme égal ou supérieur au baccalauréat. Le niveau d’étude très élevé des danseurs intermittents (un sur cinq est titulaire d’un diplôme de 2e et 3e cycles) situe la profession au même niveau que celle, tout particulièrement diplômée, de comédien (Menger, 1997). Enfin, c’est une profession jeune, très féminisée, particulièrement chez les intermittents, mode de régime professionnel le plus courant pour les danseurs contemporains.
Dans ce tableau d’ensemble, les 15 enquêtés sur lesquels porte cet article occupent une place bien singulière : ils sont pour la majorité issus des fractions stables des classes populaires (au moins un des parents a connu régulièrement un CDI). Leurs parents, pour près de la moitié, ont pu s’endetter pour pouvoir acheter leurs logements [8]. Ces enquêtés ont vécu dans des environnements socialement et ethniquement homogènes. La plupart ont grandi dans des zones davantage rurales qu’urbaines, à la périphérie de villes moyennes ou petites (moins de 10 000 habitants).
Ceux d’entre eux nés après 1970 ont bénéficié du mouvement général d’accès au baccalauréat. Sur les neufs danseurs, scolarisés en France, nés entre 1972 et 1983, seuls deux n’ont pas le bac, l’un ayant le BEPC et l’autre un CAP soudeur, les autres ont un bac général pour la majorité plutôt du côté des sciences humaines et des lettres (5), un seul titulaire d’un bac scientifique (biologie) et un autre d’un bac pro. Mais l’orientation rapide vers la danse après le baccalauréat les éloigne, pour la plupart, d’études supérieures qu’ils n’envisageaient pas ou dans lesquelles ils étaient en échec relatif.
Sur les quinze danseurs enquêtés, sept sont mobilisés particulièrement dans ce papier en raison des relations de proximité que j’ai pu entretenir avec eux ainsi que de l’accès privilégié que j’ai pu avoir à leur lieu de travail et dans des espaces plus intimes de leur vie quotidienne. C’est, à travers eux, différentes générations de danseurs qui sont représentées. L’examen de l’entrée sur un marché du travail à ses différents degrés d’institutionnalisation permet de comprendre la façon dont la politique culturelle dresse des droits d’entrée que les agents intègrent dans leur parcours de mobilité. Ainsi, l’État, dans les années 1980, a organisé ce nouveau marché du travail artistique [9] en créant des structures chorégraphiques dont il a augmenté régulièrement les subventions, en organisant un marché de la formation et en se faisant le garant de la protection sociale des danseurs grâce au régime assurantiel de l’intermittence. La suprématie du ballet classique a laissé place à une diversité du marché du travail de la danse, la danse contemporaine représentant au milieu des années 1990 le principal pourvoyeur d’emplois. Durant les années 1980, les compagnies contemporaines sont en cours d’élaboration de leur technique spécifique, ce qui a permis une plus grande ouverture à des profils hétérodoxes (sportifs non passés par des écoles de danse), les hommes étant une main-d’œuvre assez rare sur un marché de la danse où les formations supérieures classiques étaient prédominantes. L’homologation par l’État d’un degré de professionnalité et de reconnaissance artistique par la création d’écoles supérieures dédiées à la danse contemporaine laisse moins de place à tout ce qui relève de l’expérimental et l’introduction des règles du marché modifie le regard du chorégraphe sur le danseur qui doit posséder un ensemble de compétences de plus en plus précises pour espérer être engagé. Le passage par une école supérieure caractérise les danseurs d’origine populaire nés après 1980 qui doivent redoubler d’excellence en termes de formation pour espérer entrer sur ce marché du travail très compétitif, l’autodidaxie étant davantage réservée aux enfants des classes moyennes supérieures [10].
On peut proposer une brève présentation de chacun des protagonistes de ce papier. Il s’agit de parcours atypiques en ce qu’ils ne sont pas représentatifs, en termes d’origine sociale, de la population des danseurs contemporains. Néanmoins, l’hétérodoxie de ces parcours doit être nuancée : l’insertion professionnelle des danseurs d’origine populaire est grandement facilitée par la détention d’un diplôme d’une école supérieure de danse qui consacre l’accès à un autre univers social que celui de leur famille d’origine [11]. Dans notre échantillon, seuls ceux arrivés sur le marché du travail de la danse à une période de structuration du champ chorégraphique de la danse contemporaine, les années 1980, ont pu négocier une entrée sans passer par une formation supérieure de danse. Dans les auditions, l’absence de sélection sur CV [12] dans cet état du champ, couplée à la rareté des profils masculins, leur donnait la possibilité de présenter, à défaut de leur technicité de danseur, leur virtuosité issue d’autres techniques du corps. Ces qualités physiques vont constituer des ressources pour enrichir le répertoire gestuel des productions associées au label « danse contemporaine ». Mais, dès les années 1990, pour la majorité des danseurs enquêtés, le passage par une école supérieure française et/ou étrangère donne la possibilité de se projeter professionnellement et de rassurer des parents, éloignés des mondes de l’art.
Abdel, 39 ans, fils d’un père ouvrier et d’une mère femme au foyer puis aide ménagère, tous deux immigrés marocains, élevé dans la grande banlieue de Grenoble, dans un pavillon au pied de grands ensembles dont les parents sont devenus propriétaires, sans diplôme scolaire mais détenteur d’une médaille d’or du conservatoire régional en technique classique et rentré au Centre national de danse contemporaine (CNDC), l’une des écoles européennes les plus prestigieuses.
Aldo, 53 ans, fils d’un père maçon salarié puis petit entrepreneur et d’une mère au foyer. Tous deux sont immigrés italiens. Il est élevé en banlieue parisienne à Bobigny, dans un pavillon, en bas des « cités », dont les parents sont propriétaires. Il n’a pas fait d’études secondaires, très vite apprenti cariste dès l’âge de 14 ans. Devient danseur à 21 ans, en se formant dans des cours privés mais surtout en travaillant très rapidement dans des compagnies réputées.
Kamil, 35 ans, fils d’un père ouvrier et d’une mère au foyer qui, après son divorce, occupera des fonctions d’aide ménagère en France et en Suisse. Ses parents sont tous deux immigrés marocains. Élevé en milieu rural dans des logements sociaux qui « ne ressemblaient pas à des cités ». Baccalauréat scientifique sans mention, licence de biologie après une année de médecine redoublée. Fait tardivement une école supérieure de danse à Londres.
Luc, 53 ans, fils d’un père inconnu et d’une mère taxi, élevé dans sa petite enfance en milieu rural par sa grande mère puis rejoint sa mère dans les « cités » du 19e arrondissement de Paris. Sans diplôme, il débute un CAP charcuterie dont il sera renvoyé pour indiscipline (il a craché dans le pâté) puis enchaîne les petits boulots pendant les années 1970. Découvre la danse à 19 ans et rentre au CNDC.
Louis, 33 ans, fils d’un père cafetier, anciennement ouvrier agricole et d’une mère commerçante (elle assiste le père dans la gestion du petit restaurant-hôtel qu’ils tiennent dans le centre d’une ville moyenne en région), tous deux sans diplômes. Louis est titulaire d’un baccalauréat littéraire option danse. Il intègre jeune (14 ans) une école dans un ballet classique du Nord de la France puis prolonge sa formation au sein du Conservatoire supérieur de danse de Lyon (CNSM) pour la terminer dans l’école supérieure la plus prestigieuse en Europe, PARTS.
Smain, 41 ans, et Patrick, 50 ans, viennent compléter en appui ces principaux protagonistes.
Il faut, pour finir, dire quelques mots de l’enquête ethnographique sur laquelle ce travail est fondé. D’ordinaire, l’épuisement et la récurrence des données collectées signalent la fin du travail de recherche, donnant une scansion aux différentes étapes de celui-ci, ainsi qu’une « garantie méthodologique [13] » dans le processus d’administration de la preuve. L’inscription de l’enquêteur dans une durée non conventionnelle (ici la très longue durée) produit des matériaux originaux, questionne leur interprétation et interroge les dimensions évolutives du rapport enquêteur-enquêté et plus encore les effets du terrain sur la façon dont le chercheur modifie progressivement et parfois imperceptiblement l’orientation de son regard.
J’ai mené des entretiens formels et informels répétés ainsi que des observations aussi bien dans les lieux d’exercice de la profession (les vestiaires des cours de danse, les auditions, les répétitions, la scène) qu’au domicile, dans les chambres d’hôtel après un spectacle. J’ai établi avec les enquêtés présentés dans le présent papier une proximité sur parfois près de vingt ans, sur différentes scènes sociales. J’ai pu travailler en tant que collègue dans différentes compagnies et pour l’un d’entre eux, Kamil, j’ai pu être dans la posture d’employeur-chorégraphe. Je connais leur vie affective et familiale. Ainsi, j’ai réalisé des entretiens avec des membres de la fratrie pour un certain nombre d’entre eux (quatre d’entre eux sur les sept) et observé les interactions avec les amis d’enfance et/ou les conjoints. La quotidienneté dans la coprésence et la familiarité des échanges a grandement facilité le recueil régulier de données professionnelles et personnelles sur chacun des enquêtés présentés ici. L’intérêt porté dès le départ de mon enquête aux parcours hétérodoxes, éclairant en miroir ma propre insertion de danseur sur le marché du travail de la danse, m’a orienté vers ceux qui par leur sentiment d’illégitimité étaient davantage disposés à accorder une attention bienveillante à ma posture d’enquêteur. Par ailleurs, chez la plupart de mes enquêtés, la conscience aiguë de leur situation matérielle, comparativement à la majorité des héritiers qui composent le champ artistique, les incitait spontanément à déconstruire les soubassements d’un discours vocationnel désencastré des contraintes sociales. Ce faisant, nombre de mes enquêtés d’origine populaire ont pu trouver dans le regard sociologique un intérêt fort, voire même une instrumentalisation de celui-ci pour comprendre les ressorts de leur trajectoire sociale [14].

