Notes
-
[1]
Clotfelter (C.T.), « Tax Evasion and Tax Rates. An analysis of individual Returns », Review of Economics and Statistics, 65 (2), 1983 ; Slemrod (J.B.), « An Empirical Test for Tax Evasion », Review of Economics and Statistics, 67(2), 1985.
-
[2]
Cebula (R. J.), « An Empirical Analysis of the Impact of Governement Tax and Auditing Policies on the Size of the Underground Economy: The Case of United States, 1973-1994 », American Journal of Economics and Sociology, 2, 1997.
-
[3]
À l’exception notable des travaux de Leroy (M.), Sociologie de l’impôt, Paris, PUF, 2002 et de Piketty (T.), Les hauts revenus en France au XXe siècle, Paris, Grasset, 2001.
-
[4]
Cf. par exemple Dubin (J.A.), « Criminal Investigation Enforcement Activities and TaxPayer Noncompliance », Public Finance Review, 4, 2007.
-
[5]
On peut citer parmi beaucoup d’autres ouvrages : Nouzille (V.), La traque fiscale, Paris, Albin Michel, 2000 ; de Montalembert (G.), Contribuables, le fisc vous cerne, Paris, Éditions Milan, 2000 ; Zimmern (B.) et Gorreri (S.), Contrôle fiscal : le piège, Paris, L’Harmattan, 2001.
-
[6]
Sutherland (E.), « Is White Collar Criminality a Crime ? », American Sociological Review, X, 1945.
-
[7]
P. Lascoumes en a fait la démonstration en comparant les sanctions administratives en matière de contentieux fiscal, de contentieux de la Sécurité sociale et de contentieux relatif à la « protection de l’environnement », cf. Lascoumes (P.), Les affaires ou l’art de l’ombre. Les délinquances économiques et financières et leur contrôle, Paris, Le Centurion, 1986, p. 57 et s.
-
[8]
Foucault (M.), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 98-106.
-
[9]
Avec la Contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS), ces deux impôts ne représentent qu’un quart des recettes fiscales, mais ils symbolisent l’essentiel des contributions que les individus ont le sentiment de fournir directement à l’État.
-
[10]
Sur cet aspect, on se permet de renvoyer à Spire (A.), « L’inégalité devant l’impôt. Différences sociales et ordre fiscal dans la France des Trente Glorieuses », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2, 2009.
-
[11]
Lorsqu’il s’agit d’entreprises, le contrôle sur place prend le nom de « vérification de comptabilité » : en 2007, on en comptait 47 851 (pour 3,5 millions d’entreprises), soit 6 579 millions d’euros notifiés.
-
[12]
De ce point de vue, l’affiliation des indépendants à un Centre de gestion agréé (CGA) ne garantit pas l’absence de fraude, dans la mesure où ces centres se bornent à contrôler la cohérence et la vraisemblance de la comptabilité de leurs adhérents.
-
[13]
On retrouve cette ambiguïté dans les affaires d’« abus de biens sociaux », notamment à travers la question de savoir jusqu’où un dirigeant peut utiliser les fonds de son entreprise à des fins personnelles, cf. Lascoumes (P.), Élites irrégulières. Essai sur la délinquance d’affaires, Paris, Gallimard, 1997, p. 230.
-
[14]
Cf. Zucman (G.), Les patrimoines fuient-ils l’ISF ? Une estimation sur la période 1995-2006, mémoire de Master 2, septembre 2008 (http:// jourdan. ens. fr/ piketty/ _metudia/ memoires. php).
-
[15]
En comparant l’évolution des foyers fiscaux imposés à l’ISF et l’augmentation du prix des actifs patrimoniaux pour la période allant de 1995 à 2006, G. Zucman montre que le nombre d’assujettis à l’ISF aurait dû être multiplié par 3,2 contre 2,5 en réalité et que l’essentiel de cet écart provient de contribuables manquant dans la première tranche, cf. Les patrimoines fuient-ils l’ISF ?, op. cit., p. 81 et s.
-
[16]
A. Cicourel a parfaitement bien théorisé cette critique de la représentation statistique dans le cas de la délinquance des mineurs, cf. The Social Organization of Juvenile Justice, New York, Wilney, 1968.
-
[17]
Chaque déclaration de revenu comporte une « case K » conçue pour que l’agent chargé de la saisie puisse attirer l’attention du contrôleur sur tel ou tel aspect ; en 2000, ce type de contrôle représentait encore 10 % des vérifications instruites, mais sa fréquence diminue à mesure que le nombre de « télédéclarants » augmente.
-
[18]
Pour les contrôleurs des Caisses d’allocations familiales, les visites domiciliaires constituent un instrument de contrôle couramment utilisé pour identifier des allocataires déviants, cf. Dubois (V.), Dulong (D.), « Les ruses de la raison juridique. Le contrôle sur place des bénéficiaires de prestations familiales », Recherches et prévisions, 73, 2003.
-
[19]
Voir par exemple le rapport de la Cour des comptes, « L’efficacité et la gestion de la Prime pour l’emploi », février 2006, p. 303 (www. ccomptes. fr/ fr/ CC/ documents/ RPA/ PrimeEmploi. pdf).
-
[20]
Depuis janvier 2002, les grandes entreprises disposent d’un lieu unique de déclaration et de paiement pour leurs principaux impôts : la Direction des grandes entreprises (DGE).
-
[21]
Cf. Rapport d’information sur les niches fiscales, Assemblée nationale, 5 juin 2008, p. 17.
