Notes
-
[1]
Naudier (D.), « L’écriture-femme, une innovation esthétique emblématique », Sociétés contemporaines, 44, 2001.
-
[2]
Saint-Martin (L.), « Le métaféminisme et la nouvelle prose féminine au Québec », Voix et images, 18 (1), 1992.
-
[3]
Détrez (C.), Simon (A.), « L’idéologie du familialisme chez les romancières contemporaines », Revue des littératures de l’Union européenne, 1, 2005.
-
[4]
Bozon (M.), « Littérature, sexualité et construction de soi. Les écrivaines françaises du tournant du siècle face au déclin de l’amour romantique », The Australian Journal of French Studies, 12 (1), 2005.
-
[5]
Risman (B.), « From Doing to Undoing : Gender as We Know It », Gender & Society, 23 (1), 2009.
-
[6]
Bourdieu (P.), La distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
-
[7]
Chartier (R.), « Textes, imprimés, lectures », in Poulain (M.), dir., Pour une sociologie de la lecture, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 1988, p. 24.
-
[8]
Radway (J. A.), Reading the Romance. Women, Patriarchy and Popular Literature, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1991 (1re éd. 1984).
-
[9]
Foucault (M.), Histoire de la sexualité, t. 3. Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.
-
[10]
Si cet article se concentre principalement sur les femmes, d’autres travaux ont souligné les spécificités des processus d’appropriation des idées féministes par les hommes. Cf. notamment Bachmann (L.), « Du “jerk” au “nice guy”. Transformation du genre dans la baie de San Francisco », LIVES Working Paper, 32, 2014.
-
[11]
Andriocci (M.), « Entre colère et distance : les “études féministes” à l’université », L’homme et la société, 158, 2005.
-
[12]
Darmon (M.), Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte, 2003.
-
[13]
Foucault (M.), Histoire de la sexualité…, op. cit. ; Foucault (M.), « Les techniques de soi », in Dits et écrits, t. 2, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001.
-
[14]
Laurence Bachmann a ainsi montré comment les usages de « l’argent à soi » au sein du couple permettent aux femmes de ces fractions des classes moyennes de marquer un souci d’égalité et d’autonomie (Bachmann (L.), De l’argent à soi. Les préoccupations sociales des femmes à travers leur rapport à l’argent, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009). Pour sa part, Viviane Albenga a mis en évidence le rôle de la lecture dans la préservation d’un espace à soi et l’élaboration d’une trajectoire socioprofessionnelle autonome au cours de trajectoires féminines de lecture (Albenga (V.), Lecteurs, lectures et trajectoires de genre, thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 2009 ; S’émanciper par la lecture. Genre, classe et usages sociaux des livres, Rennes, Presses universitaires de Rennes, à paraître).
-
[15]
Chauvel (L.), Les classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, 2006 ; Cartier (M.), Coutant (I.), Masclet (O.), Siblot (Y.), La France des “petits-moyens”. Enquêtes sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008.
-
[16]
Bourdieu (P.), La Distinction, op. cit. ; Bidou (C.), Les aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, Presses universitaires de France, 1984 ; Lenoir (R.), « L’effondrement des bases sociales du familialisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 57-58, 1985.
-
[17]
Bachmann (L.), De l’argent à soi…, op. cit.
-
[18]
Charpentier (I.), Pierru (E.), « Pratiques de sociabilité lectorale et gender gap », in Charpentier (I.), Darras (E.), Lehingue (P.), Pierru (E.), Les Pratiques culturelles des Français(e)s, Rapport pour le Département des études et de la prospective (DEP) du Ministère de la Culture, 2001.
-
[19]
Recherche financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) et menée par Laurence Bachmann, avec la collaboration de Mathieu Carnal. Cette contribution entre aussi dans le cadre des travaux effectués au sein du Pôle de recherche National LIVES – surmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie, financé par le FNS.
-
[20]
Nous mettons des guillemets à « féministe » pour souligner que cette notion est appréhendée ici comme une catégorie du sens commun.
-
[21]
à Genève, l’École de culture générale est une formation postobligatoire (après la fin de la scolarité obligatoire, à 16 ans) visant à consolider la culture générale des élèves tout en les dirigeant vers des filières professionnelles. Elle est tendanciellement suivie par des personnes issues des milieux populaires.
-
[22]
Cf. dans ce dossier Masclet (C.), « Le féminisme en héritage ? Enfants de militantes de la deuxième vague », Politix, 109, 2015.
-
[23]
Achin (C.), Naudier (D.), « L’agency en contexte : réflexions sur les processus d’émancipation des femmes dans la décennie 1970 en France », Cahiers du genre, 55, 2013 ; Achin (C.), Naudier (D.), « Trajectoires de femmes “ordinaires” dans les années 1970. La fabrique de la puissance d’agir féministe », Sociologie, 1, 2010.
-
[24]
Debras (S.), Lectrices au quotidien. Des femmes, des hommes et des journaux, Paris, L’Harmattan, 2003.
-
[25]
Mauger (G.), Poliak (C.), Pudal (B.), Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999.
-
[26]
Cet argument a été développé dans Bachmann (L.), « Women’s Friendships and Gender Transformation », European Journal of Women’s Studies, 21 (2), 2014.
-
[27]
Foucault (M.), Histoire de la sexualité…, op. cit.
-
[28]
Albenga (V.), « Le genre de “la distinction” : la construction réciproque du genre, de la classe et de la légitimité littéraire dans les pratiques collectives de lecture », Sociétés et représentations, 24, 2007.
-
[29]
Skeggs (B.), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015 [1re éd. 1997].
-
[30]
Bachmann (L.), « Transformer le genre par la littérature. Essai de sociologie indirecte », Versants. Revue suisse des littératures romanes, 57 (1), 2010.
-
[31]
Butler (J.) Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006 [1re éd. 1990].
-
[32]
Skeggs (B.), Des femmes respectables…, op. cit.
-
[33]
Heinich (N.), Les ambivalences de l’émancipation féminine, Paris, Albin Michel, 2003.
-
[34]
Naudier (D.), La cause littéraire des femmes. Modes d’accès et de consécration des femmes dans le champ littéraire (1970-1998), thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 2000, p. 362.
-
[35]
On retrouve ici un cas mis en évidence par B. Skeggs d’un exemple de récit de conversion féministe où l’ensemble de la trajectoire est relue au prisme des rapports de pouvoir. Cependant, dans le cas étudié ici, la montée en généralité est plus forte que pour la jeune femme de l’enquête de B. Skeggs, et c’est l’échange thérapeutique et amical autour de la lecture qui la rend possible – et non pas, comme dans l’enquête de B. Skeggs, les échanges avec les travailleuses sociales du foyer de femmes victimes de violences. Cf. Skeggs (B.), Des femmes respectables…, op. cit.
-
[36]
Pinkola Estés (C.), Femmes qui courent avec les loups. Histoires et mythes de l’archétype de la femme sauvage, Paris, Le Livre de poche, 1996, p. 651.
-
[37]
Jonas (I.), « L’antiféminisme des nouveaux traités de savoir-vivre à l’usage des femmes », Nouvelles questions féministes, 25 (2), 2006. Pour donner quelques exemples de ces ouvrages, parmi les plus connus : Gray (J.), Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus, Paris, Michel Laffont, 1997 ; Pease (A. et B.), Pourquoi les hommes n’écoutent jamais rien et les femmes ne savent pas lire les cartes routières, Paris, Éditions Générales First, 2001 ; Salomé (J.), Jamais seuls ensemble, Paris, Éditions de l’Homme, 1995.
-
[38]
Dirk (J.), « Conversations/Clarissa Pinkola Estès. A Message for All Women : Run Free and Wild Like the Wolf », New York Times, 28 février 1993.
-
[39]
Wright (K.), The Rise of the Therapeutic Society : Psychological Knowledge & the Contradictions of Cultural Change, Washington, D.C., New Academia Publishing, 2010 ; Illouz (E.), Saving The Modern Soul. Therapy, Emotions, and the Culture of Self-Help, Berkeley, University of California Press, 2008 ; Bachmann (L.), « Du “jerk” au “nice guy”… », art. cit.
-
[40]
Nous faisons ici référence au titre de chapitre « Les livres font-ils les révolutions ? », in Chartier (R.), Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990.