4L’attention sera portée ici, dans un premier temps, sur la combinaison de ressources et de dispositions apparemment antagonistes, condition d’un désajustement dispositionnel [15] mais qui est aussi propice à la vocation de danseur. Si la virtuosité physique répond aux canons d’une virilité traditionnelle [16], la socialisation à des activités usuellement attribuées aux femmes produit une dissonance dans l’apprentissage des normes masculines dominantes en milieu populaire. Dans un deuxième temps, on examinera les effets de ces mobilités sociales sur le rapport aux milieux d’origine des enquêtés en analysant l’évolution des positions que chacun des enquêtés occupe sur les scènes familiales et conjugales, la distance qui s’établit avec leurs proches, ainsi que la part de fragilité et de réversibilité de ces passages des frontières sociales. Enfin, on s’attardera plus précisément sur la façon dont la socialisation à ce métier de « prestige [17] » modifie le rapport au politique de ces danseurs.

Danseur d’origine populaire : des dispositions antagonistes

5Contrairement aux familles fortement dotées en capital culturel, l’intériorisation des valeurs artistiques sous forme de dispositions ne passe pas, dans les cas étudiés ici, par une inculcation précoce de la vocation artistique. Les ressorts de l’adhésion au monde de la danse résident alors dans des facteurs en apparence paradoxaux. On veut montrer ici que la tension entre une masculinité ancrée dans la puissance physique, et l’intériorisation précoce de dispositions « féminines » constitue un terreau favorable à la vocation chorégraphique.

Des ressources corporelles transformées

6Le capital corporel joue un rôle central dans le processus d’identification et de sélection des prétendants à la professionnalisation. En effet, la virtuosité physique participe du processus d’individualisation nécessaire pour être identifié comme singulier et, en retour, se penser comme tel [18].

7Lors de la période d’apprentissage [19], les dispositions corporelles sont retravaillées et associées à l’acquisition d’une autre technique du corps et de compétences couramment perçues comme « féminines ». En effet, la prestance, la grâce, la capacité à « dompter » et à rendre invisible la force physique pour en faire un produit stylisé sont à la fois des compétences requises pour exercer son métier d’interprète mais surtout des qualités associées aux territoires féminins. Si les processus d’identification sexuée sont marqués par cette socialisation à la technique de danse, les danseurs d’origine populaire sont, néanmoins, fréquemment rappelés à leurs compétences athlétiques qui constituent leur premier droit d’entrée dans le métier.

8Pour Abdel, 39 ans, fils d’ouvrier, élevé dans la banlieue de Grenoble, l’expérience du défi physique s’acquiert au sein du quartier de logements sociaux jouxtant le pavillon que ses parents ont réussi à acheter. Sa socialisation à une virtuosité exercée dans les joutes informelles et régulières avec d’autres garçons du quartier se matérialise dans sa prise de risque lors de parcours d’obstacles au sein de « la cité » attenante :

9

« J’étais le singe, le chef de la bande. Je faisais du Yamakasi, à l’époque, cela ne s’appelait pas comme cela […]. J’avais un petit groupe, je les emmenais avec moi. On sautait d’immeuble en immeuble. »
(Entretien avec Abdel, mai 2014)

10Ces compétences physiques sont associées à la puissance et valorisées en tant que telles par les chorégraphes-employeurs. Ainsi Aldo, fils de maçon italien immigré, 53 ans en 2015, danseur qui n’est passé par aucune formation, est décrit sous ce prisme par un chorégraphe, Éric, ancien employeur :

11

« Aldo, je l’ai choisi, tu sais la technique, c’est un élément qui constitue le danseur et qui ne fait pas exister l’interprète. C’est une énergie fabuleuse, malheureusement pas toujours bien canalisée. C’est d’abord une personne qui ne se soumet pas à ce qu’il faut bien faire mais qui fait ce qu’il y a à faire avec des gaucheries, une surforce. »
(Entretien avec Éric, octobre 2002)

12Ici cette « surforce » est source de décalage, mais toujours rapportée à une « authenticité » et à un ancrage dans la pratique, qui trouve écho dans l’évocation que Paul Willis fait des jeunes apprentis de milieux populaires [20].

13Cette puissance physique est souvent associée par les enquêtés à une forme de « rage », énergie qui balaierait les frontières sociales. C’est ce que souligne Abdel :

14

« Quand tu vois les trucs à la télé, des pauvres gens qui ne font rien, qui restent dans leur cité et qui tiennent les murs, moi j’ai fait cela toute ma jeunesse, de glander, de traîner. C’est pour cela que je dis que je danse comme un guerrier car c’était une bataille. »
(Entretien avec Abdel, mars 2012)

15Pour les chorégraphes employeurs, c’est alors la possibilité d’utiliser une forme de « jusqu’au-boutisme » de ces danseurs, en particulier lorsque ces derniers sont en recherche d’une légitimité qui leur paraît toujours à prouver, comme le suggère cet extrait d’entretien :

16

« Les Badams [chorégraphes], ils ont tout de suite vu mon côté danseur guerrier et ils m’ont poussé, poussé, poussé à m’en faire des hernies, à me casser les côtes, j’avais une hernie, je dansais quand même, on me ramenait avec une minerve [et on] me portait dans mon lit parce que je ne pouvais rien faire, mais le lendemain, j’allais redanser. Tous les médecins me disaient “il faut arrêter, il faut arrêter”, je ne voulais pas et les Badams, ils disaient “on a un interprète il danse alors qu’il a ça, etc.” et tous les nouveaux interprètes qui arrivaient, ils leur disaient “mais regardez Abdel, il a dansé avec ça et ça, etc.” Moi ça, ça me galvanisait, “putain, je suis un guerrier, même avec une jambe en moins”, c’est Rambo quoi [ton véhément]. »
(Entretien avec Abdel, novembre 2014)

17Le sens du sacrifice, expression de l’engagement vocationnel [21] et disposition professionnelle en acte [22], est ici redoublé par la nécessité de justifier sa place face aux autres, y compris les nouveaux venus. La seule option pour Abdel est de se positionner en exemple indépassable, en réactivant un ethos populaire du « dur au mal », dans lequel il retrouve ses premières expériences corporelles basées sur la prise de risque. Ainsi, ce corps virtuose et athlète apparaît à la fois comme une ressource et une contrainte : ressource en tant qu’expression d’une hexis corporelle marquée par une socialisation viriliste distincte des parcours d’apprentissage des danseurs issus des classes moyennes supérieures ; contrainte, par l’assignation répétée à une identité de classe et de genre qui limite la palette des rôles à interpréter et met en danger la pérennité, à moyen terme, de l’instrument de travail qu’est le corps, par la plus grande propension à la blessure.

La féminisation du masculin, une ressource de mobilité ?

18À côté des propriétés typiquement masculines évoquées ci-dessus, il apparaît que ces enquêtés ont été assignés, au cours de leur prime socialisation, à des rôles habituellement dévolus aux filles.

19Kamil, 35 ans, élevé seul par sa mère, après le divorce de ses parents – il avait alors 5 ans –, souligne sa forte propension à s’occuper des tâches domestiques, qu’il met sur le compte de la réorganisation des positions et des occupations genrées à l’intérieur du foyer qu’il constitue avec sa mère. Ses sœurs aînées ayant quitté le domicile familial, étant le petit dernier, il se retrouve seul, à cinq ans, avec sa mère divorcée.

20

« Quand mes parents ont divorcé, mes sœurs se sont barrées. Du coup, cela m’a permis d’avoir une vie différente. Si ça se trouve, je n’aurais même pas découvert la danse. Grâce à cela ma mère elle est devenue sociable, elle a appris la langue française rapidement, elle a développé d’autres qualités. Elle n’a plus eu d’hommes dans sa vie, par choix, mais elle n’était plus confinée à l’intérieur… Le fait qu’il n’y ait pas de père, ça m’a donné une liberté d’action. »
(Entretien avec Kamil, octobre 2015)

21La liberté acquise par la mère rebat les cartes des rôles traditionnellement assignés au masculin et au féminin. Elle se matérialise par une familiarisation accélérée de la mère à la société française en l’obligeant à sortir à l’extérieur de l’espace de la maison, y compris pour passer des séjours en hôpital psychiatrique en raison d’une dépression chronique. On peut supposer que ce bouleversement des cadres traditionnels constitue une des conditions de son acculturation à la société française. L’obligation de tenir la maisonnée, tant en termes d’entretien domestique que par la gestion économique quotidienne du foyer (il fait les comptes) oriente Kamil vers des tâches traditionnellement dévolues aux aînées. Sa non-assignation à un rôle spécifiquement masculin le prédispose, tout comme les jeunes femmes d’origine populaire [23], à se saisir pleinement des normes scolaires.

22De même, Abdel, en raison du handicap de deux de ses frères et sœurs est, en tant qu’aîné, chargé de seconder sa mère dans les tâches ménagères quotidiennes ainsi que dans les soins apportés à ses deux frère et sœur. Cette socialisation précoce aux tâches traditionnellement destinées aux femmes, notamment dans les familles populaires maghrébines [24], lui confère au sein de la famille un rôle à tonalité féminine qu’il va approfondir dans ses choix vestimentaires, mais aussi dans la découverte et l’affirmation de son homosexualité, distinction ultime dans un environnement où la sexualité masculine est strictement normée.

23

« Je pense que ma mère devait savoir mes tendances. En même temps, cela l’arrangeait bien. J’étais l’aîné et dans une famille maghrébine, je ne faisais pas des choses de garçon, j’ai changé mes frères et sœurs handicapés, je leur donnais à manger, ma sœur est morte depuis, je faisais le ménage, l’aspirateur. J’aidais ma mère car elle ne pouvait pas faire tout, toute seule. Je mettais les colliers, les talons de ma mère, ses fringues. Quelquefois elle me disait : “Mais, Abdel, ce n’est pas pour les garçons.” Il n’y a jamais eu de soucis. »
(Entretien avec Abdel, mai 2014)

24Dans le premier entretien réalisé avec lui en 1998, Abdel évoquait son homosexualité comme un élément déjà là, ne contextualisant pas l’apparition de celle-ci et soulignant le secret à demi dévoilé (à l’époque il vivait en appartement avec son compagnon, infirmier) face à ses parents [25]. Dans cet extrait d’entretien réalisé en mai 2014, il fait un lien explicite entre les dispositions acquises via les rôles féminins qui lui sont assignés très jeune et la fabrique de son homosexualité.