-
[22]
De même qu’en matière de politique d’immigration, les pouvoirs publics sont focalisés sur le nombre d’entrées sur le territoire et ne tiennent pas compte des sorties, les autorités administratives comptabilisent les départs à l’étranger des foyers fiscaux, mais ne s’intéressent guère à ceux qui, dans le même temps, choisissent de s’installer en France.
-
[23]
Pour une réfutation argumentée, cf. Zucman (G.), Les patrimoines fuient-ils l’ISF ?, op. cit., p. 39 et s.
-
[24]
Pinçon (M.), et Pinçon-Charlot (M.), Les ghettos du Ghota, Paris, Le Seuil, 2007, p. 28.
-
[25]
Cf. Filoche (G.), Carnets d’un inspecteur du travail, Paris, Ramsay, 2004, p. 101 et s.
-
[26]
Cf. Spire (A.), « L’entonnoir du contentieux fiscal », in Contamin (J.-G.), Saada (E.), Spire (A.), et Weidenfeld (K.), Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions, Paris, La Documentation française, 2008.
-
[27]
Pinçon (M.), Pinçon-Charlot (M.), Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Paris, Payot, 1998, p. 53 et p. 58-59.
-
[28]
Sur le rôle de la fraude et du redressement comme composante du rapport de forces entre élites et pouvoir central, cf. Hibou (B.), La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006, p. 163-174. Sur le cas du Cameroun, cf. Roitman (J.), Fiscal Disobedience: An Anthropology of Economic Regulation in Central Africa, Princeton, Princeton University Press, 2004.
-
[29]
Cet attachement au principe d’égalité n’empêche cependant pas des variations d’un agent à l’autre, selon sa trajectoire, sa position dans le service et la façon dont il se représente sa mission.
1Le temps des mobilisations collectives contre l’impôt semble révolu, mais cette apparente pacification n’empêche pas le développement de formes plus individualisées de contournement de la loi fiscale. Depuis le début des années 1980, le succès de la formule « trop d’impôts tuent l’impôt » a même plutôt renforcé la légitimité de ceux qui tentent, par tous les moyens, d’alléger leurs contributions directes. Jusqu’à présent, ce sont surtout les économistes américains qui se sont intéressés à la fraude fiscale, soit pour démontrer que son niveau dépendait de la hauteur du taux des prélèvements? [1], soit pour évaluer son impact sur l’étendue de l’économie informelle? [2]. En France, un tel objet demeure relativement ignoré des travaux de sciences sociales? [3]. À la différence de l’Internal Revenu Service qui finance régulièrement des recherches académiques sur la politique fiscale? [4], la Direction générale des impôts a toujours privilégié une expertise en interne pour répondre aux besoins de connaissance de l’État. Dans cette configuration, la réflexion sur le traitement des fraudes à l’impôt reste l’apanage d’essais journalistiques qui dépeignent l’administration fiscale tantôt comme un monstre froid omniscient et broyant des contribuables sans défense, tantôt comme une bureaucratie impuissante face à la multiplication des « paradis fiscaux? [5] ». S’ils divergent en apparence quant à leur contenu, tous ces essais ont pour point commun de ne s’intéresser qu’aux fraudes les plus spectaculaires et d’insister sur la dimension secrète du contrôle fiscal. Le parti pris retenu ici est plutôt de privilégier l’activité de contrôle dans ses formes les plus routinières, en adoptant l’hypothèse d’Edwin Sutherland, selon laquelle chaque classe sociale produit des formes spécifiques de déviance? [6], qui font l’objet d’acceptations socialement différenciées? [7]. L’intérêt d’appliquer cette réflexion à l’administration fiscale est que celle-ci se trouve en position d’être confrontée à des contrevenants de toutes catégories sociales, puisque le contrôle qu’elle exerce dépasse largement le spectre des ménages imposables (notamment par le biais de la fiscalité locale ou en raison de l’existence d’impôts négatifs comme la Prime pour l’emploi).
Méthodologie de l’enquête
Selon leur grade, les agents de contrôle n’ont pas en charge les mêmes types de dossiers : les agents de constatation (catégorie C de la Fonction publique) font de simples recoupements, les contrôleurs (catégorie B) supervisent les contrôles sur pièces des particuliers, et les inspecteurs (catégorie A) sont plutôt en charge des vérifications plus complexes (notamment celles qui concernent les professions libérales et les « dossiers à fort enjeu »).
L’enquête avait pour principal objectif d’observer les conditions dans lesquelles les agents de l’administration fiscale effectuent leu mission de contrôle selon les différents types de contribuables. Dans chacun des centres, j’ai d’abord effectué une série d’entretiens qualitatifs avec les fonctionnaires des différents services puis j’ai procédé par observations : j’ai assisté aux interactions au cours desquelles l’usager mécontent, le plus souvent suite à une vérification, est reçu par un contrôleur ou un inspecteur à qui il expose ses griefs. Je me situais aux côtés de l’agent de contrôle, et j’étais présenté comme un sociologue menant une étude sur les litiges entre l’administration et ses usagers. Au terme de chaque interaction, j’ai pu compléter mes observations en recueillant de façon informelle le point de vue de l’agent de contrôle sur l’usager qu’il venait de recevoir et la décision qu’il allait prendre.
