Notes
-
[1]
Picard (E.), « Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique », in Mermier (F.), Picard (E.), dir., Liban, une guerre de 33 jours, Paris, La Découverte, 2007, p. 85.
-
[2]
Nous nous référons ici à la définition de Ahmad Beydoun : les communautés politiques, « loin de devoir leur capacité mobilisatrice à la communauté de religion, constituent en réalité des cadres de solidarité multi-fonctionnelle touchant les divers aspects de l’existence individuelle ou collective et exerçant, en dépit de contradictions intestines très réelles, un pouvoir d’entraînement indéniable sur les différentes catégories et groupes qui constituent chaque communauté » (Baydoun (A.), Identité confessionnelle et temps social chez les historiens libanais contemporains, Beyrouth, Publication de l’université libanaise, Section des études philosophiques et sociales, 1984, p. 575).
-
[3]
Sur Sadr, on se reportera à Ajami (F.), The Vanished Imam. Musa al-Sadr and the Shia in Lebanon, Londres, IB Tauris, 1986.
-
[4]
Sur l’histoire du Hezbollah, cf. Harik (J. P.), The Changing Face of Terrorism, Londres, IB Tauris, 2004 ; et Norton (A. R.), Hezbollah. A Short History, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2007.
-
[5]
Cf. notamment Alagha (J.), The Shifts in Hizbollah’s Ideology, Amsterdam, University Press-ISIM, 2006 ; Deeb (L.), An Enchanted Modern. Gender and Public Piety in Shi’I Lebanon, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2006 ; Mervin (S.), dir., Le Hezbollah, état des lieux, Paris, Actes Sud, 2008.
-
[6]
L’usage des médias par la révolution iranienne et la relative liberté de la presse dont jouissait le Liban des années 1980, expliquent sans nul doute cette singularité. Cf. Lamloum (O.), « Le Hezbollah au miroir de ses médias », in Mervin (S.), dir., Le Hezbollah, état des lieux, op. cit.
-
[7]
Respectivement : le dixième jour du mois de muharram, qui correspond à la commémoration du martyre de l’imam Husayn, petit fils du prophète Muhammad, en 680 ; et la fête célébrant les paroles prononcées par ce dernier en mars 632, désignant, selon certaines sources, Ali comme son successeur à la tête de la communauté des croyants.
-
[8]
Ilyyâs (S.), Mawsû’ât al-muqâwama al-lubnâniyya. Hizb allah,al Mu’assassât al-istim’â’iyya, Beyrouth, al-Markaz al-thaqâfi al-lubnâni, vol. 12, 2006.
-
[9]
Inspiré de la sourate Houd : « Ce qui demeure auprès de Dieu est meilleur pour vous, si vous êtes croyants », (XI, 86).
-
[10]
Neveu (E.), Une société de communication ?, Paris, Montchrestien, 2006.
-
[11]
Pour cet aspect, on se reportera à Traboulsi (F.), A History of Modern Lebanon, Londres, Pluto Press, 2007.
-
[12]
H. Nasrallah ajoute que le nouveau parti est le résultat de la fusion, catalysée par l’invasion israélienne du Liban, de trois noyaux principaux : Amal al-Islamiyya (scission en 1982 de l’organisation chiite Amal), la section libanaise du parti irakien al-Da’wa (La Prédication), et des clercs appartenant au Rassemblement des Ulémas musulmans (créé en 1978 dans la Bekaa). Interview avec Hassan Nasrallah, National Production Company, 2000.
-
[13]
Fadlallah (H.), Al-khiyâr al-akhar, Beyrouth, Dâr Al-Hâdî, 1994.
-
[14]
École religieuse où se forment les clercs chiites.
-
[15]
En 1989, la radio employait déjà 100 personnes et diffusait sur AM (ondes moyennes) pour atteindre le nord d’Israël. Elle disparu au milieu des années 1990, cédant pleinement l’espace à sa consœur beyrouthine, Al-Nûr, affiliée directement au Hezbollah, qui lui emboîta le pas tout en bénéficiant de son savoir faire.
-
[16]
Al-Muntalaq, 16, septembre 1981.
-
[17]
Harb (M.), « La Dâhiya de Beyrouth : parcours d’une stigmatisation urbaine, consolidation d’un territoire politique », Genèses, 51, 2003, p. 78.
-
[18]
Charâra (W.), Dawlat hizb allâh, lubnân mujtam’an islâmiyyan [L’État du Hezbollah, le Liban, société islamique], Beyrouth, Dâr An-Nahar, 2006.
-
[19]
Section du parti irakien qui porte le même nom, et qui constitue la matrice historique du chiisme politique dans la région du Golfe et au Liban. Sur ce parti, cf. Jabar (F.A), The Shi’ite Movement in Iraq, Londres, Saqi Books, 2003.
-
[20]
Sur le rôle de M. H. Fadlallah, cf. Sankari (J.), Fadlallah. The Making of a Radical Shi’ite Leader, Beyrouth, Saqi Books, 2005.
-
[21]
Al-Muntalaq, 9, mars 1980.
-
[22]
Al-Muntalaq, 29, juillet 1985.
-
[23]
Cité dans Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2002, p. 92.
-
[24]
Abu Khalil (A.), « Ideology and Pratice of Hezbollah in Lebanon: Islamization of Leninist Organisational Principles », Middle Eastern Studies, 27 (3), 1991.
-
[25]
Qâsim (N.), Hizbuallâh, al-manhaj, al-tajriba, al-mustaqbal [Hezbollah, le programme, l’expérience, l’avenir] Beyrouth, Dâr Al-Hâdi, 2004, p. 25.
-
[26]
Nous nous référons aux travaux du sociologue S. Nasr, dont l’étude sur les références du mouvement Amal avant 1975 révèle les fortes convergences avec les débuts de Hezbollah (Nasr (S.), « La transition des chiites vers Beyrouth : mutations sociales et mobilisation communautaire à la veille de 1975 », in Mouvements communautaires et espaces urbains au Machrek, Beyrouth, Cermoc 1985).
-
[27]
Il s’agit du martyre de l’imam Husayn en 680 à Karbala, célébré par tous les chiites le dixième jour de muharram. Sur ce point, cf. Mervin (S.), « Les larmes et le sang des chiites : corps et pratiques rituelles lors des célébrations de ‘ashûra (Liban, Syrie) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 113-114, 2006.
-
[28]
Albert (J.-P.), « Du martyr à la star. Les métamorphoses des héros nationaux », in Centlivres (P.), Fabre (D.), Zonabend (F.), dir., La fabrique des héros, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1998, p. 21.
-
[29]
Sur les rivalités et les divergences entre le Hezbollah et Amal au début des années 1980, cf. Norton (A. R.), « Changing Actors and Leadership Among the Shiites of Lebanon », Annals of the American Academy of Political and Social Science, 482, 1985.
-
[30]
Le numéro 10 de l’hebdomadaire fait 16 pages et publie un dossier spécial sur Sadr à l’occasion du sixième anniversaire de sa disparition.
-
[31]
« L’arme est la parure des hommes ».
-
[32]
Al-’Ahd, 54, 5 juillet 1985.
-
[33]
Sankari (J.), Fadlallah…, op. cit., p. 190.
-
[34]
À partir de la cinquième année, il jouit même d’une rubrique fixe : « Le discours de la semaine » (hadîth al-usbû’).
-
[35]
Balandier (G.), Le pouvoir sur scènes, Paris, Fayard, 2006, p. 36.
-
[36]
Albert (J.-P.), « Du martyr à la star… », art. cité, p. 22.
-
[37]
Chrara (W.), Transformations d’une manifestation religieuse dans un village du Liban Sud, Beyrouth, Université libanaise, Institut des sciences sociales, 1968.
-
[38]
Balandier (G.), Le pouvoir sur scènes, op. cit., p. 36.
-
[39]
Al-’Ahd contenait les premières années une rubrique spécifique : « Lexique de la révolution ». Par ailleurs, les premiers communiqués de Hezbollah publiés dans al-’Ahd commençaient systématiquement par un appel aux déshérités.
-
[40]
Al-’Ahd, 87, 20 février 1986, p. 16.
-
[41]
Élaboré par l’ayatollah Khomeini, ce dogme institue une théorie du pouvoir qui attribue au Guide une autorité doctrinale et un pouvoir politique. Sur cette notion, cf. Mervin (S.), « La guidance du théologien-juriste (wilâyat al-faqîh) : de la théorie à la pratique », in Mervin (S.), dir., Le Hezbollah, état des lieux, Paris, Actes Sud, 2008.
-
[42]
Organisées pendant les dix jours du mois de muharram dans des espaces publics ou privés, et au cours desquelles sont déclamés les récits de la bataille de Kerbela et du meurtre de Hussein.
-
[43]
Notamment les commémorations de la journée internationale de Jérusalem et du martyre de Raghib Harb, l’un des leaders de la résistance au Sud Liban, assassiné par les forces israéliennes en février 1984.