25Et cette féminisation du masculin participe à créer les conditions d’une possible orientation vers un métier artistique qui autorise à mobiliser des ressources (masculines) de la virtuosité physique au profit d’un métier situé sur le versant féminin des représentations sociales. Cette transformation de soi a pour ressort le désir d’explorer une singularité qui échappe à la contrainte de remplir le cahier des charges d’une masculinité populaire.

26Ainsi Patrick, fils d’un chef de chantier et d’une mère secrétaire, titulaire d’un bac littéraire, découvre la danse à l’université alors qu’il est en première année de lettres modernes.

27

« Il y a une vraie liberté. Quand j’ai décidé de faire ce métier, je me suis toujours demandé si j’avais choisi inconsciemment le mode de vie ou le métier… Est-ce que c’est la danse que j’ai choisie pour ce qu’elle est ou ce mode de vie qui me permettait de vivre mon homosexualité. Je n’étais jamais allé dans un bar pédé de ma vie. »
(Entretien avec Patrick, janvier 2008)

28Le choix du métier est ici rapporté à un style de vie qui autorise l’expression de son homosexualité sans être soumis au regard désapprobateur ordinairement rencontré dans les familles populaires. Le cas des danseurs d’origine populaire pose ainsi de manière centrale la question des modes de constitution et de modification de dispositions, ici sexuées mais aussi les conditions d’accès et d’appropriation d’un style de vie « artiste [26] ».

Des déplacements sociaux entre ruptures et reconstitutions relationnelles

29Pour ces enquêtés, accéder au métier de danseur, c’est contourner leur destinée sociale probable et « monter » dans la hiérarchie sociale en dehors des voies traditionnelles d’ascension. L’expérience du style de vie artiste induit chez ceux qui sont étrangers au monde du spectacle une distance avec la famille d’origine de par un rythme de vie différent, un rapport au temps décalé. Mais pour ceux qui sont d’origine populaire, ce désajustement est redoublé par l’éclatement des repères culturels qui rend parfois difficilement accessible la matérialité [27] de ce qu’ils font dans leur métier pour leur famille ou leurs amis d’enfance.

30À la potentielle culpabilité d’avoir laissé ses proches derrière soi répond la volonté de pouvoir les aider, notamment comme ressource de mobilité pour certains d’entre eux. Néanmoins, la réussite du déplacement social est contrebalancée par une vie matériellement précaire et par la crainte de revenir à la position d’origine, spectre régulièrement évoqué en entretien, en particulier dans les moments de fragilité professionnelle.

Échapper à son destin social

31Entrer dans la danse, c’est d’une certaine façon réussir autrement, c’est-à-dire en dehors de la voie traditionnelle que constitue en France la certification scolaire. Certains ont d’ailleurs déjà entamé une professionnalisation par l’obtention d’un CAP, voire par une insertion professionnelle précoce. C’est le cas de Luc, en CAP de charcuterie à 14 ans dont il est renvoyé, mais aussi d’Aldo, apprenti cariste à 16 ans puis très vite engagé sur des chantiers, ou encore de Smain, titulaire d’un CAP chaudronnerie qui devient plombier pendant cinq ans avant d’intégrer le Centre national de danse contemporaine (CNDC), la plus prestigieuse des écoles supérieures de danse contemporaine.

32Pour ceux qui, fils d’ouvriers, se trouvent dépourvus du baccalauréat, la danse apparaît comme la possibilité d’accéder à un diplôme prestigieux par l’intégration d’une école supérieure reconnue. C’est ce que souligne Abdel, titulaire du BEPC et diplômé du CNDC, danseur pendant quinze ans dans de nombreuses compagnies réputées :

33

« La danse, c’était ou ça ou je me retrouvais mécanicien. Pour moi, c’était la bouée. C’était le seul moyen d’appartenir à quelque chose de prestigieux au-delà des études, d’avoir le bac, d’avoir fait je ne sais pas combien d’années de fac et d’avoir un boulot reconnu. C’était le seul moyen que j’avais. »
(Entretien avec Abdel, janvier 2006)

34Le diplôme d’une école supérieure constitue une double assurance [28] : celle de limiter, aux yeux de leur entourage familial et à leurs propres yeux, l’incertitude de l’avenir [29], mais aussi celle que procure une revalorisation symbolique alors même que la carrière scolaire ne laisse pas présager d’un futur professionnel valorisant. L’obtention du diplôme d’une école supérieure de danse peut ainsi contrebalancer le sentiment d’échec scolaire. Luc, 53 ans, chorégraphe depuis 25 ans pointe l’injustice sociale que représente son échec scolaire :

35

« J’ai commencé un CAP charcuterie et je ne l’ai pas fini… J’aurais rêvé faire des études de sociologie ou d’anthropologie… Ma psy m’a dit que je corresponds aux enfants surdoués. Finalement, je suis rentré au CNDC [Centre national de danse contemporaine]. Pour moi, “national” c’était aussi important que danse, voire même plus. »
(Entretien avec Luc, août 2015)

36Fils d’une mère chauffeur de taxi de nuit (salariée puis à son compte) et d’un père inconnu, Luc a été élevé en partie par sa grand-mère en milieu rural puis par sa mère dans les « cités » du 19e arrondissement de Paris. Il se rend compte a posteriori de l’importance, pour légitimer son statut de chorégraphe, du « manque » que constitue le fait de ne détenir que le baccalauréat. En se référant au jugement valorisant de sa thérapeute, il peut revendiquer son affiliation à la catégorie des surdoués, le dissociant ainsi, par un verdict de la nature, des verdicts scolaires et, surtout, de ses origines sociales [30]. L’entrée au CNDC fonctionne comme un lot de consolation qui lui procure un titre scolaire légitime, le terme de « national » qui renvoie à la dimension générique du titre scolaire étant aussi important que celui spécifique de « danse ».

37Pour quelques-uns, la danse apparaît comme un reclassement, un « nouveau départ [31] », qui permet de prolonger l’ambition de promotion sociale en accédant à un métier prestigieux et apparemment moins enserré par des normes scolaires contraignantes. C’est le cas de Kamil, 35 ans, dernier d’une fratrie de six enfants, dont le père est ouvrier dans la plasturgie dans une ville proche de la frontière suisse, et dont la mère « faisait des ménages ». Bon élève au collège et plus particulièrement dans les disciplines scientifiques, il passe, sans brio, un bac général science (option biologie) et s’oriente vers des études de médecine.

38Il est vite confronté à la difficulté, pour ces jeunes hommes de milieux populaires, de s’ajuster aux temporalités de l’université [32]. En échec deux fois de suite, son rêve d’ascension sociale bute sur des socialisations peu compatibles avec son année en médecine. Il rejoint la cohorte des « dominés aux études longues [33] », caractéristique d’une fraction des jeunes de milieu populaire. C’est en licence de biologie qu’il s’inscrit dans un cours de danse contemporaine, dans le cadre des activités proposées par l’université :

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« Moi, je voulais être journaliste ou médecin. D’ailleurs, j’ai fait médecine, même si cela n’a pas marché… Avec la danse, même si ce sont des métiers très différents, c’est un peu pareil, on se déplace beaucoup et on apporte du bonheur aux gens. »
(Entretien avec Kamil, septembre 2011)

40Son adhésion à la vocation médicale repose autant sur la sécurité de l’emploi que sur la respectabilité associée à cette profession établie. Devenir danseur participe alors à revaloriser une image sociale caractérisée par des origines populaires et maghrébines, sources de stigmatisation.

Une distance qui s’impose avec les proches

41Tous les danseurs rencontrés soulignent la distance qui s’installe progressivement vis-à-vis de leur milieu d’origine, en particulier à travers le décalage ressenti lorsqu’ils visitent leur famille. Le rapport au langage [34], la façon de se vêtir, et tout ce qui renvoie à l’incorporation d’un autre habitus de classe renvoient chacun à ce qui constitue son quotidien. C’est ce que souligne Abdel, pour qui chaque séjour dans sa famille nécessite une réadaptation :

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« Je ne sais pas si je le fais exprès mais j’essaie de me mettre au niveau, c’est méchant de dire cela. Yacine [le petit dernier de la fratrie], qui a un peu plus de répartie, il dit “ça y est le bourgeois est arrivé, il va commencer à nous parler comme un bourgeois”, et je ne me sens pas bourgeois du tout mais la façon que j’ai de parler, ce n’est pas la façon qu’ils ont de parler à la campagne. […] Ce sont des tournures de phrase pas très françaises. Ils ne disent pas : “on va chez le docteur” mais “on va au docteur”. […] Je me dis “pourquoi ils ne parlent pas correctement”, du coup c’est là où je me sens coupable […] ce n’est pas cela qui va changer nos rapports mais : “élevez vous un peu, merde, quoi !” »
(Entretien avec Abdel, mars 2012)

43Se « mettre au niveau », c’est pour Abdel replonger dans ce qui a constitué ses premières années d’apprentissage. C’est du même coup mesurer la distance qui le sépare désormais de sa famille, mais aussi considérer qu’il peut refaire le chemin parcouru en sens inverse pour rétablir un lien familier. Son agacement devant ce qu’il perçoit comme une stagnation d’habitudes linguistiques est lié à ce qu’il décrypte comme un refus de « s’élever » socialement.