1Le mouvement féministe des années 1970 a donné lieu à une production écrite d’ampleur, non seulement sur le plan politique, mais également en termes de théorisation scientifique de la hiérarchie entre les sexes, voire d’expérimentation littéraire [1]. Dans les décennies suivantes, un certain nombre d’écrivaines européennes et nord-américaines reconnues tant par la critique que par le public (Annie Ernaux, Nancy Huston, Lucia Etxebarria, Elfriede Jelinek, etc.) ont intégré des thématiques et des idées féministes dans leurs œuvres littéraires [2], participant de ce fait à la diffusion de ces idées. Si les textes de ces mêmes auteures sont analysés par Christine Détrez et Anne Simon [3] comme des vecteurs de diffusion d’une idéologie familialiste, ces écrits rendent aussi possible une réflexivité sur les injonctions de genre, comme le met en évidence Michel Bozon au sujet d’A. Ernaux, de Camille Laurens et de Catherine Millet [4]. Les décennies suivant la deuxième vague du féminisme ont aussi été suivies par une prolifération de textes scientifiques (via le développement des études sur le genre), et plus encore, par une diffusion de la critique féministe dans la société [5], notamment portée et révélée par différents types de textes tels que les articles de presse, les livres de développement personnel, les bandes dessinées, etc.
2Mais les modes de réception et d’appropriation de ces textes de type varié demeurent méconnus, alors même qu’ils constituent un terrain privilégié d’observation des processus de diffusion des idées féministes par la lecture à l’époque contemporaine. Pour analyser ces processus, nous nous inscrivons dans la perspective de la socio-histoire de la réception, qui porte la focale sur les différents aspects des pratiques de lecture pour saisir le sens que les lecteurs et lectrices produisent à partir des livres. C’est tout d’abord Pierre Bourdieu [6] qui définit cette notion dans La Distinction pour évoquer la coproduction du sens des biens culturels par les auteur·e·s et les publics, ainsi que les usages pratiques et symboliques de ces biens. Selon Roger Chartier, cette notion permet de « penser les différences dans le partage, parce qu’elle postule l’invention créatrice au cœur même des processus de réception [7] ».
3En se fondant sur la notion d’appropriation, la socio-histoire de la réception initiée par R. Chartier a montré la pluralité des sens donnés à un texte, mais également la limite de cette pluralité : l’appropriation d’un texte n’est pas complètement déterminée par son contenu et autorise des réceptions variées, notamment en fonction des positions sociales, mais un même texte ne peut donner lieu à une infinité d’appropriations différentes. C’est donc à une pluralité raisonnée et à une prise en compte relative du contenu des textes que nous invite cette approche, de fait particulièrement féconde pour définir les formes que prennent les idées féministes appropriées par des supports de lecture déterminés.
4L’approche en termes d’appropriations vise ainsi à ne pas surestimer les effets des textes, mais bien davantage à situer ces effets dans des trajectoires sociales et des contextes variables. L’illustration la plus connue de cette approche demeure la recherche menée par Janice Radway, qui a montré comment la lecture de romans sentimentaux permet, par certains aspects, de desserrer l’étau de la domination masculine, en offrant aux lectrices de classe populaire non seulement des moments de détente personnelle particulièrement rares pour elles, mais aussi l’expression de leur insatisfaction amoureuse [8]. J. Radway choisit cependant de ne pas trancher entre reconduction du genre par l’idéologie patriarcale présente dans les textes et subversion par des appropriations tant symboliques que pratiques qui permettent de cultiver un souci de soi souvent dénié aux femmes des classes populaires.
5Or le souci de soi, défini en tant qu’« intensification du rapport à soi par lequel on se constitue comme sujet de ses actes [9] », est précisément au cœur des terrains sur lesquels s’appuie cet article : soit il est entretenu par la lecture, soit la lecture fait partie d’un ensemble de pratiques de soi qui convergent dans un processus de transformation de soi qui subvertit le genre. Cependant, à la différence des lectrices de J. Radway qui appartiennent aux classes populaires, les lectrices [10] de nos terrains sont situées majoritairement dans l’espace des classes moyennes, et leurs lectures revêtent un caractère plus légitime que les romans sentimentaux. Ces textes de littérature (roman classique ou contemporain, roman policier, bande dessinée), de sciences humaines (psychologie, pédagogie, sociologie) et de développement personnel ne se limitent pas non plus strictement aux lectures universitaires qui ont permis la politisation féministe des générations d’étudiantes qui ont été formées aux études de genre [11]. En s’inspirant de travaux portant sur des pratiques de transformation de soi, tels ceux de Muriel Darmon [12], nous appréhendons donc ces pratiques de lecture comme des « pratiques de soi [13] », inscrites dans un espace des possibles de classe et de genre. En effet, si Michel Foucault a mis au jour les enjeux de classe sous-jacents au souci de soi en soulignant que la possibilité de disposer du temps nécessaire pour les pratiques de soi dépend de ressources matérielles, nous avons pour notre part déjà souligné les enjeux de genre (articulés aux enjeux de classe) liés au souci de soi dans l’espace des classes moyennes à capital culturel élevé [14]. Dans cette contribution, nous porterons une attention particulière aux effets de subversion du genre liés au travail de transformation de soi par la lecture dans l’espace des classes moyennes. Par subversion du genre, nous entendons la remise en cause et/ou la transgression des limites de l’espace des possibles imposées aux femmes en raison de leur appartenance de sexe. Nous comparerons les cas de lectrices issus de deux enquêtes de terrain : l’une menée par Viviane Albenga sur des cercles de lecture lyonnais majoritairement féminins ; l’autre effectuée par Laurence Bachmann sur des femmes sensibilisées aux questions de genre à Genève (cf. encadré méthodologique).
6Ces deux terrains permettent de cibler l’espace pluriel des classes moyennes, auquel correspond des types de lecture différenciés. La définition des classes moyennes est relativement discutée en sciences sociales, en raison notamment des combinaisons de capitaux culturels et économiques très variées. À cette hétérogénéité des positions se combine la plus grande diversité de trajectoires de mobilité possibles au sein de ces classes. Ces dernières sont en effet constituées de personnes en déclassement aussi bien qu’en mobilité sociale ascendante, donc issues de classes sociales supérieures ou populaires et, en outre, les risques de déclassement ou de mobilité ascendante difficile rendent poreuses les frontières avec les classes populaires. Ce dernier constat, décrit par P. Bourdieu dans La Distinction et redéployé dans des études sociologiques récentes [15], vient questionner les effets du capital culturel sur les idées féministes. En effet, jusqu’au début des années 1990, un certain nombre d’auteurs [16] s’entendaient pour dire que l’idéal démocratique d’égalité entre les sexes et d’autonomie des femmes est porté de manière prototypique par les classes moyennes à capital culturel élevé (initialement appelées la petite bourgeoisie nouvelle) qui émergent à partir des années 1960-1970. Les personnes appartenant à ce milieu ont pour point commun le fait que leur position sociale dépende essentiellement de leur capital scolaire, caractérisé par un niveau de formation universitaire ou para-universitaire acquis par une formation initiale ou continue. Ces personnes sont salariées et occupent des emplois liés à l’enseignement, à la culture, aux médias, à la communication ou au social. Partant du postulat que les femmes de ce milieu spécifique sont les plus critiques à l’égard du genre, L. Bachmann [17] a analysé dans une précédente recherche la manière dont les femmes en couple hétérosexuel de ce milieu s’approprient l’idéal démocratique d’égalité et d’autonomie. Or cette analyse montre que le capital culturel détenu objectivement n’est pas déterminant pour la subversion du genre. Certaines femmes, apparemment moins dotées en capital culturel, manifestent aussi des formes de subversion, davantage pratiques que réflexives. La subversion du genre pour ces femmes s’explique davantage par leur socialisation familiale. Ces résultats ont alors incité la chercheuse à entreprendre une étude sur les conditions sociales de la subversion du genre en ouvrant l’espace des classes moyennes à des personnes peu dotées en capital culturel. C’est cette dernière étude qui sera présentée ici en comparaison avec la recherche de V. Albenga, qui s’appuie pour sa part sur une enquête menée auprès de cercles de lecture de classes moyennes à capital culturel élevé en termes de diplôme et de capital littéraire, mais pas nécessairement en termes de profession occupée. Les enquêtées des deux terrains diffèrent donc en termes de capital culturel, tout en se situant dans les fractions plutôt inférieures des classes moyennes, soumises à des risques de déclassement, parfois en situation de précarité, et peinant à parachever la mobilité sociale que leur diplôme laissait entrevoir.