-
[44]
Sur le conflit armée entre Amal et le Hezbollah entre 1987 et 1990, cf. Goodarzi (J. M.), Syria and Iran : Diplomatic Alliance and Power Politics in the Middle East, Londres, IB Tauris, 2006.
-
[45]
Georges Corm estime à 2000 les victimes civiles de ce conflit (Corm (G.), Le Liban contemporain, histoire et société, Paris, La Découverte, 2003, p. 219).
-
[46]
Harb (M.), « La Dâhiya de Beyrouth… », art. cité.
-
[47]
Al-’Ahd (283, 24 octobre 1989) la présente comme un outil pour combattre « les prédicateurs de la discorde et les ennemis de l’humanité et de l’islam ».
-
[48]
Sur cette notion, cf. Beyhum (N.), Espaces éclatés, espaces dominés. Étude de la recomposition des espaces publics centraux de Beyrouth de 1975 à 1990, thèse de doctorat en sociologie, université Lyon 2, 1991.
-
[49]
Cet espace qui comprenait les principales structures dirigeantes publiques du parti sera complètement détruit par l’aviation israélienne lors de la guerre de 33 jours en 2006.
-
[50]
Balandier (G.), Le pouvoir sur scènes, op. cit., p. 133.
-
[51]
Entretien avec Ghassan Ben Jeddou, chef du bureau de la chaîne qatarie al-Jazîra, qui collabora à al-Mânar durant les premiers mois de son lancement (novembre 2007, Beyrouth).
-
[52]
Le parti revendique quatre opérations martyres entre 1988 et 1989.
-
[53]
Ilyyâs (S.), Mawsû’ât al-muqâwama al-lubnâniyya, op. cit., p. 79.
-
[54]
Le titre qui apparaît à la une du journal dans son numéro 392 (10 décembre 1992) est ici révélateur : « La République islamique et son rôle dans la sécurité régionale ».
-
[55]
Al-’Ahd, 495, 10 janvier 1993.
-
[56]
À la même époque, il y a eu l’expérience locale de la télévision al-Fajr à Baalbek, dont le Hezbollah n’a jamais revendiqué l’affiliation.
-
[57]
Interview avec Hassan Fadlallah, directeur de l’information à la chaîne as-Safir (Beyrouth, 24 décembre 2004).
-
[58]
Tous ces enregistrements se vendent aujourd’hui dans la banlieue sud sur un support CD.
-
[59]
Hamoud (S.), Isrâ’îl wa hizb allah. Al harb al-nafsiyya [Israël et le Hezbollah. La guerre psychologique], Beyrouth, Dâr wa Maktabat al-Hilâl, 2007.
-
[60]
Favier (A.), dir., Municipalités et pouvoirs locaux au Liban, Beyrouth, Les Cahiers du Cermoc, 24, 2001.
-
[61]
Charara (W.), Dumont (F.), Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, Paris, Fayard, 2004.
-
[62]
Sur les enjeux du sport au Liban, cf. Mory (F.), « Le sport, miroir de l’engagement politique », Monde arabe Maghreb Machrek, 169, 2000.
-
[63]
Les Chiites obtinrent ainsi deux télévisions : NBN (affiliée à Amal) et al-Manâr (affiliée au Hezbollah).
-
[64]
Sur le développement de l’expertise dans l’action publique du Hezbollah, cf. Harb (M.), Action publique et système pluricommunautaire : les mouvements politiques chiites dans le Liban de l’après-guerre, thèse de doctorat en science politique, Institut d’études politiques, Aix-en-Provence, 2005.
-
[65]
Pour reprendre la conclusion de Bizri (D.), « Islamistes, parlementaires et Libanais. Les interventions à l’Assemblée des élus de la Jama’a et du Hizb Allah (1992-1996) », Cermoc, Document n° 3, 1999.
- [66]
-
[67]
Lors du congrès de 1995, le Hezbollah procède à une modification de son règlement intérieur, permettant à H. Nasrallah de briguer un troisième mandat à l’issue de la fin de son deuxième mandat qui devait être son dernier.
-
[68]
Bailey (F.G.), Les règles du jeu politique, Paris, Presses universitaires de France, 1971.
-
[69]
Ainsi l’étude attribue les taux d’écoute suivant à : Al-Nûr (37 %) ; Radio Orient (39,9 %), Voix de demain (64,3 %). En revanche, Al-Nûr occupe la première place du classement des radios écoutées (20,9 %), vient ensuite Voix de Demain (18,3 %), Voix du Liban (10,2 %) et Radio Orient (9,7 %).
-
[70]
La répartition confessionnelle de l’audience est respectivement : 27 % de chiites, 4,7 % de sunnites, 2,6 % de maronites, 3,9 % de catholiques.
-
[71]
Nous faisons, bien entendu référence au grand classique de Salibi (K.), Une maison aux nombreuses demeures. L’identité libanaise dans le creuset de l’histoire, Paris, Naufal, 1989.
-
[72]
Pour reprendre une des pistes suggérées par Offerlé (M.) « Retour sur les répertoires de l’action collective (XVIIe-XXIe siècle) », Politix, 81, 2008.
1 Obscur groupuscule armé à son apparition en 1982, le Hezbollah est devenu au sortir de la guerre civile (1975-1990) un acteur important, tout à la fois confessionnel, national et transnational. Il incarne, d’un côté, un nouveau rapport de force communautaire au Liban offrant à la communauté chiite, jadis marginalisée et dépecée par la guerre et les exodes successifs, les moyens d’une visibilité sociale et politique, dont elle fut privée par l’État central depuis sa création. De l’autre, il s’érige en « résistance armée » contre Israël aux dépens d’une mobilisation panarabe sunnite dirigée naguère par l’OLP? [1].
2 Cette trajectoire singulière dans l’espace libanais et arabe s’explique fondamentalement par l’histoire de la formation de l’État libanais. Celui-ci s’est adossé à un partage intercommunautaire du pouvoir, qui a permis aux différentes confessions de se cristalliser l’une après l’autre en communauté politique, pour finir par la communauté chiite? [2]. Elle renvoie, ensuite, au temps politique très spécifique qui a présidé à la naissance du Hezbollah. La genèse de ce dernier s’inscrit dans le prolongement de la mobilisation de la communauté chiite initiée au début des années 1970 par l’Imam Moussa Sadr à travers son Mouvement des déshérités (Harakat al-mahrûmîn) et sa branche armée Amal? [3]. Mais, elle intervient surtout comme alternative à cette mobilisation, portée par la radicalisation d’une frange de la jeunesse chiite gagnée par les idées de la révolution iranienne dans un contexte de guerre civile et d’implosion de l’État, laquelle fut aggravée en 1982 par l’invasion israélienne du pays.
3 À ses débuts, l’action du Hezbollah visait à promouvoir une « contre légitimité » par rapport à l’ordre social et politique dominant. Cependant, dès 1992, le parti s’est engagé dans les élections parlementaires avant de prendre part au gouvernement en 2005. Entre temps, il est vrai, il avait accompli une série de réajustements politiques, sans pour autant renoncer à son action militaire. L’ascension du Hezbollah, revisitée ici à grandes lignes, garde une large part de mystère, tant celui-ci a élevé le secret en ressource politique? [4]. En saisir les ressorts constitue un véritable défi pour tout chercheur avide de comprendre ce fait partisan saisissant qui évolue aux frontières poreuses entre le politique et le militaire, le religieux et le communautaire, le leurre et la représentation, le national et le transnational. C’est donc ce mystère que nous voudrions contribuer à élucider en proposant une histoire sociale du Hezbollah, restituée à partir d’une nouvelle focale d’analyse : ses médias. Pareil prisme pourrait apporter un nouvel éclairage déjà amorcé par de récents travaux de terrains sur ce parti? [5].
4 Aborder un acteur à travers ses propres représentations médiatiques comporte sans doute un risque : avoir le regard piégé par l’image construite par et sur lui-même, et occulter, en conséquence, les dynamiques sociales que cette image renferme. Deux raisons légitiment pourtant cette démarche. La première est relative au poids de l’action médiatique dans l’agir politique et militaire du Hezbollah. Cette action a constitué en effet un des principaux leviers de la stratégie hégémonique de ce parti. Depuis la première apparition publique du Hezbollah en février 1985, son édifice médiatique n’a cessé de se développer. De toutes les formations islamistes, il est certainement celui qui s’est le plus investi dans la théâtralisation de son pouvoir? [6]. En 24 ans, il a déployé une multitude de ressources pour transmettre ses messages : formations musicales (dont al-Wilâya – la Guidance – et Wa’d – la Promesse) ; maisons d’édition (Lebanese Cultural Center, les Éditions al-Hâdi) ; maisons de production (Ressalat – Messages – ou Dâr al-Manâr) ; commémorations religieuses rituelles (Achoura, la journée d’al-Ghadîr? [7]) ; sites Internet ; expositions ; foires ; jeux vidéos ; gadgets, etc. La deuxième raison a trait au modèle d’organisation fortement centralisé, hiérarchisé et cloisonné des structures civiles et militaires du Hezbollah. Ainsi, l’évolution de ses outils médiatiques figure en filigrane la propre histoire du parti comme elle incarne la pluralité des modalités à travers lesquelles il s’est accommodé à son environnement politique et social.
