Politix 2010/3 n° 91

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Article de revue

Cause politique et « politique des causes »

La mobilisation des vétérans des essais nucléaires français

Pages 77 à 102

Notes

  • [1]
    Barry (A.), « Demonstrations: Sites and Sights of Direct Action », Economy & Society, 28 (1), 1999 ; Rabeharisoa (V.), « From Representation to Mediation : The Shaping of Collective Mobilization on Muscular Dystrophy in France », Social Science & Medicine, 62 (3), 2006.
  • [2]
    Kroll-Smith (S.), Floyd (H. H.), Bodies in Protest: Environmental Illness and the Struggle over Medical Knowledge, New York, New York University Press, 1997.
  • [3]
    Loriol (M.), « Faire exister une maladie controversée : les associations de malades du syndrome de fatigue chronique et Internet », Sciences sociales et santé, 21 (4), 2003 ; Dumit (J.), « Illnesses you Have to Fight to Get: Facts as Forces in Uncertain, Emergent Illnesses », Social Science & Medicine, 62 (3), 2006.
  • [4]
    Zavestoski (S.), Brown (P.), Linder (M.), McCormick (S.), Mayer (B.), « Science, Policy, Activism, and War: Defining the Health of Gulf War Veterans », Science, Technology, & Human Values, 27 (2), 2002 ; Kilshaw (S. M.), « Friendly Fire: The Construction of Gulf War Syndrome Narratives », Anthropology & Medicine, 11 (2), 2004 ; Shriver (T. E.), Waskul (D. D.), « Managing the Uncertainties of Gulf War Illness: The Challenges of Living with Contested Illness », Symbolic Interaction, 29 (4), 2006.
  • [5]
    Voir l’article classique de Brown (P.), « Popular Epidemiology and Toxic Waste Contamination: Lay and Professional Ways of Knowing », Journal of Health and Social Behavior, 33 (3), 1992. Pour une utilisation récente de cette notion dans l’analyse de controverses en santé environnementale en France, cf. Calvez (M.), « Les signalements profanes de clusters de cancers : épidémiologie populaire et expertise en santé environnementale », Sciences sociales et santé, 27 (2), 2009.
  • [6]
    Voir par exemple Zempléni (A.), « La “maladie” et ses “causes” », L’ethnographie, 96-97, 1985, ainsi que les travaux de Sylvie Fainzang, Pour une anthropologie de la maladie en France. Un regard africaniste, Paris, Éd. de l’EHESS, 1989.
  • [7]
    Benford (R. D.), Snow (D. A.), « Ideology, Frame Resonance, and Participant Mobilization », International Social Movements Research, 1, 1988 ; Benford (R. D.), Snow (D. A.), « Framing Processes and Social Movements: An Overview and Assessment », Annual Review of Sociology, 26, 2000.
  • [8]
    Voir cependant Capek (S.), « Reframing Endometriosis: From “Career Woman’s Disease” to Environment/ Body Connections », in Kroll-Smith (S.), Brown (P.), Gunter (V.), eds, Illness and the Environment: A Reader in contested Medicine, New York, New York University Press, 2000 ; Shriver (T. E.), White (D. A.), Kebede (A.), « Power, Politics, and the Framing of Environmental Illness », Sociological Inquiry, 68 (4), 1998.
  • [9]
    On pense ici bien sûr à l’ouvrage de Gusfield (J.), The culture of Public Problems: Drinking-Driving and the Symbolic Order, Chicago, University of Chicago Press, 1981 (trad. fr. : La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Paris, Economica, 2009), ainsi qu’au travail de Stone (D.), « Causal Stories and the Formation of Policy Agendas », Political Science Quarterly, 104 (2), 1989.
  • [10]
    Calhoun (C.), Hiller (H.), « Coping with Insidious Injuries: The Case of Johns-Manville Corporation and Asbestos Exposure », Social Problems, 35 (2), 1988.
  • [11]
    Entre 1960 et 1996, la France a réalisé au total deux cent dix essais nucléaires, dont cinquante furent des essais aériens.
  • [12]
    Cf. Boudia (S.), « Naissance, extinction et rebonds d’une controverse scientifique. Les dangers de la radioactivité pendant la guerre froide », Mil neuf cent, 25, 2007 ; « Les problèmes de santé publique de longue durée. Les effets des faibles doses de radioactivité », in Gilbert (C.), Henry (E.), dir., comment se construisent les problèmes de santé publique, Paris, La Découverte, 2009.
  • [13]
    « Les oubliés de l’atome », Le Monde, 24 octobre 2003.
  • [14]
    Ozonoff (D.), Boden (L. I.), « Truth and Consequences: Health Agency Responses to Environmental Health Problems », Science, Technology & Human Values, 12 (3-4), 1987.
  • [15]
    Le terme doit être simplement entendu ici comme l’action qui consiste à transformer quelqu’un en victime, et non comme un jugement sur le caractère abusif ou exagéré de cette transformation.
  • [16]
    « Les morts sans importance de la bombe atomique française », Le canard enchaîné, 11 janvier 1995.
  • [17]
    Chanton (C.), Les vétérans des essais nucléaires français au Sahara 1960-1966, Paris, L’Harmattan, 2006.
  • [18]
    Danielsson (B.), Danielsson (M.-T.), Moruroa, notre bombe coloniale, Paris, L’Harmattan, 1993.
  • [19]
    De Vries (P.), Seur (H.), Moruroa et nous. Expériences des Polynésiens au cours des 30 années d’essais nucléaires dans le Pacifique Sud, Lyon, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 1997.
  • [20]
    Entretien avec un membre fondateur du CDRPC, 14 mars 2007.
  • [21]
    Essais nucléaires français en Polynésie : exigence de vérité et propositions pour l’avenir. Actes du colloque du 20 février 1999, Lyon, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 1999.
  • [22]
    Cf. notamment Barrillot (B.), Les essais nucléaires français 1960-1996. conséquences sur l’environnement et la santé, Lyon, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 1996, et, du même auteur, L’héritage de la bombe : Sahara, Polynésie (1966-2002). Les faits, les personnels, les populations, Lyon, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 2002.
  • [23]
    Entretien avec Bruno Barrillot, 10 avril 2009.
  • [24]
    C’est ce qu’indique clairement l’un des membres du réseau au cours d’une discussion électronique : « I think that the Balkan syndrom developements show a crucial thing: it is through the organisations/unions of military personnel that this problem became news. If there had not been any organisation, it is unlikely that the problem would have become known. It could be an additional encouragement for the former test site workers and French veterans to organize themselves » (extrait d’e-mail, 10 janvier 2001, Archives du CDRPC).
  • [25]
    « Appel aux anciens des essais nucléaires français et à leur famille », Communiqué de presse du Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 24 mars 2001.
  • [26]
    Ce qui signifie « Moruroa et nous » en reo maohi.
  • [27]
    Cf. Les essais nucléaires et la santé. Actes de la conférence du 19 janvier 2002 au Sénat, Lyon, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 2002.
  • [28]
    Entretien avec l’un des membres fondateurs du CDRPC, 14 mars 2007.
  • [29]
    Dans leur article de référence sur la transformation des litiges, Felstiner, Abel et Sarat écrivent que la première étape pour transformer un litige personnel consiste à « se dire à soi-même qu’une expérience particulière a été dommageable » (« saying to oneself that a particular experience has been injurious »). C’est cette première transformation qu’ils appellent « naming ». Cf. Felstiner (W. L.), Abel (R. L.), Sarat (A.), « The Emergence and Transformation of Disputes: Naming, Blaming, Claiming … », Law & Society Review, 15 (3-4), 1981. Or les traducteurs français de ce texte, publié dans Politix en 1991, ont eu l’heureuse idée de traduire « naming » par « réaliser », qui, par sa polysémie, ouvre des pistes plus riches pour l’analyse. Cf. Felstiner (W. L.), Abel (R. L.), Sarat (A.), « L’émergence et la transformation des litiges : réaliser, reprocher, réclamer… », Politix, 4 (16), 1991.
  • [30]
    Entretien avec un ancien appelé de Reggane (1960), 30 septembre 2006.
  • [31]
    Entretien avec un ancien appelé de In Amguel (1962), 7 février 2007.
  • [32]
    Entretien avec un ancien appelé de Reggane (1960-1961), 29 septembre 2006.
  • [33]
    Hacking (I.), L’âme réécrite. Étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.
  • [34]
    Voir par exemple Barrillot (B.), Les irradiés de la République. Les victimes des essais nucléaires français prennent la parole, Paris, Complexe, 2003.
  • [35]
    « Les irradiés pour la France », France culture, 6 août 2005.
  • [36]
    Les « Cobayes de la République » est d’ailleurs le nom d’un forum de discussion ouvert par les vétérans : http://www.lescobayesdelarepublique.org/.
  • [37]
    Témoignage de Michel Dessoubrais dans l’émission « Les irradiés pour la France », France culture, 6 août 2005 (souligné par nous).
  • [38]
    Goffman (E.), La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1 : La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973.
  • [39]
    Sur les enjeux et les formes que peut prendre la production de ces « contre-histoires » dans les mobilisations de victimes, cf. Lefranc (S.), Mathieu (L.), Siméant (J.), « Les victimes écrivent leur Histoire. Introduction », Raisons politiques, 30, 2008.
  • [40]
    Sur les liens entre des modèles d’explication de la maladie (ou de mise en cause) et les processus de mise en accusation qu’ils génèrent, cf. Fainzang (S.), Pour une anthropologie de la maladie en France, op. cit., en particulier p. 69 et s.
  • [41]
    Bataille (C.), Revol (H.), Les incidences environnementales et sanitaires des essais nucléaires effectués par la France entre 1960 et 1996 et éléments de comparaison avec les essais des autres puissances nucléaires, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Assemblée nationale n° 3571, Sénat n° 207, 2002, p. 215.
  • [42]
    « Conséquences des essais nucléaires. Zéro pointé au rapport de l’Office parlementaire ! », communiqué de l’AVEN, de Moruroa e tatou et de l’Observatoire des armes nucléaires (CDRPC), 28 janvier 2002.
  • [43]
    Hamdy (S. F.), « When the State and Your Kidneys Fail: Political Etiologies in an Egyptian Dialysis Ward », American Ethnologist, 35 (4), 2008.
  • [44]
    On ne peut malheureusement pas développer, dans le cadre de cet article, la dimension juridique qui est évidemment centrale dans cette controverse, tant en ce qui concerne l’établissement de la causalité que la définition de la cause politique.
  • [45]
    Association de scientifiques créée dans les années 1970 en réaction au développement du programme nucléaire (civil) français.
  • [46]
    Notes personnelles, Assemblée générale de l’AVEN, Montauban, 1er octobre 2006.
  • [47]
    Notes personnelles, Assemblée générale de l’AVEN, Paris, 27 octobre 2007.
  • [48]
    Entretien vétéran du Sahara (1962-1963), 5 novembre 2008.
  • [49]
    Notes personnelles, Assemblée générale de l’AVEN, Montauban, 1er octobre 2006.
  • [50]
    Notes personnelles, Débat suite à la projection du film Vent de Sable, Centre culturel algérien, Paris, 6 février 2009.
  • [51]
    Notes personnelles, Assemblée générale de l’AVEN, Paris, 27 octobre 2007.
  • [52]
    Le siège de l’AVEN n’est autre que le bureau du CDRPC à Lyon. C’est là qu’ont également lieu les réunions du conseil d’administration de l’association.
  • [53]
    Source : site de l’ANVVEN (nous soulignons).
  • [54]
    Ce qui correspond précisément à l’un des quatre types d’histoires causales mis en avant par Stone (D.), « Causal Stories … », art. cité.
  • [55]
    Source : site de l’association, aujourd’hui dissoute.
  • [56]
    Ce dernier poursuit inlassablement son travail d’enquête au sujet des essais nucléaires en Polynésie en bénéficiant de l’arrivée au pouvoir de l’indépendantiste Oscar Temaru au milieu des années 2000 et de la commission mise sur pied sur le sujet par l’Assemblée de Polynésie dont il devient conseiller technique.
  • [57]
    Réponse de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, à une question posée par la sénatrice communiste Helène Luc, Journal Officiel des débats du Sénat, 11 octobre 2006, p. 6422.
  • [58]
    Journal officiel des débats, 26 juin 2009, p. 5661.
  • [59]
    Intervention de Georges Colombier, ibid., p. 5666.
  • [60]
    À l’instar des harkis, Cf. Barcellini (S.), « L’État républicain, acteur de mémoire : des morts pour la France aux morts à cause de la France », in Pascal Blanchard (P.), Veyrat-Masson (I.), dir., Les guerres de mémoire. La France et son histoire, Paris, La Découverte, 2010 [2008]. On assiste, avec cette figure du « mi-héros, mivictime » à un hybride de deux des régimes mémoriels identifiés par Michel (J.), Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010.
  • [61]
    Entretien, 5 mars 2007.
  • [62]
    Notes personnelles lors de la projection du film Vive la Bombe au Sénat, 20 février 2007.
  • [63]
    Ibid.
  • [64]
    Notes personnelles, Assemblée générale de l’AVEN, Paris, 27 octobre 2007.
  • [65]
    Notes personnelles, conférence de presse de l’AVEN du 27 novembre 2008, suite à la discussion à l’Assemblée nationale d’une proposition de loi d’indemnisation déposée par Christiane Taubira.
  • [66]
    Notes personnelles lors de l’assemblée générale de l’AVEN, Aix-les-Bains, 17 octobre 2009.
  • [67]
    Hypothèse que permettent d’ailleurs de nuancer certains travaux récents. Cf. Lefranc (S.), Mathieu (L.), Siméant (J.), « Les victimes écrivent leur Histoire. Introduction », art. cité ; Pommerolle (M.-E.), « Les mobilisations de victimes de violences coloniales : investigations historiques et judiciaires et débats politiques postcoloniaux au Kenya », Raisons politiques, 30, 2008 ; ainsi que les travaux de Latté (S.), Les « victimes ». La formation d’une catégorie sociale improbable et ses usages dans l’action collective, Thèse pour le doctorat d’études politiques, EHESS, 2008.

