Notes
-
[1]
Bozon (M.), Chamboredon (J.-C.), « L’organisation sociale de la chasse en France et la signification de la pratique », Ethnologie française, 1, 1980.
-
[2]
Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 63, 2003.
-
[3]
En témoigne la parution d’un numéro récent de la revue Regards sociologiques, consacré au thème « Mobilité/autochtonie : sur la dimension spatiale des ressources sociales ». Ce numéro pose notamment la question de l’application du concept de capital d’autochtonie aux catégories supérieures (Tissot (S.), « De l’usage de la notion de capital d’autochtonie dans l’étude des catégories supérieures », Regards sociologiques, 40, 2010). Mais certaines de ses contributions montrent aussi l’intérêt de son application à des catégories intermédiaires, en particulier les indépendants (Mazaud (C.), « Le rôle du capital d’autochtonie dans la transmission d’entreprises artisanales en zone rurale », Regards sociologiques, 40, 2010).
-
[4]
Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie… », art. cité, p. 126.
-
[5]
Ibid., p. 142.
-
[6]
Dans un souci de respect de l’anonymat des personnes enquêtées, les noms de ces personnes et des lieux ont été modifiés. On a cependant choisi d’une part des prénoms dont la fréquence était équivalente à celle du prénom réel parmi l’ensemble de la population née la même année (Coulmont (B.), Sociologie des prénoms, Paris, La Découverte, 2011), et d’autre part des noms de lieux dont les distances qui les séparent sont à peu près égales aux distances réelles.
-
[7]
Gollac (S.), La pierre de discorde. Stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 2011.
-
[8]
Schwartz (O.), Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, Presses universitaires de France, 1990.
-
[9]
Renahy (N.), Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005, p. 29.
-
[10]
Weber (F.), Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, EMESS et INRA, 1989 [réédité aux éditions de l’EHESS en 2009].
-
[11]
On peut d’ailleurs noter que la propriété est souvent associée à l’accès à un logement individuel agrémenté d’un jardin. 73,8 % des non-propriétaires occupent un logement en immeuble collectif contre 19,3 % seulement des propriétaires, d’après les chiffres de l’enquête « Logement 2002 » de l’INSEE.
-
[12]
Cet ordre de grandeur est relativement important si on le compare au nombre d’apparentés et d’amis invités aux mariages (qui réunissent les réseaux de deux personnes), en particulier dans les classes moyennes et populaires : Maillochon (F.), « Le cœur et la raison. Amis et parents invités au mariage », Genèses, 83, 2011, p. 105.
-
[13]
Ici, c’est la propriété occupante d’un bien immobilier particulier qui s’avère cruciale : tous les membres du groupe de parenté ne sont pas propriétaires, les stratégies mises en œuvre mobilisent principalement une résidence principale. Il serait intéressant de les comparer systématiquement à des stratégies familiales mises en œuvre dans divers milieux sociaux et mobilisant, par exemple, une résidence secondaire, voire la circulation entre résidences principales et maison de famille au sein d’espaces locaux multiples. Cf. notamment les pistes d’analyse proposées par N. Renahy pour les résidences secondaires : Renahy (N.), « Ville et campagne en famille : les résidences secondaires », in Perrier-Cornet (P.), dir., Repenser les campagnes, Paris, Éditions de l’Aube, 2002.
-
[14]
Cette opération, couramment effectuée dans le cadre de l’exploitation des enquêtes INSEE, ne va d’ailleurs déjà pas de soi. Pour une analyse critique de l’outil de la « personne de référence », cf. notamment : Saint Pol (T. de), Deney (A.), Monso (O.), « Ménage et chef de ménage : deux notions bien ancrées », Travail, Genre et Sociétés, 1 (11), 2004.
-
[15]
Barbichon (G.), « Culture de l’immédiat et cultures populaires », in Philographies. Mélanges offerts à Michel Verret, Saint-Sébastien-sur-Loire, ACL, 1987.
-
[16]
On pourrait aussi faire l’hypothèse que le choix de l’immobilier neuf par les ménages ouvriers est lié à des prix inférieurs à ceux de l’ancien. Or le neuf n’est pas moins cher que l’ancien si l’on en croit les données disponibles. Un article en ligne du magazine Capital, intitulé « L’écart de prix entre immobilier neuf et ancien se creuse », affirme même à partir d’une comparaison ville par ville qu’en 2010 les prix sont de 34 % plus élevés dans le neuf que dans l’ancien. L’augmentation du prix du foncier serait à l’origine de cet écart croissant [en ligne : http://www.capital.fr/immobilier/actualites/l-ecart-de-prix-entre-l-immobilier-neuf-et-ancien-se-creuse-554609]. De tels résultats doivent être nuancés en raison de la délicatesse de la comparaison : immobiliers neuf et ancien ne recouvrent pas les mêmes types de biens dans le même type de localisation, et les prix du neuf recensés ne concernent que les logements livrés par des promoteurs (ce sont les seuls facilement saisissables puisque, en dehors de ces cas, l’achat du terrain et du bâtiment sont distincts). Mais ils montrent bien que si les ouvriers s’orientent davantage vers le neuf, ce n’est pas parce qu’il est moins cher « en soi », mais parce qu’il offre des marges de manœuvre sur les prix supérieures à celles qu’on trouve dans l’ancien, en termes de localisation mais aussi de maîtrise du coût de construction.
-
[17]
Bourdieu (P.), De Saint Martin (M.), « Le sens de la propriété », Actes de la recherche en sciences sociales, 81-82, 1990.
-
[18]
La liste des travaux considérés est la suivante : travaux de revêtement de sols, murs et plafonds ; autres travaux intérieurs (création ou aménagement de salle de bain, de WC, de cuisine, plomberie, installation du gaz, d’eau chaude, du chauffage, isolation thermique, cheminées, installations électriques, installations de sécurité, ventilation, aménagements intérieurs, aménagement de locaux en pièces habitables) ; travaux de gros œuvre, travaux sur les murs extérieurs, les planchers, les toitures et les ouvertures ; travaux extérieurs (carrelage, dallage, branchement de réseaux, fosses septiques, canalisations, piscines, clôtures).
-
[19]
Cette distinction a ses limites, puisqu’elle oppose des travaux non rémunérés effectués par des proches à des travaux rémunérés effectués par une main-d’œuvre professionnelle et anonyme. Dans la réalité, les combinaisons entre type de relation interpersonnelle entretenue avec le prestataire de service et mode de rémunération de la prestation peuvent être plus complexes, cf. : Weber (F.), « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie économique après le Grand Partage », Genèses, 41, 2000.
-
[20]
Ces résultats sur les probabilités différenciées de faire et faire faire des travaux dans les différentes catégories socioprofessionnelles sont confirmés toutes choses égales par ailleurs (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle de la personne de référence, vie ou non en couple, présence ou non d’enfant, immeuble collectif ou individuel) : Gollac (S.), La pierre de discorde…, thèse cit., p. 257-265.
-
[21]
Il est amusant de noter que la méconnaissance de l’auteur des travaux est nulle chez les travailleurs à leur compte et atteint son maximum – certes faible, 1 % – chez les professeurs, professions scientifiques et instituteurs.
-
[22]
Goffette-Nagot (F.), « Prix fonciers et demande de sol à usage résidentiel en France (1975-2000) », Revue économique, 60 (3), 2009.
-
[23]
Topalov (C.), Le logement en France. Histoire d’une marchandise impossible, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1987.
-
[24]
Cet indicateur est un indicateur approximatif de l’ensemble des proximités résidentielles familiales, puisque la distance aux parents est positivement corrélée à la distance aux frères et sœurs, oncles et tantes, cousins, enfants, neveux et nièces, etc. Cf. Gollac (S.), La pierre de discorde…, thèse cit., p. 279-280.
-
[25]
Ces écarts pourraient être attribués aux évolutions de la structure des professions, les cadres étant plus jeunes que les ouvriers ou les agriculteurs ; les jeunes seraient plus mobiles que les générations précédentes. En fait, la distance aux parents croît plutôt avec l’âge. Une régression logistique sur la probabilité d’habiter à moins de quatre kilomètres de ses parents (ou à des distances intermédiaires ou plus grandes) montre ainsi qu’à âge égal, la catégorie socioprofessionnelle de l’individu comme celle du père a bien un effet sur la proximité aux parents.
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[26]
Ce résultat apparaît à la lumière des écarts observés entre les distances aux parents des propriétaires et des locataires selon la catégorie et l’origine sociales, dont les tests de significativité satisfont à des seuils nettement moins élevés pour les cadres, les professions intermédiaires et les enfants de cadres et de professions intermédiaires que pour les ouvriers et enfants d’ouvriers. Il est confirmé par des régressions logistiques sur la probabilité d’être propriétaire : à âge égal, la distance aux parents est négativement corrélée à la propriété immobilière dans toutes les catégories sociales et pour toutes les origines sociales, mais avec des coefficients significativement plus importants chez les cadres et professions intermédiaires.
-
[27]
J.-N. Retière note ainsi à propos de Lanester : « Dans les quartiers anciennement populaires qui ont conservé ces décors qui charment tant les classes moyennes, le marché immobilier entrave depuis quelques années la perpétuation du groupe social local en interdisant l’accès à la propriété, voire à la location, des générations populaires d’aujourd’hui. Alors que l’accès au logement passait naguère fréquemment par la cooptation (capital d’autochtonie) et obéissait aux logiques de l’interconnaissance, le prix du marché a eu pour effet de monopoliser entre les mains des agences immobilières et des notaires la tractation qui, il y a peu de temps encore, pouvait échapper à l’anonymat du rapport d’argent. » (« Autour de l’autochtonie… », art. cité, p. 127).
-
[28]
Dans le questionnaire de l’enquête « Réseaux de parenté et entraide », c’est la « dernière activité » du père qui est saisie.
-
[29]
Ce capital d’autochtonie reposant en partie sur l’entretien d’un vaste réseau de parenté montre également ses effets dans des occasions plus anodines de compter ses forces. Lorsque je viens rendre visite aux Le Vennec en 2000, une des filles d’Éric, Laure, est en train de vendre des billets de loterie. Je note dans mon journal de terrain (15 avril 2000) : « Achats de billets de loterie à Laure (même pour les absents). Les billets sont laissés à Laure. On m’explique que Kévin [un cousin de Laure, le fils de Valérie] avait déjà été un vendeur record de billets : “c’est l’avantage d’être une famille nombreuse”. »
-
[30]
Renahy (N.), Détang-Dessendre (C.), Gojard (S.), « Deux âges d’émigration ouvrière. Migration et sédentarité dans un village industriel », Population, 58 (6), 2003, p. 729.
-
[31]
Renahy (N.), Les gars du coin…, op. cit.
-
[32]
Ibid., p. 20.
-
[33]
Karnoouh (C.), « La démocratie impossible. Parenté et politique dans un village lorrain », Études rurales, 52, 1973.
-
[34]
Augustins (G.), « Esquisse d’une comparaison des systèmes de perpétuation des groupes domestiques dans les sociétés paysannes européennes », Archives européennes de sociologie, 23, 1982.
-
[35]
Barthélémy (T.), « Les modes de transmission du patrimoine. Synthèse des travaux effectués depuis quinze ans par les ethnologues de la France », Études rurales, 110?111?112, 1988, p. 199.