5 Faire l’inventaire des outils de communication politique du Hezbollah n’est cependant pas aisé. Certains sont directement contrôlés par ses instances dirigeantes qui nomment leurs responsables. D’autres bénéficient d’une autonomie relative tout en s’inscrivant dans la défense de la politique du parti. Une des plus récentes encyclopédies produite par ses soins se contente d’en signaler quatre? [8]. L’hebdomadaire al-Intiqâd (La Critique), la radio Al-Nûr (La Lumière), la télévision hertzienne et satellitaire Al-Manâr (Le Phare) et la revue mensuelle Baqiyatu Allâh (Ce qui demeure auprès de Dieu? [9]) y sont présentés comme des institutions organiquement liées au Hezbollah. Ces quatre médias sont loin de résumer à eux seuls la complexité des chemins empruntés par la communication du parti. Néanmoins, contrôlés par son appareil, ils offrent l’opportunité de tenter une double approche à la fois cognitive et sociologique permettant de saisir sous un nouvel angle ce parti. À travers ces quatre médias du Hezbollah, appréhendés comme ses principales scènes de « présentation de soi », nous essayerons ici d’explorer les évolutions et les tensions structurant son système de représentation et son inscription territoriale. Notre hypothèse est, que si ces médias représentent pour le Hezbollah les principaux supports d’une « stratégie d’occupation d’un espace de représentation de la réalité »? [10], ils sont dans le même temps un lieu d’interaction avec la société politique, où se réajustent et se renégocient en permanence les identités plurielles du parti ainsi que ses répertoires d’action. Ils corroborent et exposent deux dimensions contradictoires simultanément à l’œuvre au sein du Hezbollah : son caractère communautaire, renforcé à partir de 1992 par sa participation au jeu politique conventionnel libanais, et son internationalisation, suscitée par son implication stratégique dans le conflit israélo-arabe.
Une généalogie confuse
6 Toute tentative de faire la généalogie de l’appareil médiatique du Hezbollah se heurte aux nombreuses zones d’ombre qui entourent sa genèse et ses années de clandestinité (1982-1985) dans un Liban déchiré par la violence milicienne et l’occupation israélienne. Comme ailleurs dans le reste de l’espace arabe, la naissance de cette formation islamiste intervient dans le contexte d’une double crise affectant tout à la fois l’État et le mouvement nationaliste, jusqu’alors fortement influencé par la gauche? [11]. Dès le début des années 1970, l’État s’avère dans l’incapacité totale d’imposer un mode de régulation institutionnalisé des conflits. Le mouvement nationaliste libanais, pour sa part, s’efface progressivement comme alternative politique, affecté notamment par la perte de ses principaux alliés : les combattants de l’OLP évacués de Beyrouth en 1982 au lendemain de l’invasion israélienne. C’est dans ces conditions que prend pied le Hezbollah, émergeant d’une scène islamiste chiite fractionnée mais en pleine recomposition sociale et politique. Animée par des tendances encore peu cristallisées, celle-ci est progressivement polarisée par deux débats : le premier portant sur le positionnement vis-à-vis de la République islamique d’Iran et son modèle de régime politique ; le second concentré sur les moyens d’action à adopter à l’égard de l’occupation israélienne du pays.
7 Hassan Nasrallah, son secrétaire général, soutient que l’idée de la fondation du Hezbollah remonte à l’année 1982? [12]. Elle prend corps avec la constitution d’un conseil de neuf membres, qui proclame sa volonté de mettre en place une organisation unifiée, se donnant l’islam comme référent, se revendiquant des principes du Wilâyat al-Faqîh (la Guidance du théologien-juriste), reconnaissant en Khomeini le Guide et défendant la nécessité de construire une résistance armée contre Israël. Toujours selon cette même version, de 1982 à 1985, le parti resta clandestin, ses dirigeants dans l’anonymat et ses actions confinées à la Bekaa (Nord) et à quelques villages du sud du pays.
8 Une des premières histoires autorisée du Hezbollah, publiée en 1994 par l’un de ses cadres? [13], soutient que le nom de « Hezbollah, la révolution islamique au Liban » (Hizbullah, al-thawra al-islâmiyya fi lubnân) fit son apparition pour la première fois en mai 1984. Or, si toutes les sources s’accordent à considérer l’existence de ce parti comme antérieure à 1985, rien ne permet d’établir avec précision la date de sa fondation, ni d’en restituer avec exactitude les formes organisationnelles et les actions politiques et militaires. Il faut en effet attendre le 16 février 1985 pour voir le parti organiser une première conférence de presse publique, dans la banlieue sud de Beyrouth. Le Hezbollah y présente son programme (« L’appel aux déshérités ») et s’adresse aux médias nationaux et internationaux par la voix de son premier porte-parole, Ibrâhîm al-Amîn. L’acte constitue le prélude à une nouvelle stratégie de visibilité.
9
Bien qu’il semble avoir été son premier organe central, al-’Ahd (Le Serment, lancé en juin 1984) n’a pas été la première expérience médiatique du parti, ou plus précisément de ce qu’il fut avant 1985. De 1982 à 1985, des collectifs épars intervenant pour certains sous l’appellation de « Comités de l’action islamique », influencés par la révolution iranienne, inégalement centralisés, variablement homogènes, entretenant des relations plus ou moins lâches avec des formations islamistes clandestines, se sont engagés dans des mobilisations diverses. Ils ont esquissé les contours d’un nouveau pôle politique à travers la cristallisation, la sélection et la socialisation des noyaux fondateurs de Hezbollah. Leur gestation s’est donnée à voir et à entendre à travers trois formes :
- Une forme orale dominante, livrée à partir des principaux lieux historiques de l’activité publique des premières années du Hezbollah. Il s’agit des mosquées de Bi’r al-’abd (al-Imâm al-Ridâ), de Ghoubeyri (al-Imâm al-Mahdi) et de la route de l’aéroport (al-Rasûl al-’A’zam), situées toutes dans la banlieue sud de Beyrouth, ainsi que de l’école religieuse hawza? [14] de Baalbek fondée en 1978 par ‘Abbâs Mûsawi (deuxième secrétaire général du parti, en 1991-1992). Les prêches et les formations religieuses qui s’y donnaient, étaient très politisés. Leur circulation a été de surcroît appuyée par le support de la cassette audio, qui a fait la preuve de son efficacité durant les années de la révolution iranienne. En juin 1982, une radio, La Voix de l’islam et des faibles (al-islâm-mustadh’âfîn), est lancée à Baalbek, hors de portée des troupes israéliennes. Considérée par certaines sources comme une émanation de la République islamique d’Iran, cette radio a été, sans conteste l’expérience médiatique la plus aboutie du chiisme politique de l’époque? [15] ;
- une forme iconographique qui est allée crescendo au point de devenir le signe distinctif du marquage des territoires du Hezbollah. Les premières effigies de Khomeini semblent avoir fait leur apparition remarquée en novembre 1981 à l’occasion d’une manifestation de Achoura organisée à la sortie de la prière du vendredi? [16] en banlieue sud. Les peintures murales dénonçant les États-Unis et Israël, ou glorifiant le sacrifice de Karbala, les banderoles annonçant la libération de Jérusalem et images des combattants martyrs? [17] se multiplieront à partir de 1983-1984 ;
- une forme écrite : un des premiers périodiques de sensibilité islamiste pro-iranienne cité par le sociologue Waddah Charara est le journal al-Mujâhid (Le Combattant). De parution irrégulière, composé de huit pages, il voit le jour en 1982? [18]. Centré sur la révolution iranienne, il rendait compte des activités des « comités de l’action islamique ». Sa publication s’est interrompue au lendemain de l’invasion israélienne. Il est aussitôt remplacé, en juillet 1982, par Ahl al-Thughûr (Gens des confins). Relativement plus régulier, ce dernier s’attache davantage à l’actualité libanaise, et appelle clairement à la résistance armée contre les troupes israéliennes.