1Il est des domaines où défendre une cause consiste d’abord à établir des causes. Ce constat vaut tout particulièrement pour les mobilisations qui se déploient autour d’enjeux sanitaires et environnementaux. Dans bien des situations controversées, l’engagement des groupes concernés par ces questions prend la forme d’investigations visant à reconstituer des chaînes de causalité, à prouver la réalité des préjudices dont ils s’estiment les victimes, à faire en quelque sorte la « démonstration » du problème qui les affecte [1]. Dans certains cas, cet effort de démonstration est orienté vers la reconnaissance de maladies dont la réalité organique est contestée au sein du monde médical, comme en témoignent les luttes engagées par ces personnes souffrant d’« hypersensibilité chimique » [2], de fatigue chronique [3], ou par ces anciens soldats atteints du toujours mystérieux « syndrome du Golfe » [4]. Dans d’autres cas, c’est moins la réalité organique des pathologies qui est au centre des débats que la question de leur étiologie et en particulier de leur éventuelle origine environnementale. Pour faire avancer leurs revendications, les groupes mobilisés doivent alors se livrer à un laborieux travail de mise en causes, lequel peut parfois donner lieu à de véritables enquêtes sanitaires – ce que certains sociologues de la santé ont désigné comme des processus d’« épidémiologie populaire » [5].

2Si la question de l’imputation causale est au centre d’un grand nombre de travaux en anthropologie de la maladie [6] et en sociologie de la santé, il s’agit d’un aspect du travail protestataire que la littérature sur les mouvements sociaux a en grande partie négligé. Par exemple, même si des auteurs comme David Snow et Robert Benford prennent soin d’intégrer l’activité d’identification des problèmes et d’attribution de causes [7] (diagnostic framing) dans la définition qu’ils donnent de l’activité de « cadrage », force est de constater que ce n’est pas l’aspect qui a le plus retenu l’attention des chercheurs s’inscrivant dans cette perspective théorique [8]. Il en va de même en ce qui concerne les travaux consacrés à la construction des problèmes publics. Là encore, hormis quelques exceptions notables [9], les disputes autour de la causalité et les mises à l’épreuve auxquelles sont soumises certaines hypothèses causales dans le cours des controverses ne constituent pas le cœur de l’analyse. Dans un cas comme l’autre, les chercheurs se sont davantage intéressés à l’élaboration et la défense des « causes politiques » qu’à ce que l’on peut convenir d’appeler la « politique des causes ». Par cette expression, j’entends toutes les activités tournées vers l’établissement de liens de causalité entre des « faits générateurs » – comme disent les juristes – et des dommages, activités qui peuvent recouvrir aussi bien des pratiques d’enquête que la production de témoignages ou d’autres types de récits. Accorder une attention privilégiée à cette dimension étiologique des mobilisations présente un double intérêt : d’une part, on l’a dit, il s’agit de montrer que dans beaucoup de situations le succès d’une cause politique passe par l’élaboration d’une politique des causes. D’autre part, cela permet de pointer le fait que cette politique des causes n’est pas sans effet en retour sur la définition même de la cause politique et de l’identité du groupe qu’il s’agit de défendre. En d’autres termes, l’hypothèse ici suggérée est que la dynamique des mobilisations tient pour une grande part à l’articulation souvent délicate entre cause politique et politique des causes.

3Pour illustrer ce point, je m’appuierai dans cet article sur un travail en cours portant sur la controverse liée aux conséquences sanitaires des essais nucléaires français. Bien que ces essais aient pris fin en 1996, la question de leur impact a de nouveau émergé dans l’espace public au début des années 2000 à la suite de la mobilisation d’une « association des vétérans des essais nucléaires » (AVEN) regroupant d’anciens soldats et des civils ayant participé aux expérimentations atomiques. Certains d’entre eux souffrent de pathologies qu’ils estiment directement liées à leur passé nucléaire ; ils exigent de la part de l’État « vérité et justice » à propos des essais nucléaires, la reconnaissance d’un statut de victimes et des pensions d’invalidité correspondant à ce statut. Or le lien de causalité entre le danger auquel ces vétérans auraient été exposés dans le passé et les maladies qui les frappent aujourd’hui demeure difficile à établir sur le plan scientifique. Et c’est au nom de cette incertitude scientifique que le ministère de la Défense, mais aussi les juges des tribunaux des pensions militaires ou des affaires de sécurité sociale, ont régulièrement refusé d’accorder aux vétérans les indemnisations qu’ils réclamaient. De là les efforts consentis par ces derniers afin de faire reconnaître l’existence d’un lien causal entre leur passé militaire et leur état de santé. Ces efforts, en l’occurrence, n’auront pas été vains puisqu’après plusieurs années de mobilisation, en janvier 2010, les vétérans des essais nucléaires obtiennent qu’une loi d’indemnisation soit votée en leur faveur.

4Dans les pages qui suivent, je vais donc chercher à rendre compte de cette mobilisation en tirant profit de la riche polysémie du mot cause. Après avoir rappelé dans un premier temps les difficultés qui font obstacle dans ce cas précis à l’établissement de la causalité, je montrerai en quoi la création de l’AVEN va permettre de surmonter une partie de celles-ci en rendant visible un « groupe concerné » par les essais nucléaires, groupe à partir duquel va pouvoir se déployer une « politique des causes ». Puis, il s’agira d’analyser comment, au fur et à mesure qu’elle s’épanouit, cette politique des causes contribue à rendre beaucoup plus ambiguë la cause politique initialement associée au mouvement, dont la définition tend progressivement à échapper à ses fondateurs.

Le temps et l’invisibilité du lien causal

5En matière de santé environnementale l’identification des dangers et de leurs effets se heurte régulièrement à un obstacle majeur : la période de latence, autrement dit la durée qui sépare le moment de l’exposition à un agent pathogène et celui de l’apparition des premiers symptômes des maladies qui peuvent en résulter. Cette période correspond parfois à plusieurs dizaines d’années et, dans certains cas, ce n’est qu’à la génération suivante que des dommages apparaissent. Un tel scénario n’est pas rare dans le domaine sanitaire. L’exemple le plus connu à cet égard est sans doute celui du Distilbène©, ce médicament prescrit à partir des années 1950 à certaines femmes enceintes afin de prévenir les risques de fausse couche et de prématurité et qui s’est révélé par la suite nocif pour les enfants exposés in utero. Si certains dangers environnementaux sont parfois qualifiés de risques « invisibles », « insidieux » [10], ou encore de « tueurs silencieux », c’est précisément en raison de cette longue période de latence dont le principal résultat est de contribuer à obscurcir le lien qui relie l’exposition au dommage. Ainsi, une enquête sanitaire menée sur une population exposée à un produit « suspect » peut fort bien conclure à l’absence de dommages, cela n’exclut pas que ces dommages puissent se réaliser dans le futur et que cette population comporte bel et bien des « victimes en puissance ». Inversement, lorsque les maladies se déclarent, les dangers qui en sont à l’origine ne sont pas rendus plus visibles pour autant car les pathologies en question ne portent bien souvent aucune « signature » : elles ne sont pas spécifiques à un agent particulier mais peuvent au contraire résulter d’une multitude de facteurs. Et, bien entendu, plus le temps a passé, plus les candidats au rôle de « fait générateur » du dommage se sont multipliés.

6On retrouve toutes ces caractéristiques dans le cas de l’impact sanitaire des essais nucléaires. La question qui se pose à propos des personnes ayant directement participé aux expérimentations est moins, comme on le pense parfois, celle d’une irradiation externe faisant immédiatement suite aux explosions que celle d’une exposition chronique à la radioactivité du fait des retombées des essais, notamment ceux réalisés en atmosphère [11]. Or, si les effets d’une forte irradiation externe sont connus et de surcroît visibles, ceux qui peuvent résulter d’une contamination radioactive interne, par exemple par inhalation de poussières radioactives, et qui correspondent généralement à de faibles doses, font en revanche l’objet de vives controverses scientifiques depuis les années 1950 [12]. Quelles que soient les incertitudes qui entourent les dommages qui peuvent être liés à l’exposition à des faibles doses, l’important est ici de rappeler que ces derniers ne peuvent qu’être largement différés dans le temps. C’est du reste l’un des arguments avancés par les vétérans aujourd’hui mobilisés pour expliquer leur long silence, puis leur « réveil » dans les années récentes. Le paradoxe, ici, est que si ce réveil ne pouvait être que tardif, il arrive en même temps trop tard pour qu’un lien de causalité entre l’expérience qu’ils ont vécue sur les sites d’expérimentation et les problèmes de santé qu’ils rencontrent aujourd’hui puisse être établi sur le mode de l’évidence. Les pathologies n’étant pas spécifiques à la radioactivité – il s’agit principalement de cancers –, elles peuvent en effet tout aussi bien être rapportées à d’autres facteurs comme le tabac ou l’alcool, ou à d’autres expositions intervenues entre-temps.