2Les agents de contrôle des impôts ont coutume de distinguer deux formes d’indiscipline fiscale : l’« erreur » qui renvoie au cas où le contribuable est présumé de « bonne foi », et la « fraude » qui désigne tout comportement illégal accompli sciemment par le contribuable. La distinction entre les deux n’est pas explicitement définie, mais elle se révèle dans l’activité quotidienne des agents de contrôle, qui dans le premier cas se contentent d’exiger l’impôt qui est dû, et dans le second y ajoutent des pénalités plus ou moins importantes. Dans la suite de cet article, nous utiliserons plutôt le terme d’illégalismes? [8] de manière à ne pas préjuger de l’intentionnalité de celui ou celle qui ne respecte pas la loi, et à mettre l’accent sur le mode de fonctionnement de l’institution. Pour obtenir une grande diversité dans les types de profils sociaux des usagers mis en cause, on a choisi de centrer notre investigation sur deux prélèvements directs payés par les ménages et affectés au budget de l’État, à savoir l’impôt sur le revenu (IR) et l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF)? [9]. L’enquête menée par observations et par entretiens dans deux centres des impôts (voir encadré) montre, que la gestion des illégalismes fiscaux varie en fonction de trois paramètres qui structurent la relation entre le contrôleur et le contrôlé. Les différences de traitement découlent tout d’abord du fait que chaque type d’impôt, selon la façon dont il est établi et déclaré, offre des possibilités de transgressions, qui sont loin d’être identiques. Le deuxième facteur de variation concerne les supports et les outils, dont disposent les agents de l’administration : ceux-ci peuvent diligenter des contrôles plus ou moins étroits selon les types d’impôts et donc les catégories de contribuables. Enfin, les possibilités de conciliation et de négociation encouragées par le pouvoir politique et l’administration centrale engendrent également d’importantes différences dans les façons de réprimer et de dissuader ceux qui tentent par tous les moyens de payer moins d’impôts.
À chaque impôt ses formes de transgression
3Le thème de la justice fiscale fait régulièrement irruption dans le débat public, toujours sous l’angle de son caractère redistributif et rarement du point de vue des « abus » que chaque nouvelle loi peut engendrer : encore récemment, lors de l’adoption à l’été 2007 des mesures d’exonération des heures supplémentaires, les débats ont porté sur « l’efficacité économique » d’un tel dispositif mais non sur les possibilités ainsi offertes aux employeurs de déclarer des heures supplémentaires fictives de façon à masquer des modulations individuelles de salaire. Si l’argument de la fraude est systématiquement mobilisé pour justifier tel changement législatif en matière d’immigration ou de politique sociale, il n’en est pas de même concernant les impôts : tout se passe comme si l’activité de contrôle constituait une prérogative strictement bureaucratique, et n’intervenait que très rarement dans les modifications de la législation fiscale.
4Si l’emprise de l’administration fiscale a longtemps été circonscrite aux couches de la population les plus favorisées, elle s’est progressivement étendue à l’ensemble des ménages? [10]. En matière d’impôt sur le revenu, les litiges entre usagers et administration ne se limitent pas aux 16 millions de contribuables imposables, mais peuvent également concerner les 10 millions de personnes ayant obtenu un certificat de non-imposition. Les contrôles peuvent être de deux types : le contrôle dit « sur pièces » pour lequel l’agent statue à partir du dossier du contribuable, et qui est à la fois le plus courant et le plus rapide, et le contrôle dit « sur place » pour lequel l’agent procède à des vérifications beaucoup plus approfondies et qui, lorsqu’il s’applique à un particulier, est qualifié d’Examen de situation fiscale personnelle (ESFP)? [11].
5De 2002 à 2007, le nombre des contribuables imposables a faiblement progressé et les montants imposés semblent avoir suivi cette évolution. En revanche, les montants notifiés suite aux contrôles n’évoluent pas exactement de la même façon : ils progressent de 2002 à 2005, puis connaissent l’année suivante une forte baisse qui se confirme en 2007. En deux ans, les montants notifiés ont baissé de 15 % dans le cas des « contrôles sur pièces » et de 13,6 % suite à des Examens de situation fiscale personnelle.
L’impôt sur le revenu et le contrôle de 2002 à 2007
L’impôt sur le revenu et le contrôle de 2002 à 2007
6La baisse des résultats en termes de montants notifiés à la suite de contrôles est le produit de deux évolutions. Elle tient tout d’abord à la diffusion d’instructions exhortant les agents à pratiquer la conciliation, notamment dans le cadre du Programme « Pour vous faciliter l’impôt » lancé en 2004. L’année suivante, un dispositif de « relance amiable » a été mis en place en cas de discordance entre les informations dont dispose l’administration et les revenus déclarés par le contribuable. La baisse des montants contrôlés s’explique aussi par l’instauration en 2005 de la déclaration préremplie qui a induit un contrôle préalable – et non plus a posteriori – des ménages percevant des revenus déjà déclarés par des tiers (salariés, retraités, bénéficiaires de minima sociaux et autres). Pour ces contribuables, les seules possibilités de transgression concernent des cas de figure très circonscrits, comme le bénéfice de crédits d’impôt (au titre des économies d’énergie par exemple), la déclaration d’une pension alimentaire ou encore la demande de prise en compte de frais dits « réels ». Le contrôle consiste alors à vérifier un état de fait qui ne prête guère à négociations comme le montre cette interaction :
Une femme âgée d’une quarantaine d’années se présente au bureau du contrôleur pour contester le redressement dont elle vient de faire l’objet : infirmière en clinique, elle a déclaré les frais réels sur une voiture dont la carte grise est au nom de son concubin.
- Le contrôleur : « Les frais de barème ne s’appliquent que si vous êtes propriétaire du véhicule : et vous, vous les avez déduits pour vous et pour votre fils alors que les deux véhicules sont au nom de votre conjoint donc, on vous les enlève, ce qui explique le redressement de 1 500 euros.