10 Une autre expérience mérite que l’on s’y arrête. Il s’agit de la revue « culturelle estudiantine islamique », al-Muntalaq (Le Départ). Au vue de son contenu sur la période 1980-1985, celle-ci a joué sans nul doute un rôle majeur dans la gestation doctrinale du Hezbollah. Fondée en septembre 1977 par l’Union libanaise des étudiants islamiques (une organisation satellite du parti al-D’awa? [19]), ses premières livraisons irrégulières traitent de questions islamiques et leurs contributeurs sont majoritairement universitaires. Mais, à partir de son sixième numéro daté de juillet 1979, la revue annonce un nouveau départ, devient semestrielle, se politise et affiche ostensiblement son soutien à la révolution iranienne. L’éminent clerc et savant Muhammad Husayn Fadlallah? [20] apparaît alors comme son principal théoricien, jouant à tous les égards le rôle de l’intellectuel organique d’une mouvance islamiste chiite à la recherche d’un cadre organisationnel et théorique puisant ses références dans le modèle iranien. En janvier 1980, il y signe un article intitulé « La révolution islamique en Iran : réflexions de l’intérieur », dans lequel il interroge la référence au modèle iranien? [21], discute de « l’exportation de la révolution », et invite le « mouvement islamiste » à une réflexion sur la conceptualisation de ses modes d’action et de mobilisation. Suivent une série de treize articles, publiés entre 1980 et 1985, et au titre révélateur : « Réflexions sur le processus de l’action et de ses acteurs ». Parlant au nom et en direction de ce mouvement, Muhammad Husayn Fadlallah y tente de clarifier des questions programmatiques se rapportant au gouvernement de jurisconsulte, au rapport entre religion et politique, au sectarisme, au réalisme notamment dans les relations avec les régimes non islamistes. L’ensemble de ses réflexions inspirera fortement, plus tard, le Hezbollah. Mais la contribution majeure de M. H. Fadlallah est sans doute celle qu’il a publiée en juillet 1985, soit cinq mois seulement après l’apparition publique du Hezbollah, sous le titre « Qui dirige le processus de transformation : le parti de la Umma [communauté des croyants] ou la Umma du parti ? ». Il s’y interroge sur le type d’organisation à mettre en place, organisation « avant-gardiste » ou « parti de masse », pour employer le lexique léniniste, et tranche finalement le débat en faveur de la deuxième approche. Selon lui, le Hezbollah ne doit en aucun cas incarner à lui seul « tous les modèles de la transformation et les formes de l’action ». « Car, considère-t-il, si l’action politique s’inscrit dans la sphère de la Umma, il ne faut pas opérer une séparation entre l’acteur politique et la Umma? [22]. » Dès le début des années 1980, ce schéma fixera les modes de mobilisation et d’organisation que met en place le Hezbollah. Organisation très centralisée et hiérarchisée, celui-ci se montrera soucieux d’offrir aux différents publics, acquis ou convoité, une multitude de formes d’engagement et d’action, locales ou sectorielles, susceptibles de s’inscrire dans les temporalités du quotidien.
Al-’Ahd ou les identités fondatrices du Hezbollah
11 En sortant progressivement de la clandestinité, le Hezbollah connaît de nouvelles évolutions. L’action politique qu’il mène s’autonomise progressivement par rapport aux espaces religieux. Ainsi à partir de 1984, sa communication déborde significativement les hawzas et les mosquées. Le premier hebdomadaire du parti, al-’Ahd (Le Serment), voit le jour le 28 juin 1984. Régulier, en noir et blanc, composé de huit pages, contenant très peu de photos, ses moyens semblent limités, son comité de rédaction est anonyme et son éditeur (Institut de la culture et de l’information) est inconnu. Pourtant son contenu et ses rubriques ne sont pas laissés au hasard. Ils rappellent à tout point de vue les fonctions assenées par Lénine dans Que faire ? à l’Iskra, l’organe des bolcheviks : « Le journal n’est pas seulement un propagandiste collectif et un agitateur collectif, il est aussi un organisateur collectif. On peut à cet égard le comparer à l’échafaudage dressé autour d’un bâtiment en construction? [23]. » Le parallèle n’est pas fantaisiste, si l’on sait l’influence de la gauche marxisante libanaise et des modèles d’organisations léninistes sur certains fondateurs du Hezbollah? [24]. Al-’Ahd semble conçu comme un outil d’encadrement, de démarcation et de publicisation des répertoires d’action d’un nouvel acteur politique ascendant. Il fixe les contours de son identité ; il constitue jusqu’en 1988 son unique organe médiatique officiel et, à ce titre, son principal support de visibilité. Cette dernière s’adosse sur trois piliers : « L’islam, comme référent global pour une société meilleure, la résistance à l’occupation israélienne comme tâche prioritaire et la Guidance du théologien-juriste comme direction légitime? [25]. » Rubriques et contenus sont conçus en fonction de ces impératifs.
12 L’exploration du journal pendant la période 1984-1991 donne à voir la centralité du référent religieux dans la représentation de lui-même, que le Hezbollah cherche à promouvoir. Islam, chiisme et clercs sont mobilisés pour lui donner corps. L’islam est convoqué comme source de légitimation de l’action politique, motivée à la fois par « la foi en Dieu et la foi en l’homme musulman? [26] ». Le chiisme fait office de réservoir d’une symbolique religieuse, interpellant la mémoire collective chiite et codifiant la résistance militaire. L’histoire de la tragédie de Karbala? [27], ainsi que la martyrologie chiite fournissent ainsi une matrice de valeurs et une motivation sacrée ultime en faveur de l’engagement politique. La mémoire « révolutionnaire » de l’imam Husayn et son sacrifice sont réclamés comme pédagogie de la solidarité, un exemple « de dévouement à la collectivité? [28] ».
13 Enfin, al-’Ahd met en avant les figures de Musa Sadr et de Muhammad Husayn Fadlallah comme ses deux clercs libanais de référence. Bien que fondateur historique de l’organisation chiite rivale Amal (qui avait été accusée de trahison par le Hezbollah, pour avoir accepté de participer à un gouvernement formé sous l’occupation israélienne en 1982? [29]), Musa Sadr, disparu en Libye en 1978, est revendiqué à un double titre. Il incarne à la fois le « réveil des chiites », dont il a impulsé les premières formes de participation politique et la pureté originelle et religieuse de l’organisation dont est issue une bonne partie des cadres historiques du Hezbollah. Ses citations ornent la manchette de l’hebdomadaire dès son premier numéro. Sa disparition y est commémorée tous les ans? [30], sa fameuse déclaration en faveur de la lutte armée contre Israël? [31] est exhibée comme emblème. Quant au « grand guide, grand professeur et grand savant? [32] » Fadlallah, il apparaît, jusqu’aux débuts des années 1990, comme la figure centrale de l’hebdomadaire. Sans être jamais assimilé au Hezbollah, il remplit, à tous égards la fonction de « guide spirituel? [33] » et de caution religieuse à sa stratégie de résistance militaire. Ses prêches, ses interviews et ses interventions dans les meetings du parti sont systématiquement rapportés dans l’organe du Hezbollah? [34].
14 Al-’Ahd opère aussi comme un support de publicisation du deuxième pilier de l’identité de Hezbollah : la résistance armée contre Israël. Chahîd (martyr) et cheikh mujâhid (le clerc combattant) y sont les deux figues centrales de sa narration. Mort sur le front ou à la suite d’une opération suicide, le Chahîd s’institue progressivement à partir de 1985 comme l’incarnation du héros de la résistance. Il devient au fil de l’affirmation du Hezbollah son « autorité spectaculaire? [35] ». Al-’Ahd se charge de théâtraliser son mythe fondé sur un « imaginaire de l’ancestralité? [36] », en référence au martyr de Karbala – un schème récurrent, au demeurant, dans les mobilisations chiites contemporaines? [37]. Biographies, commémorations, photos et poésies lui sont dédiées. La rubrique « Biographie de martyrs, mémoire de la résistance » codifie et ritualise, au fur et à mesure des livraisons, « sa force dramatique ». « La surprise, l’action, le succès sont les trois lois du drame qui lui donne l’existence? [38]. » Quant au clerc combattant, il fait office du cadre idéal-type du parti. Il est l’agent principal de l’inscription de la résistance dans une grammaire islamique et chiite. Il est l’insigne d’un nouveau type d’engagement politique, révolutionnaire et désintéressé.
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Al-’Ahd donne à voir, enfin, les formes originelles que prend la relation de Hezbollah au pouvoir en Iran. Cette dernière présente d’emblée trois dimensions :
- politique : l’empreinte iranienne est très présente dans la théâtralité qui accompagne les débuts de son action militaire (défilés en uniformes noirs avec participation féminine, bandeaux noirs ornant le front des combattants, hymnes partisans militaires, etc.). Le lexique de la révolution, notamment le paradigme dual déshérités/oppresseurs (mustad’afûn/mustakbirûn)? [39], affiche sa filiation directe à la révolution iranienne. Des institutions mises en place par l’Iran dans le sillage de sa guerre contre l’Irak (La Fondation pour la reconstruction, la Fondation des martyrs, l’Unité de l’information de guerre…? [40]) sont publicisées par al-’Ahd et calquées par le Hezbollah. De fait, dès 1984-1985, le modèle du « parti de masse » est suivi. Le Hezbollah ne se contente pas de construire ses structures dirigeantes, mais s’active à mettre en place des organisations satellites sociales et culturelles censées organiser et fidéliser un public large et proposer des modes d’engagement souples ;
- idéologique : la Guidance du théologien-juriste est un des fondements référentiels du parti au même titre que l’islam. Le concept opère à la fois comme une démarcation doctrinale distinctive du parti, une caution religieuse de sa stratégie militaire et surtout une autorité de référence suprême, qui préserve son unité et opère les arbitrages ultimes? [41] ;
- stratégique : l’Iran est revendiqué comme force d’appui et allié indéfectible face à Israël. L’hebdomadaire, ainsi que les dirigeants du parti qui s’y expriment, mettent en avant le soutien apporté par la République islamique à la résistance.