7À ces difficultés qui se dressent traditionnellement sur la voie de l’évaluation des effets sanitaires d’une exposition professionnelle ou environnementale s’ajoute enfin un autre problème qui concerne cette fois la mesure de l’exposition, et par conséquent l’identification de la population exposée. Ce problème se pose avec une acuité particulière dans le cas des vétérans des essais nucléaires. D’une part, les doses individuelles reçues à l’occasion de la participation aux expériences atomiques sont difficiles à évaluer, d’autant que les individus concernés n’ont pas toujours fait l’objet d’un suivi dosimétrique complet et rigoureux et que certaines données concernant les retombées des essais sont par ailleurs protégées par le secret défense. D’autre part, aussi surprenant que cela puisse paraître, ce sont les contours mêmes de cette population concernée qui semblent difficiles à tracer. Ainsi, en janvier 2002, un rapport parlementaire consacré au sujet indique qu’environ quatre-vingt mille personnes auraient directement participé aux essais nucléaires français. Un an plus tard, ce chiffre est revu à la hausse et des responsables du Commissariat à l’énergie atomique parlent désormais de cent cinquante mille individus concernés [13]… D’ailleurs qui sont ces personnes ? Il s’agit d’anciens soldats, parfois de simples appelés du contingent qui, le temps de leur service militaire, ont vécu les premières heures de la bombe atomique française dans le désert du Sahara, entre 1962 et 1966, ou, plus tard, dans les îles de la Polynésie française. Mais cette population comprend également d’anciens employés du Commissariat à l’énergie atomique ou de ses entreprises sous-traitantes, y compris la main-d’œuvre recrutée sur place, c’est-à-dire des travailleurs polynésiens et ceux que l’Armée appelait, selon les sites d’expérimentation algériens, les « Populations laborieuses du Bas-Taouat » (PLBT) ou les « Populations laborieuses des Oasis » (PLO). Il n’est guère difficile d’imaginer la diversité des expériences vécues par toutes ces personnes, pendant et après leur courte période « atomiste », les disparités sociales qui caractérisent cette population ainsi que sa dispersion géographique avec le temps, autant de facteurs peu propices à la visibilité sociale d’un groupe concerné, et par conséquent à la mise en visibilité du risque auquel il a pu être exposé.

Rendre visible un groupe affecté

8Comme le rappellent David Ozonoff et Leslie Boden, deux chercheurs en santé publique, la mise en visibilité d’un problème de contamination environnementale peut emprunter plusieurs voies [14]. Dans certains cas, c’est la découverte d’un « cluster », c’est-à-dire un regroupement inhabituel dans le temps et dans l’espace d’une pathologie (outcome-driven problems), qui constitue le point de départ d’un questionnement et d’une investigation pouvant conduire à mettre en cause un produit toxique. Dans d’autres situations, c’est plutôt à partir d’une interrogation sur les conséquences d’une exposition à tel ou tel agent environnemental (exposure-driven problems) que s’enclenche une enquête. Celle-ci vise alors à repérer, au sein de la population exposée, la présence de pathologies qui pourraient être imputées à cet agent, et donc, le cas échant, conduit à victimiser[15] ceux qui en sont porteurs. Bien entendu, ce que nous appelons ici mise en cause et victimisation sont deux processus qui le plus souvent s’enchaînent, se combinent, et se renforcent mutuellement. C’est ce que montre la mobilisation des vétérans des essais nucléaires qui s’opère dans le sillage de la création de l’AVEN au début des années 2000.

De la dénonciation de la « bombe coloniale » à la recherche de ses victimes

9L’AVEN a une double origine. Elle fait d’abord suite à une première tentative de regroupement intervenue quelques années plus tôt. En 1995, en pleine polémique sur la reprise des essais en Polynésie, une journaliste du canard enchaîné, Brigitte Rossigneux, publie une enquête sur la contamination radioactive de soldats ayant participé aux premières expérimentations en Algérie dans les années 1960 [16]. À la suite de cet article, elle reçoit beaucoup de courriers et d’appels téléphoniques d’anciens soldats et décide de réaliser un film documentaire à partir de leurs témoignages, Les apprentis sorciers, qui sera refusé par les chaînes françaises mais diffusé par la télévision suisse romande. L’un de ces témoins, un ancien pilote d’hélicoptère présent lors des essais en Algérie et en procès depuis 1992 contre le ministère de la Défense pour obtenir une pension d’invalidité, décide d’entrer en contact avec les autres témoins du film et de créer une association afin de faire reconnaître les droits des anciens des essais nucléaires. La Fédération nationale des anciens du Sahara (FNAS) voit le jour en 1996 et compte à la fin de la même année une centaine d’adhérents. Cependant, devant son incapacité à attirer l’attention des médias, l’association est dissoute un an plus tard, en septembre 1997 [17]. Des liens sont cependant créés entre plusieurs anciens soldats qui seront réactivés au moment du lancement de l’AVEN.

10L’idée de fonder une association des vétérans des essais nucléaires réapparaît quelques années plus tard. Elle est désormais portée par une ONG pacifiste et antinucléaire, le Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits (CDRPC), créé à Lyon en 1984 par un ancien prêtre, Bruno Barrillot, et deux militants de la mouvance libertaire. L’association se présente comme un centre d’expertise indépendant sur toutes les questions de défense, du transfert d’armes aux forces nucléaires en passant par l’industrie de l’armement. Après l’affaire du Rainbow Warrior, le CDRPC concentre son travail sur la Polynésie et contribue au mouvement d’opposition aux essais nucléaires français, lequel regroupe des ONG internationales antinucléaires ainsi que des associations locales et des représentants de l’Église évangélique, généralement proches du mouvement indépendantiste. L’opposition aux essais se confond alors avec la défense d’une cause politique, l’anticolonialisme, ce que résume assez bien le titre d’un ouvrage écrit par deux figures locales de la contestation : Moruroa, notre bombe coloniale[18].

11Faire la lumière sur les conditions de réalisation des expérimentations, pour les dénoncer, doit aussi permettre de « libérer la parole » des Polynésiens. En 1990, une première initiative est prise en ce sens avec la publication de témoignages de travailleurs polynésiens du Centre d’expérimentation nucléaire du Pacifique recueillis par un médecin suisse pour le compte de Greenpeace. Puis, à l’annonce de la reprise des essais en 1995, un réseau associatif auquel participe le CDRPC, « Solidarité Europe-Pacifique », obtient un financement de l’Union européenne pour mener une enquête sociologique sur ces mêmes travailleurs polynésiens. Le rapport, rédigé par deux sociologues néerlandais, est publié en 1997 [19]. Bien que les problèmes de santé soient souvent évoqués dans les témoignages, l’action du CDRPC n’est pas alors tournée en priorité vers la question du suivi sanitaire. Comme le dit l’un de ses fondateurs :

12

« [À l’époque] on travaillait sur les essais mais pour les arrêter, et pas directement sur les conséquences. [ …] Après l’arrêt des essais, on n’a pas voulu arrêter, on a voulu continuer. C’est pas parce que les essais ont été arrêtés que … Donc du coup on s’est concentré beaucoup plus sur les conséquences [20]. »

13Grâce à l’appui de députés écologistes, un colloque est organisé en 1999 à l’Assemblée nationale sur les conséquences environnementales des essais nucléaires en Polynésie et sur l’avenir de la région [21]. Son écho demeure cependant limité. Reste qu’en quelques années, Bruno Barrillot est devenu en France le principal expert indépendant sur la question, et il multiplie les interventions dans la presse et dans diverses publications [22]. Là encore, Barrillot dit avoir reçu beaucoup de courriers et d’appels d’anciens militaires ayant participé aux expérimentations nucléaires, non seulement en Polynésie mais également au Sahara, et rencontrant des problèmes de santé. Pour les membres du CDRPC, c’est l’analogie avec une autre affaire, celle du « syndrome du Golfe » et de la mobilisation de jeunes militaires dénonçant l’usage d’armes à uranium appauvri durant ce conflit, qui a été déterminante dans le « réveil » des vétérans des essais :

14

« On savait que je travaillais sur le sujet, j’avais déjà publié un bouquin sur les essais, en 1996, et le fait que des jeunes militaires du Golfe se rebiffent contre leur autorité, demandent des enquêtes et mettent en cause le ministère de la Défense sur la manière dont on les a exposés à des risques, etc., ça a réveillé les choses chez la génération antérieure, ceux qui avaient participé aux essais. Ils se sont dits : “Nous aussi on a ces problèmes et qu’est-ce qu’on fait ?” Et moi j’étais assailli de courriers, de coups de fil de gens qui avaient entendu parler du Golfe, qui savaient que je travaillais sur les essais et qui me demandaient des informations. Au bout d’un certain temps, j’ai dit : “On ne peut pas gérer les problèmes de santé de toutes ces personnes, il faut créer une association.” Et ça a été le déclencheur [23]. »

15Mais les polémiques qui se développent à propos du syndrome du Golfe et des Balkans sont également riches d’enseignements pour les membres du réseau « Solidarité Europe-Pacifique » : elles montrent que dans ces domaines une cause a d’autant plus de chances d’avancer et d’avoir un impact sur l’opinion qu’elle est portée ou relayée par des mouvements associatifs composés d’anciens militaires [24]. D’où l’intérêt d’emprunter un chemin similaire à propos des essais nucléaires et de placer le débat sur le terrain de leur impact sur la santé de ceux-là mêmes qui ont participé à leur réalisation.

16En mars 2001, Bruno Barrillot et Michel Verger, militant communiste, membre du mouvement de la paix et surtout ancien appelé de Reggane qui avait fait partie à ce titre de l’association précédente, décident ainsi de lancer un « appel aux anciens des essais nucléaires et à leur famille » en vue de constituer une association :

17

« La plupart des vétérans sont certainement en bonne santé et nous nous en réjouissons. Mais ce n’est pas le cas de ceux qui nous ont contactés qui, pour beaucoup, se débattent individuellement dans des démarches difficiles et parfois inextricables pour faire reconnaitre leurs droits et le lien entre leur état de santé actuel et la période qu’ils ont vécue du temps des essais nucléaires. Cet isolement pose question car il ne permet pas de faire aboutir certaines revendications légitimes. Le but de cet appel est de lancer une association de “Vétérans des essais nucléaires et de leurs familles” dont l’objet principal serait de faire connaitre à l’opinion la situation des vétérans et de défendre collectivement leurs intérêts [25]. »

18L’association est créée en juin 2001 tandis qu’une autre association regroupant des travailleurs polynésiens, « Moruroa e tatou » [26], voit le jour en Polynésie. L’organisation d’un second colloque, cette fois au Sénat et exclusivement centré sur le thème des « essais nucléaires et la santé » [27], le professionnalisme du CDRPC dont les membres sont rompus à l’exercice de la communication (communiqués de presse, édition d’un bulletin mensuel, site internet, etc.), le dépôt de proposition de lois et de propositions de création de commissions d’enquête sur le sujet par quelques parlementaires sensibilisés à la question, tous ces éléments concourent à donner une certaine visibilité à l’association qui parvient en quelques années à rassembler plus de trois mille adhérents. Pour les membres du CDRPC, l’écho médiatique rencontré en France par le cas de militaires ayant participé aux essais nucléaires est sans commune mesure avec les problèmes soulevés auparavant à propos des populations polynésiennes.