-
[36]
La réussite politique d’Éric Le Vennec rejoint celle des professions intermédiaires techniques mise en évidence par Violaine Girard dans la zone de la Riboire (Girard (V.), « Quelles catégories de classement pour l’analyse localisée de la représentation politique ? Le cas des techniciens élus au sein d’un territoire industriel », Terrains & Travaux, 19, 2011). Elle ne s’appuie pas sur du capital culturel, comme celle des professions intermédiaires administratives du privé ou du public. Elle est fondée sur la disponibilité en temps (la liberté d’emploi du temps d’Éric Le Vennec est liée à son statut d’indépendant, celle des élus de la Riboire repose sur un investissement modéré dans la carrière et les encouragements de leur entreprise publique), ainsi que sur la proximité avec les familles ouvrières. Elle se joue en revanche au sein d’un espace urbain moins disséminé et davantage sur l’insertion professionnelle qu’associative. Dans les deux cas, cependant, ces réussites politiques ne peuvent se comprendre qu’en rentrant dans le détail de la position sociale des enquêtés, à la fois proche des classes populaires par la pratique de métiers techniques et éloignée d’elles par l’accès à de meilleurs qualifications, à des positions d’encadrement, au statut d’indépendant. Elles incitent à nuancer l’interprétation des résultats d’études utilisant le niveau agrégé des PCS et ne questionnant pas l’hétérogénéité des professions intermédiaires et des groupes d’indépendants (agriculteurs, artisans, commerçants et chefs d’entreprise), par exemple : Koebel (M.), « Les élus municipaux représentent-ils le peuple ? Portrait sociologique », Métropolitiques, 3 octobre 2012 [en ligne : http://www.metropolitiques.eu/Les-elus-municipaux-representent.html].
-
[37]
Dans le contexte breton, on peut plus généralement estimer que l’implication des Le Vennec dans la vie religieuse locale est relativement limitée. Si une messe a été célébrée pour l’anniversaire de la mort de Pierre, ses petits-enfants n’ont pas tous été baptisés et le fils de Sabrina a bénéficié d’une fête de « baptême » officieuse et non religieuse, qui n’a soulevé aucune opposition dans la famille. Lors de mes différents séjours à la Butte, je n’ai d’ailleurs pu noter aucune pratique religieuse d’un membre de la famille.
-
[38]
Fraisse (G.), Les deux gouvernements : la famille et la cité, Paris, Gallimard, 2000.
-
[39]
Gollac (S.), La pierre de discorde…, thèse cit., p. 570.
-
[40]
Pour une analyse des processus d’invisibilisation des contributions féminines à l’histoire familiale et de l’intérêt de l’usage du concept de genre pour les analyser, cf. : Gollac (S.), « Gardiennes et bâtisseurs. Genre et production d’histoires autour de “maisons de famille” », in Billaud (S.), Gollac (S.), Oeser (A.), Pagis (J.), dir., Histoires familiales. Production et transmission du passé dans la parenté contemporaine, Paris, Éditions de la rue d’Ulm, à paraître.
-
[41]
Il est ainsi intéressant d’analyser la relation d’enquête comme une attaque faite aux stratégies de clôture de certains espaces sociaux, et les stratégies mises en œuvre par les acteurs pour la neutraliser ou en tirer parti.
-
[42]
Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie… », art. cité, p. 130.
-
[43]
Ibid., p. 133.
1En 1980, Michel Bozon et Jean-Claude Chamboredon proposaient d’utiliser la notion de capital d’autochtonie pour désigner la ressource symbolique dont bénéficiaient certains migrants faisant valoir leur statut d’originaires du « pays » pour l’accès aux réserves de chasse en milieu rural, ressource symbolique ainsi fondée sur le maintien dans le temps d’un statut distinctif au sein d’un espace donné [1]. Dans l’esprit des auteurs, le concept devait servir à réintroduire une dimension historique et une dimension spatiale dans l’analyse des classes sociales. Originellement utilisé pour les classes populaires [2], son usage s’étend aujourd’hui à des catégories sociales de plus en plus nombreuses et à partir d’objets de plus en plus variés [3]. La notion de « capital d’autochtonie » désigne généralement un ensemble de ressources (notoriété et relations sociales, mais aussi compétences diverses) dont la valeur ne s’actualise qu’au travers d’un ancrage local spécifique, déterminé notamment par la généalogie de ceux qui les détiennent et s’en réclament. Mais comme le souligne Jean-Noël Retière, l’ancienneté résidentielle ne suffit pas à produire de l’autochtonie : « L’autochtonie devrait être pensée comme un rapport social s’étant construit avec le temps, ayant requis des dispositifs, s’étant forgé et consolidé par des discours mais qui, en aucun cas, ne devrait se réduire à la qualité objective de l’ancienneté résidentielle ou encore du fait d’être natif du lieu [4]. » Or, dans son analyse du capital d’autochtonie à partir du cas de l’élite ouvrière de Lanester, la ville qu’il étudie, l’auteur mentionne à plusieurs reprises que les familles de cette élite sont propriétaires. Il note même l’investissement particulier dont elles gratifient leur logement, qui n’est en rien contradictoire avec leur rôle central sur la scène publique : « La valorisation du monde domestique ou privé par ceux de l’endocratie, et que trahit l’énorme investissement qu’aura nécessité l’appropriation de la maison (en temps d’autoconstruction et en argent), ne paraît aucunement avoir concurrencé la fréquentation de leurs pairs et compères de boules ou d’autres plaisirs partagés [5]. » Au-delà du caractère distinctif de la propriété au sein des classes populaires (les ouvriers « autochtones » propriétaires de J.-N. Retière s’opposent aux ouvriers, employés et chômeurs locataires en HLM), on peut se demander comment la propriété immobilière et l’investissement dans le logement qu’elle permet s’articulent concrètement aux processus d’accumulation du capital d’autochtonie.
2Pour répondre à cette question nous mobiliserons une monographie de famille réalisée auprès de Jeanne Le Vennec, la veuve d’un maçon quimpérois, et de ses descendants [6], entre 1998 et 2010 (encadré 1). Cette monographie est constituée d’entretiens, parfois réitérés, auprès de Jeanne, de ses enfants et petits-enfants et de certains de leurs conjoints, de la consultation d’archives qu’ils ont bien voulu mettre à la disposition de l’enquêtrice (actes notariés, livrets de famille, photos, etc.), mais surtout de l’observation dans le temps long de leurs trajectoires sociales et résidentielles, de leurs interactions quotidiennes (observées au cours de plusieurs séjours dans la maison de Jeanne) et d’événements familiaux plus exceptionnels (fêtes de famille, baptêmes, etc.).
Encadré 1. De « l’observation participante » des relations de la parenté à la « participation observante » en situation de quasi-parenté
Pour la famille Le Vennec, mon travail de terrain avait commencé en 1998 par l’observation de la messe célébrée à Quimper pour l’anniversaire de la mort du grand-père de Sabrina, une ancienne camarade de collège et membre d’un même club sportif (j’avais déjà passé des vacances à Quimper, chez les grands-parents de Sabrina, en 1990). Ce travail de terrain s’est ensuite poursuivi jusqu’à l’année 2010. Le père de Sabrina était employé à la SNCF (il est aujourd’hui à la retraite) et les parents de Sabrina habitent dans des logements HLM parisiens en partie attribués aux salariés de cette entreprise. En 2000, Sabrina a déménagé de Paris en Haute-Savoie puis dans la Drôme, où elle s’est mariée et a eu deux enfants. Le travail de terrain s’est alors poursuivi d’une part à Quimper, où je suis retournée fréquemment pour enquêter auprès de la famille maternelle de Sabrina, et d’autre part dans la Drôme où j’ai poursuivi mon enquête auprès de la famille de son mari. Le travail de terrain auprès de cette famille a abouti au recueil d’une vingtaine d’entretiens et à la rédaction d’un journal de terrain s’étalant sur plus de dix ans.
Ces matériaux ne sont cependant pas toujours aisés à utiliser : la relation d’enquête tissée avec Sabrina et les membres de sa famille n’est effectivement pas dénuée d’ambigüité. Les séjours chez eux se sont faits à la fois dans un cadre professionnel et amical, sans que la nature de ce cadre soit toujours claire d’un côté comme de l’autre, à l’exception des séjours au cours desquels des entretiens enregistrés ont été négociés. Ma désignation comme marraine de la fille de Sabrina, en 2006, a scellé mon passage du statut d’« observatrice participante » à celui de « participante observatrice ». Les relations de quasi-parenté tissées avec les personnes enquêtées ne sont cependant pas contradictoires avec un usage rigoureux de ces matériaux. Elles contraignent au moins à les utiliser avec le plus grand respect pour les sources et la plus grande prudence dans les hypothèses avancées. Je pourrais ainsi reprendre entièrement à mon compte la façon dont Nicolas Renahy décrit sa relation d’enquête et ses implications pour Les gars du coin : « Élevé dans les environs de Foulange, ayant fréquenté enfant son club de football puis sa chorale, j’ai pu bénéficier tout au long de cette enquête d’un accueil familier et chaleureux sur le terrain. […] Cette position particulière d’observateur impliqué m’a permis d’accéder à des “mondes privés” [8] que j’espère ne pas trahir […]. L’écriture n’a pas eu pour but de juger ceux que j’ai longuement côtoyés, qui font partie de mon histoire, mais simplement, en tentant de les comprendre, de leur rendre hommage [9]… »
3Ces matériaux sont croisés avec l’exploitation de données quantitatives nationales (enquêtes « Logement » et « Réseau de parenté et entraide » de l’INSEE, encadré 2). Il s’agit de comprendre, au travers de l’analyse des trajectoires résidentielles, patrimoniales et sociales des membres de la famille Le Vennec et des spécificités de ces trajectoires au regard de celles qu’on rencontre dans l’ensemble des classes sociales de la France contemporaine, la façon dont la propriété immobilière participe, dans les classes populaires, des dispositifs qui permettent la constitution d’un capital d’autochtonie à partir de l’ancienneté résidentielle et informe ainsi les stratégies de reproduction sociale.
Encadré 2. Les données statistiques mobilisées
L’enquête « Logement », réalisée tous les quatre ans depuis 1955 par l’INSEE, a pour principal objectif d’étudier l’état et la structure du parc de logements en France métropolitaine et les conditions d’occupation par les ménages de leur résidence principale. Les principaux thèmes abordés sont les caractéristiques physiques du parc de logement, les modalités juridiques d’occupation et les difficultés d’accès, la solvabilité des ménages, le fonctionnement des rapports locatifs. L’enquête recense également les dépenses associées au logement et les aides dont bénéficient les occupants, mises en regard des ressources perçues par les différents membres du ménage. Elle recueille aussi le patrimoine en logement des ménages, l’opinion des ménages à l’égard de leur logement et leur désir éventuel d’en changer ainsi que les situations inhabituelles d’hébergement d’individus au sein du ménage. Dans le cadre de cette recherche, on a essentiellement exploité l’enquête « Logement » de 2002. Pour cette enquête, ex post, le taux de sondage des ménages enquêtés est de 1/763. Le taux de réponse est de 79,1 % des ménages enquêtés. Le nombre des ménages répondants atteint ainsi 32 156.
L’enquête « Réseau de parenté et entraide »
L’enquête « Réseaux de parenté et entraide » a été réalisée en octobre 1997 dans le cadre du dispositif de l’enquête permanente sur les conditions de vie (EPCV) de l’INSEE, auprès d’un échantillon représentatif de 5660 ménages dont 3380 composés d’au moins un couple. Chaque individu de plus de quinze ans appartenant à ces ménages a été interrogé. Elle a pour objectif de mesurer les rencontres, les communications téléphoniques et l’entraide échangées entre ménages de la parenté. Ce réseau relationnel comprend les ménages des père-mère, des frères-sœurs, des grands-parents, des neveux-nièces, des cousins germains, des oncles-tantes, et des enfants, à la condition que ces personnes n’appartiennent pas au ménage de la personne interrogée. Si la personne de référence dans le ménage interrogé vit en couple, ce réseau relationnel est étendu à la parenté de son conjoint. Sur la parenté proche (père/mère, enfants, cousins germains) des deux conjoints, l’enquête recueille aussi des informations démographiques et géographiques, notamment sur la distance entre la résidence principale de la personne interrogée et celle du ménage parent.