16 Au fil de sa restitution des festivals et des commémorations, al-’Ahd dessine les contours de l’inscription territoriale du Hezbollah dans l’espace libanais des années 1984-1988. La région de Baalbek-Hermel apparaît comme le creuset historique de la gestation du parti, le lieu de son incubation. Profitant de la bienveillance du régime syrien, présent au Liban depuis 1976, et de l’éloignement des troupes israéliennes, le Hezbollah a investi cette région comme base arrière. Il y organise ainsi son premier défilé militaire, y tient ses réunions publiques centrales et ses activités de soutien à la résistance? [43]. Ses dirigeants historiques y interviennent ; et les plus en vue de la période en sont issus (Ibrâhîm al-Amîn son premier porte-parole ; Subhî al-Tufaylî et ‘Abbâs Mûsawi, ses deux premiers secrétaires généraux). Le Sud Liban se donne à voir en revanche comme un espace de projection des activités militaires, où les seules manifestations publiques sont surtout d’ordre culturel. La banlieue sud de Beyrouth, quant à elle, demeure un espace relativement secondaire. C’est donc en s’inscrivant dans ces trois espaces territoriaux marqués par une forte présence chiite, mais en les abordant à travers des représentations politiques et des répertoires d’action débordant le strict cadre communautaire, que le Hezbollah s’affiche.
Al-Nûr et Al-Manâr, miroirs de la communauté politique résistante
17 Les progrès du Hezbollah ont rapidement provoqué des frictions avec Amal, l’organisation chiite rivale, qui dégénèrent fin 1987 en affrontements militaires. À ce jour, les péripéties de ce conflit demeurent largement méconnues. Ses causes semblent fondamentalement relever d’enjeux externes, en l’occurrence les rivalités entre la Syrie, allié d’Amal, et l’Iran, allié du Hezbollah? [44]. En revanche, ses conséquences sont claires. À l’issue de trois années de combats, entrecoupés de trêves, au Sud Liban et dans la banlieue sud de Beyrouth? [45], Amal est évincé de la majeure partie de la banlieue sud, et perd le contrôle des voies d’accès à la bande occupée par Israël dans le sud du pays. La victoire du Hezbollah consacre l’évolution de son inscription territoriale, amorcée dès la fin des années 1980. Son centre de gravité, Baalbek-Hermel, se déplace au profit de la banlieue sud, un espace de 17 km2, le tiers du grand Beyrouth? [46], habité par 500 000 personnes, à majorité chiite. C’est dans ce contexte que voit le jour, le 9 mai 1988, la première radio du Hezbollah, Sawt al-Dâhiya (La Voix de la banlieue). Rebaptisée radio Al-Nûr? [47] quelques semaines plus tard, elle s’affiche d’emblée comme un outil de conquête d’un espace urbain central, disputant à Amal une « centralité substitutive » à la capitale Beyrouth? [48]. Transférée à Haret Hreik, le centre historique de la banlieue sud, Al-Nûr sera l’un des premiers édifices publics de l’espace symbolique du pouvoir de Hezbollah, le « carré sécuritaire? [49] ». Désormais, le parti dispose d’un outil médiatique qui convoite toute la communauté, au-delà de ses propres noyaux militants et sympathisants. Al-Nûr assoit l’omniprésence de la parole du Hezbollah et permet la « dramatisation sonore » de ses messages? [50]. À ses débuts, la radio se « parlait à elle-même » et ne diffusait que trois à cinq heures par jour? [51]. Les programmes religieux (Coran, prières, explication du Coran…) dominaient sa grille de programmation.
18 Mais la ferveur religieuse allait s’atténuer à la faveur d’une politisation graduelle des contenus diffusés. En 1989, Al-Nûr passe à quinze heures d’émissions et élargit son espace de diffusion, qui englobe désormais le grand Beyrouth, la Bekaa et le Sud Liban. Elle introduit des programmes politiques et, ce faisant, ébauche par petites touches des modifications dans la « présentation de soi » du Hezbollah. La montée des actions militaires conduites par le parti au Sud Liban? [52] ainsi que le renforcement de sa base sociale et urbaine génèrent de nouvelles ressources politiques plus adaptées aux nouveaux espaces de son déploiement. Ainsi, la « résistance islamique » et les « services sociaux » développés par le Hezbollah s’imposeront comme des thèmes de mobilisation et des attributs de légitimation nouveaux. De par sa proximité et l’étendue de son espace de projection, la radio deviendra dès lors un formidable outil pour accroître leur visibilité.
19 Baptisée très rapidement la « Radio de la résistance », Al-Nûr donne à voir une seconde évolution du parti, en l’occurrence l’estompement relatif de son identité idéologique au profit de ses stratégies nationales et militaires. Sans nul doute, la défaite de l’Iran en 1987 face à l’Irak, la mort de Khomeini en 1988 et la signature des accords de Taëf en 1989 annonçant la fin de la guerre civile, constituent l’arrière fond de cette évolution. La configuration des trois composantes de l’identité du parti subit quelques réajustements. Sans jamais renoncer à son adhésion au modèle de la révolution iranienne, et encore moins au référent religieux, la question de la résistance tendra de plus en plus à opérer comme ossature de l’identité combinée du parti. En 1990, l’élection à la tête du parti de ‘Abbâs Mûsawi, auquel toutes les biographies officielles du parti s’accordent à attribuer un rôle majeur dans la direction de la résistance armée, témoigne du poids désormais pris par l’action militaire dans l’agir politique du Hezbollah.
20 En 1991, la création d’une revue mensuelle Baqiyatu Allâh atteste du processus de différenciation du politique et du doctrinal au sein du parti. Éditée par son instance culturelle, elle se présente comme une revue islamique et généraliste ; elle devient, de fait, un espace consacré aux questions théologiques chiites. Elle ne traite pas de l’actualité et le politique n’y est abordé qu’à travers l’hommage rendu aux martyrs ou les commémorations de manifestations rituelles et publiques. La même année, le Hezbollah met également sur pied l’Institut culturel Khomeini. Ses objectifs sont « la propagation et la présentation de la culture et de la connaissance islamique ainsi que l’enrichissement de la pensée humaine à travers la diffusion et la traduction du patrimoine intellectuel et scientifique de l’imam Khomeini, de Khamenei et de la révolution islamique iranienne? [53] ». La révolution apparaît ainsi cantonnée au statut de patrimoine et n’opère plus comme un modèle de mobilisation mais surtout comme force d’appui? [54]. Certes, le portrait de Khomeini continue à orner la manchette du journal, mais, fait révélateur, ses citations n’apparaissent plus à partir de 1992 que dans les pages culturelles. En janvier 1993? [55], elles finissent par être remplacées par celles de Khamenei.
21 La chaîne de télévision Al-Manâr qui voit le jour le 3 juin 1990, s’inscrit dans cette nouvelle posture? [56]. Fondée vraisemblablement par « un groupe de personnalités non affiliées au Hezbollah? [57] », elle ambitionne d’apporter appui et visibilité à la résistance islamique. Le Hezbollah qui projetait à la même époque de créer sa propre télévision, choisit finalement d’investir la chaîne déjà existante. Les modalités de sa prise en main par le Hezbollah sont difficiles à restituer. Toujours est-il que Al-Manâr ne tarde pas à bénéficier de la primauté des enregistrements de l’Unité de l’information de guerre, un organe clandestin de la branche armée du parti. Très tôt, en effet, la caméra est mobilisée dans les actions militaires conduites par la résistance contre des positions de l’armée israélienne ou de sa milice supplétive dans les zones occupées, l’Armée du Sud Liban. Les premières séquences filmées remontent au 22 novembre 1986. Elles montrent l’assaut de combattants du Hezbollah contre la fameuse position de Sajd, occupée par l’armée israélienne. C’était la première fois qu’une action armée menée contre une force occupante se donnait à voir en images et en sons par ses propres acteurs. Devenus au fil des ans la marque distinctive de la « résistance islamique » et de la chaîne Al-Manâr? [58], ces enregistrements sont apparus comme la manifestation de la puissance spectaculaire de Hezbollah. Leur fonction est double. Ils tentent à la fois de battre en brèche le mythe de l’invincibilité de l’armée israélienne? [59] et de faire exister un espace de familiarité avec les héros du parti et leur action. Ils confèrent par là même à la théâtralisation et la dramatisation de son pouvoir une force d’irruption et d’émotion inégalée.