19

« C’est le fait qu’on puisse mettre en relation des médias avec des vétérans français, malheureusement, qui étaient malades, qui avaient des problèmes de santé etc., qui a fait que les médias se sont intéressés de plus en plus à cette question-là. Autant quand c’étaient des Polynésiens, c’était loin … on va dire … pour rester poli. Mais qu’on puisse mettre en avant que ça touchait des vétérans français, là ils s’y sont plus intéressés. Bon. Le fonctionnement de proximité, aussi. Ensuite, effectivement, quand on arrive à mettre en place cette espèce de cercle, que les médias s’y intéressent, etc., il y a un effet boule de neige [28]. »

« Ça a fait tilt » : la double réalisation d’un problème sanitaire

20Les actions de l’AVEN – qu’il s’agisse de témoignages publiés dans la presse ou de l’organisation de réunions dans chaque département afin de faire connaître l’association et de susciter de nouveaux témoignages – participent d’un processus de réalisation du problème des conséquences sanitaires des essais nucléaires. Le verbe « réaliser » doit ici s’entendre au double sens de « prendre conscience » et de « faire advenir à la réalité », ces deux mouvements se nourrissant l’un l’autre [29]. Prise de conscience : nombreux sont les vétérans qui affirment ne pas avoir, avant une date récente, pris conscience que leurs problèmes de santé, ainsi que certains événements douloureux de leur existence comme la perte prématurée d’un enfant, pouvaient avoir un lien avec leur passé militaire. Parfois, c’est à la suite de questions posées par leurs médecins que chez eux, « ça a fait tilt » – sans doute l’expression qui revient le plus fréquemment lorsqu’on interroge les vétérans sur le moment où ils ont commencé à suspecter un lien. Dans d’autres cas, c’est leur entourage qui a commencé à « faire le rapprochement ». Mais pour beaucoup, c’est seulement en apprenant l’existence de l’AVEN que la question d’un lien possible entre leur expérience militaire et leur état de santé s’est posée, comme l’indiquent les lettres de demande d’adhésion conservées au siège de l’association. Par la suite, les suspicions se sont renforcées ou d’autres rapprochements ont été opérés grâce aux informations sur les effets de la radioactivité mises en circulation à l’occasion des manifestations de l’association, notamment par ceux que les vétérans présentent habituellement comme leurs « experts » : Bruno Barrillot, mais aussi le président de l’AVEN lui-même, un ancien médecin militaire présent en Algérie au début des années 1960 et devenu ensuite chercheur à l’INSERM, ainsi que quelques médecins sollicités au sein de « l’association des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire ».

21

« Je vous dis franchement, et on est beaucoup comme ça, on n’a pas fait la relation : on n’a pas vu qu’il y avait une bombe à retardement. Je vous dis franchement, sur la radioactivité, je connais maintenant des choses que j’ignorais totalement en 2001. J’ai appris énormément en fréquentant des scientifiques, en fréquentant Bruno Barrillot, Jean-Louis Valatx [président de l’AVEN, décédé en janvier 2009]. Et on était tous dans ce cas-là, on ne faisait pas la relation [30]. »

22Mais le plus souvent, c’est dans le simple échange de témoignages et par le constat d’expériences ou de pathologies similaires chez d’autres vétérans que des liens sont suggérés. Les réunions de l’AVEN, notamment les réunions locales qui rassemblent généralement quelques dizaines de personnes, s’apparentent à des groupes de paroles où chacun peut évoquer son histoire, mais aussi et surtout apprendre à lui donner une certaine consistance et cohérence en écoutant celle des autres.

23

« Ce que j’avais imaginé, c’est de réunir tout le monde, tous les vétérans Île-de-France, et de leur dire : “vous racontez votre histoire”. Parce quand vous commencez à discuter avec quelqu’un, c’est “ah oui je me souviens maintenant, il s’est passé telle chose”. La mémoire revient. Mais si vous lui demandez de raconter son histoire, il aura beaucoup de difficultés, vous voyez ce que je veux dire ? [31] »
« C’est en parlant avec les autres qu’on découvre certaines choses. Par exemple, on a tous de la tension. Ou alors, moi par exemple, je me gratte. Je l’ai dit un jour en réunion et puis il y a eu un brouhaha, alors j’ai demandé : “est-ce qu’il y en d’autres qui se grattent ?” Et presque tout le monde a levé la main ! [32] »

24Les échanges au sein des réunions de l’AVEN sont ainsi susceptibles de produire ce que Ian Hacking appelle un « effet sémantique », ils permettent de fournir des descriptions à des événements appartenant à un passé lointain ou à des problèmes qui ne trouvaient pas place dans une histoire cohérente dotée d’une structure logique [33]. Dans la manière dont ils racontent « leur » histoire, les vétérans s’en tiennent parfois à une simple « chronique », celle de leur incorporation militaire, du rôle qui était le leur sur les sites d’expérimentation, puis enfin de leur situation aujourd’hui. Le lien de causalité est questionné ou suggéré dans la construction même de cette chronique des événements, et notamment dans la structure en diptyque de la plupart des témoignages : une partie portant sur une expérience cadrée dans le temps et qui date de plusieurs dizaines d’années, celle des essais, et une autre partie concernant les problèmes rencontrés aujourd’hui. C’est dans la simple juxtaposition de ces deux moments séparés dans le temps que s’opère le travail de causation. À cet égard, si l’incertitude concernant les effets des faibles doses de radioactivité constitue, on l’a dit, un obstacle de taille dans la démonstration d’un lien de causalité entre pathologie et exposition, elle peut être considérée à l’inverse comme un facteur favorable au « concernement » puisqu’un grand nombre de pathologies peuvent du même coup être suspectées. On se trouve donc devant une situation paradoxale où la cause a finalement d’autant plus de chance de s’étendre que les causes sont difficiles à établir.

25Si les activités de l’association permettent aux vétérans de réaliser que leurs problèmes de santé pourraient avoir pour cause l’exposition subie lors des essais nucléaires, cette prise de conscience contribue en retour à faire advenir à la réalité un problème sanitaire collectif. Collectés et parfois publiés par l’AVEN [34], ces témoignages se fondent en effet dans une histoire commune, celle d’un groupe dont l’identité partagée, par-delà la diversité des expériences et des statuts, est d’être « victime » des essais nucléaires. Mais c’est surtout l’agrégation statistique qui permet de rendre visible un phénomène collectif et de sortir ainsi des cas singuliers. Dès sa création, l’AVEN entreprend de mener une enquête sanitaire auprès de ses adhérents, enquête régulièrement mise à jour avec l’arrivée de nouveaux membres. Les biais de cette enquête sont évidents d’un point de vue épidémiologique puisque les chiffres ne portent que sur quelques centaines de personnes sur cent cinquante mille individus potentiellement concernés, personnes dont on peut supposer par ailleurs que leur adhésion à l’association a été en partie motivée par des problèmes de santé. Mais, à défaut d’études épidémiologiques plus vastes, d’ailleurs sans cesse réclamées par l’association, c’est une manière efficace de donner réalité à un groupe plus large, les « vétérans des essais nucléaires », et aux problèmes qu’il rencontre, en mobilisant le vocabulaire de l’épidémiologie descriptive. Ainsi le président de l’AVEN, interrogé en 2005 par une journaliste de France Culture :

26

« Seulement 10 % des vétérans des essais nucléaires, et pas du nucléaire … des essais nucléaires, sont indemnes de pathologies. Seulement 10 %. Là-dessus, 32 % ont des pathologies cancéreuses. Ce qui est le double de la population française, à peu près au même âge. Et parmi ces cancers, il y a des cancers du sang, qui sont prédominants, et que l’on peut dire, pour la plupart, radio-induits. Ensuite, à part les cancers, il y a des pathologies non cancéreuses. Viennent en tête les pathologies cardiovasculaires qui représentent à peu près vingt et quelque pour cent. Et cela peut être dû effectivement à la radioactivité parce que j’ai appris récemment que plusieurs des produits libérés par les explosions pouvaient se fixer sur le cœur et les muscles. Donc ce n’est pas étonnant qu’il y ait autant de pathologies cardiovasculaires.
Journaliste : Il y a effectivement des problèmes sur les personnes qui ont assisté aux essais nucléaires. Mais il y a aussi des problèmes sur la descendance.
Oui effectivement. Beaucoup de vétérans signalent soit des décès – et là le nombre des décès est très important – de leur enfant, puisque c’est 24 ‰ dans la première année, alors que la mortalité infantile en France est de 7 ‰. Donc là, il y a un excès non expliqué du nombre de morts d’enfants.
Journaliste : Il y a aussi des fausses couches.
Bien sûr, oui. À côté des fausses couches, qui sont nombreuses, il y a aussi des phénomènes de stérilité des vétérans, puisque au moins 25 % de ceux qui n’ont pas d’enfants ont une stérilité prouvée au point de vue médical [35]. »

27La presse se fait largement l’écho des résultats de cette enquête, sans toujours en préciser les limites, et parle bientôt sans distinction des « vétérans », des « irradiés », ou des « victimes » des essais nucléaires. Ces glissements sémantiques ne sont pas sans importance car ils témoignent d’un processus de victimisation qui peut s’étendre bien au-delà des seules personnes malades.

La co-production des causes et des victimes

28Au-delà de l’enquête sanitaire qui vient d’être mentionnée, c’est la mobilisation des vétérans dans son ensemble qui peut être appréhendée comme une enquête collective. Cette enquête collective porte sur une histoire, celle des conditions dans lesquelles ont été réalisés les essais nucléaires. Les témoignages sont l’occasion de dénoncer de manière rétrospective le secret et la désinformation, l’insuffisance des mesures de sécurité, les absurdités de la bureaucratie militaire, l’inégale répartition des moyens de protection entre gradés et hommes du rang, entre militaires et civils, l’absence de suivi médical. Il ne s’agit d’ailleurs pas uniquement de discours car ces témoignages s’accompagnent de la mise en circulation de photographies, de documents d’époque, d’archives qui peuvent être le fruit de recherches personnelles et qui viennent authentifier les récits. En situation d’entretien, ou lors des assemblées générales, il n’est pas rare que les vétérans viennent accompagnés de leur « album souvenir », qu’ils font circuler parmi les participants. Même quand ils ne sont pas malades, les vétérans dénoncent le fait d’avoir été exposés aux radiations, voire utilisés comme « cobayes » [36] et stigmatisent l’imprudence, l’imprévoyance ou les intentions malveillantes de la hiérarchie militaire. C’est alors la notion même de victime qui se trouve redéfinie, puisqu’il n’est pas nécessaire d’être malade pour estimer avoir subi un préjudice, celui-ci résidant désormais dans le fait d’avoir été trompé ou « mis en danger », quels que soient les dommages qui peuvent en résulter. La prolifération de nouveaux griefs a pour conséquence d’étendre les frontières du groupe affecté, puisque tous les vétérans peuvent alors se considérer comme victimes à part entière et contribuer, à leur tour, à produire de nouvelles causes ou à allonger les chaînes de causalité, si bien que l’on peut parler d’une co-production des causes et des victimes, lesquelles ne sont plus tout à fait les mêmes.

29Ces nouvelles mises en cause contribuent également à démocratiser le travail de la preuve : car si l’existence d’un lien de causalité entre l’exposition à la radioactivité et une pathologie est quasiment impossible à prouver, et réclame de surcroît des enquêtes et des compétences médicales et scientifiques, il n’en va pas de même en ce qui concerne l’établissement factuel de la mise en danger et, si l’on ose dire, son « étiologie ». Dans ce dernier cas, il suffit en effet de produire certains relevés dosimétriques pour que la preuve d’une exposition soit acquise. De même, il suffit d’indiquer que certaines consignes n’ont pas été respectées ou que l’information délivrée à propos des dangers était incomplète pour en trouver la cause : c’est précisément ce dont font état la plupart des témoignages.