4À partir de ces matériaux, recueillis au travers d’une entrée familiale plutôt qu’à partir de l’étude d’un espace local, il ne s’agit pas de proposer une nouvelle analyse du rôle de l’autochtonie dans l’accès à des positions de responsabilité politique et de notabilité (même si les données présentées apportent de façon cumulative des compléments ponctuels aux travaux existant sur le sujet). Il s’agit plutôt de mobiliser la notion de capital d’autochtonie pour comprendre l’importance du patrimoine immobilier dans les stratégies de reproduction sociale de groupes de parenté n’appartenant pas aux classes supérieures. Il s’agit du même coup d’interroger ce que les processus d’accumulation et de transmission de ce capital d’autochtonie (qui aboutissent notamment à l’accès de certains à la représentation politique), parce qu’ils reposent aussi sur l’accumulation et la transmission de biens immobiliers, font aux relations de parenté et en particulier aux rapports sociaux de sexe qui se jouent dans la famille.
5Pour cela, on commencera par montrer comment, à l’échelle collective du groupe de parenté, la propriété immobilière participe à la transformation de l’ancrage local en réputation collective, en cristallisant différentes formes de capitaux familiaux (techniques, sociaux) : c’est notamment parce que la propriété immobilière est acquise par autoconstruction et parce qu’elle sert l’entretien du capital social qu’elle produit de l’autochtonie et peut devenir la pierre de touche de stratégies familiales de perpétuation du statut social de la lignée dans l’espace local. Dans un second temps, il conviendra de situer socialement la façon dont propriété immobilière et autochtonie s’articulent chez les Le Vennec : ancrage résidentiel familial et recours à l’autoconstruction sont liés à des types de ressources et de contraintes socialement situées, à la fois typiques des classes populaires mais aussi associées à des trajectoires sociales spécifiques. Enfin, nous tâcherons de montrer que l’existence à l’échelle familiale d’une articulation étroite entre propriété immobilière et autochtonie, associées à des trajectoires socioprofessionnelles valorisantes mais qui n’éloignent pas trop, n’empêche pas l’observation de disparités au sein de la famille, en particulier entre frères et sœurs : toutes et tous ne sont pas propriétaires, ne prolongent pas avec succès la carrière de leurs parents, ne restent pas à proximité et ne tirent pas les mêmes profits, en particulier politiques, du capital d’autochtonie familial.
Bâtir un capital d’autochtonie
6Pierre Le Vennec (né en 1930 et décédé en 1997) était maçon, issu d’une famille d’agriculteurs finistériens de treize enfants. Avant leur mariage, Jeanne (née en 1931 dans une fratrie de sept enfants) a travaillé dans la ferme de son père, située également en Cornouaille, puis dans une pharmacie comme manutentionnaire. Après son mariage, elle a cessé d’avoir une activité professionnelle régulière, devenant plus tard assistante maternelle à son domicile. Tous deux ont construit la maison quimpéroise dans laquelle Jeanne habite encore aujourd’hui et que les membres de la famille désignent par le nom du quartier, situé à l’orée de la ville, dans lequel elle se trouve : la Butte. Elle est assez visible depuis la promenade qui traverse le petit bois de la Butte, et ce d’autant plus que peu de maisons ont été construites alentour (Jeanne m’explique qu’elle et Pierre ont guetté plusieurs mois la possibilité de construire dans ce quartier, ce qui n’a été possible que grâce à la proximité de l’entreprise de Pierre, qui passait ainsi fréquemment à côté du bois et a pu se renseigner régulièrement sur la disponibilité des terrains). L’aînée de leurs sept enfants, Anne-Marie, a été comptable à Rennes dans un petit cabinet, mariée à un gendarme puis divorcée (ils ont eu deux enfants). Elle a démissionné au moment de la déclaration d’une grave maladie, en 1999, et habite depuis à Quimper, chez sa mère. La deuxième, Dany, a travaillé comme vendeuse dans divers magasins, alternant ces périodes d’activité avec des périodes d’inactivité au gré des mutations de son ex-mari (avec qui elle a eu deux enfants) puis de son second mari, gendarmes également. Les trajectoires résidentielles d’Anne-Marie et Dany ont été fortement influencées par la profession de leurs maris : beaucoup de déménagements, avec un souci constant de demeurer le plus proche possible de la Bretagne. Dany, au moment du passage à la retraite de son second époux, a acquis et rénové une ferme située à une cinquantaine de kilomètres de Quimper. La troisième, Dominique, n’a quitté Quimper pour Lannilis que trois ans, le temps de son second mariage (elle a eu un fils de son premier mariage avec un tailleur de pierre et vit aujourd’hui en concubinage avec un dentiste). Elle habite actuellement à trois cents mètres de chez sa mère. Elle-même ne travaille pas et a alterné, tout au long de sa vie, périodes d’inactivité et périodes d’emploi dans la vente. Patricia est la quatrième et la seule à avoir définitivement quitté la région pour se marier avec Alain Legendre, employé des services de sécurité à la SNCF, et vivre à Paris. Ils ont eu deux enfants, Sabrina et son petit frère Stéphane. Après une période d’inactivité consacrée à la prise en charge de ses enfants, Patricia a connu une trajectoire « maison » ascendante chez Picard Surgelés (passant de caissière à un statut de cadre à la DRH), avant d’être licenciée et de suivre une formation au CNAM débouchant sur un DESS et une tentative de mise à son compte dans le conseil en ressources humaines. Le cinquième de la fratrie Le Vennec et premier garçon, Marc, n’a quitté Quimper que pendant un an pour habiter chez sa sœur Dominique à Lannilis. Titulaire d’un CAP de maçonnerie mais atteint de schizophrénie depuis l’âge de dix-huit ans, il n’a pas pu exercer et alterne des périodes d’habitat dans sa famille (principalement chez ses parents) et des périodes de relative indépendance. Le sixième, Éric, après avoir été embauché dans l’entreprise où son père était salarié et avoir gravi les échelons jusqu’à la position de chef de chantier, a monté son entreprise de bâtiment, qui embauche au début des années 2000 près de vingt employés. Sa femme est salariée de l’entreprise (elle s’occupe du secrétariat et de la comptabilité), ils habitent une commune limitrophe de Quimper, le Rouillen, dans une maison construite par Éric et ils ont trois enfants. La septième, Valérie, en couple et mère de deux enfants, habite toujours à Quimper en HLM. Elle est coiffeuse salariée. Neuf des douze petits-enfants de Jeanne habitent Quimper. Comme le signale J.-N. Retière, ce fort ancrage local ne suffit pas à lui seul à produire de l’autochtonie. Chez les Le Vennec, il s’articule à une mémoire généalogique publiquement entretenue, mais aussi à la mise en scène de compétences localement reconnues au travers, notamment, de l’accession à la propriété et de l’investissement dans le logement.
7L’origine sociale et familiale de Pierre, Jeanne et leurs enfants est localement connue. Les « Le Vennec » constituent effectivement une vaste parentèle d’origine paysanne, qui travaille à sa réputation à l’échelle de la Cornouaille. En témoigne notamment l’organisation de réunions de famille régulières (tous les trois à cinq ans), appelées « cousinades », qui réunissent l’ensemble des descendants vivants des arrière-grands-parents de Pierre, soit 250 à 300 personnes. Ces réunions de famille sont mentionnées dans la presse locale. Les différentes générations de cousins qu’elles réunissent, et leurs ascendants, ont été représentées sur un arbre généalogique tracé à la main sur de grandes feuilles de plan d’architecte à la fin des années 1990, reproduit pour les différents membres de la famille et complété de façon manuscrite au gré des naissances, des décès, des mariages et des divorces. Cet arbre s’accompagne d’un document produit par deux cousins de Pierre et intitulé « La vie des Le Vennec. De 1605… à nos jours ». Il commente l’arbre généalogique, raconte la vie quotidienne des générations disparues et trace les grands traits de caractère qui réuniraient les membres de la famille. Un chapitre est ainsi consacré au « Sens du devoir » :
« Pour la famille, tout le monde répond bien sûr présent mais leur dévouement s’exprime aussi dans leur quartier, leur paroisse, leur commune (une quinzaine de mandats électoraux, maire, maire-adjoint, conseiller municipal, entre nos parents et grands-parents).
Tous ces engagements témoignent de leur sens du devoir et de leur ouverture vers les autres. Un sens inné du contact, il est vrai, leur facilite la tâche. Tous ces traits de caractère sont une partie de l’héritage qu’ils nous ont légué : les différentes responsabilités prises par les uns et les autres ne sont pas le fruit du hasard (associations sportives, culturelles, de service aux autres, conseils municipaux, deux Le Vennec sont aujourd’hui maires de leur commune). »
9Jeanne et ses descendants appartiennent donc à une parentèle dont certains membres, plus ou moins éloignés, sont dotés d’un capital d’autochtonie important, qui se concrétise dans les positions occupées dans la vie politique et associative locale, et qui rejaillit sur eux. La mémoire généalogique entretenue à large échelle par leur parentèle rend leur origine sociale et familiale transparente pour la plupart de leurs voisins. L’ancienneté de leur ancrage local est ainsi bien établie. Mais ils participent eux-mêmes activement à l’entretien de ce capital d’autochtonie familial, notamment au travers de leur accession à la propriété immobilière.
Construire sa réputation
10L’autochtonie des Le Vennec s’appuie effectivement sur la mise en scène de « compétences particulières », pour reprendre les termes de N. Renahy, mises en œuvre au travers de l’accession à la propriété. Pierre et Jeanne Le Vennec sont effectivement devenus propriétaires en 1966 grâce à l’autoconstruction : « On a acheté le terrain ici, et puis on a construit », m’explique Jeanne, « et pour construire ici, on l’a fait nous-mêmes. » Cette maison, haute de trois étages, est située sur un terrain pentu, relativement grand, avec un petit potager. Chacun de ses trois étages possède une issue sur le jardin : l’entrée du garage au premier niveau, la porte d’un petit appartement indépendant (que Jeanne loue actuellement) au niveau intermédiaire, et l’entrée principale de la maison à l’arrière du dernier niveau, à laquelle on accède depuis la route par un chemin raide et quelques marches d’escalier. Pendant la construction, Jeanne s’est occupée de préparer le ciment dans la journée, et le couple a travaillé sur le chantier tous les soirs et les week-ends pendant plusieurs mois. Plus tard, deux des filles de Jeanne et Pierre Le Vennec, Anne-Marie et Dany, ont acquis avec leurs premiers époux leurs premières maisons, construites côte-à-côte à la périphérie de Quimper au Rouillen, grâce à la mobilisation des forces, des réseaux et des compétences de leur père, de leurs frères et sœurs et de leurs conjoints respectifs, comme en témoigne Anne-Marie :
« – Donc, effectivement, tout le monde a participé, comme pour la maison de Dany : elle a fait construire juste avant nous. Elle a fait construire un peu plus haut [dans la même rue], et… ben tout le monde participait à la construction, et pour la mienne c’était pareil.
– Participer à la construction, c’est-à-dire ? C’était une aide…
– Oui, physique, oui. Suivant ses compétences, quoi.
– Et c’est votre père qui dirigeait un peu…
– Les travaux, oui.
– Et vous avez… Vous avez dû quand même faire appel à des salariés ou… ?
– Ah oui, oui. Enfin, on a fait appel à des… Comme mon père il était dans le bâtiment, on connaissait quand même du monde, donc…
– Quand vous dites : “Tout le monde a participé”, c’était qui, qui aidait ?
– Tous. Ben Marc a fait pas mal. Et Éric a fait quelques travaux aussi, Sandrine [l’épouse d’Éric] a fait des peintures. Ben moi j’étais tout le temps là aussi. Dany et Lionel [l’époux de Dany] ont fait aussi. En maçonnerie, oui, les tôles…
– Lionel, il s’y connaissait en…
– Ben il a une formation d’électricien, donc il a fait toute l’électricité. Et il a fait aussi du gros œuvre.
– Un vrai travail d’équipe…
– Oui, oui.
– Donc, pour Dany, ça s’est fait de la même façon un petit peu avant, c’est ça ?
– Ouais. On allait sur sa maison, et, après, eux ils sont venus sur la nôtre.
– Ça se passait quand ? Le week-end ?
– Ben oui, les week-ends. Et puis les vacances.
– Et vous avez mis combien de temps pour la construire, cette maison ?