- Elle : Je ne comprends vraiment pas pourquoi.
- Le contrôleur : Si vous m’apportez la preuve que le véhicule vous appartient également, je veux bien vous compter les frais réels mais sinon, ce n’est pas possible.
- Elle : Nous, on ne nous a jamais rien dit, c’est marqué nulle part.
- Le contrôleur : Si, si vous lisez la notice, c’est marqué.
- Elle : Vous pouvez dire ce que vous voulez, je ne suis pas d’accord ».
8Prise isolément, cette interaction pourrait laisser penser qu’elle n’est que l’illustration de la simple application de la loi fiscale. Elle révèle en réalité l’opacité de la matière fiscale pour la très grande majorité des contribuables ; contraints de s’en remettre aux agents de contrôle qui sont à la fois en situation de les conseiller et de les sanctionner, ils ne découvrent la règle que bien trop tard, lorsqu’ils sont déjà en situation d’être sanctionnés. Or, cette même notion de « frais réels » est aussi applicable aux professions libérales, mais dans un cadre juridique qui laisse beaucoup plus de places aux stratégies de déclaration et donc aux possibilités de négociations :
« Il y a de toute façon une grosse inégalité entre les salariés et les professions libérales, car même pour les professions médicales, ils peuvent passer tout en charge. Là par exemple, c’est un médecin qui passait en charges professionnelles des clefs à mollette, des pinceaux, et plein de machins comme ça. Dans le cadre d’un “contrôle sur pièces”, on n’a aucun moyen de vérifier, car il avait passé ça en “petit outillage”… Le dossier précédent, c’était un contrôle sur un agent d’assurance qui passait les pneus de son 4x4 en charges. En plus, il nous a mis une note en frais professionnels où ils étaient 9 aux “Folies de Paris” avec du champagne à 150 euros. Et bien ça, c’est impossible à voir si on ne fait pas un “contrôle sur place”, mais c’est lourd comme procédure et il faut être sûr de son coup… »
10La procédure déclarative prend donc un sens tout à fait différent selon le statut social du contribuable et les possibilités de recoupement dont dispose l’agent de contrôle. À cet égard, la particularité des professions libérales est de pouvoir déplacer en permanence et à leur convenance la frontière entre sphère professionnelle et sphère privée. Sur le plan des recettes, les possibilités de faire varier cette frontière sont néanmoins différentes d’une profession à l’autre. Les professions médicales travaillant avec la Sécurité sociale sont par exemple plus étroitement contrôlées en raison des données informatisées transmises par les caisses primaires d’assurance-maladie à l’administration fiscale. En revanche, agents commerciaux, agents d’assurance, consultants et autres professionnels rémunérés par des commissions ont une plus grande marge de déclaration : ils peuvent mettre sur leur compte personnel une part de leur rémunération sans que le contrôleur des impôts ne puisse le détecter lorsqu’il vérifie sa comptabilité. En effet, le seul moyen pour lui d’avoir accès aux comptes privés du contribuable est d’engager un Examen de situation fiscale personnelle (ESFP) mais le recours à cette procédure tend à se raréfier : on est passé de 13 413 examens effectués en 1977 à 4 508 en 2007, soit une chute de 66 % en 30 ans. Sur le plan des charges, les indépendants peuvent également jouer sur l’ambiguïté de la frontière entre activités professionnelles et privées? [12]. Dans le cas des architectes ou des avocats par exemple, la nécessité d’entretenir un certain capital social peut permettre de justifier bien des dépenses comme des déplacements à l’étranger ou des factures de restauration, au nom d’une conception parfois très large des « clients potentiels? [13] ». L’administration fiscale entretient elle-même une certaine ambiguïté en ne fixant aucun plafond en matière de frais professionnels déductibles : les textes évoquent les notions de « cohérence », de « dépenses raisonnables », autant de notions floues qui peuvent faire l’objet de multiples interprétations.
11À l’instar de l’impôt sur le revenu, l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) est déclaratif et progressif mais il concerne un nombre beaucoup plus restreint de contribuables. Supprimé en 1986 (cinq ans après avoir été instauré) puis rétabli deux ans après, cet impôt sur le patrimoine fait toujours l’objet de vifs débats, en faveur de sa réforme ou de sa suppression. Il se limite depuis plusieurs années aux ménages qui, après déduction des exonérations et abattements, possèdent un patrimoine supérieur à 770 000 euros. Or, depuis la fin des années 1990, l’envolée de l’indice des cours boursiers et la flambée des prix de l’immobilier ont multiplié le nombre de ménages susceptibles d’être imposés à l’ISF : de 1995 à 2006, l’indice du CAC 40 a augmenté de 150 %, celui des prix de l’immobilier de 115 % et le nombre de redevables à l’ISF de 161 %, passant de 174 571 à 456 856? [14].
Évolution de l’imposition et du contrôle de l’ISF
Évolution de l’imposition et du contrôle de l’ISF
12L’évolution des montants récupérés par l’administration suite à la mise en œuvre de contrôles pourrait laisser penser que la répression des infractions en matière d’ISF s’est intensifiée (voir tableau 2). En réalité, la Direction générale des impôts a changé de mode de calcul : à partir de 2005, les montants recouvrés suite à une relance amiable ont été intégrés aux chiffres enregistrés au titre des « contrôles sur pièces », ce qui a contribué à en gonfler artificiellement le résultat publié (alors que ce n’est pas le cas pour l’impôt sur le revenu). Cette évolution en trompe l’œil masque le fait, que le caractère auto-déclaré de cet impôt sur le patrimoine laisse à ses assujettis d’importantes possibilités de dissimulation. En effet, les agents de contrôle ont peu de moyens à leur disposition pour cibler les contribuables qui se situent à la limite du seuil d’imposition, et qui n’ont jamais déposé de déclaration auparavant? [15]. De plus, il leur est souvent difficile de prouver qu’un bien immobilier est sous-évalué. Enfin, au sein des tranches supérieures, le patrimoine des plus fortunés se compose majoritairement de valeurs mobilières qui sont par nature beaucoup plus faciles à dissimuler que des biens immobiliers (l’immatérialité rend beaucoup plus faciles les délocalisations).