30Un exemple illustre la manière dont les témoignages contribuent à déplacer la cible du processus de mise en causes. Il concerne l’accident survenu le 1er mai 1962 au Sahara, à l’occasion du tir dit « Béryl ». Ce jour-là, un essai nucléaire qui devait être souterrain laisse échapper un nuage radioactif, ce qui provoque la fuite de tous les observateurs présents sur place, dont le ministre des Armées, Pierre Messmer, et celui de la Recherche, Gaston Palewski. Seuls neuf soldats chargés d’interdire aux populations avoisinantes l’accès à la zone de tir demeurent sur les lieux, attendant désespérément un ordre de repli qui ne viendra jamais. L’un d’entre eux témoigne :

31

« Nous, à ce moment-là, on a essayé de prévenir par radio nos responsables pour pouvoir demander une autorisation pour pouvoir partir. On était obligé de rester à l’endroit où on était. On n’a eu aucune réponse radio. On a su pourquoi par la suite. C’est parce que tout le monde était parti, y compris le ministre, Monsieur Messmer, qui sont partis dans une débandade totale. [ …] Tout ce que je sais, c’est que notre groupe est resté là-dedans, mais nous, on a fait notre devoir, on ne s’est pas sauvé, comme tous ces gens-là ont fait. D’ailleurs les deux ministres, Monsieur Messmer et Monsieur Palewski étaient plus près que nous, en fait, ils ont été plus près, mais eux sont partis tout de suite. Et ils étaient en combinaison avec les masques à gaz, ils avaient tout ce qu’il fallait. Et eux quand ça a pété, ils ont fichu le camp tout de suite. ce qui m’a écœuré le plus, c’est le fait que les responsables …, et toujours, je n’ai pas admis que les responsables de ça nous aient laissés comme ça sur place. Là-dedans, qu’ils se soient tous barrés … Quand on sait la rigueur, dans l’armée, qu’il faut avoir et tout, et puis que ce sont les plus gradés qui foutent le camp les premiers … Je trouve que c’est encore moche, même quarante ans plus tard, même quarante ans plus tard, c’est encore moche, ce truc, ce n’est pas clair [37]. »

32Difficile, à travers cet extrait, de considérer que c’est l’exposition qui fait en priorité l’objet d’une mise en cause. Celle-ci apparaît plutôt désormais comme la conséquence d’une autre cause, à savoir l’abandon, intentionnel ou non, des « gradés » ainsi que les autres « informations destructives », pour parler comme Goffman, que l’accident délivre à propos de la hiérarchie militaire qui, elle, n’a pas fait son devoir [38].

33Ce type de témoignages participe d’une politique des causes qui ne fait que renforcer la cause politique à l’origine de la création de l’association. En s’appuyant sur les récits des vétérans et en recoupant les informations qu’ils délivrent, Bruno Barrillot et les membres du CDRPC poursuivent inlassablement leur travail de détectives afin de faire la vérité sur les essais nucléaires et de promouvoir une histoire alternative à l’« histoire officielle » portée par les représentants de l’État, notamment par le ministère de la Défense [39]. Les mises en cause opérées par l’enquête sanitaire ou à travers les témoignages sont indissociablement des mises en accusation[40] qui permettent d’instruire le procès du nucléaire, de l’Armée, de l’État colonial et de tous ceux qui sont considérés par l’AVEN comme étant ses porte-parole. C’est le cas, par exemple, de ces élus de l’Office parlementaire qui, en 2002, écrivent en conclusion de leur rapport sur l’impact sanitaire des essais nucléaires français que « leurs effets ont été limités, même si, quarante ans plus tard, des hommes se plaignent d’hypothétiques effets sur leur santé » [41], ce qui leur vaut de recevoir aussitôt un « zéro pointé » de la part de l’association [42].

34Le travail sur la causalité entrepris par l’AVEN ne s’arrête donc pas à l’établissement d’un lien entre des pathologies et une exposition à la radioactivité. La politique des causes que met en œuvre l’association relève aussi d’une « étiologie politique » [43] qui généralise la cause des victimes en l’articulant étroitement à d’autres causes et en particulier à une critique radicale de l’État et de sa politique militaire. Cependant, cette étiologie politique ne va pas sans susciter des tensions au sein de l’association, qui s’avivent lorsque certaines de ses revendications gagnent en légitimité auprès du personnel politique. Au fur et à mesure que la cause des victimes des essais nucléaires progresse, c’est la cause politique qui lui était associée qui est alors mise à l’épreuve.

Une étiologie politique à l’épreuve de la mise en politique

35L’adoption d’un système d’indemnisation spécifique aux vétérans des essais nucléaires est l’une des revendications récurrentes de l’AVEN et de ses avocats depuis la création de l’association. Parallèlement aux procédures engagées devant les tribunaux des pensions militaires et les tribunaux des affaires de sécurité sociale, les vétérans n’ont de cesse de réclamer un dispositif légal qui faciliterait l’indemnisation des victimes en évitant un recours au contentieux dont l’issue leur est le plus souvent défavorable [44]. L’une des actions politiques principales de l’AVEN va ainsi consister à sensibiliser le plus grand nombre de parlementaires à la situation dans laquelle se trouvent les vétérans. Au sein de l’association, ces efforts s’accompagnent de discussions parfois difficiles au cours desquelles se retrouvent posées l’identité du groupe, la cause qu’il s’agit de défendre et la manière de la rendre crédible.

36Les assemblées générales annuelles de l’association rendent particulièrement visibles les désaccords à ce sujet. La diversité des opinions qui s’y expriment rappelle l’hétérogénéité du « groupe affecté » et contribue à fragiliser l’étiologie politique mise en avant par les dirigeants de l’AVEN, ces derniers n’échappant pas à la critique de certains adhérents de l’association.

Comment (re)singulariser la cause

37Pour les membres du CDRPC et les fondateurs de l’AVEN, on l’a vu, la situation des vétérans des essais nucléaires peut difficilement être dissociée de questions plus larges qui renvoient au nucléaire militaire et aux dangers de la radioactivité. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les experts mobilisés par le mouvement soient connus pour leur engagement préalable sur ce type de questions. C’est le cas des représentants de l’Association des médecins contre la guerre nucléaire ou de certains membres du Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire [45] qui sont régulièrement invités, lors des assemblées générales ou des réunions publiques organisées par l’AVEN, à donner des exposés sur les effets biologiques de la radioactivité et sur les dangers associés aux faibles doses. Comment, en effet, obtenir un statut de victimes sans faire reconnaître les effets sanitaires des faibles doses et sans, par conséquent, faire cause commune avec ceux qui en dénoncent les dangers ? Si certaines alliances paraissent naturelles, elles présentent néanmoins le risque de « diluer » le combat des vétérans et lui faire perdre sa singularité. C’est ce que rappelle un membre de l’association lors d’une AG où la question d’un rapprochement avec les victimes de Tchernobyl est abordée :

38

« Un intervenant : L’association des malades de la thyroïde française, on peut s’appuyer dessus. Cette association a été créée par des gens qui voulaient se porter partie civile suite au nuage. Si on pouvait se rapprocher de Tchernobyl, moi je dis bravo. Moi-même j’essaierai de le faire parce que toutes les infos que j’ai pu recueillir, je vous assure, sont très, très importantes. Moi j’essaie d’élucider un problème personnel, et croyez moi que j’ai commencé à le comprendre grâce à Tchernobyl.
– Un autre intervenant : Oui … je voudrais mettre en garde. Il faut faire attention. Le public a déjà du mal à nous identifier. Si on fait des interconnexions importantes avec eux, on ne sera plus visible, et on n’est déjà pas visible. Chacun d’entre nous a des réseaux, et l’interconnexion des réseaux est importante pour chercher de l’information et peut-être de l’aide. Mais il faut que pour le grand public on apparaisse AVEN et Moruroa e tatou. C’est notre combat. Après le combat des gens de la thyroïde est quelque part un autre combat. [ …]
– Un autre intervenant : Je tenais à dire que l’association des malades de la thyroïde travaille en liaison étroite avec des médecins, des radiobiologistes qui s’engagent pour faire éclater la vérité par rapport à toutes les maladies radio-induites, qu’elles soient liées à Tchernobyl ou à autre chose. Je suis d’accord, il ne faut pas faire d’amalgame, chacun mène son combat … avec l’aide des autres, chacun avec ses idées, mais c’est le même but, faire reconnaître les maladies radio-induites [46]. »

39Cette exigence de re-singularisation de la cause, qui impose de faire preuve de prudence vis-à-vis de certaines alliances et des généralisations auxquelles elles conduisent, ne tient pas seulement à des questions stratégiques de visibilité. Elle correspond chez beaucoup de vétérans à la crainte d’une « instrumentalisation » de l’AVEN par le mouvement antinucléaire. Aussi, quand la question des alliances avec ce dernier est reposée, lors de l’AG suivante, elle suscite des réactions plus fermes.

40

« Alors là je vais être …, ça n’engage que moi mais … [avec fermeté] : je ne suis pas à l’AVEN pour débattre sur le nucléaire civil. Je suis à l’Association des vétérans des essais nucléaires [il appuie sur les mots] parce qu’à dix-huit ans, on m’a envoyé dans le Pacifique, sur un bateau, sur lequel j’ai été irradié, comme nous tous. D’accord ? On m’a menti, et c’est là mon combat. Le débat sur le Grenelle de l’environnement, sur le nucléaire civil, sur … ce n’est pas le combat de cette assemblée. Et si demain on me dit : “Le conseil d’administration de l’AVEN doit signer quelque chose, une pétition, quelque chose, contre le nucléaire civil”, je démissionne immédiatement.
– Un autre intervenant [dans la salle, sans micro] : Moi aussi, moi aussi [47] ! »

41En situation d’entretien, il est d’ailleurs très rare que les vétérans formulent une critique à l’égard du nucléaire, qu’il soit civil ou militaire, et pour certains le combat de l’AVEN ne consiste nullement à procéder à un réexamen de la politique militaire menée par la France dans ce domaine. C’est ce que résument bien les propos de ce vétéran pour qui, par l’intermédiaire de l’association, « il s’agit simplement de reconnaître qu’on a fait une connerie il y a quarante ans, et qu’on la répare. C’est la réparation d’une faute. Mais c’est pas de dire : on n’aurait pas dû faire la bombe atomique, ça, moi, à la limite je m’en tape complètement [48]. »

42Un autre type d’alliances s’avère parfois problématique aux yeux de certains membres de l’association : ce sont celles qui consistent à nouer des liens étroits avec les autres victimes des essais nucléaires, en particulier les populations civiles polynésiennes et algériennes. Créée au même moment que l’AVEN – et par les mêmes personnes –, l’association des travailleurs polynésiens « Moruroa e tatou » est, dans un premier temps en tout cas, régulièrement associée aux manifestations de l’AVEN. Pour les membres du CDRPC, ce lien s’avère crucial car il permet non seulement de faire connaître la situation présente en Polynésie mais aussi d’alimenter une cause – l’anticolonialisme – dont on a vu qu’elle était pour partie à l’origine de la création de l’association des vétérans des essais nucléaires. Les représentants polynésiens invités aux assemblées de l’AVEN insistent d’ailleurs régulièrement sur les ravages du colonialisme français dans le Pacifique, comme lorsque l’un d’entre eux moque le problème médical de la « signature » des pathologies en affirmant que les bombes en Polynésie étaient quant à elles bien signées, « c’était des bombes françaises », avant d’inviter à reconnaître pêle-mêle le « fait nucléaire » et le « fait colonial », « comme on a reconnu l’esclavagisme » [49]. La solidarité avec ces autres victimes des essais nucléaires, si elle est jugée nécessaire par beaucoup des membres de l’association, est toutefois rudement mise à l’épreuve à certaines occasions. C’est le cas quand l’intervention de ces victimes ou de leurs porte-parole prend la forme d’un discours culpabilisateur à l’endroit des vétérans, lesquels passent alors subitement du statut de victimes à celui de responsables, comme dans la scène suivante :

43

« 6 février 2009. Le film documentaire de Larbi Benchiha, Vent de sable, qui porte sur les essais nucléaires réalisés au Sahara, notamment sur leurs conséquences sur les populations civiles, est projeté au Centre culturel algérien à Paris, en présence de représentants de l’AVEN. Un débat avec la salle fait suite à la projection, au cours duquel un jeune Algérien prend la parole : “La France, dit-il, a commis un meurtre collectif en Algérie, et ce meurtre collectif durera pendant des milliers d’années, la France est donc responsable de tout ça pendant des milliers d’années.” Quelques remous dans la salle, des vétérans présents s’énervent, coupent l’intervenant en lui disant que “ce n’est pas le sujet”. Mais quelqu’un intervient sur un ton ferme : “Laissez-le parler ! C’est l’un des seuls Algériens présents !” Et ce dernier de poursuivre en s’adressant directement aux membres de l’AVEN dans la salle : “Et vous, vous avez participé à ce meurtre collectif !” [50]. »

44Une autre scène du même genre illustre l’embarras que suscite le discours anticolonialiste à propos des essais nucléaires lorsqu’il vient menacer le processus d’« exculpation » – pour utiliser une notion proposée par certains anthropologues de la maladie – qui est au principe de la constitution des vétérans en tant que groupe de victimes.