– Un an. À peine. » (Entretien avec Anne-Marie, 2002)
12Comme dans le cas du « travail à-côté [10] » étudié par Florence Weber, les compétences et ressources mobilisées et exposées à l’occasion de la construction des maisons sont aussi professionnelles. Pierre Le Vennec était maçon. Son premier fils, Marc a fait un CAP de tailleur de pierre. Éric, son fils cadet, a également obtenu un CAP de tailleur de pierre avant de devenir maçon salarié puis à son compte. Dany, sa seconde fille, et son gendre, Lionel, étaient titulaires d’un BEP en électricité du bâtiment. Francis, l’ex-époux d’Anne-Marie, avait une formation de métreur. Claude, le premier mari de sa troisième fille, Dominique, est artisan tailleur de pierres. Les compétences des différents membres du groupe de parenté, initialement forgées dans la sphère professionnelle, sont ainsi mobilisées dans le processus d’accession à la propriété des membres de la famille. Les maisons construites cristallisent ces compétences et font entrer en résonance l’éclatante mobilisation du groupe de parenté et la réputation de certains de ses membres dans la sphère professionnelle. Le four à bois, construit par Pierre dans le jardin de la Butte, constitue une matérialisation exemplaire de ce type de compétence, que met en avant sa fille Patricia :
« C’est Papa qui l’a fabriqué. Il en avait vu un, fabriqué par quelqu’un d’autre, en Bretagne je pense, chez des copains. Il a eu envie de faire le même chez lui. Il l’a fait. Mais c’est qu’après il en a fait, je sais pas, dix, peut-être une dizaine dans sa vie, quoi, de ce style de four, sachant que c’est très, très difficile. Ça demande une force énorme. Parce qu’en fait tu t’enfermes dans ce four. Je ne te donnerai pas toute la technique, mais tu prends des risques. Tu prends des risques déjà physiques pour toi, pour toi-même, et puis en plus tu prends le risque que ton four soit raté. Et il y a donc le fait que peu de personnes soient capables de réaliser ce genre d’œuvre. […] Et c’est vrai que le four, c’est important pour nous. Mais c’est aussi important pour les amis. » (Entretien avec Patricia, 1998)
14Pierre Le Vennec, grâce à son activité dans le bâtiment, a largement contribué à la réputation locale de son groupe familial. Sabrina me parle ainsi de son grand-père :
« – Donc, ton grand-père, il travaillait dans le bâtiment ?
– Donc mon grand-père, oui, il est dans le bâtiment. Mais je sais pas… Je crois qu’il a jamais monté sa propre boîte, mais j’en suis pas sûre… Mais il était… Pas architecte… Maître de chantier, quoi.
– Il a tout le temps été maître de chantier ou…
– Non, il a commencé au bas de la chaîne et il a terminé bien, quoi.
– Et tu m’as dit qu’il connaissait plein de monde à…
– Tout le monde.
– Tout le monde à Quimper ! ?
– Tout le monde à Quimper, tout le monde dans les villes autour. Tout le monde.
– Parce qu’il travaillait pour les gens, ou…
– Ben ouais : déjà comme il fait plein de chantiers et tout, les gens ils le connaissaient… Et puis je pense que c’était quelqu’un de droit et tout. Les gens, ils devaient l’apprécier donc c’est : “Ouais, je connais un tel et un tel…” Et puis il faisait du travail au noir aussi… Pour des gens [Elle rit]. » (Entretien avec Sabrina, 1998)
16Pierre Le Vennec a accumulé du capital d’autochtonie en exerçant un métier dans lequel, bien que salarié, il a pu se constituer une véritable clientèle et une solide réputation. Au-delà de la sphère professionnelle, les compétences du père comme de ses descendants, ainsi que l’ardeur au travail de l’ensemble des apparentés (filles et gendres) sont à nouveau mises en scène au cours de la construction des maisons des enfants et, avant cela, au cours de la construction de la maison de la Butte. La proximité spatiale de ces ouvrages familiaux en fait des témoignages d’autant plus visibles et efficaces de la valeur des apparentés qui y ont pris part.
Entretenir un capital social
17L’accession à la propriété puis l’amélioration et l’entretien de l’habitat constituent ainsi des occasions récurrentes de mettre en scène les compétences et le courage des membres du groupe. En tant qu’espaces de production domestique, les biens immobiliers sont également le lieu de la valorisation d’autres types de compétences, à l’occasion des multiples réunions de famille auxquelles un nombre important d’invités peuvent être conviés. J’ai moi-même pu assister à plusieurs fêtes de famille organisées à la Butte. J’ai chaque fois été impressionnée par le quasi-professionnalisme mis en œuvre lors de l’organisation de ces réunions, nécessitant la confection de plusieurs repas pour une vingtaine ou une trentaine de personnes. Le 31 juillet 2004, par exemple, une fête est organisée pour le baptême officieux du fils aîné de Sabrina, petite-fille de Jeanne, et de son compagnon, Jérôme. Le four à bois situé dans le jardin de la maison fonctionne tout le week-end. On y cuit un cochon entier pour le repas du dimanche, ainsi que plusieurs fars pour les desserts des différents repas. Cinq kilos de beurre ont été achetés pour les besoins des repas successifs. Perig, un cousin de Sabrina marin pêcheur, fournit plusieurs homards qui seront dégustés pendant le week-end. Jérôme, témoin comme moi des préparatifs et qui donne un coup de main, me dit : « C’est une vraie entreprise familiale. » Cette exploitation quasi professionnelle de l’espace domestique est permise par un aménagement spécifique de la maison et de son jardin, rendus possibles par le statut de propriétaire [11]. En entretien en 2002, Jeanne m’explique que son mari l’a poussée à faire des travaux dans la cuisine peu de temps avant son décès. Il lui a alors installé « une grande plaque », « pour pouvoir faire la cuisine pour trente, quarante personnes ». Or les réunions de famille ainsi organisées, qui mobilisent un espace domestique approprié à cet effet – au sens de possédé et de transformé –, n’ont pas qu’un usage interne au groupe de parenté mobilisé : elles sont l’occasion de donner à voir cette mobilisation à un réseau de sociabilité plus vaste, bien que géographiquement localisé. La grande tolérance de cette famille à l’égard de la sociologue enquêtrice (présente lors de plusieurs événements familiaux) et la bonne volonté avec laquelle ses demandes (d’entretien, d’archives) sont satisfaites, témoignent en elles-mêmes de l’enjeu – positif – que représente la publicisation de ces événements et de la généalogie familiale.
18Le dimanche 22 novembre 1998, une messe a été célébrée à Quimper en l’honneur, entre autres, du premier anniversaire de la mort de Pierre Le Vennec (l’événement était annoncé dans le quotidien local à la page des faire-part), suivie d’un « kir » organisé à la Butte. Arrivée deux jours avant la messe à Quimper avec Sabrina (qui habite alors, comme sa mère Patricia, à Paris), j’observe la mobilisation de Jeanne et de ses descendants autour de l’organisation d’une fête dont le déroulement rend ce collectif familial visible pour un vaste réseau de personnes, apparentées ou voisines. Dominique, la troisième fille de Pierre et Jeanne qui habite à proximité, a préparé des plats chez elle, qu’elle vient entreposer dans le frigo de sa mère la veille. Sabrina et moi-même préparons des gâteaux. Avant la messe, plusieurs enfants et petits-enfants passent chez leur mère pour déposer des denrées qu’ils ont achetées ou préparées et donner un coup de main pour aménager la maison. À la messe, Jeanne, les descendants de Pierre Le Vennec et éventuellement leurs conjoints sont rejoints par les frères et sœurs du défunt et certains de leurs enfants, des membres de la famille de Jeanne (surtout des frères et sœurs) ainsi que de nombreux amis. L’office est suivi d’une visite au cimetière au cours de laquelle plusieurs personnes présentes à la messe se recueillent sur la tombe du défunt et saluent Jeanne et ses enfants. Les personnes présentes au cimetière se sont ensuite rendues dans la maison de la Butte pour prendre l’apéritif, servi par Jeanne et les descendants de Pierre. Il n’est pas aisé, pour la sociologue qui assiste à ce type d’événement, de déterminer précisément qui est qui. Jeanne et ses descendants (conjoints et ex-conjoints présents compris) représentent à eux seuls plus de vingt personnes, que l’enquêtrice peut précisément identifier. Ces « proches » lui désignent certains apparentés plus éloignés (notamment pour souligner des ressemblances physiques), frères et sœurs ou neveux et nièces du défunt. Une quinzaine d’entre eux sont ainsi repérés. Ces apparentés étant potentiellement nombreux (Pierre Le Vennec est le troisième d’une fratrie de treize enfants), ils n’ont pas pu être décomptés systématiquement, ni rigoureusement différenciés des collègues, voisins et amis. Parmi ces derniers, une quinzaine a pu être revue au cours de séjours postérieurs à la Butte ou évoquée à l’occasion d’entretiens. Au total, ce sont entre cinquante et cent personnes qui ont assisté à la messe, se sont recueillies sur la tombe de Pierre puis sont venues prendre l’apéritif à la Butte ce jour-là [12].
19Ensuite, « seuls » les descendants de Pierre et Jeanne sont restés pour le repas. Ils constituent un groupe de personnes collectivement responsables du bon déroulement du « kir ». Qu’ils habitent ou non la maison, ils se sentent légitimes à en faire usage en tant qu’espace de production domestique, en particulier lorsqu’il s’agit d’organiser des événements familiaux. Dominique m’explique ainsi :
« – Vous avez jamais fait de réunion de famille autre part qu’ici ?
– En dehors de la Butte ? Non. C’est ici. D’ailleurs j’étais en train de penser, parce que Loïc [son fils] va avoir vingt ans au mois de juin, je pensais organiser quelque chose ici. Parce que les choses importantes, je trouve que… Non, c’est la maison de Papa, c’est ça qui est… Ça c’est vrai que moi je ne m’imagine pas un jour de me séparer de sa maison. Ça arrivera peut-être un jour, mais je crois que ça m’arrachera les tripes le jour où ça arriverait. Ça me ferait chier si un jour ça devait arriver, comme dans beaucoup de familles. » (Entretien avec Dominique, 2000)
21Avec ses frères et sœurs, Dominique a participé à des travaux qui ont permis d’aménager un appartement indépendant dans la partie basse de la maison, loué par Jeanne pour faire face à ses charges depuis son veuvage : cet aménagement, effectué comme celui de la cuisine en 1997, peu de temps avant la mort de Pierre, vont la dissuader de vendre la maison pour acquérir un logement plus petit. Les Le Vennec font ainsi fructifier, grâce à un investissement collectif dans la propriété d’un logement, un capital d’autochtonie partagé reposant sur l’inscription au sein d’une parentèle à la mémoire généalogique régulièrement entretenue, et sur un prestige local fondé sur une sociabilité à dominante familiale et sur leurs diverses compétences (compétences domestiques pour l’organisation des rassemblements familiaux, compétences dans le bâtiment). Comme en témoignent les propos de Dominique, la propriété immobilière occupante tient un rôle central dans les stratégies collectives de reproduction du statut social de ce groupe de parenté [13].
22Le prestige de ce groupe s’inscrit du même coup sur un territoire bien localisé, celui de Quimper et de ses environs. Les membres de la lignée ne contribuent effectivement à sa production et n’en bénéficient que lorsqu’ils évoluent dans les limites de ce territoire : leur ancrage résidentiel, et encore plus la construction de leurs maisons à proximité du quartier de la Butte, contribuent au prestige du groupe de même qu’il leur permet d’en profiter. La propriété de biens immobiliers autoconstruits dans un voisinage restreint est le support concret de l’ancrage local de la lignée, sans lequel l’activation d’une mémoire généalogique, source notamment d’un capital social important, serait beaucoup plus délicate. Elle est notamment le témoignage des compétences familiales mobilisées pour leur construction. Pour reprendre les termes de J.-N. Retière, ces biens constituent ainsi des éléments clés des « dispositifs » qui transforment l’ancienneté résidentielle en autochtonie.
Une stratégie immobilière populaire ?