13À l’instar de bien d’autres statistiques officielles, les données publiées par l’administration fiscale en matière de contrôle reflètent le résultat brut de l’activité de ses services, mais elles restent tributaires des stratégies d’agents et des modifications de conventions propres à chaque institution? [16]. Elles ne rendent pas compte des conditions d’enregistrement des transgressions et des processus de décision, qui conduisent à l’adoption de sanctions. C’est pour y parvenir que nous avons choisi d’adopter une méthode plus qualitative.
Les différents modes de repérage des illégalismes
14Comme d’autres fonctionnaires ayant des grades équivalents, les agents des impôts sont dans leur majorité issus des classes moyennes du privé et du public, et plus rarement des milieux populaires. Le concours de contrôleur est accessible à tous les candidats titulaires du baccalauréat, même si ceux qui l’obtiennent, ont souvent déjà suivi des études supérieures ; la titularisation intervient après huit mois de stage théorique à l’École nationale des impôts (ENI), puis quatre mois de stage pratique. Plus sélectif, le concours d’inspecteur s’obtient après la licence et débouche sur une formation d’un an à l’ENI, suivi de six mois de stages pratiques dans différents services. Au-delà des différences de grade et de statut, les agents des impôts ont en commun d’avoir acquis, au terme de leur formation, une culture fiscale et administrative relativement pointue. Qu’ils se spécialisent vers la fiscalité personnelle (celle des ménages) ou professionnelle (celle des entreprises), ils considèrent tous l’activité de contrôle comme la partie noble de leur mission, mais lorsqu’ils se retrouvent en situation de l’exercer, ils doivent composer avec le caractère limité des outils qui sont mis à leur disposition. De plus, selon leur lieu d’affectation, les activités de gestion peuvent plus ou moins prendre le pas sur celles relatives au contrôle. Il en découle alors d’importantes disparités dans l’organisation du travail et celles-ci peuvent conduire à ce pour que certaines fraudes soient durement réprimées, tandis que d’autres restent dans l’ombre.
Variations selon les outils de contrôle à disposition
15Comme on l’a vu, chaque type d’imposition induit des formes spécifiques de transgression ; l’activité de contrôle suppose également la mobilisation d’outils dont les usages peuvent être très variables. Parmi ces outils, celui qui a le plus modifié les pratiques de vérification, est sans conteste l’informatique. En l’espace de quelques années, du début des années 1980 au milieu des années 1990, on est passé d’un contrôle fiscal « à la gomme et au crayon » à des possibilités de surveillance démultipliées par l’informatisation des fichiers. Ce processus a néanmoins connu des traductions très disparates selon les types d’impôt.
16L’informatisation des procédures de contrôle a surtout permis de favoriser considérablement le traitement de masse des dossiers de contribuables percevant des revenus facilement identifiables (fonctionnaires, salariés du privé, pensionnés et retraités). Les discordances entre les déclarations des contribuables et celles des institutions qui les rémunèrent, apparaissent immédiatement à l’écran et débouchent systématiquement sur des « contrôles sur pièces ». En revanche, les stratégies de dissimulation plus complexes, notamment celles qui ne peuvent pas être recoupées avec d’autres sources, n’ont guère été contrariées par le recours à l’outil informatique :
« Sur une déclaration papier, tu peux tout voir d’un seul coup. Quand tu pelotes la déclaration, sur le papier, tu vois tout, tout de suite. Avec l’informatique, tu vois beaucoup moins bien. L’informatique, c’est fantastique pour repérer les discordances : en général, tu t’aperçois que la personne n’a pas saisi la bonne somme dans la bonne case. Mais pour repérer la fraude, il faut avoir une vue globale et il n’y a que sur le dossier papier qu’on peut l’avoir. Sur papier, tu vois tout de suite le profil de la personne, son activité, ses recettes et ses charges : là par exemple, il s’agit d’un conseil en entreprise et je sais que c’est une profession libérale qui triche ; statistiquement, on sait qu’ils ne déclarent pas tout donc je vais regarder de près le dossier papier car à l’écran, je n’ai pas de vision globale ».
18Dans l’esprit de cet inspecteur, l’illégalisme n’est pas perçu à l’aune de l’intentionnalité du contribuable qui en est à l’auteur, mais selon la difficulté à le repérer : la « discordance » renvoie ainsi à une divergence circonscrite à un aspect de la déclaration, tandis que la « fraude » correspond à un montage beaucoup plus complexe et plus difficile à repérer. Or, il semblerait que le passage d’un contrôle manuel à un contrôle informatique ait renforcé les possibilités d’identification du premier type de transgression au détriment du second. En dépossédant les contrôleurs d’une vision globale du dossier, l’informatisation et l’abandon du support papier les ont contraints à privilégier des vérifications partielles, reposant sur un ou deux critères. La possibilité offerte aux contribuables de déclarer leurs revenus en ligne s’inscrit dans la même logique : elle dispense les agents de saisir manuellement les déclarations, mais leur ôte du même coup la possibilité de repérer, à cette occasion, certaines « anomalies » susceptibles de donner lieu à un contrôle approfondi? [17].