45

« 27 octobre 2007. L’Assemblée générale de l’AVEN commence par le discours d’un chercheur algérien invité par l’association. Ce dernier se lance dans un réquisitoire virulent contre l’État français, qualifie les essais nucléaires au Sahara de “crime contre l’humanité” perpétré par l’ “agresseur français”, etc. Assis à mes côtés, un vétéran du Sahara que je connais s’adresse à moi : “Au cas où vous n’auriez pas compris, l’agresseur, c’est nous … On peut dire que ça commence bien … Eh ben, on n’est pas prêt d’être indemnisés …” [51]. »

46L’anecdote est ici révélatrice du doute qui s’empare progressivement des adhérents de l’AVEN au sujet des chances d’obtenir gain de cause auprès des pouvoirs publics en conservant l’étiologie politique promue par les fondateurs de l’association. C’est la posture adoptée par les membres du CDRPC et ceux du conseil d’administration de l’association – les « gens de Lyon », comme disent les vétérans pour référer à la fois aux uns et aux autres [52] – qui est alors contestée par ceux qui jugent que l’AVEN est trop marquée « antinucléaire et antimilitariste » pour que ses revendications soient entendues auprès du personnel politique. Bref, trop politisé, le CDRPC serait devenu un allié encombrant qui interdirait l’accès à l’espace politique en minant la crédibilité politique de l’association.

L’accès à l’espace politique par la dépolitisation

47Les divergences qui viennent d’être évoquées au sujet de la « politisation » de l’AVEN conduisent à des scissions en son sein et à la création de deux associations concurrentes : la première est l’ANVVEN (Association nationale des vétérans et victimes des essais nucléaires), créée à Brest en 2003 par des officiers mariniers qui participèrent aux campagnes de Polynésie. C’est un autre type de causalité qui est mis en avant par son président dans la présentation qu’il donne de l’association :

48

« La mise en place de la dissuasion nucléaire comme principe suprême de la Défense nationale a nécessité une série d’expérimentations au Sahara puis en Polynésie. Réalisés entre 1960 et 1998, ces essais aériens ou souterrains ont mobilisé le savoir, la compétence et la disponibilité des personnels civils et militaires. En dépit des mesures de prévention, mal appréciées du fait même de la méconnaissance des phénomènes provoqués, des effets dommageables ont affecté un grand nombre de participants, embarqués ou stationnés sur les sites [53]. »

49On est loin, ici, de la dénonciation d’une éventuelle désinformation de la part des autorités militaires. L’histoire causale qui est privilégiée fait au contraire la part belle aux effets non intentionnels de l’action [54], ce qui revient en l’occurrence à raccourcir la chaîne de causalité pour ne retenir que le lien entre une exposition (accidentelle) et les pathologies qui en ont résulté. Une seconde association voit le jour en décembre 2006 : « Les sacrifiés des essais nucléaires français ». Voici la manière dont cette dernière se présente :

50

« Créée en décembre 2006 par un certain nombre de membres en désaccord avec leur ancienne association, politisée et notoirement antinucléaire, l’Association Les Sacrifiés des Essais Nucléaires Français, n’en poursuit pas moins les mêmes buts : levée du “secret défense”, reconnaissance du statut de victime et indemnisation. Ces objectifs ne concernent, bien entendu, que les civils et militaires directement impliqués, au titre de leur emploi, de leur engagement ou de leur temps d’appelé du contingent, ainsi que les veuves et leurs enfants. Tout autre combat n’est pas prévu dans les statuts. Le conseil d’administration est composé uniquement de personnes ayant réellement séjourné et travaillé sur les différents sites sahariens ou polynésiens [55]. »

51C’est donc en refusant certaines connexions et en réduisant du même coup l’étendue de la cause et des victimes concernées que ces associations concurrentes cherchent pour leur part à faire aboutir leurs revendications. Se dessine un processus de mise en politique alternatif à celui dans lequel s’est engagée l’AVEN, qui s’appuie sur la différenciation et la re-spécification du problème des vétérans, et non sa généralisation ou son extension. En d’autres termes, il s’agit d’accéder à l’espace politique en évitant d’ouvrir un débat politique sur certaines questions, c’est-à-dire en proposant une étiologie moins subversive.

52Bien que ces deux associations dissidentes peinent à réunir plus de quelques dizaines de membres, leur création agit comme un signal d’alarme au sein de l’AVEN. Lors des conseils d’administration, certains craignent désormais une fuite des adhérents. D’autres se plaignent d’avoir à justifier les prises de position qualifiées de « politiques » de Bruno Barrillot devant les adhérents de l’AVEN en comité local [56]. D’autres, enfin, insistent sur la nécessité d’une plus grande diversité politique des porte-parole et alliés et dénoncent en particulier la trop grande proximité de l’association avec la sénatrice communiste Hélène Luc, qui fut l’un de ses premiers et de ses plus fidèles soutiens. L’heure, en somme, est à la dépolitisation de la cause, d’autant que le ministère de la Défense tente de discréditer le mouvement en pointant les risques de son instrumentalisation et en jouant de ses divisions. C’est par exemple le sens de la réponse formulée par Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense, à une question parlementaire relative à la levée du secret défense sur certaines archives militaires : « Il me paraît indispensable de dépassionner le débat, contrairement à ce que certains essaient de faire en suscitant des peurs ou des rancœurs qui n’ont pas lieu d’être [57]. »

53Cet effort de neutralisation politique va s’avérer payant. Il se traduit, en interne, par un rééquilibrage avec l’accès à la vice-présidence de l’association et au conseil d’administration de vétérans n’ayant jamais fait mystère de leur proximité avec l’UMP et par un discours insistant sur le caractère apolitique du combat de l’association. Parallèlement, grâce à des actions de sensibilisation menées dans chaque circonscription, l’AVEN parvient à mettre sur pied un comité de soutien comprenant, outre certaines personnalités connues pour leur prise de position antinucléaire ou pacifiste (Mgr Gaillot et Raymond Aubrac, par exemple), des parlementaires de tous les groupes politiques. Entre 2001 et 2008, plus d’une dizaine de propositions de loi sont ainsi déposées qui reprennent peu ou prou les revendications de l’AVEN : création d’un fonds d’indemnisation des victimes civiles et militaires des essais nucléaires, établissement d’un principe de présomption de lien avec le service pour les maladies dont souffrent les personnes ayant participé aux expérimentations, suivi sanitaire de cette population, etc. À peu de choses près, toutes ces propositions de loi, bien que déposées par des groupes politiques différents, sont formulées dans les mêmes termes. Aussi, à la suite de discussions au sein du comité de soutien, l’idée est avancée de déposer une proposition de loi commune afin de forcer son inscription à l’ordre du jour, voire d’obtenir qu’elle soit votée par le Parlement. Cette menace, brandie notamment par les parlementaires de la majorité, conduit le ministre de la Défense à prendre les devants et à présenter un projet de loi en 2009 « relatif à la réparation des conséquences sanitaires des essais nucléaires français ».

Irradiés par la France et pour la France

54Il n’est pas dans notre propos d’entrer ici dans le détail du dispositif mis en place par cette loi. Contentons-nous d’indiquer que cette loi, si elle peut à certains égards apparaître comme un succès pour l’association, contribue également à reformuler la « cause des victimes » en émoussant son potentiel critique. Tout d’abord, loin d’être l’occasion d’un réexamen critique du passé nucléaire français à la lumière des victimes des expérimentations militaires, les débats parlementaires sont au contraire l’occasion de rappeler la pertinence des choix stratégiques et militaires qui furent opérés et de lancer des hymnes à la grandeur de la France, comme en témoignent ces propos tenus par le ministre de la Défense lors de la première lecture à l’Assemblée nationale : avec ce texte, affirme Hervé Morin,

55

« nous aurons surtout mis en œuvre une solution transparente, juste et rigoureuse pour que notre pays puisse tourner la page et être en paix avec lui-même. La France a été grande dans ce défi scientifique, technologique et humain. La France a été grande dans ce défi politique et stratégique, qui nous permet d’appartenir au cercle très restreint des puissances nucléaires. Elle doit désormais être grande dans sa volonté de réparer ses erreurs. Tel est l’objet de ce projet de loi que j’ai l’honneur et la fierté de vous présenter ce matin [58]. »

56Les erreurs commises et ceux qui en ont été victimes sont en quelque sorte appréhendés comme un « moindre mal » justifié au regard des capacités de dissuasion qu’il a rendu possible. Dans le même ordre d’idées, la loi d’indemnisation est justifiée, notamment par les parlementaires UMP, comme ressortant d’un « devoir moral envers ceux qui ont servi loyalement notre pays, parfois au prix d’un sacrifice très lourd » [59]. Si les vétérans des essais nucléaires doivent être indemnisés, c’est donc moins parce qu’ils ont été sacrifiés par la France sur l’autel du programme nucléaire que parce qu’ils se sont sacrifiées pour la France afin que cette œuvre nationale puisse aboutir. Émerge dès lors un collectif dont l’identité devient ambiguë puisqu’il se compose désormais d’individus « mi-victimes, mi-héros » [60].

57Il importe de noter que cette définition, si elle va à l’encontre du projet initial formulé par certains membres fondateurs de l’AVEN qui visait à mettre en accusation l’État et son armée, correspond néanmoins à la propre ambiguïté qui caractérise la posture de bon nombre de vétérans qui parfois résistent à la victimisation ou, en tout cas, semblent refuser d’endosser complètement un rôle de « victime ». Cette résistance, ou du moins cette prudence à l’égard du statut victimaire, peut prendre différentes formes. Elle se traduit d’abord chez certains par une reconnaissance de l’incertitude entourant l’origine des pathologies qui les affectent, comme ce vétéran du Sahara présent lors du tir « Béryl » du 1er mai 1962 évoqué plus haut :

58

« C’est vrai que moi ça m’était resté sur l’estomac … et encore aujourd’hui. Donc aujourd’hui … Bon moi j’ai été opéré d’un cancer, mais … ça arrive à plein de monde, sans forcément que ce soit directement lié à la bombe, je ne prétends pas que ce sont les conséquences de la bombe. J’ai eu beaucoup de chance parce que certains ont été vraiment dans le nuage radioactif [61]. »

59Par ailleurs, même quand ils dénoncent avec virulence la « trahison » dont ils ont été l’objet et les conséquences sanitaires qui en ont résulté, certains vétérans insistent néanmoins dans leur témoignage sur la nécessité de rester fidèles aux faits, d’éviter les approximations, les exagérations, quand bien mêmes celles-ci auraient pour objectif de servir leur cause. En témoignent ces interventions de vétérans victimes du même tir « Béryl » lors d’un débat organisé à la suite de la projection du film de fiction Vive la bombe, qui s’inspire de ces événements.