23Comment situer socialement ces mécanismes de production de l’autochtonie et la façon dont ils engagent la propriété immobilière ? La position sociale des Le Vennec n’est pas évidente à définir, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un groupe et non d’un individu, ou encore d’un ménage dont on déterminerait la catégorie socioprofessionnelle en attribuant à l’ensemble de ses membres celle de sa « personne de référence [14] ». Si on retrouve bien chez eux deux des caractéristiques de la culture des classes populaires soulignées par Guy Barbichon dans les années 1980, le « familialisme » et le « localisme [15] », leurs trajectoires les placent, a minima, dans les franges supérieures de ces classes populaires. Pierre et Éric Le Vennec ont un parcours proche : ouvriers qualifiés au début de leurs trajectoires, ils gravissent les échelons des métiers du bâtiment par promotion interne jusqu’à la fonction de conducteur de travaux, qui les place dans la catégorie des professions intermédiaires de maîtrise et d’encadrement. Éric a cependant accédé plus jeune à ce niveau (notamment parce qu’il a suivi une formation spécifique à l’âge de vingt-cinq ans, sur les conseils de son père), et se met à son compte à vingt-neuf ans pour se trouver, au moment de l’enquête, chef d’une entreprise de plus de dix salariés. Les situations de ses sœurs et de leurs conjoints sont par ailleurs diversifiées. L’aînée, Anne-Marie, est initialement la plus diplômée, avec un brevet professionnel de comptabilité. Dany possède un BEP d’électricité du bâtiment qu’elle ne valorisera pas. Dominique et Patricia sont au départ sans diplôme (Patricia possède aujourd’hui un bac + 5) et Valérie est titulaire d’un CAP coiffure. Aucun de leurs conjoints, notamment gendarmes et employé à la SNCF, n’a de diplôme équivalent au baccalauréat (le plus diplômé est Francis, l’ex-époux d’Anne-Marie, avec une formation de métreur). À la génération suivante, les enfants de Patricia sont les seuls à avoir un baccalauréat général et la plupart des cousins n’ont pas de bac du tout.
24Cette homogénéité des niveaux de diplôme, qui place les Le Vennec plutôt du côté des classes populaires à qualifications techniques, s’articule néanmoins à une forte hétérogénéité des situations économiques. Valérie, coiffeuse salariée, et son mari Sébastien, magasinier, sont ceux qui ont le plus de difficultés financières (on exclut ici Marc, qui ne vit que de ses allocations et est nourri, logé et blanchi par sa mère). À l’opposé, Éric est celui qui a les revenus les plus importants (ces revenus sont rendus visibles, notamment, par l’allure de sa voiture et de sa maison). Dominique constitue un cas particulier. Patricia reconnaît ainsi volontiers : « C’est elle qui a le niveau de vie le plus important » (Entretien en février 2002). Ce niveau de vie, elle le doit à son compagnon, Georges, dentiste dans une des artères principales de Quimper. Mais, dans le discours de ses frères et sœurs, Dominique ne se voit pas associée au capital économique de Georges. De fait, les deux conjoints ne sont pas mariés, leur richesse n’est pas commune. Leur résidence principale, notamment, est la propriété exclusive de Georges. Anne-Marie m’explique ainsi qu’elle a préféré ne pas rester loger chez sa sœur pendant sa maladie, mais plutôt venir à la Butte, parce que « Dominique n’est pas vraiment chez elle ». On peut se demander dans quelle mesure les propriétés sociales des membres de cette famille – des formations techniques, peu de capital culturel, des ressources économiques variables mais existantes – expliquent la façon dont ce groupe de parenté articule ancrage local et propriété immobilière pour produire et transmettre de l’autochtonie.
L’autoconstruction : question de contraintes ou question de ressources ?
25La filière d’accession à la propriété par autoconstruction totale ou partielle est socialement située. Les données de l’enquête « Logement 2002 » montrent ainsi que les ouvriers se distinguent, parmi les salariés qui accèdent à la propriété, par le recours à la construction : parmi les ménages propriétaires récents (depuis 1997 ou après), 24,7 % des ménages ouvriers font construire sur un terrain acheté et 3,1 % sur un terrain hérité, contre 17,3 et 1,2 % des ménages de cadres. En milieu ouvrier, le coût de l’accession peut ainsi être abaissé grâce à la prise en charge d’une partie du travail de bâtiment [16]. Mais, au moment de l’accession comme tout au long de l’occupation du logement, la mise en œuvre de la force de travail des occupants et de leurs apparentés dépend à la fois de leurs possibilités de « faire » et de « faire faire » : possèdent-ils les compétences nécessaires à l’ouvrage ? Détiendraient-ils les moyens d’en déléguer l’exécution contre rémunération ? Si elles ne permettent pas de saisir les ressources mobilisées au moment de la construction de la maison, les données de l’enquête « Logement 2002 » mettent en évidence l’influence d’une part des ressources financières et d’autre part du « capital technique [17] » sur les façons d’entretenir ou d’améliorer le confort de son habitat à l’occasion de travaux [18]. Elles permettent effectivement de saisir la fréquence des travaux dans les différentes classes sociales (on demande aux ménages s’ils ont effectué des travaux au cours des douze derniers mois), mais aussi les modalités de leur exécution : « contre rémunération » (par une entreprise, un artisan ou une autre personne rémunérée) ou « gratuitement » (c’est-à-dire par soi-même, la famille ou les amis) [19]. Parler de travaux « gratuits » est ici abusif : c’est la main-d’œuvre qui est gratuite, les ménages devant payer au moins les matières premières ou l’outillage lorsque c’est nécessaire. Dans le cas de maçons, comme chez les Le Vennec, l’outillage et les matériaux peuvent être eux-mêmes partiellement gratuits : pour construire sa maison, Pierre Le Vennec a emprunté des outils, notamment une bétonnière, à son entreprise. Il est également arrivé qu’il récupère quelques matériaux. C’est ensuite son fils Éric qui a pu prêter des outils et obtenir des matériaux à prix d’entreprise pour sa mère et ses sœurs.
26L’analyse de ces données rappelle tout d’abord qu’être propriétaire accroît significativement, toutes choses égales par ailleurs (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle de la personne de référence du ménage, vie ou non en couple, présence ou non d’enfant, immeuble collectif ou individuel), la probabilité d’avoir effectué des travaux au cours des douze derniers mois, soi-même comme en payant une entreprise ou un artisan. Elle fait surtout ressortir les rapports différenciés des diverses catégories socioprofessionnelles aux travaux d’entretien et d’amélioration de leur habitat. Les groupes d’agriculteurs, quelle que soit la taille de l’exploitation, des artisans, des commerçants et des chefs d’entreprise sont curieusement ceux dans lesquels les ménages déclarent le moins fréquemment avoir réalisé des travaux au cours des douze derniers mois : 30 % (pour les agriculteurs sur petites exploitations) à 46 % d’entre eux (pour les artisans) auraient effectué des travaux, contre 40 % (pour les personnels des services aux particuliers) à 68 % (pour les techniciens) au sein des catégories salariées. On peut se demander si ces indépendants, dont nombre d’entre eux disposent pourtant d’un capital technique conséquent, ne sous-déclarent pas les travaux effectués dans leur logement parce qu’ils les ont officiellement déclarés comme des dépenses liées à leur exploitation ou leur entreprise. Ce sont les cadres qui déclarent le plus fréquemment faire des travaux (56 % des ménages de cadres ont réalisé des travaux au cours des douze derniers mois, contre 55 % pour les professions intermédiaires, 47 % pour les employés et 50 % pour les ouvriers), et font beaucoup plus systématiquement recours à une main-d’œuvre rémunérée : 30 % d’entre eux ont fait faire des travaux contre rémunération au cours des douze derniers mois, contre 20 % pour les professions intermédiaires et les employés, 15 % pour les ouvriers. Les ouvriers sont dans une situation opposée : ils font plus rarement des travaux mais en font plus souvent eux-mêmes (35 % contre 27 % pour les cadres). Les ouvriers manquent de moyens financiers pour entretenir et améliorer leur habitat, et ne comblent que partiellement ce handicap en mobilisant une main-d’œuvre gratuite. Ce sont les employés qui constituent la catégorie salariée qui fait le moins de travaux : ils en font aussi souvent grâce à une main-d’œuvre gratuite que les cadres (26 %) et aussi souvent grâce à une main-d’œuvre payée que les professions intermédiaires (20 %). Ces ménages (qui sont aussi plus souvent des ménages de femmes seules, peut-être âgées) manquent donc à la fois des ressources financières des cadres et des ressources techniques des ouvriers pour entretenir et améliorer le confort de leur logement. Les professions intermédiaires cumulent plutôt les avantages : les ménages de cette catégorie font presque aussi souvent des travaux que les cadres en comblant leur déficit en moyen financier, déficit moins important que celui des ouvriers, en réalisant eux-mêmes, avec leur famille et/ou leurs amis des travaux. Ils sont 34 % à avoir effectué des travaux « gratuits », soit presque autant que les ménages ouvriers, alors qu’ils sont également plus nombreux à avoir eu un recours exclusif aux travaux payés [20].
27Ces constats par grandes catégories socioprofessionnelles masquent des disparités qui confirment l’importance des ressources techniques (personnelles, familiales ou amicales) pour entretenir et améliorer son habitat. Chez les professions intermédiaires notamment, ce sont les instituteurs qui s’opposent aux techniciens : 29,4 % des premiers ont effectué des travaux avec le secours d’une main-d’œuvre gratuite contre 40,1 % pour les techniciens. Chez les employés, c’est le cas de 37,7 % des policiers et militaires contre 19,4 % des personnels de service direct aux particuliers. Chez les ouvriers, les ménages d’ouvriers qualifiés de type artisanal sont 40,2 % à avoir réalisé chez eux des travaux gratuitement contre 29,1 % des ménages d’ouvriers non qualifiés de type industriel. Ces différences recouvrent certes des différences de genre (entre militaires et personnels de service) et de ressources financières (la main-d’œuvre gratuite ne rend pas les travaux totalement gratuits), mais on perçoit bien qu’elles renvoient également à des ressources techniques très variables. En se focalisant sur des chiffres portant non plus sur les ménages mais sur les travaux recensés auprès d’eux, cela ressort encore plus nettement. On s’aperçoit bien que le recours à une entreprise ou à un artisan est privilégié par ceux qui ont les plus gros revenus : 70,4 % des travaux effectués dans des ménages de professions libérales en sont le résultat. En revanche, ce sont les travaux effectués dans les ménages des ouvriers qualifiés de type artisanal qui sont le plus souvent accomplis par les membres du ménage, leur famille ou leurs amis : 67,3 %. Les artisans, plus dotés économiquement mais aussi bien dotés techniquement sont dans une situation intermédiaire (57,4 % de travaux effectués gratuitement), de même que les ouvriers non qualifiés de type industriel, économiquement moins bien dotés mais également moins bien dotés techniquement [21].
28De par leurs caractéristiques sociales, les Le Vennec semblent idéalement placés pour mobiliser un capital technique dans l’accession à la propriété, contrairement à des familles plus ancrées dans le secteur tertiaire ou appartenant aux milieux ouvriers non qualifiés. Les ressources nécessaires au recours à l’autoconstruction totale ou partielle ont d’ailleurs augmenté au cours des dernières dizaines années, en raison de l’élévation du prix du foncier [22] (compensée, chez les Le Vennec par une bonne connaissance de la disponibilité et des prix des terrains à bâtir, liée à leurs réseaux professionnels), de la disparition du marché de l’ancien dégradé et de l’évolution des conditions d’accès au crédit, accordé à des ménages de plus en plus jeunes mais sous des conditions de niveau et de régularité de revenus de plus en plus restrictives [23]. C’est ainsi au sein d’un segment précis des classes populaires que l’accession peut constituer une occasion de démonstration et de capitalisation de compétences spécifiques, et produire ainsi de l’autochtonie.
Ancrage local, ancrage dans les classes populaires ?