7C’est le cas des six femmes dont les trajectoires seront présentées en détail dans cet article (Gaëlle, Cécile et Floriane pour Genève ; Nina, Nathalie et Claire pour Lyon). Deux d’entre elles sont au chômage, trois autres cumulent des emplois à temps partiel, et la dernière prépare un concours qui permettrait d’actualiser le capital culturel dont ses diplômes et ses pratiques de lecture rendent compte. Elles ont toutes un capital culturel littéraire ou artistique par leurs études ou la profession de leurs parents : il n’est dès lors pas anodin que la lecture apparaisse comme l’un des supports qu’elles peuvent mobiliser. Ce capital les situe en outre dans un entre-deux caractéristique des classes moyennes, puisqu’il n’est pas objectivé dans une profession qui les situerait dans les classes supérieures, et les distingue pourtant des classes populaires. Au prisme de leurs pratiques de lecture, on voit ainsi opérer le rôle du capital culturel à tendance littéraire ou artistique dans des parcours de femmes pour lesquelles la frontière avec les classes populaires est poreuse, ainsi que dans leurs appropriations des idées féministes.
La confrontation de deux terrains d’enquête
L’enquête sur les femmes sensibilisées au genre repose également sur une approche qualitative [19]. Des entretiens compréhensifs ont été effectués avec vingt-cinq femmes et trois hommes disposé··s à la transformation du genre, c’est-à-dire à sa modification partielle, mais ne se considérant pas forcément « féministe [20] ». Cela, afin d’inclure dans le corpus des formes peu réflexives de la transformation du genre, ne provenant pas d’un discours intellectuel ou militant. Pour ce faire, nous avons choisi à la fois des personnes affiliées explicitement au féminisme (participant à un journal féministe, à un groupe de réflexion féministe, à une association pour la défense des droits des femmes, etc.), mais aussi des personnes ayant simplement manifesté un intérêt soutenu pour la perspective de genre (lors d’un cours dans une école professionnelle ou de culture générale pour adultes [21]) ou des femmes revendiquant des espaces de sociabilité non mixtes. Ces personnes habitent Genève, sont célibataires ou en couple. Si leur âge varie entre 19 et 46 ans, la plupart d’entre elles sont âgées d’environ 30 à 40 ans, c’est-à-dire qu’elles appartiennent à l’ensemble générationnel issu des mouvements de contestation des années 1970 et marqué potentiellement par les mouvements des femmes par leurs parents [22].
8En effet, les deux terrains ont également en commun des socialisations féminines autour de la lecture qui donnent lieu à des appropriations d’idées féministes, à l’image des « féministes ordinaires » des années 1970 étudiées par Catherine Achin et Delphine Naudier [23]. À la façon dont ce travail a montré comment des femmes de milieu populaire pouvaient consolider leur agency ou puissance d’agir féministe à travers l’entre-soi féminin des réunions Tupperware, cet article propose de comprendre comment des textes littéraires, de sciences humaines ou de développement personnel, souvent objets d’échange dans des sociabilités féminines, viennent en support à des trajectoires de transgression voire de subversion du genre de femmes des classes moyennes.
9En centrant l’analyse sur six cas de lectrices qui exemplifient des tendances significatives, l’analyse croisée de nos deux terrains montre que deux types principaux d’appropriation des idées féministes se dégagent. Le premier type passe par une légitimation de transgressions à l’égard des normes dominantes de la féminité, par des textes qui normalisent ces transgressions et en font des féminités alternatives plutôt que des ruptures radicales avec l’ordre de genre. Le second type a trait à l’idée d’autonomie matérielle et symbolique à l’égard des hommes. Ces deux types d’appropriation sont présents dans les deux terrains, mais leurs formes varient selon les différences de capital culturel et les manières de rendre ce capital actif. Nous développerons ces deux types d’appropriation après avoir exploré la place des lectures porteuses d’idées féministes dans les trajectoires des enquêtées.
La place des lectures porteuses d’idées féministes dans les trajectoires
10Les parcours que nous allons présenter prennent sens au regard des analyses plus larges qui ont été menées sur la construction du genre par la lecture. L’une des caractéristiques de la lecture de livres par rapport à d’autres pratiques culturelles réside dans le fait qu’elle peut constituer un temps pour soi qui s’insère plus facilement dans l’emploi du temps quotidien, tout en permettant une coupure dans ce quotidien. Sylvie Debras [24] montre à cet égard que si la lecture de journaux quotidiens est trop contraignante pour pouvoir faire partie d’un emploi du temps de femmes cumulant une double journée de travail, la lecture de la presse hebdomadaire et mensuelle et de livres est l’occasion de telles coupures. Comparant les trajectoires de lecture d’hommes et de femmes qui sont tou·te·s de grand·e·s lecteurs et lectrices – en termes de quantité de livres lus et de la pluralité de genres littéraires embrassés –, l’enquête de V. Albenga sur les cercles de lecture permet de mettre en évidence les contraintes qui différencient les trajectoires de lecture des femmes et des hommes. Ainsi en est-il de la maternité pour les femmes, qui, dans un premier temps, réduit leur rythme de lecture et modifie le genre de livres lus. En effet, c’est à ce moment de la trajectoire qu’apparaissent les lectures d’ouvrages de psychologie, notamment ceux de Jean Piaget et de Françoise Dolto sur la psychologie enfantine, et plus largement, des ouvrages de développement personnel. Si les enquêtées mères ont moins lu pendant la petite enfance de leurs enfants, la lecture croît relativement en temps et en importance par rapport aux autres loisirs et pratiques culturelles. Elle se substitue notamment au cinéma car elle peut se pratiquer au domicile. La baisse du rythme de lecture conséquente à la maternité s’accompagne ainsi du renforcement de la lecture comme une des seules pratiques dévolues à soi. Les enquêtées insistent sur les efforts déployés pour maintenir cette pratique, puisqu’elles lisent aussi beaucoup pour leurs enfants. À cet égard, les souvenirs de Marthe, 58 ans, ancienne conseillère en économie sociale et familiale, issue d’une famille de grand·e·s lecteurs et lectrices, rendent bien compte de la difficulté à se ménager des moments possibles pour lire : « Quand les enfants étaient petits, j’ai beaucoup lu pour eux, des contes, des livres d’enfants. Je me souviens d’avoir lu en train de faire la cuisine, un livre à la main parce que j’avais vraiment envie de lire. Je me souviens en particulier d’un livre de Marguerite Duras, je ne sais plus lequel, qui était tout taché [rires]. » L’exemple de Marthe, qui fait partie du cercle de lecture organisant des lectures à haute voix, illustre le fait que la lecture ne joue pas le même rôle de support de soi à tous les moments de la trajectoire.
La lecture de salut comme support à la transformation de soi
11Cette citation témoigne également d’un engagement dans la lecture comme « salut », pour reprendre l’expression de Gérard Mauger, Claude Poliak et Bernard Pudal [25]. Selon ces auteur·e·s, la lecture de salut est l’un des possibles usages sociaux de la lecture au même titre que la lecture de divertissement ou la lecture didactique (lire pour apprendre). La lecture de salut consiste à « croire que lire permet de bien ou de mieux faire, de bien ou de mieux-être ». Le salut peut avoir une dimension éthique, supporter des entreprises de reconstruction identitaire, ou résider dans la consolidation de sa culture générale ou littéraire – il s’agit alors du salut intellectuel ou culturel.