60

« J’ai trouvé que le film … Bon, on s’est reconnu parce qu’on était sur place, mais autrement … c’est une fiction, hein … Ça reflète pas complètement ce qu’on a vécu. Il y a des endroits du film où c’était pire, et d’autres où c’était moins pire, donc … Mais enfin, c’est pas mal quand même [62]. » Et, alors que le film s’attache à présenter l’hôpital militaire Percy sous les dehors d’un univers carcéral où les rescapés de l’accident furent réduits au silence, un autre vétéran prend soin de préciser : « En ce qui concerne le suivi médical, je voudrais quand même remercier l’hôpital militaire Percy qui s’est particulièrement bien occupé de nous [63] … »

61Dans d’autres cas, certains refusent plus directement l’étiquette de « victime », ce qu’illustre cet échange recueilli lors de l’assemblée générale de 2007 :

62

« – Un intervenant dans la salle (vétéran Polynésie) : On a tous eu les uns et les autres un peu de difficulté à trouver l’AVEN. Et on a toujours eu un peu de difficulté à avoir de la visibilité. Il est vrai que dans les réunions que l’on peut avoir avec les députés ou les élus régionaux, les veuves ou les enfants ne sont pas assez mis en avant. Ça pourrait être tout simplement, et j’avais fait une proposition dans ce sens, une lisibilité à travers le logo ou l’intitulé en dessous du logo. Je ne voudrais pas entrer dans une polémique, hein, c’est pas du tout ça, l’idée c’est de réfléchir, c’est de construire et j’ai pas la prétention d’avoir la vérité, mais je voudrais simplement donner des pistes de réflexion. Dans le logo AVEN, il est indiqué “Association des vétérans des essais nucléaires”. On pourrait, sans toucher au logo, sans toucher “AVEN”, mettre en dessous “Association des vétérans et victimes des essais nucléaires”. Le mot “victime”, déjà, me semble-t-il, est plus lisible pour les politiques, pour les gens. Et dans “victime”, il y a les veuves, il y a les enfants. Il est important aussi qu’on demande, dans les documents qu’on peut distribuer, qu’il y ait un suivi médical aussi sur les enfants. On n’appuie pas assez sur ça. Moi je veux bien qu’on distribue des médailles …, mais c’est pas ça qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse ce sont les gens qui sont malades aujourd’hui, ce sont les veuves qui pendant vingt ans, trente ans ont suivi leur mari jusqu’au cimetière, et ce sont aussi les gamins derrière, est-ce qu’ils ne vont pas eux aussi connaître des problèmes ? Ça me paraît important. En tout cas, c’est mon combat, c’est pour ça que je m’investis [ …].
– Un autre intervenant (vétéran Polynésie) : Moi, je voudrais simplement rebondir sur ce qui vient d’être dit à propos du rajout du mot victime sur le logo. Je pense, en tant qu’ancien militaire de carrière, que le mot victime ne fera pas rallier les militaires de carrière. J’en suis convaincu. Victimes, nous le sommes c’est sûr, mais je pense que le mot est trop fort pour rallier des militaires de carrière [64] … »

63Si, pour certains vétérans, le terme de victime est jugé « trop fort », c’est qu’en réalité il est aussi trop faible : car si la plupart d’entre eux se disent victimes des retombées liées aux essais nucléaires, ils s’estiment tout autant victimes de la non-reconnaissance par l’État du sacrifice qu’ils ont consenti pour que la France se dote d’une arme nucléaire lui assurant la paix et la sécurité. D’une certaine façon, on peut dire que « l’agent causal » qui est à l’origine de leur situation et de leur mobilisation n’est plus tant l’Armée d’hier que celle d’aujourd’hui. Il n’est guère étonnant, à cet égard, de constater que les références au film Indigènes de Rachid Bouchareb sont très fréquentes parmi les vétérans. Ainsi, certains accompagnent leur critique féroce de l’Armée du rappel de la fierté qui est la leur d’avoir contribué à l’acquisition de la force de frappe, comme cet ancien marin en Polynésie qui, interrogé lors d’une conférence de presse sur la possibilité que l’État formule des excuses en direction des vétérans des essais nucléaires, répond sans hésiter : « On n’attend aucune excuse, seulement une reconnaissance. Au contraire, moi, je suis encore fier d’avoir participé à la production de l’arme nucléaire [65]. » C’est cette fierté qui trouve à s’exprimer avec l’annonce puis le vote d’une loi d’indemnisation et la normalisation de la cause qu’elle entraîne. De ce point de vue, l’organisation de la dernière assemblée générale qui s’est tenue à Aix-les-Bains en octobre 2009 porte la marque de ce changement : pour la première fois, celle-ci était en effet précédée d’une cérémonie au monument aux morts, avec dépôt de gerbes en l’honneur des « vétérans des essais nucléaires morts pour la France » et en présence des représentants d’associations locales d’anciens combattants, de leurs porte-drapeaux, et des élus de la région. Cette cérémonie donna l’occasion à l’un des dirigeants de l’AVEN d’en remercier tous les participants, « en mémoire de ceux qui n’ont pas eu l’honneur de tomber les armes à la main » [66]. À cette cérémonie, les représentants des travailleurs polynésiens n’étaient pas conviés …

Conclusion

64Le cas de la mobilisation des vétérans des essais nucléaires est un bon exemple de la dynamique qui caractérise bon nombre de controverses dans le domaine de la santé environnementale ou de la santé au travail. Dans ces controverses, comme j’ai essayé de le montrer dans cet article, la défense d’une cause impose d’en passer par une politique des causes, c’est-à-dire par l’établissement de chaînes de causalité qui permettent des mises en accusation et qui ouvre sur la possibilité d’une réparation. Dans ces domaines, la dimension « étiologique » du travail protestataire est donc centrale, ce qui explique que les mobilisations y prennent souvent la forme d’enquêtes collectives orientées vers un travail de la preuve, enquêtes qui ne sont pas si éloignées d’autres formes d’investigation comme les enquêtes épidémiologiques ou les enquêtes policières. Ainsi, on l’a vu, deux processus sont au cœur de cette politique des causes : d’une part, un processus de victimisation qui consiste, à partir d’un « suspect » – ici, les essais nucléaires – à rendre visible et à lui associer des victimes ; d’autre part, un processus de mise en causes qui consiste, à partir de ces victimes, à identifier plus précisément les entités qui sont à l’origine de leur situation – ici la contamination radioactive, l’exposition aux radiations, le colonialisme, l’Armée d’hier, celle d’aujourd’hui, etc. Si la défense d’une cause politique peut être à l’origine de l’identification d’un suspect et conduire à mettre en place une politique des causes ayant pour but de le confondre, l’inverse n’en est pas moins vrai : la politique des causes, selon les entités qui composent la chaîne de causalité et les connexions qu’elle cherche à établir, conduit à privilégier une étiologie particulière, qui peut avoir pour conséquence de définir ou de redéfinir une cause politique, de l’amplifier ou de la réduire. Ainsi, dans le cas des essais nucléaires, une cause politique – le pacifisme antinucléaire – est à l’origine de la mise en œuvre d’une politique des causes qui parvient à constituer un groupe de victimes. Les mises en causes qui s’opèrent à partir de ces victimes confortent pour une part une étiologie politique mais, dans le même temps, elles mettent à l’épreuve certains liens qui en étaient au fondement : au fur et à mesure que les victimes définissent et redéfinissent leur identité, les entités causales qu’elles mettent en avant sont également transformées : du « nucléaire » en général on passe à la seule exposition liée aux essais, de l’intention à l’accident, de la désinformation à la méconnaissance, du fait colonial au devoir accompli, etc.

65Porter attention à ce type de dynamique devrait permettre de sortir du débat un peu stérile au sujet de la dépolitisation qu’induiraient obligatoirement la victimisation et les mobilisations de victimes [67]. Tout d’abord, comme on l’a vu, il est nécessaire, ici comme ailleurs, d’établir une différence entre politisation, entendue comme inscription dans un registre partisan, et « mise en politique », entendue comme accès à l’espace politique. Ensuite, le succès ou l’échec de cette mise en politique, selon les cas, semblent moins liés à l’adoption d’une posture victimaire qu’à l’étiologie qui l’accompagne, c’est-à-dire à la question de savoir de quoi, au juste, sont victimes ceux qui revendiquent ce statut. De la réponse à cette question dépendent la définition de la cause et la portée critique de ce type de mobilisations.