44L’éloignement géographique est souvent corrélé à la distance sociale, voire émotionnelle, qui s’installe entre celui qui est parti de son milieu d’origine et ceux qui y sont restés. Mais, en retour, celui qui est parti est aussi celui dont la valeur sociale, légitimée par ses mobilités sociale et géographique, lui confère un rôle d’aîné symbolique. Ainsi Louis, originaire de Nancy, aujourd’hui à Paris avec son compagnon, prend en charge la curatelle de son père. Ancien restaurateur, issu de milieu populaire en milieu rural, celui-ci termine sa vie atteint d’une maladie dégénérescente. Louis décide alors de prendre son père sous sa responsabilité alors que ni sa sœur aînée ni son frère cadet ne sont disposés à intervenir. Louis endosse la responsabilité de placer son père et de gérer ses comptes, devenant de fait chef de famille de « la maisonnée de prise en charge [35] ». La virulence avec laquelle Louis me parlait de son père en 2007 [36], lors de notre premier entretien, en particulier concernant le rejet par ce dernier de son homosexualité, a laissé place à une forme de distanciation réflexive sur son histoire familiale, qu’il rapporte à la prise de conscience de ses origines populaires :

45

« Mon père, il n’a pas de diplômes. Il m’a toujours répété pendant toute ma jeunesse qu’il avait commencé à bosser à 14 ans… certainement, après quand tu es fils de commerçant, très jeune tu es derrière le bar, tu aides. »
(Entretien avec Louis, avril 2015)

46La capacité de Louis à positionner son père dans l’échelle sociale est concomitante à une reprise d’étude en vue de l’obtention d’un master 2 pour un reclassement dans les métiers de la culture, transformant en capital scolaire institutionnalisé son capital culturel accumulé en tant qu’artiste chorégraphique. Ce retour distancié à la famille traduit le travail de recomposition de la place attribuée à chacun dans l’espace familial.

Transmettre et « réparer »

47Contrecarrer le destin social de ceux qu’on a laissés derrière soi, c’est parfois essayer de jouer un rôle de passeur auprès de ceux qui, parmi eux, partagent depuis les mêmes propriétés sociales et ont pu prétendre aux mêmes aspirations. La culpabilité souvent évoquée en entretien exprime un sentiment de déloyauté à l’égard des autres membres de la cellule familiale. C’est ce que souligne Abdel :

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« Je me rends compte maintenant. Par rapport à ma famille, je culpabilisais à mort, parce que moi, socialement, j’étais pas comme mes frères parce que j’avais accès, de par la danse, à la culture, aux voyages, aux rencontres, de par Bruno [37] j’avais accès à un truc intellectuel, tout un raisonnement du fait qu’il soit superdiplômé et par rapport au niveau de vie que l’on peut avoir. »
(Entretien avec Abdel, mars 2012)

49La volonté de « réparer » l’injustice de la reproduction sociale à laquelle ils ont échappé incite certains à choisir un membre plus jeune de la famille dont ils pressentent qu’il est apte à recevoir ce qu’ils pourraient donner. La tentative d’acculturation d’un cadet au monde modifie ainsi l’économie symbolique de la famille, comme dans le cas d’Abdel et son petit frère né quand lui-même « était en âge d’être père » :

50

« Pour Yacine, je me suis dit : “comme je n’ai pas d’enfant…” Je vois bien Rachid, que j’adore, il galère, il fait des intérims, laisse tomber. Quand je vois ses potes, c’est une misère, une horreur, ce sont des Français, hein, Ils ne savent pas aligner deux mots de français, ils ont des idées sur la vie, c’est une horreur… Je pense par rapport à Rachid qui n’a pas eu tout cela. Yacine, il n’a pas peur de parler aux gens, de voyager… Lorsqu’il venait à Paris, je l’emmenais voir des musées, les copains. Du coup il n’a pas peur alors que Rachid, rien que pour prendre le train c’est une horreur… »
(Entretien avec Abdel, mars 2012)

51L’opposition tranchée, dans le discours d’Abdel, entre le petit dernier, Yacine, et Rachid, plus âgé et déjà bien engagé dans la vie professionnelle comme mécanicien, souligne sa volonté d’agir au plus tôt sur la structuration des goûts culturels (musées), la banalisation du déplacement physique (prendre le train), condition du déplacement social, conscient que les jeux sont faits dès les premières années d’apprentissage. L’exemple repoussoir de Rachid, condamné à suivre les traces de son père, est évoqué par Abdel sur le mode du constat ; il en tire la conséquence d’une nécessité à socialiser son jeune frère aux goûts qui témoignent de l’acquisition d’un capital culturel légitime, se proposant comme modèle positif, se substituant ainsi pour Yacine à la figure du père ouvrier, à laquelle est renvoyé Rachid.

52Mais ce désir de contrecarrer le destin social de ses proches peut être confronté à l’incapacité de ces derniers à faire de ce qui veut être transmis une ressource sociale efficiente, à s’emparer d’un capital culturel incorporé dans la figure de l’aîné [38]. Ainsi Louis, lors d’une représentation où nous jouions en province en 2007, me présente son frère cadet, en échec scolaire, serveur dans le restaurant de sa mère, qui assiste ce soir-là à la représentation. Louis veut « faire découvrir autre chose » à son frère, le « sortir » de ses jeux vidéo. Lorsque je refais un entretien avec lui en 2013, Louis parle de son frère comme un « cas social », lui opposant sa sœur aînée [39] dont il s’est rapproché, trouvant en elle un écho à son désir d’ascension.

53La disqualification du petit dernier, resté près de sa mère, est d’abord celle d’un jeune adulte qui, dans ses propriétés, renvoie à l’image du jeune de milieu populaire sans objectif professionnel et sans ambitions. Le désir de transmission de Louis, devenu un aîné symbolique, se réalise pleinement sur la fille de sa sœur, qui, à 10 ans, est inscrite au conservatoire de danse. Il la fait venir de temps en temps à Paris et l’emmène dans les musées et les théâtres. Sa sœur, consciente que Louis peut constituer une ressource dans l’éducation de sa fille, valide alors l’investissement de celui-ci envers sa fille aînée : « C’est chouette pour moi et mes enfants. J’étais fière que ma fille puisse participer à la vie parisienne et culturelle. »

La peur de la chute

54Si la blessure physique est un moment de fragilité pour tous les danseurs, elle rend particulièrement vulnérables ceux dont la présence dans le métier repose sur la seule virtuosité physique. Elle renvoie alors le danseur d’origine populaire à son illégitimité originelle, qui réactive un sentiment d’imposture éprouvé dans les premières années d’apprentissage.

55Par exemple, Abdel, après une grave blessure, n’a plus de cartilage au genou. La perte relative de sa capacité à sauter, de son « explosivité » le rend « inutile » à ses propres yeux, anticipant son inemployabilité auprès des chorégraphes. Lors du premier entretien réalisé en 1998, Abdel évoque avec assurance sa puissance physique, garante, à ses yeux, de son employabilité auprès de chorégraphes prestigieux. Lors d’un entretien réalisé la même année, un de ses employeurs évoque « les cuissots » d’Abdel comme caractéristique physique lui permettant un saut « hors du commun ». Mais cette puissance physique est aussi un élément central de sa capacité à être un objet de désir sur le marché des rencontres amoureuses. Il rencontre Bruno, en 1999, jeune haut fonctionnaire alors qu’il est un danseur évoluant dans des compagnies reconnues. Aussi, sa progressive disqualification sur le marché du travail remet en cause le couple qu’il forme depuis près de quinze ans avec Bruno.

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« Il est haut fonctionnaire, il vit sa vie de haut fonctionnaire, c’est super. Moi jusque-là j’étais danseur et je vivais ma vie de danseur, c’était super. Je pense ne plus avoir cela aujourd’hui. Du coup, vis-à-vis de lui je suis mal. Il a aimé un danseur interprète avec le corps qui va avec, là le mec il se retrouve avec un mec, il ne sait pas s’il est danseur, pas danseur, il commence à grossir, son corps change. »
(Entretien avec Abdel, mai 2014)

57L’appartenance au monde artistique et la valorisation du corps travaillé qu’est celui du danseur sur le marché matrimonial homosexuel autorisent des appariements de trajectoires improbables [40]. Le conjoint bénéficiant de la situation la plus stable devient une sorte de « petit actionnaire [41] » qui subventionne le projet de reclassement ou les périodes de ralentissement de l’activité. Pour Abdel, son corps et l’usage qu’il en fait dans son métier sont la principale source de légitimité et d’attractivité auprès de son conjoint. La dégradation de celui-ci le renvoie à une destinée à laquelle il a pu échapper jusque-là.

58

« Des fois je me dis que je vais me retrouver à travailler dans un bar, à aller au Mac Do. Maintenant, quand je vois des caissiers, je me dis : “cela fait 25 ans que tu te voiles la face mais en réalité t’es, à la base, fait pour cela”. »
(Entretien avec Abdel, juillet 2014)

59L’oscillation dans son discours entre la fierté de ce qu’il a accompli et la peur d’être renvoyé à sa condition d’origine est exemplaire de l’anxiété traversée par bon nombre des danseurs d’origine populaire enquêtés. Ce moment de crise professionnelle est l’occasion pour Abdel de faire une sorte de bilan de ses rapports de couple qu’il analyse au prisme des socialisations familiales :

60

« Pendant toutes ces années où j’avais une ascension sociale avec la danse, les barrières sociales n’ont jamais été un problème. […] Mais là cela fait un an ou deux que je n’arrête pas de lui dire : “ah, tu as vécu Saint-Tropez, tu as vécu les huîtres, moi les vacances je restais à la maison, je les passais à faire des conneries. Je rêvais devant les pubs kinder et les pots de Nutella.” […] Je ne suis jamais allé au ciné avec mes parents. […] Je remets beaucoup cela sur la table. Et il me dit : “arrête avec cela, pourquoi tu me dis cela ?” »
(Entretien avec Abdel, mai 2014)

61Le dévoilement par Abdel des conditions sociales de possibilité d’un style de vie auquel il a pleinement adhéré dans les années fastes de sa carrière pointe avec lucidité les différences d’appartenance de classe, alors qu’il se retrouve dans la difficulté de se maintenir sur le marché du travail. Abdel rapporte ces différences aux valeurs que chacun a incorporées dès son plus jeune âge, aux pratiques culturelles auxquelles chacun a pu accéder, en fonction des ressources matérielles mais aussi en raison du capital culturel légitime détenu par les parents. Cette prise de conscience est étroitement liée à la peur de devoir renoncer à ce qui faisait la valeur symbolique de sa position sociale :

62

« J’avais la sensation d’avoir atteint quelque chose de prestigieux et pour moi on était au même niveau sauf que là, j’ai la sensation de faire un retour en arrière, tout cela me saute à la figure. »
(Entretien avec Abdel, mai 2014)

63Son affiliation à un métier de « prestige » et la possibilité d’en retirer de la considération sociale et des honneurs lui donnaient la sensation d’appartenir, sous des modalités différentes, au même groupe de statut que Bruno. La remise en cause de cette appartenance l’oblige à revenir sous une forme réflexive et objectivante aux conditions d’accession et de maintien dans cet univers social.