22 La centralité de la « résistance contre Israël » dans la narration journalistique des médias du Hezbollah s’accompagne de la consécration du thème de sa « protection ». Présent dès les premières années d’al-’Ahd, le concept s’étoffe davantage au sortir des années 1980. Il se décline en une série d’actions collectives et de stratégies de mobilisation de plus en plus totalisantes, élaborées en direction de toute la communauté chiite, coiffées par une institution satellite de Hezbollah, le Conseil de soutien à la résistance islamique, et publicisées par les médias du parti. Ces derniers marquent le temps de la communauté par la promotion de ce thème et la transmission des commémorations et des activités qui lui sont consacrées. Ils participent à la création d’un univers de sociabilité spécifique, en donnant à voir ces commémorations et ces activités, en incitant à y participer au travers d’une multitude d’activités de soutiens (financiers, politiques, idéologiques, culturels, sportifs) et selon des modalités ajustables, souples et adaptées à des publics différenciés. Baptisé « société de la résistance », cet univers a fini par ritualiser son propre répertoire d’action excluant de fait les autres communautés. Or, jusqu’aux débuts des années 1990, la logique protestataire reste prééminente dans l’action du Hezbollah. Ainsi, en se plaçant en dehors des cadres institués du politique, la « société de la résistance » pouvait prétendre servir une « cause » nationale fédératrice – et ce en dépit de son caractère chiite.
« Libanisation » vs internationalisation ?
23 L’année 1992 voit le Hezbollah participer pour la première fois aux élections législatives de l’après-guerre. Il renouvelle l’expérience en 1996. En 1998, il s’installe à la tête de plusieurs conseils municipaux? [60]. Au sortir des opérations « Règlement de comptes » (en 1993) et « Raisins de la colère » (en 1996), menées par Israël contre le Liban, le parti s’affirme comme un mouvement islamo-nationaliste? [61] revendiquant une intégration politique. On assiste alors à un double processus d’ouverture et d’institutionnalisation de l’appareil médiatique du Hezbollah, qui traduit son aptitude à développer des stratégies d’accommodation aux structures politiques libanaises.
24 Ouverture d’abord, car le parti s’est évertué, d’une façon timide et pragmatique, à élargir son public et à transcender sa communauté. Cette ouverture se matérialise par l’intégration de programmes de divertissement dans la grille et le recrutement de nouvelles figures non affiliées au parti dans le personnel de ses médias. À partir du milieu des années 1990, Al-Nûr et Al-Manâr tablent sur le foot – sport à la fois fédérateur sur un mode trans-confessionnel et licite d’un point de vue religieux – pour conquérir une plus large audience et gagner l’adhésion de tous les Libanais à la cause de la résistance? [62]. En 1992, la chaîne entame ainsi la diffusion de « Goal », une émission hebdomadaire de quatre-vingt-dix minutes consacrée exclusivement au football national et européen. En l’absence de toute concurrence crédible des autres télévisions libanaises, « Goal » devient l’émission sportive de référence sur le réseau hertzien. Les sociétés de sondage au Liban lui accréditent la plus grande part d’audimat. En 1996, Al-Manâr se lance dans l’organisation et le financement annuel d’une cérémonie récompensant les meilleurs joueurs et arbitres de la saison du championnat libanais de première division – se substituant par là même à une Fédération nationale de football en mal de moyens et de crédibilité. Quelque temps plus tard, la chaîne acquiert l’exclusivité de la diffusion du tournoi national de hand-ball masculin. À la veille de la guerre de 2006, elle diffusait sept programmes sportifs par semaine. Quant à Al-Nûr, elle obtient en 1995 le monopole de la transmission du tournoi de la coupe nationale de foot, n’hésitant plus dès lors à interrompre la diffusion des matchs pour transmettre en direct des informations sur les exploits militaires de la résistance.
25 L’ouverture déteint, certes plus timidement et plus tardivement, sur le politique. Ainsi, à partir de 1999, Al-Manâr confie l’animation de ses principaux talk-shows politiques à des journalistes n’appartenant pas au parti. « Hadîth al-sa’a » (Le Sujet du jour) fut la première expérience de ce type. Journaliste du quotidien nationaliste arabe as-Safir, connu pour ses positions en faveur de la résistance mais n’appartenant pas au parti, Imad Marmar sera le premier à présenter un des principaux programmes de la chaîne, portant ostensiblement une cravate à la différence de ses confrères qui, suivant la mode irano-islamiste, n’en portent pas. Il conçoit son émission comme une « ouverture sur la scène politique », et y invite des représentants de tout le spectre politique libanais. Suivront les programmes « mâtha ba’d » (Et après ?) animé par Amrou Nacif, un sunnite égyptien, et « bayna qawsayn » (Entre parenthèses), animée par Batoul Haj, une journaliste voilée, se présentant elle-même comme n’ayant jamais appartenu au Hezbollah.
26 Institutionnalisation, ensuite, parce que le Hezbollah cherchera à inscrire ses médias dans un cadre légal et officiel aux niveaux national et régional. Suite à l’adoption de la première loi réglementant l’espace médiatique libanais en 1994, au lendemain de la guerre civile, le parti mènera une bataille politique pour obtenir la légalisation de sa télévision et de sa radio. Al-Manâr acquiert sa licence provisoire en 1996 en tant que « chaîne de la résistance ». Un an plus tard, sa situation légale est définitivement régularisée à la faveur d’une dérogation de la loi, dont la mise en application s’est traduite de fait par l’attribution d’une licence à chaque communauté politique? [63]. Quant à la radio, sa licence ne lui est accordée qu’en 1999. Le nouveau statut d’Al-Manâr et d’Al-Nûr s’accompagne de la restructuration des deux principaux organes médiatiques du parti. Ils sont désormais regroupés au sein de la société Lebanese Communication Group (LCG), dirigée par un conseil d’administration composé d’une dizaine de personnalités, et dont le Hezbollah est actionnaire majoritaire à raison de 55 %. Ils adhéreront à la très officielle Union des radios des États arabes (ASBU) ; ils prendront part à ses compétitions et s’attacheront à l’application d’une de ses règles fondamentales : la non-ingérence dans les affaires des autres pays membres. Dans la foulée, on assiste alors à une plus grande rationalisation de leurs ressources ainsi qu’à une professionnalisation de leurs pratiques journalistiques (organisation de stages, structuration en département, développement des équipements, etc.). Ce faisant, à l’instar d’autres institutions du parti, sa télévision et sa radio contribueront au recrutement et à la formation d’un nouveau personnel politique faisant valoir une légitimité rationnelle et bureaucratique, et vivant non plus seulement pour mais aussi du parti. Elles donneront à voir parallèlement et progressivement une autre mutation concomitante, à savoir l’affaiblissement du poids des clercs. Jusqu’à la fin des années 1990, ces derniers occupaient des positions prééminentes dans sa structure politique publique telle qu’elle se donnait à voir à travers ses médias. Désormais, leur visibilité est moindre, en raison d’une double évolution. La première renvoie à l’apparition d’une nouvelle figure au sein du personnel du Hezbollah, l’élu (et dans une moindre mesure l’expert? [64]) non enturbanné, dont « ni l’islamisation, ni le concept d’État islamique, ni la question de l’application de la shari’a ne semblent faire partie des préoccupations majeures? [65] ». La seconde évolution est relative à l’importance accordée par le parti au poste du secrétariat général.
27 Pour autant, la « libanisation » des médias du Hezbollah, entendue ici comme une intégration dans le cadre institutionnel de l’après-guerre civile, n’a pas affecté les visées transnationales de sa communication. Bien au contraire, le retrait israélien du Sud Liban en mai 2000 lui offre l’occasion de s’essayer à une nouvelle forme d’extension de son domaine d’intervention régionale. Al-Manâr satellitaire est mise en place un mois après le déclenchement de la deuxième intifada palestinienne ; son objectif est de construire un espace de légitimité régionale à « l’option de la résistance ». Quant à la radio Al-Nûr, elle inaugure la même année sa diffusion satellitaire? [66]. Cependant, si le Hezbollah continue au lendemain de l’année 2000 à concevoir sa « libanisation » comme une stratégie de mobilisation locale inscrite dans un espace de projection panarabe justifiée par la persistance du conflit israélo-arabe, l’évolution de la situation régionale et la crise politique que traverse le pays depuis 2004, ne tardent pas à mettre à mal sa posture. L’assassinat en février 2005 de R. Hariri, ancien premier ministre sunnite, et le retrait syrien du Liban quelques mois plus tard aiguisent les tensions communautaires, et rendent plus vive la confrontation politique autour de la question de la légitimité de l’armement du parti. En juillet de la même année le parti décide, pour la première fois de son histoire, de participer au gouvernement.