12La lecture de salut permet d’assurer une continuité faisant défaut à la trajectoire réelle, ou de styliser l’absence de continuité. Ainsi, pour Nina, 36 ans, qui participe occasionnellement au cercle de lecture à haute voix, les lectures sont des repères temporels, elle qui répète tout au long de l’entretien qu’elle « ne sait pas quoi faire de [sa] vie », à défaut d’un projet d’emploi stable. D’origine algérienne et croate, Nina détient une maîtrise de lettres et une licence de sciences du langage, ainsi qu’un DESS de « lettres appliquées à la rédaction professionnelle ». Sa mère a travaillé comme secrétaire dans une maison d’édition, son père est ouvrier spécialisé. Après avoir elle-même enchaîné des « petits boulots » en usine, dans l’assistance automobile ou dans le théâtre, elle est demandeuse d’emploi et veut monter une entreprise d’écrivain public. Lors de son entretien, elle livre un récit de vie organisé par un cahier qu’elle nous montre et dans lequel elle recense ses lectures. Évoquant les lectures qui l’ont marquée, elle fait systématiquement référence aux personnes qui lui ont fait découvrir ces livres ainsi qu’au rôle de ces lectures comme salvatrices, aussi bien parce qu’elles légitiment un style de vie que parce qu’elles lui permettent de s’évader lorsque son quotidien ne correspond pas à ses attentes :
« Sur la route de Jack Kerouac : c’est un copain qui me l’a offert. J’ai beaucoup apprécié et ça m’a beaucoup influencée dans mes lectures, ensuite, dans la façon de vivre. C’est des directions que je commençais déjà à prendre, j’aimais bien les drogues, la musique, et j’ai jamais pu penser à tout ce qui est carrière. Et dans Kerouac j’adorais cette façon de vivre, l’improvisation. […] La lecture, à partir de cette année-là, c’est devenu vraiment un mode de vie. Je m’étais échappée de la fac, je savais pas ce que j’allais faire de ma vie, mais je savais que j’allais pas travailler. Les livres faisaient partie de ma vie et c’était aussi ce qui me faisait avancer dans ma vie, c’était des expériences autres qui me nourrissaient. Chaque bouquin avait sa fonction différente. Virginia Woolf, c’était quand j’avais envie de fuir, quand j’avais un job aussi. C’était des lectures qui me sauvaient. Je travaillais dans une usine et j’attendais les moments de pause. »
14D’autres lectrices du terrain lyonnais tiennent également un cahier de lectures qu’elles relisent comme un parcours temporel. Le salut par la lecture est à la fois culturel et identitaire. Pour leur part, les femmes du terrain genevois mobilisent la lecture comme un support majeur dans leur démarche de transformation du genre : la lecture est alors le support parmi d’autres d’un salut identitaire qui prend la forme de dispositions subversives. Si la lecture est souvent motivée par le cadre institutionnel de l’école ou des études, ou par des discussions entre amies, elle relève avant tout d’une pratique individuelle. Cependant, et contrairement au terrain lyonnais, la lecture prend une ampleur particulière par les relations d’amitiés entre femmes. Ces dernières, fortement ancrées dans des relations de confiance, semblent constituer un terreau très efficace à la diffusion de textes, susceptible de nourrir un processus de conscientisation et de transformation [26]. Ainsi, si Camille, 28 ans, coordinatrice d’un centre de documentation, reçoit de sa mère militante féministe un livre sur le MLF à Genève dédicacé par les auteures, elle ne le lira que cinq ans plus tard, motivée par des discussions entre amies. Ce résultat corrobore l’analyse de M. Foucault [27], pour qui le souci de soi s’entretient avec d’autres, qui peuvent être des conseillers et conseillères ou des ami·e·s. Les échanges de lecture entre femmes figurent parmi les lectures qui les marquent alors que les lectrices lyonnaises remarquent qu’elles s’influencent peu les unes les autres dans leurs lectures, tout en appréciant de pouvoir échanger leurs avis. Ces différences dans le type de lecture de salut (identitaire et/ou culturel) et dans l’importance des échanges entre femmes s’observent également sur les types de lectures choisies.
Des lectures choisies pour leur légitimité littéraire vs pour leur pouvoir de subversion
15La variété des supports de lecture étudiés au travers de nos deux enquêtes reflète la diversité des capitaux culturels. Les lectrices lyonnaises privilégient des auteur·e·s de romans qui détiennent une forte légitimité littéraire, et les appropriations des idées féministes apparaissent au détour de l’étude plus générale de l’appropriation des textes. Si deux lectrices ont participé aux mouvements féministes des années 1970, elles gardent un souvenir négatif de leur participation aux groupes de femmes dans lesquels elles avaient le sentiment de ne pas pouvoir assumer leurs relations de couple avec des hommes. De manière générale, comme on l’a montré par ailleurs [28], les lectrices des cercles de lecture souhaitent que davantage d’hommes participent à ces activités et évitent toute référence qui semble trop féminine ou féministe, par crainte de dissuader d’autant plus les hommes d’y participer. Ceci s’explique aisément par le fait que se dire féministe ne constitue une ressource que pour une très petite partie de femmes, détentrices de capitaux culturels et symboliques suffisants pour contrebalancer les représentations généralement stigmatisantes associées à l’image de la femme féministe [29]. À ce titre, les auteures féministes qui sont mobilisées par les lectrices de ce terrain (A Ernaux, N. Huston, V. Woolf, Virginie Despentes) détiennent le plus souvent une légitimité littéraire dont on verra qu’elle permet aux lectrices l’appropriation d’idées féministes sans se dire féministes.
16À l’inverse, les femmes du terrain de Genève, qui ont des pratiques ou des discours critiques à l’égard du genre tout en ne se considérant pas forcément « féministes », recourent à des textes de légitimité culturelle variée, allant de textes de sciences humaines à des bandes dessinées (telles que Les Frustrés de Claire Bretécher) ou à des ouvrages de développement personnel (tels que le best-seller Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola Estés). Les différents types de textes mobilisés ont alors pour dénominateur commun de soutenir la transformation du genre, indépendamment de leur degré de légitimité culturelle [30]. Au-delà de ces différences de capitaux culturels, la première idée féministe commune à ces deux terrains réside dans la légitimation de transgressions de normes de genre par des supports de lecture qui mettent directement en cause ces normes.
La légitimation de transgressions à l’égard des normes dominantes de féminité
17Dans les deux terrains, des ouvrages de littérature permettent aux femmes de s’émanciper des injonctions imposées par la féminité hétérosexuelle qui incite les femmes à adhérer à certains attributs reconduisant la complémentarité des sexes [31]. Les normes liées à la conjugalité et à l’injonction à la maternité participent des traits de cette féminité. Beverley Skeggs [32] a montré que les femmes des classes populaires britanniques auprès desquelles elle a mené une enquête ethnographique longitudinale ne remettent pas en cause la conjugalité hétérosexuelle, ni en pratique ni en discours, car se marier demeure un gage de respectabilité ainsi qu’une protection matérielle. Or les femmes des classes moyennes des terrains étudiés mobilisent la lecture pour légitimer leurs transgressions partielles à l’égard de cette norme de la féminité, sans forcément la subvertir. La norme dominante de la féminité leur apparaît comme une fermeture de l’espace des possibles, il s’agit donc pour elles d’ouvrir cet espace sans pour autant refuser le couple hétérosexuel, comme nous allons le voir pour trois enquêtées trentenaires, l’une genevoise, deux autres lyonnaises.
Transgresser les normes de genre en pratique : la lecture pour relire sa trajectoire au prisme de la transgression
18Le cas de Gaëlle, 34 ans, assistante administrative à temps partiel dans un institut lié à l’université de Genève, est à ce titre particulièrement révélateur. Fille d’une mère secrétaire de direction et d’un père cadre bancaire, tous deux peu diplômés, elle passe son enfance dans un petit village du centre de la France. Elle détient pour sa part une licence d’anglais et une maîtrise de français langue étrangère. Gaëlle affirme qu’elle a toujours réprouvé son assignation en tant que fille ou femme à l’univers du féminin : enfant, elle abhorre les robes et les poupées (« les trucs pas rigolos ») qu’on lui « inflige », pour reprendre son expression, étant davantage attirée par l’univers stimulant et amusant du masculin (les jeux d’action, les petites voitures, etc.). Un tel enfermement dans son rôle de sexe lui a toujours procuré un malaise : « Il y a quelque chose qui m’a toujours gênée, c’est : Qu’est-ce qui fait qu’on va attendre de moi que je sois mère ? Qu’on va attendre de moi que je fasse la vaisselle ? Qu’on va attendre de moi que… ? Tout ça, quoi. »
19À l’âge de 8 ans, elle découvre Les frustrés de C. Bretécher. Cette série de bande dessinée qui traîte avec lucidité des rapports sociaux de sexe lui parle. Selon elle, ces lectures n’ont pas été « anodines » ; elles lui ont « appris quelque chose », sont « restées dans sa tête ». Adulte, elle achète la série pour explorer sa vie avec la grille d’interprétation de l’auteure, qu’elle approuve : « J’ai dit “Ah ouais, tiens elle, elle a bien raison là-dessus !” [rires]. » Les BD de C. Bretécher soutiennent ainsi ses diverses résistances au cours de sa vie à son assignation aux formes dominantes de la féminité.