29L’ancrage local et la constitution de réseaux de voisinage familiaux denses – qui caractérisent l’autochtonie des Le Vennec – restent relativement typiques des classes populaires dans la France contemporaine. C’est ce que montre l’exploitation de l’enquête « Réseaux de parenté et entraide », qui permet d’analyser les proximités résidentielles entre apparentés. Les ouvriers sont ainsi 33,3 % à habiter à moins de quatre kilomètres de leurs parents [24], contre 17,1 % des cadres (19,3 % des professions intermédiaires et 26,5 % des employés). Les indépendants, néanmoins, habitent au moins aussi près de leurs parents (45,8 % des agriculteurs habitent à moins de quatre kilomètres, 31,9 % des artisans, commerçants et chefs d’entreprise). Ces différences se retrouvent selon l’origine sociale : 29,5 % des enfants d’ouvriers habitent à moins de quatre kilomètres de leurs parents contre 15,9 % des enfants de cadres [25]. Cet ancrage local constitue-t-il aujourd’hui une ressource pour les classes populaires ? On pourrait le supposer à la lecture du cas des Le Vennec : la proximité spatiale des apparentés permet une mobilisation familiale efficace pour accéder à la propriété et produit un effet de démultiplication de l’autochtonie. On constate bien, statistiquement, que la propriété est positivement corrélée à la proximité familiale : 28,0 % des propriétaires habitent à moins de quatre kilomètres de leurs parents contre 24,1 % des locataires. Mais cet effet est en réalité plus important pour les cadres et les professions intermédiaires et leurs enfants que pour les ouvriers [26]. Les ouvriers sont ainsi ceux qui habitent le plus fréquemment à proximité de leur famille, mais ce voisinage ne constitue pas – ou plus – une ressource populaire pour accéder à la propriété [27]. De ce point de vue, les Le Vennec doivent être comparés aux enfants de professions intermédiaires et non d’ouvriers, parmi lesquels le maintien d’une proximité aux parents accroît effectivement significativement la probabilité d’être propriétaire (on compte, dans l’enquête « Réseaux de parenté et entraide », 57,1 % de propriétaires parmi les enfants de professions intermédiaires habitant à moins de quatre kilomètres de leurs parents, contre 44,4 % en moyenne) : leur père a effectivement terminé sa carrière dans l’encadrement [28]. La consécration de la position sociale du groupe familial par l’accession à la propriété de ses différents membres est donc associée à des trajectoires sociales qui, pour prendre leurs racines dans les classes populaires, s’en distinguent par des promotions professionnelles les rapprochant du monde de la maîtrise et de l’encadrement.
30Par ailleurs, la mobilité géographique semble aujourd’hui le prix à payer pour accéder au capital culturel : alors que la distance aux parents est négativement corrélée à la propriété à âge égal, elle l’est positivement à la détention d’un diplôme du supérieur (tableau 1). Pour les classes populaires, l’ancrage local ne garantit pas l’accumulation patrimoniale et contrarie en revanche les stratégies d’ascension sociale par l’école. L’autochtonie accumulée par les Le Vennec, entre autres au travers de l’accession à la propriété, semble typique de trajectoires populaires d’ascension particulières, contournant l’accumulation d’un capital scolaire et s’appuyant sur la promotion interne et la mise à son compte, qui mettent davantage en jeu un capital social et un prestige familial localisés. Patricia le résume ainsi, avant qu’elle ne perde son emploi chez Picard Surgelés et ne suive une formation au CNAM :
« On est tous des autodidactes. On a tous une volonté de réussite, de reconnaissance. C’est pas forcément, la reconnaissance ne passe pas forcément par le nombre de chiffres qu’il y a au bas de la fiche de bulletin de salaire à la fin du mois, dans le compte en banque. Ce n’est pas comme ça qu’on voit les choses. […] Ah, les petits-enfants ont l’air de suivre un peu le parcours de leurs aînés, puisqu’ils n’ont pas… Pour l’instant aucun n’a fait d’études importantes. Sabrina est la première à avoir obtenu son bac. Sachant qu’effectivement ce sont plutôt des débrouillards. Ils se font reconnaître dans leur milieu. C’est vrai que les rémunérations baissent parce qu’il y a les diplômes. Mais je pense qu’ils se débrouilleront bien. » (Entretien avec Patricia, 1998)
Effets de la distance aux parents sur la propriété immobilière et le diplôme
Effets de la distance aux parents sur la propriété immobilière et le diplôme
Population : Ensemble des adultes ayant fini leurs études, n’habitant plus avec leurs parents et dont un parent au moins est vivant.Lecture : On utilise ici un modèle logit binomial. Un individu présentant une caractéristique donnée aura plus/moins de chance d’être propriétaire de sa résidence principale (ou de détenir un diplôme du supérieur) qu’un individu présentant la caractéristique de référence si le coefficient associé à cette caractéristique est positif/négatif. Pour la variable continue de l’âge, un individu aura plus/moins de chance d’être propriétaire de sa résidence principale (ou de détenir un diplôme du supérieur) qu’un individu moins âgé si le coefficient associé à cette caractéristique est positif/négatif. *** indique un effet significatif au seuil de 1 % ; ** significatif au seuil de 5 % ; * significatif au seuil de 10 %.
32Le contexte de massification scolaire, d’élévation générale des diplômes et de discrimination croissante des non-diplômés à l’emploi rend ce type de trajectoires de plus en plus fragiles. Les enfants et petits-enfants de Pierre Le Vennec creusent son sillon, en investissant des professions du bâtiment (maçonnerie pour ses fils, plomberie pour un de ses petits-fils) ou en s’appuyant sur des sociabilités familiales pour soutenir leur activité professionnelle (certains font de la vente à domicile de biens ou services divers en les proposant notamment aux membres et amis de la famille, qui constituent en fait une part importante de leur clientèle et leur ouvre un réseau d’acheteurs conséquent) [29]. Ce type de stratégie s’avère cependant de plus en plus risqué, et sans doute de plus en plus rare, comme en font le constat N. Renahy, Cécile Détang-Dessendre et Séverine Gojard, au sein d’un espace social, géographique et historique précis : celui du village industriel de Foulange, dont l’usine ferme en 1981. Dans la cohorte des enfants nés à Foulange entre 1939 et 1946, les fils aînés d’ouvriers qualifiés restent travailler à l’usine, prolongeant la fixation et l’ascension professionnelle de leur père permise par la politique paternaliste de l’entreprise, profitant des ressources familiales pour y accéder à des positions de professions intermédiaires. Les auteurs parlent alors de « patrimonialisation de la relation d’emploi », établissant un parallèle entre les trajectoires de ces aînés et celles des aînés des agriculteurs de la localité. Cette « patrimonialisation » disparaît pour la cohorte née entre 1960 et 1967. Les fils aînés ne travaillent pas plus que leurs frères et sœurs dans l’industrie locale. Plus précisément, les familles ouvrières les mieux dotées (le père est ouvrier qualifié plutôt que non qualifié, voire contremaître et les parents sont d’origine foulangeoise) envoient leurs enfants faire des études plus loin. Ils feront carrière en milieu urbain. Ce sont les enfants des ouvriers non qualifiés qui restent désormais travailler dans l’industrie locale : « Les familles insérées changent donc de stratégie de reproduction. Lorsque le marché de l’emploi local n’offre plus à la lignée ouvrière de possibilité d’ascension sociale au sein d’un système mono-industriel, ce sont plus souvent les allochtones qui restent au village. Les autochtones pris dans une ancienne logique lignagère d’ascension sociale partent rapidement sur d’autres marchés du travail vraisemblablement urbains [30]. »
Autochtonie familiale, réussite masculine ?
33L’autochtonie accumulée par les Le Vennec au travers, notamment, de l’accession à la propriété par autoconstruction apparaît ainsi aujourd’hui relativement exceptionnelle, en tant qu’elle est liée à des types de trajectoires ascendantes, des classes populaires aux professions intermédiaires sans accumulation de capital scolaire, de plus en plus rares. Par ailleurs, contrairement au village de Foulange étudié par N. Renahy [31], Quimper est une unité urbaine de grande taille, de plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Pourtant, la réputation des Le Vennec s’y rapproche fortement du capital d’autochtonie étudié par l’auteur des Gars du coin : « “Être du coin” signifie être connu, reconnu pour ses compétences particulières – qui ne sont pas forcément professionnelles –, situé dans un espace social en fonction de ses occupations, de son origine sociale et familiale [32]. » Cette autochtonie se traduit par le mandat électoral d’Éric, devenu adjoint au maire de la commune limitrophe de Quimper où il habite. Ce succès politique fait écho à celui de ses ascendants, recensés dans la généalogie établie au sein du groupe de parenté : son arrière-grand-père, son grand-père et quatre de ses grands-oncles, cumulant leurs activités sur des fermes plutôt importantes avec des métiers plus ou moins qualifiés (bourrelier, cordonnier, mais aussi déjà ouvrier qualifié à Quimper) avaient été élus conseillers municipaux de leur commune pour plusieurs mandats. Éric récolte ainsi les fruits politiques d’une stratégie d’entretien et d’accumulation des relations de parenté dans un contexte local, déjà mise en œuvre par les générations précédentes, dont Claude Karnoouh a largement démontré l’efficacité [33]. Tiphaine Barthélémy rend compte de l’importance, en Bretagne, de cette stratégie de multiplication des alliances et d’accumulation de descendants également pourvus, formant une « parentèle [34] » au sens de Georges Augustins (qui s’oppose au système « à maison » de préservation d’un patrimoine transmis de génération en génération à un héritier unique, typique du Sud-Ouest) : « La perpétuation du groupe domestique repose non pas sur la conservation d’un patrimoine foncier, mais sur le maintien, d’une génération à l’autre, des relations et des solidarités qui confèrent aux parentèles leur cohésion et leur puissance [35]. » C’est cette stratégie que les Le Vennec semblent avoir perpétuée au-delà des migrations – de courte distance – au sein d’espaces de plus en plus urbanisés. Elle s’appuie essentiellement sur des compétences et réseaux professionnels combinés à l’investissement dans l’espace domestique, contrairement aux générations précédentes dont les membres – masculins – étaient peut-être davantage impliqués dans la vie politique et associative au sein d’espaces ruraux plus disséminés [36]. Mais si cette stratégie semble encore collectivement efficace, elle n’a pas les mêmes implications pour toutes et tous.
Une contribution féminine fragilisée et mal rémunérée
34Elle repose effectivement en large partie sur la mise en scène de compétences techniques d’autant plus efficaces qu’elles font écho à celles mobilisées dans la sphère professionnelle. Patricia souligne ainsi la difficile reconnaissance de la contribution des filles à la réussite familiale :
« – C’était important pour lui que ses fils [les fils de Pierre] travaillent un peu dans la même branche, enfin prennent un peu la succession… ?
– Alors, je verrais le problème différemment. Je ne crois pas que c’était important que ses fils prennent la succession, c’était important de travailler dans le bâtiment. C’est-à-dire que si tu n’es pas dans le bâtiment tu n’es pas reconnu. Par exemple, moi je n’ai jamais eu l’impression d’avoir été reconnue dans mon propre métier, alors que j’ai quand même eu une belle progression aussi hein. Et à chaque fois que j’allais voir Papa en lui disant : “Papa, Papa, je suis fière, tu peux être fier de moi, j’ai eu une promotion”. “Bon, ben c’est bien”. Mais le métier du commerce, pour lui c’était pas un métier. Il y avait un métier qui avait une valeur à ses yeux, c’était le métier du bâtiment. […] Nous on travaillait, on bossait, mais on n’était pas des professionnelles.