Entre tensions et recompositions : des rapports au politique en question

64Le rapport au politique n’était guère présent dans les préoccupations quotidiennes des danseurs enquêtés, y compris pendant les élections présidentielles de 2002, 2007 ou 2012, où l’attention des membres de la profession est souvent directement portée sur les questions liées au régime de l’intermittence et au financement des politiques culturelles. Pour l’essentiel, les danseurs enquêtés se disent de gauche, sans pour autant militer dans un des partis représentatifs de cette tendance. Pour beaucoup, l’abstentionnisme ponctuel est fréquent, souvent rapporté à une forme d’indifférence au politique, mais aussi au rejet des contraintes administratives qui pèseraient sur un style de vie « nomade ». Pour les enquêtés d’origine populaire, le sentiment d’incompétence et de retrait, caractéristique des représentations classiques du rapport au politique des milieux populaires [42], apparaît central, de prime abord.

65Néanmoins, si l’on considère que les modalités de fabrique de la politisation [43] sont à observer dans les rapports ordinaires à la politique qu’entretiennent nos quatorze enquêtés [44], il faut rapporter leur sensibilité de gauche à la combinaison de leur socialisation familiale et de leur insertion dans le champ chorégraphique. En envisageant leur rapport au politique comme « une pratique culturelle particulière parmi d’autres possibles [45] », on peut mieux observer l’effet, sur les formes de politisation, d’un déplacement social fondé sur l’insertion dans ce milieu artistique d’« avant-garde » que représente la danse contemporaine.

66On s’intéressera ici à l’effet du déplacement social sur l’évolution du comportement politique de trois enquêtés à différents moments de leur parcours professionnel et sous trois composantes du rapport au politique : le vote, la participation à une manifestation, et l’engagement dans la vie politique locale.

Encadré 2. Les danseurs : des mobilisations collectives ponctuelles et sectorisées

Contrairement aux musiciens ou aux comédiens, les danseurs n’ont pas de réelle tradition syndicale. Aujourd’hui, lorsqu’ils se syndiquent, les danseurs permanents rejoignent les syndicats de musiciens comme le Syndicat national des artistes musiciens (SNAM) ou lorsqu’ils sont intermittents, les syndicats de comédiens comme le Syndicat français des artistes interprètes (SFA). Comment expliquer cette absence d’organisation représentative capable de relayer des revendications collectives sur les conditions de travail ? La brièveté de la carrière, les dispositions à la docilité développées au cours de la période d’apprentissage et la mobilité professionnelle et géographique des danseurs sont des facteurs pénalisants pour la mobilisation collective. De plus, le caractère vocationnel d’un métier qui se décline au singulier ne prédispose pas à penser un individu collectif [46], y compris lorsque la conscience d’une situation d’exploitation apparaît. La souffrance ou la violence subie se vit de manière très individuelle car elle emprunte souvent le masque de la vocation artistique [47]. Enfin, des travaux ont montré que les professions numériquement dominées par les femmes sont traditionnellement moins organisées collectivement pour la défense de leurs positions professionnelles [48].

Du vote de gauche à l’abstention électorale

67Luc, chorégraphe réputé internationalement, a 53 ans. Il a créé sa compagnie en 1988 à sa sortie du CNDC. Son processus de création est ancré, dès ses débuts, dans des thématiques qu’il prétend « proches des gens » : l’amour au quotidien, les chansons populaires, les souvenirs d’enfance, etc. Cette « proximité », il la décline dans toutes ses pièces allant jusqu’à filmer les « gens » chez eux. J’entame une série d’entretiens avec Luc dès 1996. Il atteint, au tournant des années 2000, une reconnaissance internationale rare. Mais cette consécration ne se prolonge pas par une pérennisation de sa position, via des responsabilités institutionnelles. Ses tentatives d’occuper la direction d’un CCN se soldent toutes par des échecs.

68Alors même qu’il n’avait pas été socialisé familialement au vote, son intégration dans le monde de la danse a participé à une forme de politisation [49] qui le portait à voter régulièrement à gauche. Mais son désenchantement par rapport au jeu institutionnel semble l’inciter à mettre à distance les enjeux électoraux.

69

« J’ai toujours voté communiste premier tour et second tour socialiste ; maintenant je ne vote plus. La gauche socialo elle a fait des choix que la droite n’osait pas faire. C’est aller cautionner un système pour lequel je ne crois plus… J’ai toujours voté à gauche car je venais d’une classe pop, je n’allais pas voter à droite. J’ai une réflexion qui me fait penser que tout est politique, mais là je m’en tape, j’y crois plus. »
(Notes de terrain mai 2015)

70Son désenchantement politique le conduit à une abstention rageuse, dans laquelle le clivage eux/nous n’est plus suffisamment opératoire pour exprimer sa révolte quant à l’arbitraire qui semble selon lui guider les mécanismes de consécration artistique. Ce désenchantement peut également susciter des revendications relevant d’une « politique du pire », quand il se demande par exemple si l’arrivée de Marine Le Pen au pouvoir ne serait pas un électrochoc collectif.

71L’usage de ses origines sociales populaires dans le récit qu’il fait de sa difficulté à asseoir institutionnellement sa réussite artistique lui permet de mettre à distance les classifications stigmatisantes de « grand public » délivré par des programmateurs et des jurés des commissions d’attribution des subventions.

72

« Mon problème, c’est les classes sociales. Quand tu plais, quand tu es populaire, ça joue contre toi. Dans le milieu artistique, il y a une intelligentsia artistique, le fait que cela plaise au public, alors ce n’est pas contemporain. »
(Note d’observation d’un repas le samedi 7 novembre 2015 avec d’autres danseurs)

73On peut supposer que sa relégation au sein de ces mondes de l’art à un « populaire » stigmatisé, car éloigné de la nécessité de faire avant-garde [50], le renvoie à un rapport de domination face à des programmateurs majoritairement issus de la bourgeoisie culturelle [51]. Cette disqualification le conduit à une attitude de repli et de désinvestissement du politique, un « scepticisme tous azimuts [52] » qui traduit, davantage qu’un apolitisme, son désarroi face à un milieu agencé par d’autres et pour d’autres. En creux, Luc essaie de contourner le mépris de classe dont il ressent intuitivement les effets dans des regards détournés, des interactions policées et les échos de la réception de son travail par les décideurs. Son désenchantement face aux processus de désignation institutionnelle du talent artistique le pousse à déconstruire tant la validité des consécrations artistiques que celle de l’élection démocratique, envers et endroit d’une même illusion à laquelle il ne veut plus participer. Son retrait peut être rapporté aux comportements électoraux d’une partie des milieux populaires, mais il traduit aussi un parcours marqué par l’acquisition d’un capital culturel qui l’autorise à objectiver les ressorts de son abstentionnisme.

Être ou ne pas être Charlie

74L’attentat perpétré en janvier 2015 contre les journalistes de Charlie Hebdo et la manifestation qui s’ensuivit le 11 janvier ont constitué, pour Kamil, au-delà du choc émotionnel, un moment de confrontation aiguë entre deux sentiments d’appartenance concurrents qui le déstabilisent.

75Au cours de cette semaine sanglante de janvier, Kamil reçoit un ami d’enfance, Mourad, qu’il n’a pas vu depuis dix ans. Mourad a fait des allers-retours en prison pour trafics de stupéfiants et cinq ans dans l’armée. Il est, comme Kamil se définit lui même, un « arabe rural » élevé dans une petite ville de campagne proche de la frontière suisse, loin de l’habitus des jeunes hommes de cités, et de ce fait confronté au stigmate des origines et à celui de la ruralité [53]. Kamil, élevé par sa mère qui fait des ménages, est titulaire d’une licence de biologie, alors que Mourad a été orienté dès la fin du collège dans des filières scolaires de relégations. La compagne de Kamil, Lola, à l’époque en doctorat, issue comme lui d’une famille ouvrière, mais dont le père a « grimpé » dans une entreprise locale, est fortement choquée par les événements. Elle décide de participer à la manifestation du 11 janvier. Mourad refuse de participer à la communion nationale : « Là vous sortez mais pour les manifestations pour la Palestine, personne ! Pour la Centrafrique non plus. » Il rentre en conflit avec Lola, obligeant Kamil à prendre position :

76

« Avec ma copine, ils se sont pris la tête sur le “on”. Elle a voulu savoir ce que c’était ce “on”. “On n’est pas concerné, on nous prend pour des cons”, il s’est emballé, il lui a dit : “je sais où tu veux m’emmener, j’ai pas envie de te parler de cela parce qu’on n’a pas le même point de vue, je vais te dire… cela va te choquer. De toute façon, moi je m’en fous de tout cela, je suis un parasite, je ne travaille pas, je me lève à deux heures de l’après-midi, voilà. Tu vois ça, c’est ma vie.” »
(Entretien avec Kamil, 15 janvier 2015)

77Kamil évoque la façon dont Mourad essaie de cliver le débat en l’incluant dans une communauté de destin opposée à la petite bourgeoisie cultivée, représentée par Lola : « Il m’a dit : “il y a la connaissance des livres”. Il voyait ma copine, il voyait qu’elle est blanche. » Dans son refus de manifester, mais aussi dans le sentiment d’injustice qu’il ressent au sujet du traitement médiatique des attentats d’un côté et du conflit israélo-palestinien de l’autre, Mourad réactive le clivage, autant social que politique, entre « eux » et « nous », qui apparaît aussi dans le « on » que Lola essaie de lui faire expliciter. Kamil partage une histoire sociale et des origines ethniques qui, dans l’imaginaire de Mourad, le rattache à ce « nous » stigmatisé et trompé par les professionnels de la politique. Au contraire, Lola, parce qu’elle est « blanche », scolairement mieux dotée, représente à ses yeux une condition privilégiée que Mourad rejette en ce qu’elle le renvoie à ses difficultés à produire un point de vue ancré dans une légitimité claire et certifiée (par un diplôme ou un métier).