20Gaëlle trouve aussi des éléments pour prendre conscience d’un tel enfermement, éprouvé personnellement, dans Du côté des petites filles de la pédagogue italienne Elena Gianini Belotti. Elle découvre cet ouvrage dans une librairie 6 ans auparavant, ouvrage qu’elle va du reste chercher pendant notre entretien, tant il compte à ses yeux. La lecture de cet essai, qui montre comment les filles dès leur plus jeune âge sont conditionnées par les rapports sociaux de sexe, lui délivre alors « des réponses » à ce qui lui arrive, dit-elle. Elle va lui permettre de mettre des mots sur les attentes perçues dans le cadre de sa famille (mère soumise à son mari et à son service, sujette à sa violence verbale et physique), de son village d’enfance (porter une jupe signifie être à la disposition sexuelle des hommes) ou de l’école (les filles doivent être jolies, ne doivent pas montrer leur puissance, en faisant notamment moins de sport que les garçons).
21Cette interviewée en couple hétérosexuel, qui sent également une pression à avoir des enfants alors qu’elle n’en désire pas, effectue une lecture sélective d’ouvrages déconstruisant également l’injonction sociale à la maternité. En lisant, elle réalise que sa posture est partagée par d’autres femmes et elle redéfinit ses choix comme normaux. Elle entreprend alors un travail d’autonomisation visant à affirmer ses propres aspirations indépendamment de la norme sociale de la maternité. Aujourd’hui, si elle rejette tout ce qui a trait à l’engagement collectif et ne se considère pas militante, elle aime discuter de ces thématiques entre femmes (« J’aime bien faire réveiller les femmes en face, quoi »). L’engagement dans un groupe sert ainsi ici le travail de transformation de soi (sous forme de reconnaissance et de légitimation de soi), ainsi que la transformation des autres, sans pour autant mener à la revendication de l’identité féministe. Les lectures sont évoquées comme des jalons d’une trajectoire d’affirmation de soi en dehors de certaines normes dominantes de la féminité et hors des chemins balisés par les discours féministes militants. Pour des lectrices telles que Gaëlle, les identifications se repèrent par la mise en relation des souvenirs de lecture avec les éléments saillants de leur trajectoire socio-biographique. Si Gaëlle refuse l’injonction à la maternité, d’autres lectrices sont confrontées à la norme de la conjugalité.
Légitimer une situation de célibat : des auteures homosexuelles et féministes à la « chick lit »
22Ainsi du cas de Nina, 36 ans, déjà évoqué en première partie, qui s’est identifiée à Violette Leduc (sur laquelle elle a réalisé un mémoire de maîtrise de lettres), allant jusqu’à analyser son parcours personnel en écho avec celui de cette dernière. L’homosexualité déclarée de V. Leduc l’a incitée à questionner sa propre orientation sexuelle à la suite d’une série d’échecs amoureux avec des hommes et d’une prise de conscience de ne pas parvenir à se comporter selon les attentes de ses compagnons. La valorisation de l’homosexualité par cette auteure permet ainsi à Nina de légitimer sa propre inadéquation à certaines attentes liées à l’hétérosexualité, bien qu’elle ne se considère pas homosexuelle. C’est donc une remise en question des normes de genre – et non de sexualité – qu’elle éprouve. En outre, l’identification littéraire approfondit la remise en question de ces normes de genre, sans pour autant aboutir à la subversion. Les dissonances avec la féminité définie dans le cadre de la conjugalité hétérosexuelle peuvent être subies comme des stigmates impossibles à reconvertir en trait positif, sauf peut-être par l’humour. C’est ainsi que Nathalie, 30 ans, fille d’un artiste et d’une éducatrice spécialisée, diplômée en commerce international au chômage, bookcrosseuse lyonnaise, présente ses lectures de « chick lit » ou littérature anglophone « pour nanas » : « j’ai trente ans, je suis célibataire, avec cette description en deux secondes, tu comprends pourquoi j’adore ça ! […] D’abord tu te retrouves dans des situations que tu as vécues. […] T’as l’impression d’être l’héroïne, tu personnifies complètement. » Cette identification s’éclaire également par le fait que Nathalie utilise le même pseudonyme pour le site dédié au bookcrossing et pour le site de rencontres Meetic, comme elle l’explique en entretien.
23Dans les identifications, les personnages féminins sont toujours des femmes non liées à des hommes, transgressant les limitations à la mobilité des femmes, que cette mobilité soit physique, amoureuse ou identitaire [33]. Ces identifications peuvent être hétérogènes, voire contradictoires, comme le montre l’exemple de Nathalie, dont on a constaté l’empathie avec les personnages trentenaires célibataires de la « chick lit », et qui affectionne particulièrement V. Despentes dans le même temps. Nathalie est une grande lectrice de romans policiers très violents, revendiquant d’aimer les parcours initiatiques de personnages « déjantés », et déclare à propos des héroïnes de V. Despentes : « C’est des histoires de nanas. C’est pas des histoires super-heureuses, mais c’est des histoires de vraies filles. » Or ces « vraies filles » incarnent des féminités bien différentes des héroïnes de la « chick lit ». Nathalie projette également de lire des extraits de King Kong Théorie, essai fortement imprégné des idées féministes, aux autres bookcrosseurs.
24L’enjeu pour ces deux lectrices lyonnaises, cultivant un souci de soi par la lecture, semble bel et bien être de se construire un « je » féminin, y compris lorsque cette féminité déroge aux normes dominantes. Leur posture diffère ainsi de celle de Gaëlle qui refuse plus clairement d’être assignée à la catégorie du féminin. Cet enjeu fait écho au positionnement des écrivaines françaises contemporaines, comme le constate D. Naudier : « Les écrivains tendent à revendiquer l’existence d’un “je féminin” au-delà de la simple autobiographie à laquelle leurs œuvres ont toujours eu tendance à être assimilées. Leur prose ne tente plus d’échapper à leur identité sexuée, elles la disent, elles l’écrivent, mais de différentes façons [34]. » Les femmes enquêtées revendiquent ainsi une « féminité » qui n’est pas forcément dominante, dont elles redéfinissent les contours et le contenu.
25Notre analyse met ainsi en exergue la remise en question de normes et d’injonctions de genre, et de l’hétérosexualité qui lui est associée. Si Gaëlle a franchi différentes étapes dans sa trajectoire qui constitue autant de seuils de transgressions – refus de se conformer à un rôle féminin conventionnel, engagement dans un groupe, refus de l’injonction à la maternité – Nina et Nathalie, pour leur part, ne remettent en question que partiellement la conformité aux normes liées à la féminité hétérosexuelle car elles expriment toutes les deux le souhait de trouver un compagnon lors de leur entretien – et Nina aura un enfant peu de temps après. La lecture dans leur cas leur permet d’assumer un statut de célibataire qu’elles souhaitent temporaire, et d’ouvrir l’espace des possibles en s’identifiant à des auteures qui remettent radicalement en question la féminité hétérosexuelle (V. Leduc et V. Despentes). Ces auteures ont été découvertes lors de trajectoires de lectrices qui embrassent des registres de lecture très variés. Dès lors, la confrontation des deux terrains permet de voir comment la lecture fournit des ressources au cours des trajectoires, qui peuvent être mobilisées lors d’étapes menant à une transgression en pratique, ou simplement à une ouverture de l’espace des possibles. Cette ouverture peut éventuellement permettre d’actualiser les transgressions, à la condition d’être soutenue par d’autres femmes. Ce dernier point est particulièrement important pour comprendre les trajectoires d’autonomisation à l’égard des hommes et le rôle joué par la lecture dans ces processus, comme l’illustrent trois autres trajectoires.
L’autonomisation matérielle et symbolique à l’égard des hommes
26Si l’on replace les pratiques des lectures dans les trajectoires de vie des enquêtées, l’idée d’autonomie des femmes apparaît sous différentes formes – autonomie professionnelle, autonomie conjugale, autonomie à l’égard des hommes et/ou de la domination masculine, autonomie créatrice enfin. Les formes de cette idée d’autonomie varient significativement selon le capital engagé ; et selon que la légitimation de l’idée d’autonomie se fasse par le recours à la légitimité littéraire, ou bien par un soutien entre femmes centré sur le souci de soi.