19À la différence de l’impôt sur le revenu, la fiscalité du patrimoine (dans laquelle s’insère l’impôt de solidarité sur la fortune) a été beaucoup moins affectée par le processus d’informatisation, ce qui n’est pas sans conséquences sur l’effectivité des contrôles qui en découlent : faute d’un fichier informatisé comprenant tous les patrimoines détenus sur l’ensemble du territoire, les agents de contrôle ne sont jamais sûrs de connaître tous les biens détenus par un contribuable, a fortiori s’il dispose de résidences secondaires à l’étranger. Cette impossibilité de connaître avec précision l’étendue des patrimoines les contraint à privilégier une gestion conciliante des illégalismes des redevables à l’ISF :
« On les ménage. On commence par leur téléphoner pour les prévenir, ensuite on leur envoie une relance amiable, ensuite s’ils ne nous répondent pas, on leur adresse une proposition de rectification et s’ils ne nous répondent toujours pas, on leur fait une deuxième relance avec recommandé et Accusé de Réception… Mais on préfère éviter la procédure de taxation d’office, car sinon, on est obligé de tout notifier, et ils vont tout de suite savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas.
21Le choix de susciter l’adhésion du contribuable en écartant systématiquement la procédure de « taxation d’office » ne résulte pas ici d’une quelconque mansuétude de la part de cette contrôleuse qui se déclare par ailleurs très attachée au principe d’égalité devant l’impôt. Sa propension à « ménager » les contribuables à l’impôt sur la fortune tient davantage à l’insuffisance des moyens dont elle dispose. Elle et ses collègues du service comparent souvent leur activité à celle du poker : lancer un contrôle revient à abattre ses cartes et à dévoiler au contribuable tout ce que sait l’administration, mais aussi tout ce qu’elle ignore. Pour entretenir une certaine ambiguïté sur l’ampleur de ce qu’ils connaissent de l’étendue des patrimoines, les agents de contrôle affectés à l’ISF préfèrent donc le plus souvent s’en remettre à ce que déclarent les redevables. Une fois la liste des biens établis, ils doivent ensuite en contrôler la valeur et là aussi, les moyens mis à leur disposition sont limités. Avant de pouvoir proposer au contribuable la réévaluation d’un bien immobilier, ils doivent trouver au moins trois termes de comparaison à partir d’outils pas toujours très adaptés :
« Depuis environ dix ans, on a un logiciel qui s’appelle Œil et qui est censé nous fournir des termes de comparaison, mais il n’est pas à jour, les prix enregistrés datent d’il y a trois ans. Il faudrait qu’il soit enrichi par de nouveaux termes de comparaison, et ça n’est pas fait donc je préfère ne pas l’utiliser. Je m’en sors en me tenant à peu près au courant des prix du marché mais ça ne suffit pas. En général, je me déplace aussi pour aller voir l’aspect extérieur ; on ne peut pas faire beaucoup plus, puisqu’on n’a pas le droit de rentrer à l’intérieur ».
23L’absence d’outil informatique fiable pour dégager rapidement plusieurs termes de comparaison contraint le plus souvent les agents de contrôle en fiscalité immobilière à se déplacer sur place et à trouver eux-mêmes des biens immobiliers de valeur comparable. De tels obstacles rendent chaque procédure d’évaluation des patrimoines coûteuse en temps pour les fonctionnaires qui en ont la charge. À l’absence de référence fiable pour estimer la valeur réelle d’un bien s’ajoute l’impossibilité de pénétrer à l’intérieur au nom du respect de la propriété privée. Là encore, ces limites posées au pouvoir des agents de contrôle, inexistantes en matière de prestations sociales? [18], contribuent à rendre moins visibles les différentes formes de sous-déclaration. Pour le contrôle des opérations bancaires, les fonctionnaires des impôts disposent d’un fichier informatisé (appelé « Ficoba »), mais celui-ci recense les déclarations d’ouverture et de fermeture de comptes, et ne contient aucune information sur les soldes et les mouvements. Il est donc très peu mobilisé pour la surveillance des hauts revenus et patrimoines. En revanche, il est de plus en plus utilisé pour un tout autre usage : dans les services chargés du contrôle des ménages défavorisés, les agents le consultent pour obtenir l’adresse exacte de contribuables n’ayant pas déposé de déclaration, ou pour prouver la communauté de vie d’individus s’étant déclarés célibataires : le fichier des comptes bancaires peut par exemple permettre d’identifier toute personne qui bénéficierait de l’Allocation parent isolé, alors qu’elle aurait été enregistrée comme possédant un compte joint. Cette évolution de l’usage du fichier informatisé des comptes bancaires illustre parfaitement l’importance croissante prise par la répression des illégalismes populaires au sein de l’administration fiscale.