78Si Mourad a un point de vue politique sur les raisons de ne pas manifester, il ne le formule pas en tant que tel : c’est davantage sa suspicion envers tout ce qui est produit par des représentants des institutions en place qui le motive à refuser tout dialogue avec ceux qui n’ont pas partagé les mêmes expériences sociales que lui. La disqualification du savoir livresque qu’il oppose à l’expérience vécue se traduit par une posture d’apesanteur sociale à travers laquelle il tente de résister à la violence symbolique [54] que la compagne de Kamil introduit, malgré elle, par sa seule volonté de débattre. Mourad, en intégrant Kamil à ce « nous » et en lui donnant « un cadrage ethniciste [55] », oblige son ami à prendre des positions plus tranchées mais aussi à réfléchir aux composantes de ce « nous ».

79De fait, si Kamil accompagne Lola lors de la manifestation, il veille à ne pas apparaître comme un acteur engagé, ne faisant pas corps avec le groupe, mais davantage comme un spectateur distancié. Sur les bords du défilé, il tient son appareil photo dans la main, observant partout et cherchant des angles, ce qui lui donne la possibilité de négocier avec lui même sa présence à cette manifestation. Ne se définissant pas comme un militant, il vote régulièrement à gauche, comme sa mère. Il présente son comportement électoral comme une conséquence d’un sentiment d’appartenance aux strates populaires ethnicisées les plus défavorisées de la société. « Nous, les arabes, on n’a pas le choix. On vote à gauche. »

80Ses anciens amis de jeunesse aujourd’hui en intérim ou au chômage rejettent en bloc le « système » politique et s’arriment à une identité fondée sur l’appartenance à un « quartier » fantasmé [56] et à la revendication d’une communauté ethnique [57] qui redouble le clivage de classe. Kamil, bien que tiraillé, se sent aussi proche des discours de Dieudonné, reprenant à son compte l’idée d’une société du « deux poids, deux mesures » répétée à l’envi par l’humoriste dans ses sketches, y compris au lendemain des événements de janvier lors d’une dernière sortie polémique (« je me sens Charlie Coulibaly », a déclaré l’humoriste).

81Diplômé de l’université et devenu danseur, Kamil pensait pouvoir échapper aux stéréotypes communément associés au « jeune arabe de cité ». Néanmoins, la stigmatisation qu’il subit sur différentes scènes sociales, y compris artistique par les usages de sa figure d’« arabe » (il a la peau très mate), le rend sensible aux propos d’un polémiste qui symbolise à ses yeux cette identité disqualifiée [58] à laquelle lui et ses pairs d’origine sont renvoyés. Ces événements ont donc rendu plus aiguë une tension que Kamil a éprouvée dès l’attentat du 7 janvier 2015 : il hésite à sortir dans la rue, ne met plus la capuche qu’il met d’habitude dans ces jours d’hiver, se sent sans cesse épié dans le métro. Ce tiraillement entre deux appartenances s’est subitement retrouvé au cœur d’une actualité politisée et c’est dans son corps que Kamil va tenter de résoudre ce clivage entre son appartenance à la culture d’avant garde et à ce qui le définit encore dans l’espace public : un jeune « arabe » d’origine populaire.

82

« Je voulais savoir où j’en étais, qui j’étais et je me suis dit : “fais-toi des bonnes carbonaras !” Du coup j’ai dit à ma copine : “tu vas me faire des bonnes carbo comme tu faisais chez toi.” Elle m’a dit : “mais qu’est-ce qui te prend ?” Je lui ai dit : “y’a quoi en moi qui est musulman ?” Je me suis mis à manger du cochon. Je suis tombé malade ! […] La tranche de jambon, c’est le dernier rempart avant d’avoir complètement vendu son âme. Il y a un truc, cracher sur ton héritage, renier ton héritage et aller de l’autre côté de la barrière. […] Je me suis dit “peut-être un moment donné la société elle m’a demandé, c’est comme cela que j’ai ressenti la chose, de choisir mon camp.” »
(Entretien avec Kamil, mars 2015)

83L’injonction politique à se définir comme pro- ou anti-Charlie questionne Kamil sur les conditions mêmes de sa légitimité à exister dans la complexité de ses affiliations. Ingérer une nourriture sacrilège s’inscrit en rupture avec sa socialisation familiale. Il comprend progressivement que ce qu’il vit comme un clivage irréductible est d’abord l’imposition d’une problématique d’État [59] éminemment politique, exacerbée en cette période de crise. L’ingestion de ce qui fait, dans les représentations identitaires nationalistes, le symbole du « bon Français » (c’est à sa compagne française depuis plusieurs générations qu’il demande de préparer le plat) fait de son corps le lieu d’une lutte sourde contre ce qui constitue un « apartheid intime [60] ». Pris entre la nécessité de lutter contre le déficit d’intégration dont il est toujours suspecté et celle de ne pas trahir les symboles de la respectabilité populaire [61], Kamil fait un choix qui pour lui est radical. Manger du porc est comme un rite de passage pour franchir une frontière invisible, expression de la tentative de conversion à une norme gastronomique politiquement signifiante [62].

Les désillusions d’un engagement de proximité

84Le statut valorisant que le métier de danseur peut conférer dans les interactions quotidiennes, sous certaines conditions, est aussi de nature à procurer un rôle de porte-parole, au sens précis de porter légitimement une parole collective et, ce faisant, donner « accès aux instruments légitimes d’expression [63] » à ceux qui d’ordinaire tendent à se mettre à distance du jeu politique institutionnel. Lorsque je rencontre pour la première fois Aldo, en 1996, il évoque le mutisme dans lequel il s’était enfermé pendant ses premières années dans le métier de danseur, se sentant alors illégitime dans ce nouvel univers en raison de son déficit en capital culturel et en certifications scolaires.

85Élevé par un père italien, petit entrepreneur en bâtiment qui aurait « voté plutôt chrétien de droite », Aldo a gardé sa nationalité italienne et vote communiste aux municipales et aux européennes. Propriétaire d’une petite maison située dans un quartier populaire d’une ville située aux portes de Paris marquée par une tradition communiste, il est repéré à la fin des années 1990 par des élus locaux lors de conseils de quartiers.

86Son quartier est caractérisé par la proximité spatiale entre des cadres de la fonction publique et des professions intellectuelles et artistiques qui ont racheté, dans les années 1990-2000, des petits pavillons à des familles populaires qui avaient accédé à la propriété dans les années 1970-1980. Mais ce quartier est aussi le témoin de la distance sociale de plus en plus forte, dans ces banlieues de la petite couronne, entre ces nouveaux habitants et ceux des « cités » de plus en plus paupérisés [64]. Aldo investit une ancienne menuiserie désaffectée et, avec l’accord de la mairie, organise bénévolement des spectacles de danse, de musique, de grandes fêtes, s’attirant les faveurs de ces populations nouvellement installées qui y sont conviées. Son allure athlétique, son visage taillé à la serpe qui peut se durcir brutalement, sa violence physique potentielle qui affleure dans les situations conflictuelles, ainsi que son engagement auprès des jeunes de la cité, auxquels il a pu donner des cours de danse, le rendent particulièrement disposé à faire le lien entre les jeunes du quartier et ces récents habitants issus de la fraction cultivée des classes moyennes supérieures. Le capital symbolique que lui procure son statut d’artiste lui donne une légitimité auprès de ses voisins, récemment arrivés dans le quartier, qui font régulièrement appel à lui pour dénouer des situations de tension avec les jeunes des cités alentour qui le reconnaissent et le « respectent ».