L’affirmation différentialiste d’un féminin autonome
27Dans la recherche menée à Genève, la lecture soutient une prise de conscience de la domination masculine pour nombre de femmes. Certaines affirment leur subjectivité et développent des dispositions critiques à l’égard des rapports sociaux de sexe. Le cas de Cécile, 28 ans, étudiante à l’École de culture générale, employée à 50 % dans une imprimerie et à 20 % en tant qu’animatrice dans les cantines scolaires, est à ce titre révélateur. Fille d’une mère bibliothécaire de formation et femme au foyer et d’un père mécanicien automobile devenant ensuite informaticien, Cécile a vécu dans un cadre familial conventionnel du point de vue des rôles sexués. Ses parents projetaient sur elle l’idéal conjugal d’épouse femme au foyer et du mari chef de famille. Sa relation de trois ans avec son ex-mari, qu’elle qualifie de « prison dorée » « catastrophique », la sensibilisera drastiquement aux rapports sociaux de sexe. Son ex-mari, qu’elle épouse à l’âge de 19 ans, l’oblige à arrêter ses études d’Arts décoratifs (entreprises trois ans auparavant) et à rester à la maison. Il la contrôle, l’isole socialement et la violente physiquement. Cécile le quitte lorsqu’elle trouve un emploi dans une confiserie. La médecin généraliste qu’elle consulte à ce moment-là lui recommande des lectures sur la violence conjugale. Le fait d’avoir une mère bibliothécaire de formation a pu forger les conditions d’un possible investissement dans les effets didactiques de la lecture. En témoigne le fait qu’elle dit s’être plongée dans la lecture de textes pour comprendre les mécanismes de la violence domestique subie, pour arriver « à analyser un peu ce qui s’est passé ». Femmes sous emprise de Marie-France Hirigoyen lui permet de comprendre le déroulement de la violence des hommes envers les femmes dans la sphère domestique. Ce livre l’a « beaucoup aidée ». Elle réalise, à l’instar d’autres femmes dans sa situation, qu’elle s’est progressivement effacée physiquement et intellectuellement : « La personnalité s’efface vraiment », « notre personnalité, on ne voit plus qui on est, on s’efface petit à petit ». Cette lecture lui permet d’identifier les rapports sociaux de sexe au fondement de la violence endurée et de ne plus se sentir responsable de cette violence. Sur cette base, elle élabore un discours sur les femmes en général et sur leur situation subordonnée aux hommes, au-delà de la situation spécifique de la violence conjugale [35]. Elle travaille alors dans une pharmacie, dans la manutention puis dans la gestion de base de données. Après un an de chômage, elle suit des cours du soir à l’école de culture générale en travaillant à temps partiel dans le parascolaire et dans une imprimerie. Cécile est révoltée contre les inégalités de salaire et le sexisme de son milieu professionnel. Elle affirme désirer exercer une activité professionnelle dans le domaine de la lutte contre les violences conjugales. Elle partage avec ses amies, aussi conscientisées sur ces questions, ses expériences de discrimination. Ces femmes s’échangent des livres à ce sujet, sortent au cinéma, vont à des festivals de films, notamment sur les « questions féministes euh, enfin, qui concernent les femmes ». Bien qu’elle se montre distante à l’égard de l’étiquette féministe, Cécile continue actuellement à nourrir son « féminisme pratique » par des lectures, des films ou des discussions entre amies.
28Le travail sur sa subjectivité par la lecture entraîne aussi un processus d’autonomisation à l’égard des hommes, davantage que de la domination masculine en tant que système. Le cas de Floriane, 30 ans, vendeuse à temps partiel dans une boutique, l’illustre particulièrement bien. Fille d’une mère coach en développement personnel et d’un père architecte, cette jeune femme qui entreprend à l’âge de 20 ans une formation d’art appliqué en section céramique, sans la terminer, vient d’être acceptée dans une école privée d’architecture d’intérieur. À l’instar de Cécile précitée, Floriane a pris brutalement conscience des rapports sociaux de sexe par l’homme qui deviendra son ex-mari, qui lui inflige des violences physiques et psychologiques.
29Un livre aura alors un rôle déclencheur dans la trajectoire de Floriane. Dix ans avant notre entrevue, sa mère, professionnelle du développement personnel, lui offre Femmes qui courent avec les loups de C. Pinkola Estés, mais elle ne parvient pas à le lire : « Je l’ai jamais ouvert. J’arrivais pas. Déjà c’était un gros pavé. » Quatre ans plus tard, une psychothérapeute qui l’a « pas mal aidée » lui offre à nouveau ce livre en l’encourageant vivement à le lire. Celui-ci lui résiste encore : « Et de nouveau, j’ai pas pu le lire, j’arrivais pas. Je commençais, j’avais l’impression que je comprenais rien, que c’était beaucoup trop subtil pour moi. » Enfin, une année avant notre entrevue, une autre thérapeute lui recommande à son tour fortement la lecture de ce livre. Elle repense alors à l’entrain de ces « trois femmes importantes » pour cet ouvrage et, ne retrouvant plus ses deux exemplaires, en achète une nouvelle copie qu’elle dévore. Ce cas révèle ainsi l’importance du contexte, tel que le moment de la trajectoire de vie ou le réseau féminin de recommandations lectorales – ici particulièrement marqué par la psychothérapie –, sur le sens donné à un texte.
30Ce best-seller de développement personnel, qui invite les femmes à renouer avec la femme sauvage qui sommeillerait en elles, l’a « transformée », dit-elle. Il l’a « énormément aidée » et la « porte toujours ». En lui faisant prendre conscience qu’au cours de l’histoire les femmes luttant pour leur liberté ont été tuées ou torturées, ce livre lui a permis « de ne pas être coupable d’être une femme » aspirant à cette liberté. Ce livre lui a alors permis de dépasser sa posture de soumission et d’affirmer sa subjectivité : « Il m’a donné toute la liberté, le droit d’être qui je suis », « ça m’a libérée », s’enthousiasme-t-elle. Pour elle, autrefois convaincue qu’elle ne pouvait vivre sans un homme, ce livre est une « révélation » : il l’aide à se valoriser, à marquer et à assimiler son autonomie. Étant ainsi « elle-même », elle réalise qu’elle peut quitter son compagnon sans pour autant être « seule ». Ce livre lui « permet [alors] de faire le pas » de la rupture. C. Pinkola Estés, poète et psychanalyste, décrit du reste son ouvrage comme « une aide au travail conscient d’individualisation [36] ». Le processus de transformation de Floriane sera soutenu par un nouveau groupe d’amies, auquel appartient Gaëlle, qu’elle intègre par l’intermédiaire de deux femmes rencontrées dans un centre pour femmes où elle effectue un bilan de compétences. Au moment de l’entretien, elle dit souhaiter que toutes les femmes lisent ce livre à un moment donné de leur vie. Elle ne se considère pourtant « pas du tout féministe », critiquant la dureté des féministes, qu’elle définit comme des femmes désirant égaler les hommes (ce qui est impossible, dit-elle).
31Ce cas d’étude montre que l’idée d’autonomie féminine dont cet ouvrage est porteur repose sur un essentialisme qui n’est pas mis en cause. On mesure dès lors combien le différentialisme, ici fondé sur l’essentialisme du « féminin », peut être doté d’un sens politique d’encouragement à l’émancipation des femmes par des lectrices qui ne se positionnent pas, par ailleurs, dans les controverses entre les différents courants féministes, mais qui peuvent trouver dans ce différentialisme un support à la subjectivation et à l’autonomisation. Si Irène Jonas [37] a bien mis au jour les ressorts antiféministes de l’essentialisme à l’œuvre dans les ouvrages sur la communication conjugale, autre exemple de textes de développement personnel qui tendent à faire porter la responsabilité de la « réussite » conjugale sur les femmes, elle n’a pas pu étudier la réception de ceux-ci. Or nous montrons ici que différentialisme et essentialisme ne transmettent pas nécessairement un ethos antiféministe dans la mesure où l’idée d’autonomie des femmes peut passer par l’affirmation d’une appartenance de sexe féminin essentialisée, que cette affirmation soit une phase d’un processus d’autonomisation qui se poursuivra par d’autres étapes, ou bien sa seule manifestation. C. Pinkola Estés affirme du reste soutenir la libération des femmes, tout en rejetant le label de « féministe [38] ». En outre, en montrant la manière dont des femmes s’approprient Femmes qui courent avec les loups pour transformer le genre, notre analyse s’inscrit dans le sillage des réflexions sur la portée politique que revêtent parfois les usages de la thérapie, ainsi que du rapport non nécessairement antagoniste entre le tournant thérapeutique et le féminisme [39].