– C’était pas un métier…
– Non. Ça fait pas partie de la grande famille du bâtiment. » (Entretien avec Patricia, février 2002)
36Le cas de Dany est à cet égard intéressant : grâce à sa formation en électricité du bâtiment, elle détient des compétences techniques mobilisées pour la construction des maisons familiales, mais n’a pas pu les valoriser dans la sphère professionnelle. Dany n’exercera jamais, faute de trouver un employeur qui accepte, à l’époque, d’embaucher une femme (« le bâtiment, c’est très macho », précise-t-elle). La contribution des femmes au capital d’autochtonie est donc cantonnée à la production domestique. Elle ne reçoit pas d’écho en dehors de la sphère familiale, que ce soit sur les scènes professionnelle ou politique : hormis Éric, personne parmi les descendants de Jeanne et Pierre ne détient de mandat électoral, de responsabilité associative ou encore paroissiale [37]. Le partage genré des rôles dans la production de l’autochtonie rejoue ainsi les processus de dichotomisation et de marquage sexué des sphères « privée » et « publique [38] ».
37Dans un contexte d’augmentation générale des séparations conjugales, l’incertitude des trajectoires professionnelles et économiques des filles vient par ailleurs fragiliser le capital d’autochtonie familial. Les alliances formées avec les gendres et leurs familles d’origine sont bien sûr plus incertaines, mais c’est également vrai pour les hommes (même si, dans le cas des Le Vennec, seules des filles ont connu des séparations). Ce qui est particulièrement remis en cause, c’est leur participation à l’accumulation d’un patrimoine familial. Après leur divorce, ni Anne-Marie ni Dany n’ont pu racheter les maisons construites par leur père et leurs frères et sœurs. Éric me parle ainsi de travaux effectués pour le second mari de Dominique, peu de temps avant sa séparation, puis de la construction des maisons de ses sœurs :
« Donc je sais que pour Dominique, un coup, là j’avais senti mon père fatigué. […] Et ils avaient entrepris de gros travaux, quoi. […] Et donc, là, je me souviens, il m’avait appelé… […] Le vendredi soir, et le samedi on a fait une journée d’enfer, et le dimanche aussi. Mais là j’avais senti… Heureusement qu’on était venus, quoi. Donc Marc, moi et mon père, on avait fait un boulot monstre dans le week-end. Et après, bon, il était soulagé, et après il a pu continuer les finitions, les petits boulots. Une maison qui a dû se vendre pratiquement deux ou trois mois après qu’on ait fait… Bon, je trouvais dur, ça, pour mon père. Faire autant de travail… Comme pour les maisons de mes sœurs : elles n’ont jamais vécu dans leurs maisons. Euh… Bon, allez, ça a été dur. » (Entretien avec Éric, 2002)
39Toutes choses égales par ailleurs, le fait d’être séparée pèse significativement sur la probabilité des femmes d’être propriétaires de leur résidence principale, mais pas sur celle des hommes [39], sans doute parce que leurs revenus propres ne les autorisent pas à assumer seules la charge financière de l’accession. La fragilisation des unions a donc des effets différenciés sur la contribution des filles et des garçons à l’accumulation d’un capital d’autochtonie, au travers de celle d’un patrimoine immobilier. Elle contribue encore à dévaluer le rôle des femmes dans la production de l’autochtonie, les stratégies collectives familiales d’accumulation de ce capital se concentrant alors quasi exclusivement sur les réussites masculines, à tous les points de vue [40]. La stratégie des Le Vennec d’accumulation d’un capital d’autochtonie par l’accession à la propriété profite ainsi davantage au garçon, du point de vue de la réussite professionnelle et politique comme du patrimoine immobilier accumulé.
Un capital d’autochtonie à l’abri de la massification scolaire ?
40C’est d’autant plus le cas que le groupe n’apporte pas son soutien aux stratégies alternatives d’ascension sociale. Chez les Le Vennec, la stratégie privilégiée par les hommes comme par les femmes, consiste à accumuler un très fort capital d’autochtonie au détriment du capital scolaire. L’accumulation d’une autochtonie fondée sur l’autoconstruction de biens immobiliers sur un territoire restreint ne vaut que par un travail de résistance à la disparition d’un monde social partiellement autonome, producteur de hiérarchies sociales spécifiques relativement indépendantes de marqueurs légitimes à une plus vaste échelle, comme le diplôme. Cette « résistance » est sensible dans les multiples moqueries dont Patricia fait l’objet lorsqu’elle passe son DESS, alors qualifiée par ses frères et sœurs d’« éternelle étudiante ». Lors du mariage de Jérôme et Sabrina, dont j’ai été témoin officielle, l’assistance rit également à l’énoncé de mon âge suivi de ma profession : « vingt-cinq ans, étudiante [41] ».
41Patricia, lorsqu’elle a quitté Quimper en 1977, a beaucoup souffert de la mobilité imposée par son mariage avec un salarié de la SNCF, dont elle tombe enceinte alors qu’elle n’a que dix-sept ans, et qui l’éloigne du périmètre au sein duquel vaut et se joue le capital d’autochtonie familial. Lorsque je rencontre Dominique, la sœur de Patricia, elle conclut à ce sujet : « J’aurais pas pu faire comme Patricia, qui a eu, je dois dire, beaucoup de mal aussi à s’adapter. » Pourtant, en février 2002, Patricia semble satisfaite de cette situation et m’explique que si son mari et elle achètent une maison pour leur retraite (ils sont pour l’instant locataires en HLM), ce sera en Vendée – qui se présente comme un terrain « neutre » pour ce couple breton/normand – et pas en Bretagne. Patricia conclut ainsi ses explications :
« Et puis quand on entend Dominique : “Oh, la famille, quand même, revenir, la Bretagne”. Non. Mais la famille est là, on le sait, c’est bien. Si on a besoin de… Quand je vois comment elle fonctionne, je me dis… À chaque fois que je descends, je me dis que je suis heureuse de ne pas être à Quimper. Et surtout, surtout, d’avoir une vie professionnelle. » (Entretien avec Patricia, 2002)
43L’éloignement de Patricia l’a effectivement conduite à investir dans les études de ses enfants, à faire carrière jusqu’à une position de cadre supérieure puis à suivre elle-même une formation au CNAM qui lui a permis d’atteindre le niveau bac + 5, tandis que ses sœurs connaissent des trajectoires professionnelles chaotiques au gré des carrières de leurs conjoints et des opportunités variables du marché de l’emploi féminin peu qualifié. Aujourd’hui, ses enfants sont aussi ceux dont la situation est la plus confortable : Sabrina notamment détient un BTS, suit aujourd’hui une formation d’éducatrice spécialisée et vit en couple avec un enseignant du secondaire tandis que son frère, après une licence de physique, est devenu conducteur de train à la SNCF. Ses cousins et cousines maternelles dont je connais la profession sont respectivement marin pêcheur, plombier salarié, employée de bureau et coiffeuse. La réussite sociale de Patricia et de ses enfants constitue une forme de mise en danger de l’ordre social sur lequel repose l’autochtonie des Le Vennec qui habitent à Quimper. Elle incarne la fragilité du statut social et des ressources des jeunes générations, dans un contexte de massification scolaire dont les membres du groupe sont jusqu’à présent parvenus à atténuer les effets. Elle ne peut donc recevoir de reconnaissance de la part des autres membres de la famille. Cette absence de reconnaissance n’est pas neutre : on sait qu’aujourd’hui, ce sont les filles qui réussissent davantage à l’école que les garçons.
44*
45Dans son article de 2003, J.-N. Retière se demande si l’autochtonie constitue « une ressource en voie d’obsolescence [42] ». Tout comme lui, il nous semble que différents groupes sociaux parviennent aujourd’hui encore à produire de l’autochtonie. Cette possibilité constitue un enjeu particulièrement important dans la mesure où « le capital d’autochtonie est la ressource essentielle que doivent posséder les classes populaires voulant tisser des liens sociaux ailleurs que dans leur espace privé, tandis que les autres catégories sociales peuvent s’appuyer sur quelques signes de réussite sociale et/ou de compétence culturelle pour s’en dispenser [43] ». Nous avons essayé de montrer, dans le cadre de cet article, dans quelle mesure l’accession à la propriété immobilière par autoconstruction pouvait constituer un dispositif contemporain efficace, et toujours utilisé, pour faire de l’ancienneté résidentielle un capital d’autochtonie.
46Nous avons cependant été amenés à préciser le cadre d’efficience de ce dispositif : il s’articule à des trajectoires sociales ascendantes dans les marges supérieures des classes populaires, dotées d’un minimum de ressources économiques et d’un capital technique conséquent. L’espace social de mise en œuvre de l’accession à la propriété par autoconstruction au sein d’un voisinage familial resserré semble aujourd’hui se restreindre, dans la mesure où ce type d’accession constitue une forme de résistance aux stratégies d’ascension sociale par le diplôme qui nécessite de plus en plus de ressources économiques et techniques.
47Reposant sur la mise en scène en écho des compétences masculines sur les scènes familiales, professionnelles et politiques dans un contexte de sexuation forte des sphères « privée » et « publique », elle constitue aussi une stratégie familiale de positionnement social particulièrement défavorable aux femmes. Alors que ces dernières participent à la construction des maisons – participation moins dicible car ne correspondant pas à une compétence professionnelle valorisée sur le marché du travail –, alors qu’elles sont les premières à exploiter ces espaces domestiques pour produire et entretenir du capital social, et notamment une mémoire généalogique, elles sont les dernières à pouvoir prétendre à des responsabilités politiques. Dans un contexte d’amélioration des conditions d’accès des filles aux études et de généralisation des séparations conjugales, qui fragilisent particulièrement le patrimoine immobilier des femmes, ce type de stratégie familiale d’accumulation de capital d’autochtonie laisse ainsi peu de place aux réussites féminines. La précarisation de ce dispositif de production d’autochtonie ne libère cependant pas filles, sœurs et épouses : elle ne fait qu’ajouter à la vulnérabilité de leur position sociale celle de leur famille d’origine.
Notes
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[1]
Bozon (M.), Chamboredon (J.-C.), « L’organisation sociale de la chasse en France et la signification de la pratique », Ethnologie française, 1, 1980.
-
[2]
Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 63, 2003.
-
[3]
En témoigne la parution d’un numéro récent de la revue Regards sociologiques, consacré au thème « Mobilité/autochtonie : sur la dimension spatiale des ressources sociales ». Ce numéro pose notamment la question de l’application du concept de capital d’autochtonie aux catégories supérieures (Tissot (S.), « De l’usage de la notion de capital d’autochtonie dans l’étude des catégories supérieures », Regards sociologiques, 40, 2010). Mais certaines de ses contributions montrent aussi l’intérêt de son application à des catégories intermédiaires, en particulier les indépendants (Mazaud (C.), « Le rôle du capital d’autochtonie dans la transmission d’entreprises artisanales en zone rurale », Regards sociologiques, 40, 2010).
-
[4]
Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie… », art. cité, p. 126.
-
[5]
Ibid., p. 142.
-
[6]
Dans un souci de respect de l’anonymat des personnes enquêtées, les noms de ces personnes et des lieux ont été modifiés. On a cependant choisi d’une part des prénoms dont la fréquence était équivalente à celle du prénom réel parmi l’ensemble de la population née la même année (Coulmont (B.), Sociologie des prénoms, Paris, La Découverte, 2011), et d’autre part des noms de lieux dont les distances qui les séparent sont à peu près égales aux distances réelles.
-
[7]
Gollac (S.), La pierre de discorde. Stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 2011.
-
[8]
Schwartz (O.), Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, Presses universitaires de France, 1990.
-
[9]
Renahy (N.), Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005, p. 29.
-
[10]
Weber (F.), Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, EMESS et INRA, 1989 [réédité aux éditions de l’EHESS en 2009].
-
[11]
On peut d’ailleurs noter que la propriété est souvent associée à l’accès à un logement individuel agrémenté d’un jardin. 73,8 % des non-propriétaires occupent un logement en immeuble collectif contre 19,3 % seulement des propriétaires, d’après les chiffres de l’enquête « Logement 2002 » de l’INSEE.
-
[12]
Cet ordre de grandeur est relativement important si on le compare au nombre d’apparentés et d’amis invités aux mariages (qui réunissent les réseaux de deux personnes), en particulier dans les classes moyennes et populaires : Maillochon (F.), « Le cœur et la raison. Amis et parents invités au mariage », Genèses, 83, 2011, p. 105.