87

« Souvent je me suis retrouvé dans un rôle de médiateur. Il y avait les jeunes des cités qui prenaient toute la place. Les enfants de nos chers “bobos” avaient peur et au conseil de quartier on venait me chercher pour régler cela. Les gens savaient que je pouvais parler avec eux. »
(Entretien avec Aldo, décembre 2015)

88Les élus locaux comprennent assez vite les avantages qu’ils peuvent tirer de sa capacité à s’adresser à ces deux fractions de la population. Sa connaissance du terrain, son franc-parler ainsi que sa beauté physique lui donnent un statut de « grand frère respectable » dont l’image peut potentiellement être utile aux acteurs politiques locaux. « Les élus m’aimaient bien. Quand j’ai commencé à côtoyer ces gens-là, je me suis aperçu qu’il y en avait très peu qui parlaient aux gens. Ils n’arrivaient pas à adapter leurs mots aux gens en face d’eux. »

89Conscient de l’intérêt que sa double socialisation peut susciter (« je représentais un capital »), il refuse de devenir conseiller municipal revendiquant son attachement au « terrain ». En effet, l’observation distanciée qu’il fait du comportement des politiques, en particulier à l’égard des jeunes du quartier, l’incite à adopter une attitude de retrait. Il perçoit rapidement le mépris de classe [65] au quotidien dans le commérage négatif [66] qu’il entend régulièrement dans les conseils de quartiers. Il constate ainsi que cette « classe politique » de gauche délaisse les classes populaires au profit d’un électorat de classes moyennes cultivées dont il se sent encore éloigné, malgré son statut de danseur et son accès à la propriété dans le même secteur d’habitat. Engagé dans un premier temps auprès du maire communiste, il constate que ses invitations à se rapprocher des populations les plus touchées par la crise économique sont peu audibles. Rapidement, il perçoit aussi la méfiance d’une partie de ces élus locaux qui ont tenté de faire appel à lui pour ses compétences relationnelles et qui se sont vite montrés gênés par sa liberté de parole et par sa volonté affichée de « faire bouger les choses [67] ». « C’est là où les politiques sont lamentables : quand ils parlent ils s’adressent toujours aux mêmes. Ils ont du mal à être ancrés dans la réalité ils sont toujours dans le “qu’est-ce que ça va me rapporter ?” »

90Si l’acquisition d’un capital culturel le prédispose à voter et militer, il évoque de plus en plus, à 53 ans, « un dégoût » du politique : « Je m’intéresse de moins en moins à la politique, c’est un peu du verbiage. Je vote à gauche, mais j’ai l’impression que c’est un idéal trahi. J’ai pu faire de la danse grâce à Mitterrand et Lang. La gauche humaniste fait des beaux discours et ce sont les premiers à être capitalistes. Je suis désabusé. » Bien qu’il continue à s’affilier à une tradition de gauche, celle qui lui a donné accès à la culture au cours des années 1980, il apparaît désenchanté dans les derniers entretiens. Son récent déménagement dans une ville voisine, suite à sa séparation avec la mère de sa fille, l’éloigne encore un peu plus de ce qui faisait le ressort de son engagement politique local.

91Conscient de la distance parcourue, reconnaissant de l’idéal de démocratisation culturelle qui l’a porté vers le monde artistique, Aldo reste lucide sur l’invisibilité des classes populaires aux yeux d’élus de gauche animés par les enjeux spécifiques du champ politique local. Le cas d’Aldo apparaît exemplaire de l’ambivalence du rapport au politique pour des transfuges de classe qui n’hésitent pas à s’investir dans une forme de militantisme du quotidien mais restent méfiants, anticipant une déception probable de leurs interactions avec les professionnels de la politique.

92Dans chacun des cas développés ci-dessus, la tension entre origine sociale et mobilité sociale se superpose avec la position que chacun des artistes enquêtés occupe au moment où les observations et entretiens sont réalisés. Se pose alors la question de l’engagement de l’artiste dans les formes d’investissement qui font le rapport au politique. L’accès à une position socialement prestigieuse mais doublement fragile par la précarité du métier et le déclassement social qu’induirait une sortie de celui-ci, rend ambivalent le rapport au politique chez chacun des protagonistes. Tous à leur façon convoquent cette tension entre origines sociales et la fragilité de leur position d’arrivée dans leur adhésion ou rejet de la chose politique. Luc et Aldo se positionnent en partie par rapport à ce qu’ils associent à la fonction sociale de l’artiste et qui aurait à voir avec « l’édification du peuple [68] ». L’un évoque son positionnement esthétique « populaire » pour expliquer, dans un champ dominé par les classes moyennes supérieures, sa difficulté à accéder à des postes de pouvoir, l’autre son investissement en tant que passeur auprès du politique entre le monde des cités et celui des classes moyennes cultivées, affirmant cette fonction sociale de l’artiste, posture vouée au désenchantement. Chez Kamil, sa participation à la manifestation du 11 janvier 2015, dans des modalités qui lui permettent de relativiser son adhésion à l’entièreté du slogan « Je suis Charlie », cristallise l’ambivalence d’une mobilité sociale en train de se faire. Cette mobilité, il ne l’envisage que dans une rupture violente par rapport à ce qui le rattache à son origine sociale, matérialisée dans le sentiment d’appartenance à une tradition musulmane populaire désigné à l’opprobre public.

93* * *

94Au terme de cette enquête, on retiendra quelques points. Tout d’abord, le suivi dans le temps des trajectoires de danseurs offre des gains de connaissance que ne permettent pas les approches habituelles, aussi bien quantitatives que qualitatives par entretiens uniques. Cela est particulièrement vrai pour des enquêtés de milieu populaire dont l’orientation vers la vocation chorégraphique est objectivement improbable, et la réussite en partie réversible en cours de route. L’immersion ethnographique sur une très longue durée dans le monde de la danse permet par ailleurs de prendre au sérieux ce qui se joue dans la fabrique initiale et les recompositions progressives des dispositions individuelles. La proximité aux enquêtés et cette approche biographique longitudinale donnent accès à des données fines, tant sur les caractéristiques professionnelles que sur la transformation des styles de vie ou sur la conversion des dispositions, toujours fragile et parfois inachevée, qui accompagne tout déplacement social mais sous des formes propres à chaque espace social. Mais s’interroger sur les recompositions dispositionnelles des danseurs d’origine populaire, c’est aussi questionner les effets de l’accès à un métier prestigieux sur les relations entretenues avec la famille d’origine et les amis d’enfance. Les données recueillies témoignent sur ce point de la distance qui se creuse entre la découverte d’un monde qui s’ouvre et d’un (autre) monde qui reste en grande partie figé pour la plupart de leurs proches.

95Enfin, on a montré en quoi devenir danseur participe à modifier le rapport au politique de certains d’entre eux. Si, pour ces enquêtés, l’accès au métier de danseur va souvent de pair avec une inclination à voter (à gauche), mais non à militer, la transformation des conditions de vie socioprofessionnelles [69] a un effet important sur plusieurs composantes de leur rapport au politique, de leur comportement électoral à leur sentiment d’appartenance au collectif national, en passant par l’engagement dans la scène politique locale.

96La précarité induite par la vulnérabilité de l’instrument de travail qu’est le corps est redoublée par la fragilité matérielle communément rencontrée dans les professions artistiques [70]. Le déplacement social, par l’acquisition d’un capital culturel et l’adoption d’un style de vie « artiste », est mis sous tension par l’absence de sécurité économique et l’angoisse du possible renvoi vers la position d’origine. Le désenchantement semble alors, pour ces danseurs ne bénéficiant pas des ressources familiales pour atténuer le coût de sortie du métier, l’horizon du devenir probable [71].