L’autonomie intellectuelle et créatrice : parier sur des auteures légitimes
32La littérature peut aussi être mobilisée comme moyen de défendre des choix de vie qui promeuvent l’autonomie des femmes. Le choix des livres qui permettent de se mettre en scène soi-même témoigne d’appropriations qui donnent un sens féministe à des choix de vie qui ne sont pas présentés explicitement comme tels lors des entretiens. Pour les lectrices lyonnaises, la mise en scène de soi par l’entremise d’auteures érigées en porte-parole prend une résonance particulière lorsqu’il s’agit d’auteures reconnues sur le plan littéraire et connues pour leurs prises de position féministes. On a déjà vu avec l’exemple de Nathalie que la lecture d’extraits de King Kong Théorie de V. Despentes dans son cercle de bookcrosseurs permettait de diffuser des idées qu’elle juge peu connues dans ce cercle, idées relatives à la subversion du genre. Concernant l’idée d’autonomie féminine, l’exemple le plus frappant à cet égard est celui de Claire, qui a initié et préparé une séance consacrée à V. Woolf dans son cercle de lecture d’échanges en bibliothèque.
33La mise en parallèle de la manière dont Claire, 44 ans, cadre administrative dans un hôpital public, se présente et dont elle présente V. Woolf éclaire une identification à l’auteure que son entretien avait déjà mis au jour, notamment le caractère « autodidacte » et non institutionnel de leurs formations intellectuelles respectives. Fille d’une employée de grande surface et d’un représentant de commerce devenu peintre et sculpteur, Claire détient une licence d’histoire de l’art et une formation d’écrivain public, compétences qu’elle souhaiterait actualiser en obtenant le concours de chargée d’études documentaires.
34Claire est très attachée à la possibilité d’une formation intellectuelle en dehors de l’Université. Elle souligne comme une qualité ce trait de la trajectoire intellectuelle et littéraire de V. Woolf (« elle s’est formée toute seule »), après avoir insisté sur le caractère non universitaire de sa propre présentation de l’auteure : « je n’ai pas de titre universitaire, je suis une lectrice qui entend faire partager son intérêt. » Néanmoins, la légitimité littéraire de V. Woolf l’emporte sur son caractère « autodidacte », et la rend davantage mobilisable pour défendre des idées féministes. Comme beaucoup d’autres lectrices de son cercle, Claire apprécie également A. Ernaux, dont elle loue le travail d’écriture lors de son entretien : « Je trouve que c’est quelqu’un qui n’est pas indécent, bien qu’elle écrive sur sa vie. Et je trouve que ce rapport entre l’intimité, qui peut aller à l’universel en évitant l’indécence, je suis admirative. »
35Et pourtant, Claire regrette qu’une séance du cercle de lecture ait donné lieu à une longue discussion sur les livres d’A. Ernaux relatifs à l’avortement clandestin. Elle estime que cette discussion très « féminine » a pu faire fuir les hommes du cercle de lecture, alors que cette crainte n’existe pas lorsqu’elle va défendre le féminisme de V. Woolf. Car tout en ne se définissant pas comme « féministe », Claire propose aux autres lectrices et aux rares lecteurs de son cercle une lecture de Vers le phare qui emprunte aux catégories de pensée féministes :
« Mr Ramsay incarne le modèle patriarcal de la société anglaise. C’est marrant parce que dans tous ses romans on retrouvera le féminisme de Virginia Woolf […]. Mrs Ramsay est morte d’épuisement. Elle donne tout aux autres. Ça rappelle Une chambre à soi. Avoir un espace autonome autre que le cadre familial. […] On a peut-être oublié ce qu’était la société française avant, mais on n’avait pas trente-six solutions : on se mariait. Virginia Woolf a dû se marier […]. Lily Briscoe arrive à vivre ses choix : vivre de ne pas être mariée et d’être peintre. »
37Ici l’identification de Claire à V. Woolf peut s’appréhender grâce à la mise en parallèle de sa présentation de la trajectoire de V. Woolf, et de ce que nous connaissons de sa propre trajectoire. Vivant en union libre, très attachée à son indépendance économique, ayant une pratique régulière de l’écriture, Claire pose dans son entretien la question de l’équilibre entre un travail considéré comme alimentaire et le temps de loisirs, considéré comme un temps enfin consacré à soi.
38Ce dernier cas de lectrice nous permet de mettre en évidence les liens entre autonomie matérielle à l’égard des hommes et autonomie intellectuelle et créatrice, entre la transgression à l’égard de la conjugalité déjà soulignée en première partie et la revendication d’une posture et d’une carrière de créatrice longtemps déniées aux femmes. C’est toute la question d’une trajectoire d’émancipation qui se trouve ainsi déroulée, prenant des formes davantage pratiques dans le terrain genevois et des formes davantage symboliques dans le terrain lyonnais où la revendication d’autonomie s’exprime sur le plan de la création littéraire, conséquence du capital littéraire à l’œuvre dans les cercles de lecture.
Conclusion
39La comparaison de nos deux terrains nous a permis de montrer la manière dont la lecture de ces textes ne s’effectue pas de manière isolée, mais s’inscrit dans des modes spécifiques de souci de soi par la lecture : cercles de lecture, recommandations d’amies, de médecins, thérapeutes, etc. Notre démarche nous a en outre permis de mettre en évidence des effets concrets, bien que limités, des textes qui diffusent les idées d’autonomie des femmes : si les livres ne font pas les révolutions féministes, pour paraphraser R. Chartier [40], ils ouvrent l’espace des possibles, rendent compréhensibles des situations emblématiques de la domination masculine et peuvent jalonner des trajectoires d’émancipation pour lesquelles ils servent de support et de marqueur temporel des étapes les plus importantes.
40Des différences existent entre les deux terrains liées aux variations de capital culturel et à des expériences inégales des violences des hommes contre les femmes ou du coût de la transgression à l’égard des normes de genre. Les lectrices du terrain lyonnais détiennent davantage de capital culturel que les genevoises. Leurs transgressions par la lecture sont partielles, temporaires et empruntent des formes symboliques qui contrastent avec le féminisme « pratique » des genevoises. Celles-ci bénéficient d’échanges entre femmes qui les valorisent et les mènent à vouloir agir contre la domination masculine pour soi et pour les autres, alors que les échanges dans les cercles de lecture lyonnais n’ont que peu d’effets collectifs. Contre intuitivement, ce n’est donc pas le capital culturel « objectivé », sous forme de diplômes et de positionnement dans l’espace social, qui permet les appropriations des idées féministes : c’est l’échange des lectures, notamment d’auteures femmes, et la possibilité de faire valider ces lectures par d’autres avec qui on travaille son rapport à soi. Autrement dit, rendre ce capital culturel « actif » et socialement légitime est indispensable pour s’approprier les idées féministes.
41Au-delà de ces variations dans l’espace des classes moyennes, c’est donc à la construction de trajectoires d’émancipation marquées par des seuils de transgression que participe la diffusion des idées féministes par les livres. Ainsi, pour reprendre des éléments des cas d’étude cités, la lecture peut, au cours de sa vie, permettre à une femme de prendre conscience de la domination masculine sur son lieu de travail, dans son couple ou dans sa famille ; de nourrir cette prise de conscience entre amies par l’échange de livres et autour des livres ; de mettre ensuite en pratique ce savoir et agir sur sa situation (faire valoir ses droits, quitter son compagnon, revendiquer son autonomie financière, vouloir devenir écrivaine en connaissant les obstacles à l’écriture pour les femmes, etc.) ; de comprendre a posteriori et légitimer des choix en dehors des normes (assumer d’être célibataire ou de le devenir, de ne pas vouloir d’enfants) ; puis de nommer et dénoncer les rapports sociaux de sexe dans ses relations (conscientiser ses collègues, amies, membres de sa famille ou de son cercle de lecture en lisant publiquement et à haute voix des textes féministes) ; et enfin de s’approprier les questions de genre sur le plan collectif (militer dans une association féministe). Et si ces trajectoires ne franchissent pas toutes les mêmes seuils, du moins se construisent-elles en tant que dynamiques émancipatoires. La confrontation entre les deux terrains le montre bien, il s’agit davantage d’un continuum que d’une opposition entre réticences à se dire féministe et appropriations des idées d’autonomie.
42Enfin, la prégnance de l’idée d’autonomie dans les récits des enquêtées nous renvoie à deux constats quant à la diffusion des idées féministes : le premier réside dans l’absence de l’idée d’égalité en tant que telle ; le second constat est celui du rôle joué par le différentialisme dans les processus d’autonomisation, toujours partiels, à l’égard de la domination masculine. Or, dans un sens, nous pourrions dire que la revendication d’autonomie des femmes sous-entend une revendication d’égalité : se construire une trajectoire autonome pour les femmes constitue une réappropriation de soi qui contrebalance leur subordination aux hommes dans les rapports sociaux de sexe. De V. Woolf à V. Despentes en passant par Femmes qui courent avec les loups, voilà sans doute les idées féministes qui circulent, en se transformant, entre les auteur·e·s de littérature, de sciences humaines et de développement personnel, jusqu’aux lectrices.