-
[13]
Ici, c’est la propriété occupante d’un bien immobilier particulier qui s’avère cruciale : tous les membres du groupe de parenté ne sont pas propriétaires, les stratégies mises en œuvre mobilisent principalement une résidence principale. Il serait intéressant de les comparer systématiquement à des stratégies familiales mises en œuvre dans divers milieux sociaux et mobilisant, par exemple, une résidence secondaire, voire la circulation entre résidences principales et maison de famille au sein d’espaces locaux multiples. Cf. notamment les pistes d’analyse proposées par N. Renahy pour les résidences secondaires : Renahy (N.), « Ville et campagne en famille : les résidences secondaires », in Perrier-Cornet (P.), dir., Repenser les campagnes, Paris, Éditions de l’Aube, 2002.
-
[14]
Cette opération, couramment effectuée dans le cadre de l’exploitation des enquêtes INSEE, ne va d’ailleurs déjà pas de soi. Pour une analyse critique de l’outil de la « personne de référence », cf. notamment : Saint Pol (T. de), Deney (A.), Monso (O.), « Ménage et chef de ménage : deux notions bien ancrées », Travail, Genre et Sociétés, 1 (11), 2004.
-
[15]
Barbichon (G.), « Culture de l’immédiat et cultures populaires », in Philographies. Mélanges offerts à Michel Verret, Saint-Sébastien-sur-Loire, ACL, 1987.
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[16]
On pourrait aussi faire l’hypothèse que le choix de l’immobilier neuf par les ménages ouvriers est lié à des prix inférieurs à ceux de l’ancien. Or le neuf n’est pas moins cher que l’ancien si l’on en croit les données disponibles. Un article en ligne du magazine Capital, intitulé « L’écart de prix entre immobilier neuf et ancien se creuse », affirme même à partir d’une comparaison ville par ville qu’en 2010 les prix sont de 34 % plus élevés dans le neuf que dans l’ancien. L’augmentation du prix du foncier serait à l’origine de cet écart croissant [en ligne : http://www.capital.fr/immobilier/actualites/l-ecart-de-prix-entre-l-immobilier-neuf-et-ancien-se-creuse-554609]. De tels résultats doivent être nuancés en raison de la délicatesse de la comparaison : immobiliers neuf et ancien ne recouvrent pas les mêmes types de biens dans le même type de localisation, et les prix du neuf recensés ne concernent que les logements livrés par des promoteurs (ce sont les seuls facilement saisissables puisque, en dehors de ces cas, l’achat du terrain et du bâtiment sont distincts). Mais ils montrent bien que si les ouvriers s’orientent davantage vers le neuf, ce n’est pas parce qu’il est moins cher « en soi », mais parce qu’il offre des marges de manœuvre sur les prix supérieures à celles qu’on trouve dans l’ancien, en termes de localisation mais aussi de maîtrise du coût de construction.
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[17]
Bourdieu (P.), De Saint Martin (M.), « Le sens de la propriété », Actes de la recherche en sciences sociales, 81-82, 1990.
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[18]
La liste des travaux considérés est la suivante : travaux de revêtement de sols, murs et plafonds ; autres travaux intérieurs (création ou aménagement de salle de bain, de WC, de cuisine, plomberie, installation du gaz, d’eau chaude, du chauffage, isolation thermique, cheminées, installations électriques, installations de sécurité, ventilation, aménagements intérieurs, aménagement de locaux en pièces habitables) ; travaux de gros œuvre, travaux sur les murs extérieurs, les planchers, les toitures et les ouvertures ; travaux extérieurs (carrelage, dallage, branchement de réseaux, fosses septiques, canalisations, piscines, clôtures).
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[19]
Cette distinction a ses limites, puisqu’elle oppose des travaux non rémunérés effectués par des proches à des travaux rémunérés effectués par une main-d’œuvre professionnelle et anonyme. Dans la réalité, les combinaisons entre type de relation interpersonnelle entretenue avec le prestataire de service et mode de rémunération de la prestation peuvent être plus complexes, cf. : Weber (F.), « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie économique après le Grand Partage », Genèses, 41, 2000.
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[20]
Ces résultats sur les probabilités différenciées de faire et faire faire des travaux dans les différentes catégories socioprofessionnelles sont confirmés toutes choses égales par ailleurs (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle de la personne de référence, vie ou non en couple, présence ou non d’enfant, immeuble collectif ou individuel) : Gollac (S.), La pierre de discorde…, thèse cit., p. 257-265.
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[21]
Il est amusant de noter que la méconnaissance de l’auteur des travaux est nulle chez les travailleurs à leur compte et atteint son maximum – certes faible, 1 % – chez les professeurs, professions scientifiques et instituteurs.
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[22]
Goffette-Nagot (F.), « Prix fonciers et demande de sol à usage résidentiel en France (1975-2000) », Revue économique, 60 (3), 2009.
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[23]
Topalov (C.), Le logement en France. Histoire d’une marchandise impossible, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1987.
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[24]
Cet indicateur est un indicateur approximatif de l’ensemble des proximités résidentielles familiales, puisque la distance aux parents est positivement corrélée à la distance aux frères et sœurs, oncles et tantes, cousins, enfants, neveux et nièces, etc. Cf. Gollac (S.), La pierre de discorde…, thèse cit., p. 279-280.
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[25]
Ces écarts pourraient être attribués aux évolutions de la structure des professions, les cadres étant plus jeunes que les ouvriers ou les agriculteurs ; les jeunes seraient plus mobiles que les générations précédentes. En fait, la distance aux parents croît plutôt avec l’âge. Une régression logistique sur la probabilité d’habiter à moins de quatre kilomètres de ses parents (ou à des distances intermédiaires ou plus grandes) montre ainsi qu’à âge égal, la catégorie socioprofessionnelle de l’individu comme celle du père a bien un effet sur la proximité aux parents.
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[26]
Ce résultat apparaît à la lumière des écarts observés entre les distances aux parents des propriétaires et des locataires selon la catégorie et l’origine sociales, dont les tests de significativité satisfont à des seuils nettement moins élevés pour les cadres, les professions intermédiaires et les enfants de cadres et de professions intermédiaires que pour les ouvriers et enfants d’ouvriers. Il est confirmé par des régressions logistiques sur la probabilité d’être propriétaire : à âge égal, la distance aux parents est négativement corrélée à la propriété immobilière dans toutes les catégories sociales et pour toutes les origines sociales, mais avec des coefficients significativement plus importants chez les cadres et professions intermédiaires.
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[27]
J.-N. Retière note ainsi à propos de Lanester : « Dans les quartiers anciennement populaires qui ont conservé ces décors qui charment tant les classes moyennes, le marché immobilier entrave depuis quelques années la perpétuation du groupe social local en interdisant l’accès à la propriété, voire à la location, des générations populaires d’aujourd’hui. Alors que l’accès au logement passait naguère fréquemment par la cooptation (capital d’autochtonie) et obéissait aux logiques de l’interconnaissance, le prix du marché a eu pour effet de monopoliser entre les mains des agences immobilières et des notaires la tractation qui, il y a peu de temps encore, pouvait échapper à l’anonymat du rapport d’argent. » (« Autour de l’autochtonie… », art. cité, p. 127).
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[28]
Dans le questionnaire de l’enquête « Réseaux de parenté et entraide », c’est la « dernière activité » du père qui est saisie.
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[29]
Ce capital d’autochtonie reposant en partie sur l’entretien d’un vaste réseau de parenté montre également ses effets dans des occasions plus anodines de compter ses forces. Lorsque je viens rendre visite aux Le Vennec en 2000, une des filles d’Éric, Laure, est en train de vendre des billets de loterie. Je note dans mon journal de terrain (15 avril 2000) : « Achats de billets de loterie à Laure (même pour les absents). Les billets sont laissés à Laure. On m’explique que Kévin [un cousin de Laure, le fils de Valérie] avait déjà été un vendeur record de billets : “c’est l’avantage d’être une famille nombreuse”. »
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[30]
Renahy (N.), Détang-Dessendre (C.), Gojard (S.), « Deux âges d’émigration ouvrière. Migration et sédentarité dans un village industriel », Population, 58 (6), 2003, p. 729.
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[31]
Renahy (N.), Les gars du coin…, op. cit.
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[32]
Ibid., p. 20.
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[33]
Karnoouh (C.), « La démocratie impossible. Parenté et politique dans un village lorrain », Études rurales, 52, 1973.
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[34]
Augustins (G.), « Esquisse d’une comparaison des systèmes de perpétuation des groupes domestiques dans les sociétés paysannes européennes », Archives européennes de sociologie, 23, 1982.
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[35]
Barthélémy (T.), « Les modes de transmission du patrimoine. Synthèse des travaux effectués depuis quinze ans par les ethnologues de la France », Études rurales, 110?111?112, 1988, p. 199.
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[36]
La réussite politique d’Éric Le Vennec rejoint celle des professions intermédiaires techniques mise en évidence par Violaine Girard dans la zone de la Riboire (Girard (V.), « Quelles catégories de classement pour l’analyse localisée de la représentation politique ? Le cas des techniciens élus au sein d’un territoire industriel », Terrains & Travaux, 19, 2011). Elle ne s’appuie pas sur du capital culturel, comme celle des professions intermédiaires administratives du privé ou du public. Elle est fondée sur la disponibilité en temps (la liberté d’emploi du temps d’Éric Le Vennec est liée à son statut d’indépendant, celle des élus de la Riboire repose sur un investissement modéré dans la carrière et les encouragements de leur entreprise publique), ainsi que sur la proximité avec les familles ouvrières. Elle se joue en revanche au sein d’un espace urbain moins disséminé et davantage sur l’insertion professionnelle qu’associative. Dans les deux cas, cependant, ces réussites politiques ne peuvent se comprendre qu’en rentrant dans le détail de la position sociale des enquêtés, à la fois proche des classes populaires par la pratique de métiers techniques et éloignée d’elles par l’accès à de meilleurs qualifications, à des positions d’encadrement, au statut d’indépendant. Elles incitent à nuancer l’interprétation des résultats d’études utilisant le niveau agrégé des PCS et ne questionnant pas l’hétérogénéité des professions intermédiaires et des groupes d’indépendants (agriculteurs, artisans, commerçants et chefs d’entreprise), par exemple : Koebel (M.), « Les élus municipaux représentent-ils le peuple ? Portrait sociologique », Métropolitiques, 3 octobre 2012 [en ligne : http://www.metropolitiques.eu/Les-elus-municipaux-representent.html].
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[37]
Dans le contexte breton, on peut plus généralement estimer que l’implication des Le Vennec dans la vie religieuse locale est relativement limitée. Si une messe a été célébrée pour l’anniversaire de la mort de Pierre, ses petits-enfants n’ont pas tous été baptisés et le fils de Sabrina a bénéficié d’une fête de « baptême » officieuse et non religieuse, qui n’a soulevé aucune opposition dans la famille. Lors de mes différents séjours à la Butte, je n’ai d’ailleurs pu noter aucune pratique religieuse d’un membre de la famille.
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[38]
Fraisse (G.), Les deux gouvernements : la famille et la cité, Paris, Gallimard, 2000.
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[39]
Gollac (S.), La pierre de discorde…, thèse cit., p. 570.
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[40]
Pour une analyse des processus d’invisibilisation des contributions féminines à l’histoire familiale et de l’intérêt de l’usage du concept de genre pour les analyser, cf. : Gollac (S.), « Gardiennes et bâtisseurs. Genre et production d’histoires autour de “maisons de famille” », in Billaud (S.), Gollac (S.), Oeser (A.), Pagis (J.), dir., Histoires familiales. Production et transmission du passé dans la parenté contemporaine, Paris, Éditions de la rue d’Ulm, à paraître.
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[41]
Il est ainsi intéressant d’analyser la relation d’enquête comme une attaque faite aux stratégies de clôture de certains espaces sociaux, et les stratégies mises en œuvre par les acteurs pour la neutraliser ou en tirer parti.
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[42]
Retière (J.-N.), « Autour de l’autochtonie… », art. cité, p. 130.
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[43]
Ibid., p. 133.