28 Par-delà les modalités concrètes qu’il a déployées dans la gestion de ce nouveau contexte, la « présentation de soi » du Hezbollah, telle qu’elle apparaît à travers ses médias depuis 2006, informe sur deux évolutions. La première est relative à la surexploitation du thème de la « victoire divine » après la guerre de l’été 2006. Son usage politique intérieur est double. La « victoire » sur Israël, célébrée dans tous les discours, exposée par de multiples supports sonores, visuels ou iconographiques, est donnée comme la preuve ultime de l’utilité des armes du Hezbollah et la manifestation absolue de sa puissance invincible. De source « divine », elle constitue aussi le ciment qui fonde l’unité de sa base chiite. La seconde évolution renvoie à la position prééminente prise par son secrétaire général, qui consacre la transformation opérée dans la configuration du leadership du parti. Naguère collectif, se donnant à voir à travers plusieurs personnalités, le nouveau leadership acquiert, au fur et à mesure de l’intégration du Hezbollah au jeu politique conventionnel? [67], une forme de plus en plus personnalisée. Au sortir de la guerre de 2006, Hassan Nasrallah s’impose comme le pilier de la mise en scène du pouvoir du parti. Il est glorifié ; des chants, des clips et des effigies célèbrent sa clairvoyance et ses vertus. Son nom (littéralement Nasrallah se traduit par « la victoire de Dieu ») se confond avec la « victoire divine ». Il incarne la détermination indéfectible du parti, son unité, voire sa sacralité. Assurément, ces deux évolutions s’expliquent en partie par « les conditions d’incertitude » induites par la crise libanaise, qui renforcent la personnalisation et la dramatisation du pouvoir – pour reprendre une idée chère à F.G. Bailey? [68]. Or, en inscrivant ces phénomènes dans une temporalité à la fois nationale et transnationale, les médias du Hezbollah mettent en exergue leur ambivalence, et révèlent la tension qui les sous-tend. Car, d’un côté, le thème de la « victoire divine » et la figure de Nasrallah opèrent, par l’intermédiaire d’Al-Manâr hertzienne et d’Al-Nûr, comme une ressource politique mobilisée par le Hezbollah à la faveur du partage communautaire du pouvoir au Liban. De l’autre côté, leur publicisation, au travers d’Al-Manâr satellitaire en direction d’un public panarabe, en fait un répertoire de mobilisation transnationale et panislamique. Au cœur de cette ambivalence, se profilent les identités multiples du Hezbollah, troublées par la nouvelle donne politique nationale et régionale. Acteurs à la fois confessionnels, nationaux et régionaux, ses médias donnent de plus en plus à voir, au rythme de la radicalisation des dissensions communautaires dans le pays, la tension qui met en jeu les différentes scènes, où se construit la légitimité du parti de Dieu – une tension qui s’exprime dans l’incapacité de ce parti à proposer de nouveaux répertoires d’action mobilisateurs affranchis de la contrainte confessionnelle.
Conclusion
29 La dernière étude d’audience réalisée au mois d’octobre 2008 par un bureau d’études libanais, The Beirut Center for Research and Information, pour le compte de la radio Al-Nûr, illustre bien cette tension. La période retenue s’étale du 5 au 27 novembre 2007, soit un moment où la crise politique bat son plein. L’échantillon retenu couvre toutes les confessions ainsi que les Palestiniens des camps de réfugiés au Liban. La finalité de l’étude n’est ni commerciale ni publique, mais politique. Se souciant de son image et de sa réception, la direction de la radio a pris l’habitude de commander des sondages d’opinion à usage interne afin d’évaluer son impact. Mais, si les résultats de l’enquête semblent confirmer l’importance d’Al-Nûr dans le paysage radiophonique libanais? [69], ils révèlent en revanche que ses auditeurs sont principalement chiites et marginalement sunnites? [70]. Peut-on affirmer dès lors que le Hezbollah a été rattrapé par les logiques du jeu politique communautaire libanais qui le conduira à s’instituer comme l’une des nombreuses « demeures de la maison Liban? [71] » ? Il est certainement trop tôt pour trancher. La même étude montre d’ailleurs que le taux d’écoute de la radio est de 50 % chez les Palestiniens du Liban. Articulée autour d’une question de libération nationale à portée transnationale, l’usage des médias dans la construction d’une communauté politique révèle une dichotomie dans les répertoires d’action du Hezbollah. Le volet social et politique local est de moins en moins contestataire et de plus en plus intégré dans la logique institutionnelle et confessionnelle libanaise. Le volet transnational demeure par contre de type protestataire, peinant à s’adosser à un rapport de force interne, nécessaire à sa légitimation. C’est dire que les défis qui se posent aujourd’hui au parti lui imposent désormais la négociation comme composante essentielle de l’ensemble de ses répertoires? [72]. Réussira-t-il à y faire face sans sacrifier définitivement l’une ou l’autre de ses identités ?
Notes
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[1]
Picard (E.), « Le Hezbollah, milice islamiste et acteur communautaire pragmatique », in Mermier (F.), Picard (E.), dir., Liban, une guerre de 33 jours, Paris, La Découverte, 2007, p. 85.
-
[2]
Nous nous référons ici à la définition de Ahmad Beydoun : les communautés politiques, « loin de devoir leur capacité mobilisatrice à la communauté de religion, constituent en réalité des cadres de solidarité multi-fonctionnelle touchant les divers aspects de l’existence individuelle ou collective et exerçant, en dépit de contradictions intestines très réelles, un pouvoir d’entraînement indéniable sur les différentes catégories et groupes qui constituent chaque communauté » (Baydoun (A.), Identité confessionnelle et temps social chez les historiens libanais contemporains, Beyrouth, Publication de l’université libanaise, Section des études philosophiques et sociales, 1984, p. 575).
-
[3]
Sur Sadr, on se reportera à Ajami (F.), The Vanished Imam. Musa al-Sadr and the Shia in Lebanon, Londres, IB Tauris, 1986.
-
[4]
Sur l’histoire du Hezbollah, cf. Harik (J. P.), The Changing Face of Terrorism, Londres, IB Tauris, 2004 ; et Norton (A. R.), Hezbollah. A Short History, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2007.
-
[5]
Cf. notamment Alagha (J.), The Shifts in Hizbollah’s Ideology, Amsterdam, University Press-ISIM, 2006 ; Deeb (L.), An Enchanted Modern. Gender and Public Piety in Shi’I Lebanon, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2006 ; Mervin (S.), dir., Le Hezbollah, état des lieux, Paris, Actes Sud, 2008.
-
[6]
L’usage des médias par la révolution iranienne et la relative liberté de la presse dont jouissait le Liban des années 1980, expliquent sans nul doute cette singularité. Cf. Lamloum (O.), « Le Hezbollah au miroir de ses médias », in Mervin (S.), dir., Le Hezbollah, état des lieux, op. cit.
-
[7]
Respectivement : le dixième jour du mois de muharram, qui correspond à la commémoration du martyre de l’imam Husayn, petit fils du prophète Muhammad, en 680 ; et la fête célébrant les paroles prononcées par ce dernier en mars 632, désignant, selon certaines sources, Ali comme son successeur à la tête de la communauté des croyants.
-
[8]
Ilyyâs (S.), Mawsû’ât al-muqâwama al-lubnâniyya. Hizb allah,al Mu’assassât al-istim’â’iyya, Beyrouth, al-Markaz al-thaqâfi al-lubnâni, vol. 12, 2006.
-
[9]
Inspiré de la sourate Houd : « Ce qui demeure auprès de Dieu est meilleur pour vous, si vous êtes croyants », (XI, 86).
-
[10]
Neveu (E.), Une société de communication ?, Paris, Montchrestien, 2006.
-
[11]
Pour cet aspect, on se reportera à Traboulsi (F.), A History of Modern Lebanon, Londres, Pluto Press, 2007.
-
[12]
H. Nasrallah ajoute que le nouveau parti est le résultat de la fusion, catalysée par l’invasion israélienne du Liban, de trois noyaux principaux : Amal al-Islamiyya (scission en 1982 de l’organisation chiite Amal), la section libanaise du parti irakien al-Da’wa (La Prédication), et des clercs appartenant au Rassemblement des Ulémas musulmans (créé en 1978 dans la Bekaa). Interview avec Hassan Nasrallah, National Production Company, 2000.
-
[13]
Fadlallah (H.), Al-khiyâr al-akhar, Beyrouth, Dâr Al-Hâdî, 1994.
-
[14]
École religieuse où se forment les clercs chiites.
-
[15]
En 1989, la radio employait déjà 100 personnes et diffusait sur AM (ondes moyennes) pour atteindre le nord d’Israël. Elle disparu au milieu des années 1990, cédant pleinement l’espace à sa consœur beyrouthine, Al-Nûr, affiliée directement au Hezbollah, qui lui emboîta le pas tout en bénéficiant de son savoir faire.
-
[16]
Al-Muntalaq, 16, septembre 1981.
-
[17]
Harb (M.), « La Dâhiya de Beyrouth : parcours d’une stigmatisation urbaine, consolidation d’un territoire politique », Genèses, 51, 2003, p. 78.
-
[18]
Charâra (W.), Dawlat hizb allâh, lubnân mujtam’an islâmiyyan [L’État du Hezbollah, le Liban, société islamique], Beyrouth, Dâr An-Nahar, 2006.
-
[19]
Section du parti irakien qui porte le même nom, et qui constitue la matrice historique du chiisme politique dans la région du Golfe et au Liban. Sur ce parti, cf. Jabar (F.A), The Shi’ite Movement in Iraq, Londres, Saqi Books, 2003.
-
[20]
Sur le rôle de M. H. Fadlallah, cf. Sankari (J.), Fadlallah. The Making of a Radical Shi’ite Leader, Beyrouth, Saqi Books, 2005.
-
[21]
Al-Muntalaq, 9, mars 1980.