Variations selon le type de fraude et de contrevenant
24Pour les agents des impôts, le terme de « fraude » a longtemps visé les ménages imposables, plus ou moins fortunés, cherchant à échapper à leurs obligations fiscales. Mais depuis la fin des années 1990, cette notion a pris un autre sens : à la traditionnelle fraude fiscale s’ajoute désormais la notion de « fraude sociale ». Une étape importante a d’ailleurs été franchie en décembre 1998, lorsque les députés ont décidé de mettre à disposition de l’administration fiscale le Numéro d’inscription au répertoire national des personnes physiques (NIR), jusque-là cantonné à la gestion des cotisations et des droits sociaux par la Sécurité sociale. Cette possibilité de croiser les fichiers portant sur une même personne s’inscrit dans un processus plus général au cours duquel le contrôle des bénéficiaires de prestations sociales est devenu une priorité politique. Auparavant, il pouvait arriver que certains allocataires déclarent aux organismes sociaux percevoir des revenus inférieurs à ceux enregistrés par l’administration fiscale, mais ils étaient très rarement rappelés à l’ordre :
« Moi, quand j’ai commencé aux impôts il y a vingt ans, il n’y avait que 1 % des dossiers qui étaient vérifiés par la CAF [Caisse d’allocations familiales]. Et puis petit à petit, on a vu débarquer les agents des CAF pour faire des vérifications sur nos fichiers. Moi j’avais un bon contact avec le contrôleur et on s’appelait très souvent, dès qu’on avait besoin. Mais aujourd’hui, on ne les voit quasiment plus puisque les fichiers ont été fusionnés ; ils ne se déplacent même plus, mais ils contrôlent à 100 % ».
26À travers l’évolution des contacts entre agents de différentes administrations, on perçoit l’émergence d’un contrôle par capillarité, rendu possible par l’informatisation des fichiers et la multiplication des échanges d’informations entre institutions. Après avoir été longtemps un interlocuteur occasionnel des organismes chargés de la gestion des prestations sociales (CAF, caisses de retraites, Assedic), l’administration fiscale a acquis une place centrale dans le dispositif de contrôle des bénéficiaires de ces prestations, notamment suite au rapprochement des fichiers. Désormais, tout allocataire ayant déclaré un montant différent de celui enregistré sur sa feuille d’impôts est sommé par l’organisme lui versant les prestations de rendre cohérentes ses déclarations, sous peine de s’en voir privé. Dans le même temps, l’instauration en 2001 d’une Prime pour l’emploi (PPE) destinée à redistribuer du pouvoir d’achat aux ménages à faibles revenus, a placé les fonctionnaires des impôts dans une situation inédite : ils ne sont plus seulement en position de collecter de l’argent pour l’État, mais doivent aussi en redistribuer, notamment à des ménages qui échappaient auparavant à leur emprise, faute d’être imposables. Le contrôle des illégalismes fiscaux prend alors une autre dimension, comme l’atteste cette interaction :
Dans le bureau de la contrôleuse, un commis de cuisine, rémunéré au Smic, se présente car il vient de recevoir une « proposition de rectification » au sujet de sa Prime pour l’emploi :
Lui : « Là, ils ont marqué temps partiel mais moi, je travaille à temps plein.
La contrôleuse : nous, on s’est basé sur ce que votre employeur nous a déclaré.
Lui : Je ne comprends rien du tout. Moi, j’ai déclaré ce qu’ils m’ont donné.
La contrôleuse : Peut-être mais du fait que vous étiez à temps plein et non à temps partiel, on vous reprend la PPE. Tout est expliqué dans la notification mais apparemment, vous ne l’avez pas lu. Je ne vais quand même pas vous la lire en entier à haute voix ».
28Dans le cas présent, le contribuable se voit contraint de rembourser 900 euros alors qu’il est convaincu d’avoir déclaré ce qu’il devait à l’administration. Face à des usagers qui ne comprennent pas les règles de la fiscalité, les agents de contrôle éprouvent un certain malaise qui se manifeste ici par de l’agacement. L’instauration de la Prime pour l’emploi et l’exigence formulée en haut lieu de lutter contre d’éventuels « abus »? [19], a en effet conduit les agents de contrôle à recentrer leur activité sur des ménages à faibles revenus, au risque de négliger d’autres formes d’illégalismes.
29En effet, tandis que la fraude dite « sociale » peut donner lieu à des redressements suite à un simple rapprochement de fichiers informatiques, d’autres transgressions émanant de contribuables aisés sont plus difficiles à détecter, comme par exemple en matière de stock-options :
« Les stock-options, on a du mal à les contrôler. En principe, les entreprises doivent déclarer pour chaque individu le nombre de stock-options qu’elles ont distribuées. Avant, on arrivait à avoir l’information, mais depuis que ça passe par la Direction des grandes entreprises? [20], on ne nous la transmet plus. Ils ne doivent pas avoir les moyens humains de faire redescendre l’information dans chaque centre, ce qui fait que si le contribuable les déclare, ça va, mais s’il ne nous dit rien, on n’a aucun moyen de savoir ».
31Aux exonérations légales consenties à certains produits financiers s’ajoutent les omissions et autres sous-évaluations, qui sont rendues possibles par l’insuffisance de moyens affectés au contrôle de certains placements. Les déficiences évoquées ici pour recouper les déclarations en matière de stock-options tiennent à des formes instituées de mansuétude que les agents déplorent, mais qui constituent autant d’obstacles à leur activité quotidienne. Tandis que l’intensification de la surveillance des allocataires de minima sociaux a donné lieu à un rapprochement des organismes de contrôle, les modalités de vérification des hauts revenus sont restées marquées par la dispersion des informations et des supports de surveillance. La difficulté pour contrôler les exonérations consenties aux contribuables ayant investi dans les Territoires d’outre-mer, en est une autre illustration :
« Moi, les investissements dans les Dom-Tom, je ne les regarde même plus. Pour les contrôler, ça nécessite d’aller voir sur place et on n’a absolument pas les moyens. Les collègues sur place sont complètement débordés, donc ils ne veulent plus y aller, il y en a trop et ils ne sont pas assez nombreux. Dernièrement, on a repéré un immeuble, on savait pertinemment qu’il avait servi à 3 ou 4 déclarations différentes mais on ne peut rien faire. Vous les appelez ou vous leur écrivez, et ils ne répondent pas ».