Date de mise en ligne : 19/09/2016

https://doi.org/10.3917/pox.114.0121

Notes

  • [1]
    Menger (P.-M.), La profession de comédien, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, Département des études et de la prospective (DEP), 1997. Rannou (J.), Roharic (I.), Les danseurs, un métier d’engagement. Centre de sociologie du travail et des arts – Centre national de la danse – Ministère de la Culture, Paris, La Documentation française, 2006.
  • [2]
    Dubois (V.), La culture comme vocation, Paris, Seuil, Raisons d’agir, coll. « Cours & Travaux », 2013.
  • [3]
    Bourdieu (P.), « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, 15 (1), 1974.
  • [4]
    Pasquali (P.), Passer les frontières sociales, Paris, Fayard, 2014. Le présent papier doit beaucoup à la lecture de ce travail.
  • [5]
    Les salaires les plus élevés pour les danseurs demeurent nettement inférieurs à ceux des autres professions artistiques. Un danseur intermittent sur cinq déclare un revenu annuel global inférieur à 7 622 € en 2001. Cf. Rannou (J.), Roharic (I.), Les danseurs, un métier d’engagement, op. cit.
  • [6]
    Le marché parisien semble assurer des possibilités de stabilisation durable, de revenus et d’accès à l’emploi, supérieures à celles offertes par les autres marchés locaux et régionaux. Rannou (J.), Roharic (I.), Les danseurs, un métier d’engagement, op. cit.
  • [7]
    Delphine Serre souligne que l’enquête ethnographique, plus facilement que l’outil statistique, « donne accès au capital culturel incorporé et à ses contenus socialement différenciés », in Serre (D.), « Le capital culturel dans tous ses états », Actes de la recherche en sciences sociales, 191-192, 2012.
  • [8]
    7 parents sur 14 ont eu accès à la propriété et connu un parcours résidentiel « valorisant ».
  • [9]
    Sur les effets de la politique culturelle, cf. Urfalino (P.), « Les politiques culturelles : mécénat caché et académies invisibles », L’Année sociologique, 39, 1989 ; Dubois (V.), La politique culturelle, Paris, Belin, 1999.
  • [10]
    Sorignet (P.-E.). Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, Paris, La Découverte, 2012.
  • [11]
    Bourdieu (P.), « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, 43, 1982.
  • [12]
    Sorignet (P.-E.), « Un processus de recrutement sur un marché du travail artistique : le cas de l’audition en danse contemporaine », Genèses, 57, 2004.
  • [13]
    Olivier de Sardan (J.-P.), « La politique du terrain », Enquête, 1, 1995.
  • [14]
    Pour avoir un aperçu plus détaillé sur la posture ethnographique et ses implications méthodologiques, cf. Sorignet (P.-E.), « Quand la vocation se fait double », in Naudier (D.), Simonet (M.), Des sociologues sans qualités, Paris, La Découverte, 2011 ; Sorignet (P.-E.), Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, op. cit., 2012.
  • [15]
    Lahire (B.), Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1995.
  • [16]
    Mauger (G.), Les bandes, le milieu et la bohème populaire. Étude de sociologie de la déviance des jeunes des classes populaires, Paris, Belin, 1975
  • [17]
    Weber (M.), Économie et société, Paris, Plon, 1995 [1921].
  • [18]
    Sorignet (P.-E.), « Un processus de recrutement sur un marché du travail artistique : le cas de l’audition en danse contemporaine », Genèses, 57, 2004.
  • [19]
    Faure (S.), Apprendre par corps : les modalités d’incorporation des gestes de danse, La Rochelle, Éditions de la M.S.H, 2003.
  • [20]
    Willis (P.), L’école des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers. Marseille, Agone, 2011 [1re éd. 1977].
  • [21]
    Sorignet (P.-E.), « Danser au-delà de la douleur », Actes de la recherche en sciences sociales, 163, 2006.
  • [22]
    Avril (C.), Cartier (M.), Serre (D.), Enquêter sur le travail. Concepts, méthodes, récits, Paris, La Découverte, coll. « Guides », 2010.
  • [23]
    Terrail (J.-P.), « Réussite scolaire : la mobilisation des filles », Sociétés contemporaines, 11-12, 1992.
  • [24]
    On peut mettre en parallèle les processus de socialisation au Care décrits chez Christelle Avril et Beverley Skeggs. Avril (C.), « Les compétences féminines des aides à domicile », in Weber (F.), Gojard (S.), Gramain (A.), dir., Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2003. Skeggs (B.), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015.
  • [25]
    Sorignet (P.-E.), Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, op. cit., chap. 7, 2012.
  • [26]
    Didier Eribon pointe les mêmes mécanismes de transformation de soi marqués par la difficulté à s’approprier un style de vie « artiste ». L’appartenance « gay » permet l’affirmation d’une nouvelle identité et d’une invisibilité des origines populaires. Cf. Eribon (D.), Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009.
  • [27]
    De nombreux témoignages de danseurs racontent des parents de milieux populaires qui n’entrent pas dans les théâtres, se trompent de chemin ou arrivent systématiquement en retard aux représentations, trouvant porte close.
  • [28]
    Sur les quatorze enquêtés, seuls deux sont rentrés sur le marché après une formation autodidacte assez rapide, six sont passés par une école nationale prestigieuse (CNDC, CNSM Lyon), deux par des écoles supérieures de second plan mais reconnues nationalement, deux par des CNR, cinq par des écoles supérieures réputées à l’étranger (Rudra, Parts, Laban Center, Julliard School) et, parmi eux, trois cumulent avec une formation en France plus ou moins prestigieuse (CNR, CNSM Lyon, CNDC).
  • [29]
    Menger (P.-M.), « Rationalité et incertitude de la vie d’artiste », L’Année sociologique, 39, 1989.
  • [30]
    W. Lignier montre que l’origine sociale des enfants surdouées est située dans le haut de l’espace social, contrairement à l’illusion partagée par Luc d’une équitable distribution du don de l’intelligence à tous les milieux sociaux. Lignier (W.), « L’intelligence investie par les familles », Sociétés contemporaines, 79 (3), 2010.
  • [31]
    Memmi (D.), « L’ascension sociale vue de l’intérieur : les postures de la conquête », Cahiers internationaux de sociologie, 100, 1996.
  • [32]
    Beaud (S.), « Un temps élastique : étudiants des “cités” et examens universitaires », Terrain, 29, 1997.
  • [33]
    Schwartz (O.), « La notion de “classes populaires” », Habilitation à diriger des recherches en sociologie, Université de Saint-Quentin-en-Yvelines, 1997, p. 158.
  • [34]
    Comme le souligne Delphine Serre : « Le capital [culturel] incorporé de façon autodidacte semble avoir pour composantes principales des compétences linguistiques et des savoir-faire relationnels. » Serre (D.), « Le capital culturel dans tous ses états », Actes de la recherche en sciences sociales, 191-192, 2012.
  • [35]
    Weber (F.), « Les rapports familiaux reconfigurés par la dépendance », Regards croisés sur l’économie, 7 (1) 2010.
  • [36]
    Sorignet (P.-E.), Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, op. cit., chap. 7, 2012.
  • [37]
    Son conjoint, haut fonctionnaire.
  • [38]
    Bourdieu (P.), « La transmission de l’héritage culturel », in DARRAS (dir.), Le partage des bénéfices. Expansion et inégalités en France, Paris, Minuit, 1966 ; Bourdieu (P.), « À propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, 100, 1993.
  • [39]
    Elle est assistante de formation depuis 8 ans, titulaire d’un BTS secrétaire de direction et d’un bac STT. Au moment de l’entretien en novembre 2015, elle est en reprise d’étude pour un master de carrière sociale.
  • [40]
    Sur cette question, cf. Sorignet (P.-E.), Danser. Enquête dans les coulisses d’une vocation, op. cit, chap. 7.
  • [41]
    Menger (P.-M.), La profession de comédien, Ministère de la Culture et de la Communication, Département des études et de la prospective, Paris, 1997.
  • [42]
    Sur la notion de compétence politique, cf. le numéro de la Revue française de science politique, 57 (6), 2007 ; Braconnier (C.), Dormagen (J.-Y.), La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, 2007 ; Hoggart (R.), La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.
  • [43]
    On envisagera ici la politisation de manière polysémique, au sens restreint du terme centré sur la politique institutionnelle et légitime, mais aussi sous une perspective plus élargie qui permet de tenir compte des formes de mobilisation individuelles ou collectives moins reconnues. On s’intéressera ici davantage aux formes de « politisation pratique », Pudal (B.), Un monde défait : les communistes français de 1956 à nos jours, Bellecombes-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2009.
  • [44]
    Gaxie (D.), « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science politique, 52 (2-3), 2002. Pudal (R.), « La politique à la caserne. Approche ethnographique des rapports à la politique en milieu pompier », Revue française de science politique, 61, 2011.
  • [45]
    Collovald (A.), Sawicki (F.), « Le populaire et le politique. Quelques pistes de recherche en guise d’introduction », Politix, 4 (13), 1991.
  • [46]
    Sinigaglia (J.), Artistes, intermittents, précaires en lutte. Retour sur une mobilisation paradoxale, Nancy, Presses universitaires de Nancy, coll. « Salariat et transformations sociales », 2012, p. 9.
  • [47]
    Sorignet (P.-E.), « Norme professionnelle et légitimité de la violence : le cas des danseurs », Déviance et Société, 38(2), 2014, p. 134.
  • [48]
    Guillaume (C.), Pochic (S.), Silvera (R.), « Genre, féminisme et syndicalisme. Introduction », Travail, genre et sociétés, 30, 2013.
  • [49]
    Dans Le cens caché, Daniel Gaxie montre que la participation électorale dépend en partie du capital culturel qui conditionne la politisation. Gaxie (D.), Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, 1978.
  • [50]
    Mauger (G.), Préface, L’accès à la vie d’artiste. Sélection et consécration artistiques, Bellecombes-en-Bauges, Éditions du Croquant, coll. « Champ social », 2006.
  • [51]
    Dubois (V.), La culture comme vocation, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours & Travaux », 2013.
  • [52]
    Schwartz (O.), « Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique. Matériaux lacunaires », Politix, 4(13), 1991, p. 80.
  • [53]
    Renahy (R.), Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2006.
  • [54]
    Mauger (G.), « Sur la violence symbolique », in Müller (H.-P.), Sintomer (Y.), dir., Pierre Bourdieu, théorie et pratique, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2006.
  • [55]
    Braconnier (C.), Dormagen (J.-Y.), « Le vote des cités est-il structuré par un clivage ethnique ? », Revue française de science politique, 60 (4), 2010, p. 664.
  • [56]
    Beaud (S.), Masclet (O.), « Des “marcheurs” de 1983 aux “émeutiers“ de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés », Annales. Histoire, Sciences sociales, 61 (4), 2006.
  • [57]
    Fassin (E.), Fassin (D.), De la question sociale à la question raciale ? Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2006.
  • [58]
    Goffman (E.), Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, traduit de l’anglais par Alain Kihm, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1975.
  • [59]
    Sayad (A.) « Immigration et “pensée d’État” », Actes de la recherche en sciences sociales, 129, 1999.
  • [60]
    Bourgois (P.), Schonberg (J.), « Un “apartheid intime”. Dimensions ethniques de l’habitus chez les toxicomanes sans-abri de San Francisco », Actes de la recherche en sciences sociales, 160 (5), 2005.
  • [61]
    Skeggs (B.), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, op. cit.
  • [62]
    Bourdieu (P.), « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de la recherche en sciences sociales, 14, 1977.
  • [63]
    Bourdieu (P.), « Le langage autorisé [Note sur les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel] », Actes de la recherche en sciences sociales, 5-6, 1975, p. 184.
  • [64]
    Chamboredon (J.-C.), Lemaire (M.), « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, 11 (1), 1970.
  • [65]
    Grignon (C.), « Racisme et racisme de classe », Critiques sociales, 2, 1991.
  • [66]
    Elias (N.), « Remarques sur le commérage », Actes de la recherche en sciences sociales, 60, 1985. Une actualisation de cette grille d’analyse est mobilisée dans Cartier (M.), Coutant (I.), Masclet (O.), Siblot (Y.), La France des « petits-moyens ». Enquêtes sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008, chap. 5.
  • [67]
    Masclet (O.), La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003.
  • [68]
    Comme le souligne Jean-Claude Chamboredon : « Cette dimension permet de comprendre des attitudes et des stratégies (choix thématiques, choix de genre, choix de contextes et de formes de diffusion), des modalités d’expression et d’adresse (qu’on pourrait peut-être définir à partir de la notion de position d’énonciation) qui différencient les créateurs dans leur rapport au public et leur rapport à l’œuvre. » Chamboredon (J.-C.), « Production symbolique et formes sociales. De la sociologie de l’art et de la littérature à la sociologie de la culture », Revue française de sociologie, 27 (3), 1986, p. 517.
  • [69]
    Pudal (R.), « La politique à la caserne… », art. cit., p. 26.
  • [70]
    Coulangeon (P.), « L’expérience de la précarité dans les professions artistiques. Le cas des musiciens interprètes », Sociologie de l’art, 3, 2004.
  • [71]
    Je tiens à remercier Julie Pagis et Paul Pasquali. Ce papier doit beaucoup, dans sa version finale aux remarques judicieuses qu’ils ont proposées.

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