Notes
-
[1]
Naudier (D.), « L’écriture-femme, une innovation esthétique emblématique », Sociétés contemporaines, 44, 2001.
-
[2]
Saint-Martin (L.), « Le métaféminisme et la nouvelle prose féminine au Québec », Voix et images, 18 (1), 1992.
-
[3]
Détrez (C.), Simon (A.), « L’idéologie du familialisme chez les romancières contemporaines », Revue des littératures de l’Union européenne, 1, 2005.
-
[4]
Bozon (M.), « Littérature, sexualité et construction de soi. Les écrivaines françaises du tournant du siècle face au déclin de l’amour romantique », The Australian Journal of French Studies, 12 (1), 2005.
-
[5]
Risman (B.), « From Doing to Undoing : Gender as We Know It », Gender & Society, 23 (1), 2009.
-
[6]
Bourdieu (P.), La distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
-
[7]
Chartier (R.), « Textes, imprimés, lectures », in Poulain (M.), dir., Pour une sociologie de la lecture, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 1988, p. 24.
-
[8]
Radway (J. A.), Reading the Romance. Women, Patriarchy and Popular Literature, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1991 (1re éd. 1984).
-
[9]
Foucault (M.), Histoire de la sexualité, t. 3. Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.
-
[10]
Si cet article se concentre principalement sur les femmes, d’autres travaux ont souligné les spécificités des processus d’appropriation des idées féministes par les hommes. Cf. notamment Bachmann (L.), « Du “jerk” au “nice guy”. Transformation du genre dans la baie de San Francisco », LIVES Working Paper, 32, 2014.
-
[11]
Andriocci (M.), « Entre colère et distance : les “études féministes” à l’université », L’homme et la société, 158, 2005.
-
[12]
Darmon (M.), Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte, 2003.
-
[13]
Foucault (M.), Histoire de la sexualité…, op. cit. ; Foucault (M.), « Les techniques de soi », in Dits et écrits, t. 2, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001.
-
[14]
Laurence Bachmann a ainsi montré comment les usages de « l’argent à soi » au sein du couple permettent aux femmes de ces fractions des classes moyennes de marquer un souci d’égalité et d’autonomie (Bachmann (L.), De l’argent à soi. Les préoccupations sociales des femmes à travers leur rapport à l’argent, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009). Pour sa part, Viviane Albenga a mis en évidence le rôle de la lecture dans la préservation d’un espace à soi et l’élaboration d’une trajectoire socioprofessionnelle autonome au cours de trajectoires féminines de lecture (Albenga (V.), Lecteurs, lectures et trajectoires de genre, thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 2009 ; S’émanciper par la lecture. Genre, classe et usages sociaux des livres, Rennes, Presses universitaires de Rennes, à paraître).
-
[15]
Chauvel (L.), Les classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, 2006 ; Cartier (M.), Coutant (I.), Masclet (O.), Siblot (Y.), La France des “petits-moyens”. Enquêtes sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008.
-
[16]
Bourdieu (P.), La Distinction, op. cit. ; Bidou (C.), Les aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, Presses universitaires de France, 1984 ; Lenoir (R.), « L’effondrement des bases sociales du familialisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 57-58, 1985.
-
[17]
Bachmann (L.), De l’argent à soi…, op. cit.
-
[18]
Charpentier (I.), Pierru (E.), « Pratiques de sociabilité lectorale et gender gap », in Charpentier (I.), Darras (E.), Lehingue (P.), Pierru (E.), Les Pratiques culturelles des Français(e)s, Rapport pour le Département des études et de la prospective (DEP) du Ministère de la Culture, 2001.
-
[19]
Recherche financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) et menée par Laurence Bachmann, avec la collaboration de Mathieu Carnal. Cette contribution entre aussi dans le cadre des travaux effectués au sein du Pôle de recherche National LIVES – surmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie, financé par le FNS.
-
[20]
Nous mettons des guillemets à « féministe » pour souligner que cette notion est appréhendée ici comme une catégorie du sens commun.
-
[21]
à Genève, l’École de culture générale est une formation postobligatoire (après la fin de la scolarité obligatoire, à 16 ans) visant à consolider la culture générale des élèves tout en les dirigeant vers des filières professionnelles. Elle est tendanciellement suivie par des personnes issues des milieux populaires.
-
[22]
Cf. dans ce dossier Masclet (C.), « Le féminisme en héritage ? Enfants de militantes de la deuxième vague », Politix, 109, 2015.
-
[23]
Achin (C.), Naudier (D.), « L’agency en contexte : réflexions sur les processus d’émancipation des femmes dans la décennie 1970 en France », Cahiers du genre, 55, 2013 ; Achin (C.), Naudier (D.), « Trajectoires de femmes “ordinaires” dans les années 1970. La fabrique de la puissance d’agir féministe », Sociologie, 1, 2010.
-
[24]
Debras (S.), Lectrices au quotidien. Des femmes, des hommes et des journaux, Paris, L’Harmattan, 2003.
-
[25]
Mauger (G.), Poliak (C.), Pudal (B.), Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999.
-
[26]
Cet argument a été développé dans Bachmann (L.), « Women’s Friendships and Gender Transformation », European Journal of Women’s Studies, 21 (2), 2014.
-
[27]
Foucault (M.), Histoire de la sexualité…, op. cit.
-
[28]
Albenga (V.), « Le genre de “la distinction” : la construction réciproque du genre, de la classe et de la légitimité littéraire dans les pratiques collectives de lecture », Sociétés et représentations, 24, 2007.
-
[29]
Skeggs (B.), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015 [1re éd. 1997].
-
[30]
Bachmann (L.), « Transformer le genre par la littérature. Essai de sociologie indirecte », Versants. Revue suisse des littératures romanes, 57 (1), 2010.
-
[31]
Butler (J.) Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006 [1re éd. 1990].
-
[32]
Skeggs (B.), Des femmes respectables…, op. cit.
-
[33]
Heinich (N.), Les ambivalences de l’émancipation féminine, Paris, Albin Michel, 2003.
-
[34]
Naudier (D.), La cause littéraire des femmes. Modes d’accès et de consécration des femmes dans le champ littéraire (1970-1998), thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 2000, p. 362.
-
[35]
On retrouve ici un cas mis en évidence par B. Skeggs d’un exemple de récit de conversion féministe où l’ensemble de la trajectoire est relue au prisme des rapports de pouvoir. Cependant, dans le cas étudié ici, la montée en généralité est plus forte que pour la jeune femme de l’enquête de B. Skeggs, et c’est l’échange thérapeutique et amical autour de la lecture qui la rend possible – et non pas, comme dans l’enquête de B. Skeggs, les échanges avec les travailleuses sociales du foyer de femmes victimes de violences. Cf. Skeggs (B.), Des femmes respectables…, op. cit.
-
[36]
Pinkola Estés (C.), Femmes qui courent avec les loups. Histoires et mythes de l’archétype de la femme sauvage, Paris, Le Livre de poche, 1996, p. 651.
-
[37]
Jonas (I.), « L’antiféminisme des nouveaux traités de savoir-vivre à l’usage des femmes », Nouvelles questions féministes, 25 (2), 2006. Pour donner quelques exemples de ces ouvrages, parmi les plus connus : Gray (J.), Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus, Paris, Michel Laffont, 1997 ; Pease (A. et B.), Pourquoi les hommes n’écoutent jamais rien et les femmes ne savent pas lire les cartes routières, Paris, Éditions Générales First, 2001 ; Salomé (J.), Jamais seuls ensemble, Paris, Éditions de l’Homme, 1995.
-
[38]
Dirk (J.), « Conversations/Clarissa Pinkola Estès. A Message for All Women : Run Free and Wild Like the Wolf », New York Times, 28 février 1993.
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[39]
Wright (K.), The Rise of the Therapeutic Society : Psychological Knowledge & the Contradictions of Cultural Change, Washington, D.C., New Academia Publishing, 2010 ; Illouz (E.), Saving The Modern Soul. Therapy, Emotions, and the Culture of Self-Help, Berkeley, University of California Press, 2008 ; Bachmann (L.), « Du “jerk” au “nice guy”… », art. cit.
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[40]
Nous faisons ici référence au titre de chapitre « Les livres font-ils les révolutions ? », in Chartier (R.), Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990.