-
[22]
Al-Muntalaq, 29, juillet 1985.
-
[23]
Cité dans Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2002, p. 92.
-
[24]
Abu Khalil (A.), « Ideology and Pratice of Hezbollah in Lebanon: Islamization of Leninist Organisational Principles », Middle Eastern Studies, 27 (3), 1991.
-
[25]
Qâsim (N.), Hizbuallâh, al-manhaj, al-tajriba, al-mustaqbal [Hezbollah, le programme, l’expérience, l’avenir] Beyrouth, Dâr Al-Hâdi, 2004, p. 25.
-
[26]
Nous nous référons aux travaux du sociologue S. Nasr, dont l’étude sur les références du mouvement Amal avant 1975 révèle les fortes convergences avec les débuts de Hezbollah (Nasr (S.), « La transition des chiites vers Beyrouth : mutations sociales et mobilisation communautaire à la veille de 1975 », in Mouvements communautaires et espaces urbains au Machrek, Beyrouth, Cermoc 1985).
-
[27]
Il s’agit du martyre de l’imam Husayn en 680 à Karbala, célébré par tous les chiites le dixième jour de muharram. Sur ce point, cf. Mervin (S.), « Les larmes et le sang des chiites : corps et pratiques rituelles lors des célébrations de ‘ashûra (Liban, Syrie) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 113-114, 2006.
-
[28]
Albert (J.-P.), « Du martyr à la star. Les métamorphoses des héros nationaux », in Centlivres (P.), Fabre (D.), Zonabend (F.), dir., La fabrique des héros, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1998, p. 21.
-
[29]
Sur les rivalités et les divergences entre le Hezbollah et Amal au début des années 1980, cf. Norton (A. R.), « Changing Actors and Leadership Among the Shiites of Lebanon », Annals of the American Academy of Political and Social Science, 482, 1985.
-
[30]
Le numéro 10 de l’hebdomadaire fait 16 pages et publie un dossier spécial sur Sadr à l’occasion du sixième anniversaire de sa disparition.
-
[31]
« L’arme est la parure des hommes ».
-
[32]
Al-’Ahd, 54, 5 juillet 1985.
-
[33]
Sankari (J.), Fadlallah…, op. cit., p. 190.
-
[34]
À partir de la cinquième année, il jouit même d’une rubrique fixe : « Le discours de la semaine » (hadîth al-usbû’).
-
[35]
Balandier (G.), Le pouvoir sur scènes, Paris, Fayard, 2006, p. 36.
-
[36]
Albert (J.-P.), « Du martyr à la star… », art. cité, p. 22.
-
[37]
Chrara (W.), Transformations d’une manifestation religieuse dans un village du Liban Sud, Beyrouth, Université libanaise, Institut des sciences sociales, 1968.
-
[38]
Balandier (G.), Le pouvoir sur scènes, op. cit., p. 36.
-
[39]
Al-’Ahd contenait les premières années une rubrique spécifique : « Lexique de la révolution ». Par ailleurs, les premiers communiqués de Hezbollah publiés dans al-’Ahd commençaient systématiquement par un appel aux déshérités.
-
[40]
Al-’Ahd, 87, 20 février 1986, p. 16.
-
[41]
Élaboré par l’ayatollah Khomeini, ce dogme institue une théorie du pouvoir qui attribue au Guide une autorité doctrinale et un pouvoir politique. Sur cette notion, cf. Mervin (S.), « La guidance du théologien-juriste (wilâyat al-faqîh) : de la théorie à la pratique », in Mervin (S.), dir., Le Hezbollah, état des lieux, Paris, Actes Sud, 2008.
-
[42]
Organisées pendant les dix jours du mois de muharram dans des espaces publics ou privés, et au cours desquelles sont déclamés les récits de la bataille de Kerbela et du meurtre de Hussein.
-
[43]
Notamment les commémorations de la journée internationale de Jérusalem et du martyre de Raghib Harb, l’un des leaders de la résistance au Sud Liban, assassiné par les forces israéliennes en février 1984.
-
[44]
Sur le conflit armée entre Amal et le Hezbollah entre 1987 et 1990, cf. Goodarzi (J. M.), Syria and Iran : Diplomatic Alliance and Power Politics in the Middle East, Londres, IB Tauris, 2006.
-
[45]
Georges Corm estime à 2000 les victimes civiles de ce conflit (Corm (G.), Le Liban contemporain, histoire et société, Paris, La Découverte, 2003, p. 219).
-
[46]
Harb (M.), « La Dâhiya de Beyrouth… », art. cité.
-
[47]
Al-’Ahd (283, 24 octobre 1989) la présente comme un outil pour combattre « les prédicateurs de la discorde et les ennemis de l’humanité et de l’islam ».
-
[48]
Sur cette notion, cf. Beyhum (N.), Espaces éclatés, espaces dominés. Étude de la recomposition des espaces publics centraux de Beyrouth de 1975 à 1990, thèse de doctorat en sociologie, université Lyon 2, 1991.
-
[49]
Cet espace qui comprenait les principales structures dirigeantes publiques du parti sera complètement détruit par l’aviation israélienne lors de la guerre de 33 jours en 2006.
-
[50]
Balandier (G.), Le pouvoir sur scènes, op. cit., p. 133.
-
[51]
Entretien avec Ghassan Ben Jeddou, chef du bureau de la chaîne qatarie al-Jazîra, qui collabora à al-Mânar durant les premiers mois de son lancement (novembre 2007, Beyrouth).
-
[52]
Le parti revendique quatre opérations martyres entre 1988 et 1989.
-
[53]
Ilyyâs (S.), Mawsû’ât al-muqâwama al-lubnâniyya, op. cit., p. 79.
-
[54]
Le titre qui apparaît à la une du journal dans son numéro 392 (10 décembre 1992) est ici révélateur : « La République islamique et son rôle dans la sécurité régionale ».
-
[55]
Al-’Ahd, 495, 10 janvier 1993.
-
[56]
À la même époque, il y a eu l’expérience locale de la télévision al-Fajr à Baalbek, dont le Hezbollah n’a jamais revendiqué l’affiliation.
-
[57]
Interview avec Hassan Fadlallah, directeur de l’information à la chaîne as-Safir (Beyrouth, 24 décembre 2004).
-
[58]
Tous ces enregistrements se vendent aujourd’hui dans la banlieue sud sur un support CD.
-
[59]
Hamoud (S.), Isrâ’îl wa hizb allah. Al harb al-nafsiyya [Israël et le Hezbollah. La guerre psychologique], Beyrouth, Dâr wa Maktabat al-Hilâl, 2007.
-
[60]
Favier (A.), dir., Municipalités et pouvoirs locaux au Liban, Beyrouth, Les Cahiers du Cermoc, 24, 2001.
-
[61]
Charara (W.), Dumont (F.), Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, Paris, Fayard, 2004.
-
[62]
Sur les enjeux du sport au Liban, cf. Mory (F.), « Le sport, miroir de l’engagement politique », Monde arabe Maghreb Machrek, 169, 2000.
-
[63]
Les Chiites obtinrent ainsi deux télévisions : NBN (affiliée à Amal) et al-Manâr (affiliée au Hezbollah).
-
[64]
Sur le développement de l’expertise dans l’action publique du Hezbollah, cf. Harb (M.), Action publique et système pluricommunautaire : les mouvements politiques chiites dans le Liban de l’après-guerre, thèse de doctorat en science politique, Institut d’études politiques, Aix-en-Provence, 2005.
-
[65]
Pour reprendre la conclusion de Bizri (D.), « Islamistes, parlementaires et Libanais. Les interventions à l’Assemblée des élus de la Jama’a et du Hizb Allah (1992-1996) », Cermoc, Document n° 3, 1999.
- [66]
-
[67]
Lors du congrès de 1995, le Hezbollah procède à une modification de son règlement intérieur, permettant à H. Nasrallah de briguer un troisième mandat à l’issue de la fin de son deuxième mandat qui devait être son dernier.
-
[68]
Bailey (F.G.), Les règles du jeu politique, Paris, Presses universitaires de France, 1971.
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[69]
Ainsi l’étude attribue les taux d’écoute suivant à : Al-Nûr (37 %) ; Radio Orient (39,9 %), Voix de demain (64,3 %). En revanche, Al-Nûr occupe la première place du classement des radios écoutées (20,9 %), vient ensuite Voix de Demain (18,3 %), Voix du Liban (10,2 %) et Radio Orient (9,7 %).
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[70]
La répartition confessionnelle de l’audience est respectivement : 27 % de chiites, 4,7 % de sunnites, 2,6 % de maronites, 3,9 % de catholiques.
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[71]
Nous faisons, bien entendu référence au grand classique de Salibi (K.), Une maison aux nombreuses demeures. L’identité libanaise dans le creuset de l’histoire, Paris, Naufal, 1989.
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[72]
Pour reprendre une des pistes suggérées par Offerlé (M.) « Retour sur les répertoires de l’action collective (XVIIe-XXIe siècle) », Politix, 81, 2008.