Notes

  • [1]
    Barry (A.), « Demonstrations: Sites and Sights of Direct Action », Economy & Society, 28 (1), 1999 ; Rabeharisoa (V.), « From Representation to Mediation : The Shaping of Collective Mobilization on Muscular Dystrophy in France », Social Science & Medicine, 62 (3), 2006.
  • [2]
    Kroll-Smith (S.), Floyd (H. H.), Bodies in Protest: Environmental Illness and the Struggle over Medical Knowledge, New York, New York University Press, 1997.
  • [3]
    Loriol (M.), « Faire exister une maladie controversée : les associations de malades du syndrome de fatigue chronique et Internet », Sciences sociales et santé, 21 (4), 2003 ; Dumit (J.), « Illnesses you Have to Fight to Get: Facts as Forces in Uncertain, Emergent Illnesses », Social Science & Medicine, 62 (3), 2006.
  • [4]
    Zavestoski (S.), Brown (P.), Linder (M.), McCormick (S.), Mayer (B.), « Science, Policy, Activism, and War: Defining the Health of Gulf War Veterans », Science, Technology, & Human Values, 27 (2), 2002 ; Kilshaw (S. M.), « Friendly Fire: The Construction of Gulf War Syndrome Narratives », Anthropology & Medicine, 11 (2), 2004 ; Shriver (T. E.), Waskul (D. D.), « Managing the Uncertainties of Gulf War Illness: The Challenges of Living with Contested Illness », Symbolic Interaction, 29 (4), 2006.
  • [5]
    Voir l’article classique de Brown (P.), « Popular Epidemiology and Toxic Waste Contamination: Lay and Professional Ways of Knowing », Journal of Health and Social Behavior, 33 (3), 1992. Pour une utilisation récente de cette notion dans l’analyse de controverses en santé environnementale en France, cf. Calvez (M.), « Les signalements profanes de clusters de cancers : épidémiologie populaire et expertise en santé environnementale », Sciences sociales et santé, 27 (2), 2009.
  • [6]
    Voir par exemple Zempléni (A.), « La “maladie” et ses “causes” », L’ethnographie, 96-97, 1985, ainsi que les travaux de Sylvie Fainzang, Pour une anthropologie de la maladie en France. Un regard africaniste, Paris, Éd. de l’EHESS, 1989.
  • [7]
    Benford (R. D.), Snow (D. A.), « Ideology, Frame Resonance, and Participant Mobilization », International Social Movements Research, 1, 1988 ; Benford (R. D.), Snow (D. A.), « Framing Processes and Social Movements: An Overview and Assessment », Annual Review of Sociology, 26, 2000.
  • [8]
    Voir cependant Capek (S.), « Reframing Endometriosis: From “Career Woman’s Disease” to Environment/ Body Connections », in Kroll-Smith (S.), Brown (P.), Gunter (V.), eds, Illness and the Environment: A Reader in contested Medicine, New York, New York University Press, 2000 ; Shriver (T. E.), White (D. A.), Kebede (A.), « Power, Politics, and the Framing of Environmental Illness », Sociological Inquiry, 68 (4), 1998.
  • [9]
    On pense ici bien sûr à l’ouvrage de Gusfield (J.), The culture of Public Problems: Drinking-Driving and the Symbolic Order, Chicago, University of Chicago Press, 1981 (trad. fr. : La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Paris, Economica, 2009), ainsi qu’au travail de Stone (D.), « Causal Stories and the Formation of Policy Agendas », Political Science Quarterly, 104 (2), 1989.
  • [10]
    Calhoun (C.), Hiller (H.), « Coping with Insidious Injuries: The Case of Johns-Manville Corporation and Asbestos Exposure », Social Problems, 35 (2), 1988.
  • [11]
    Entre 1960 et 1996, la France a réalisé au total deux cent dix essais nucléaires, dont cinquante furent des essais aériens.
  • [12]
    Cf. Boudia (S.), « Naissance, extinction et rebonds d’une controverse scientifique. Les dangers de la radioactivité pendant la guerre froide », Mil neuf cent, 25, 2007 ; « Les problèmes de santé publique de longue durée. Les effets des faibles doses de radioactivité », in Gilbert (C.), Henry (E.), dir., comment se construisent les problèmes de santé publique, Paris, La Découverte, 2009.
  • [13]
    « Les oubliés de l’atome », Le Monde, 24 octobre 2003.
  • [14]
    Ozonoff (D.), Boden (L. I.), « Truth and Consequences: Health Agency Responses to Environmental Health Problems », Science, Technology & Human Values, 12 (3-4), 1987.
  • [15]
    Le terme doit être simplement entendu ici comme l’action qui consiste à transformer quelqu’un en victime, et non comme un jugement sur le caractère abusif ou exagéré de cette transformation.
  • [16]
    « Les morts sans importance de la bombe atomique française », Le canard enchaîné, 11 janvier 1995.
  • [17]
    Chanton (C.), Les vétérans des essais nucléaires français au Sahara 1960-1966, Paris, L’Harmattan, 2006.
  • [18]
    Danielsson (B.), Danielsson (M.-T.), Moruroa, notre bombe coloniale, Paris, L’Harmattan, 1993.
  • [19]
    De Vries (P.), Seur (H.), Moruroa et nous. Expériences des Polynésiens au cours des 30 années d’essais nucléaires dans le Pacifique Sud, Lyon, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 1997.
  • [20]
    Entretien avec un membre fondateur du CDRPC, 14 mars 2007.
  • [21]
    Essais nucléaires français en Polynésie : exigence de vérité et propositions pour l’avenir. Actes du colloque du 20 février 1999, Lyon, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 1999.
  • [22]
    Cf. notamment Barrillot (B.), Les essais nucléaires français 1960-1996. conséquences sur l’environnement et la santé, Lyon, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 1996, et, du même auteur, L’héritage de la bombe : Sahara, Polynésie (1966-2002). Les faits, les personnels, les populations, Lyon, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 2002.
  • [23]
    Entretien avec Bruno Barrillot, 10 avril 2009.
  • [24]
    C’est ce qu’indique clairement l’un des membres du réseau au cours d’une discussion électronique : « I think that the Balkan syndrom developements show a crucial thing: it is through the organisations/unions of military personnel that this problem became news. If there had not been any organisation, it is unlikely that the problem would have become known. It could be an additional encouragement for the former test site workers and French veterans to organize themselves » (extrait d’e-mail, 10 janvier 2001, Archives du CDRPC).
  • [25]
    « Appel aux anciens des essais nucléaires français et à leur famille », Communiqué de presse du Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 24 mars 2001.
  • [26]
    Ce qui signifie « Moruroa et nous » en reo maohi.
  • [27]
    Cf. Les essais nucléaires et la santé. Actes de la conférence du 19 janvier 2002 au Sénat, Lyon, Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits, 2002.
  • [28]
    Entretien avec l’un des membres fondateurs du CDRPC, 14 mars 2007.
  • [29]
    Dans leur article de référence sur la transformation des litiges, Felstiner, Abel et Sarat écrivent que la première étape pour transformer un litige personnel consiste à « se dire à soi-même qu’une expérience particulière a été dommageable » (« saying to oneself that a particular experience has been injurious »). C’est cette première transformation qu’ils appellent « naming ». Cf. Felstiner (W. L.), Abel (R. L.), Sarat (A.), « The Emergence and Transformation of Disputes: Naming, Blaming, Claiming … », Law & Society Review, 15 (3-4), 1981. Or les traducteurs français de ce texte, publié dans Politix en 1991, ont eu l’heureuse idée de traduire « naming » par « réaliser », qui, par sa polysémie, ouvre des pistes plus riches pour l’analyse. Cf. Felstiner (W. L.), Abel (R. L.), Sarat (A.), « L’émergence et la transformation des litiges : réaliser, reprocher, réclamer… », Politix, 4 (16), 1991.
  • [30]
    Entretien avec un ancien appelé de Reggane (1960), 30 septembre 2006.
  • [31]
    Entretien avec un ancien appelé de In Amguel (1962), 7 février 2007.
  • [32]
    Entretien avec un ancien appelé de Reggane (1960-1961), 29 septembre 2006.
  • [33]
    Hacking (I.), L’âme réécrite. Étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.
  • [34]
    Voir par exemple Barrillot (B.), Les irradiés de la République. Les victimes des essais nucléaires français prennent la parole, Paris, Complexe, 2003.
  • [35]
    « Les irradiés pour la France », France culture, 6 août 2005.
  • [36]
    Les « Cobayes de la République » est d’ailleurs le nom d’un forum de discussion ouvert par les vétérans : http://www.lescobayesdelarepublique.org/.
  • [37]
    Témoignage de Michel Dessoubrais dans l’émission « Les irradiés pour la France », France culture, 6 août 2005 (souligné par nous).
  • [38]
    Goffman (E.), La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1 : La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973.
  • [39]
    Sur les enjeux et les formes que peut prendre la production de ces « contre-histoires » dans les mobilisations de victimes, cf. Lefranc (S.), Mathieu (L.), Siméant (J.), « Les victimes écrivent leur Histoire. Introduction », Raisons politiques, 30, 2008.
  • [40]
    Sur les liens entre des modèles d’explication de la maladie (ou de mise en cause) et les processus de mise en accusation qu’ils génèrent, cf. Fainzang (S.), Pour une anthropologie de la maladie en France, op. cit., en particulier p. 69 et s.
  • [41]
    Bataille (C.), Revol (H.), Les incidences environnementales et sanitaires des essais nucléaires effectués par la France entre 1960 et 1996 et éléments de comparaison avec les essais des autres puissances nucléaires, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Assemblée nationale n° 3571, Sénat n° 207, 2002, p. 215.
  • [42]
    « Conséquences des essais nucléaires. Zéro pointé au rapport de l’Office parlementaire ! », communiqué de l’AVEN, de Moruroa e tatou et de l’Observatoire des armes nucléaires (CDRPC), 28 janvier 2002.
  • [43]
    Hamdy (S. F.), « When the State and Your Kidneys Fail: Political Etiologies in an Egyptian Dialysis Ward », American Ethnologist, 35 (4), 2008.
  • [44]
    On ne peut malheureusement pas développer, dans le cadre de cet article, la dimension juridique qui est évidemment centrale dans cette controverse, tant en ce qui concerne l’établissement de la causalité que la définition de la cause politique.
  • [45]
    Association de scientifiques créée dans les années 1970 en réaction au développement du programme nucléaire (civil) français.
  • [46]
    Notes personnelles, Assemblée générale de l’AVEN, Montauban, 1er octobre 2006.
  • [47]
    Notes personnelles, Assemblée générale de l’AVEN, Paris, 27 octobre 2007.
  • [48]
    Entretien vétéran du Sahara (1962-1963), 5 novembre 2008.
  • [49]
    Notes personnelles, Assemblée générale de l’AVEN, Montauban, 1er octobre 2006.
  • [50]
    Notes personnelles, Débat suite à la projection du film Vent de Sable, Centre culturel algérien, Paris, 6 février 2009.
  • [51]
    Notes personnelles, Assemblée générale de l’AVEN, Paris, 27 octobre 2007.
  • [52]
    Le siège de l’AVEN n’est autre que le bureau du CDRPC à Lyon. C’est là qu’ont également lieu les réunions du conseil d’administration de l’association.
  • [53]
    Source : site de l’ANVVEN (nous soulignons).
  • [54]
    Ce qui correspond précisément à l’un des quatre types d’histoires causales mis en avant par Stone (D.), « Causal Stories … », art. cité.
  • [55]
    Source : site de l’association, aujourd’hui dissoute.
  • [56]
    Ce dernier poursuit inlassablement son travail d’enquête au sujet des essais nucléaires en Polynésie en bénéficiant de l’arrivée au pouvoir de l’indépendantiste Oscar Temaru au milieu des années 2000 et de la commission mise sur pied sur le sujet par l’Assemblée de Polynésie dont il devient conseiller technique.
  • [57]
    Réponse de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, à une question posée par la sénatrice communiste Helène Luc, Journal Officiel des débats du Sénat, 11 octobre 2006, p. 6422.
  • [58]
    Journal officiel des débats, 26 juin 2009, p. 5661.
  • [59]
    Intervention de Georges Colombier, ibid., p. 5666.
  • [60]
    À l’instar des harkis, Cf. Barcellini (S.), « L’État républicain, acteur de mémoire : des morts pour la France aux morts à cause de la France », in Pascal Blanchard (P.), Veyrat-Masson (I.), dir., Les guerres de mémoire. La France et son histoire, Paris, La Découverte, 2010 [2008]. On assiste, avec cette figure du « mi-héros, mivictime » à un hybride de deux des régimes mémoriels identifiés par Michel (J.), Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010.
  • [61]
    Entretien, 5 mars 2007.
  • [62]
    Notes personnelles lors de la projection du film Vive la Bombe au Sénat, 20 février 2007.
  • [63]
    Ibid.
  • [64]
    Notes personnelles, Assemblée générale de l’AVEN, Paris, 27 octobre 2007.
  • [65]
    Notes personnelles, conférence de presse de l’AVEN du 27 novembre 2008, suite à la discussion à l’Assemblée nationale d’une proposition de loi d’indemnisation déposée par Christiane Taubira.
  • [66]
    Notes personnelles lors de l’assemblée générale de l’AVEN, Aix-les-Bains, 17 octobre 2009.
  • [67]
    Hypothèse que permettent d’ailleurs de nuancer certains travaux récents. Cf. Lefranc (S.), Mathieu (L.), Siméant (J.), « Les victimes écrivent leur Histoire. Introduction », art. cité ; Pommerolle (M.-E.), « Les mobilisations de victimes de violences coloniales : investigations historiques et judiciaires et débats politiques postcoloniaux au Kenya », Raisons politiques, 30, 2008 ; ainsi que les travaux de Latté (S.), Les « victimes ». La formation d’une catégorie sociale improbable et ses usages dans l’action collective, Thèse pour le doctorat d’études politiques, EHESS, 2008.
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