33Comme bien d’autres dispositifs comparables, les déclarations d’investissements outre-mer (qui ont donné lieu à 550 millions d’euros de réductions d’impôt en 2007? [21]) contribuent à remettre en cause la progressivité de l’impôt sur le revenu. Les obstacles que rencontrent les agents de contrôle face à ce type d’exonération, tiennent à la fois à une insuffisance de moyens et à une organisation du travail défectueuse : il est probable que les agents des services d’Outre-mer soient débordés, mais ils sont sans doute également réticents à ce que des collègues de métropole se saisissent de leurs dossiers. On peut alors se demander si l’absence de mesure impulsée par la haute administration pour mettre fin à une telle configuration n’équivaut pas à un consentement tacite à ce type d’illégalisme.
34Les obstacles à un contrôle effectif des déclarations d’investissements à l’étranger sont plus nombreux encore, notamment en raison de certains accords entre États. Par exemple, la convention fiscale bilatérale liant la France et la Belgique ne permet pas aux fonctionnaires français d’enquêter sur l’existence de comptes bancaires en Belgique. Or, comme les cessions de plus-values mobilières ne sont pas taxables en Belgique, certains contribuables fortunés du centre A (situé à proximité de la frontière) déclarent y élire domicile pour échapper à un prélèvement à hauteur de 27 % en France. Au bout de trois ans, ils peuvent ensuite revenir dans l’Hexagone en ayant échappé à l’impôt sans pouvoir être inquiétés, puisqu’ils bénéficient de la prescription triennale. Dans bien des cas, ces expatriations sont fictives, mais les inspecteurs manquent là encore de moyens pour lutter contre ces formes d’évitement de l’impôt :
« On a arrêté d’essayer de relocaliser ceux qui se domiciliaient de façon fictive à l’étranger, on ne le fait plus. Ca ne sert à rien, on brasse du vent. On pourrait relocaliser un certain nombre de gens en France, en prouvant par exemple que leurs enfants sont scolarisés en France mais on se casse les dents, car on manque de moyens d’investigation »
36Cette question de l’exil fiscal est au cœur des débats sur l’imposition des hauts revenus et des hauts patrimoines, notamment en raison de l’incertitude qui pèse sur le nombre exact de contribuables ayant quitté la France. L’observatoire de la Direction générale des impôts estime qu’ils sont passés de 350 en 1997 à 568 en 2004, mais se garde bien d’y retrancher ceux qui, dans le même temps, sont entrés sur le territoire? [22]. C’est pourtant ce bilan statistique contestable? [23] qui a permis au gouvernement de justifier la mise en place l’année suivante d’un « bouclier fiscal » garantissant un plafonnement du taux d’imposition à 60 %, puis à 50 %. Ainsi, tandis que la fraude dite « sociale » a donné lieu à une intensification des mesures de contrôle, l’augmentation de la fraude patrimoniale a conduit à un aménagement de la législation destiné à rendre cette fraude moins avantageuse.
Variations selon les lieux d’habitation des populations à contrôler
37Les variations dans les possibilités d’identifier les contrevenants dépendent aussi de disparités spatiales. La Direction générale des impôts affecte dans chaque département un certain nombre d’agents en fonction du nombre de déclarants et du total des montants imposés, mais sans toujours prendre en compte la répartition territoriale des richesses. Le nombre d’agents de contrôle peut ainsi être à peu près identique dans un secteur huppé de centre-ville et dans une banlieue défavorisée, notamment au nom du principe selon lequel toutes les catégories de contribuables doivent faire l’objet d’un même niveau de contrôle.
38Cette forme d’indifférence aux disparités territoriales est source de grandes variations dans la gestion des illégalismes en matière d’impôt sur le revenu. Comme les agents de contrôle ont pour instruction de vérifier aussi bien la Prime pour l’emploi que les revenus de capitaux mobiliers, la probabilité qu’ils sélectionnent un dossier ne dépend pas du niveau de vie du ménage, mais plutôt de sa position par rapport à l’environnement fiscal dans lequel il se situe. Un contribuable possédant un certain niveau de revenu et de patrimoine a beaucoup plus de chances de passer inaperçu dans un secteur d’habitation privilégié que s’il réside aux côtés de populations défavorisées. Autrement dit, être riche dans une zone riche permet d’être moins exposé à un contrôle approfondi que d’afficher le même niveau de fortune dans un tissu fiscal plus proche de la moyenne nationale. La tendance des classes dominantes à se regrouper dans des zones très circonscrites ne répond pas seulement à des stratégies de distinction ou au besoin de mettre en commun des richesses susceptibles d’être mutualisées? [24]. Elle a aussi des effets sur le niveau d’exposition par rapport au regard de l’administration fiscale. À la différence des formes instituées de mansuétude, ces variations géographiques dans la gestion des illégalismes sont beaucoup plus insidieuses, et sont à peine perceptibles par les agents de contrôle eux-mêmes : ceux-ci adaptent en effet leurs pratiques au type de population qu’ils ont en charge, et ont rarement conscience de la disparité des niveaux de richesse d’un département à l’autre.
39Il en est de même concernant l’impôt de solidarité sur la fortune : avec l’explosion des cours de l’immobilier, le nombre d’individus théoriquement imposables à l’ISF n’a cessé de croître, tandis que le nombre d’agents et de moyens affectés à ces services n’a guère augmenté. Dès lors, les ménages nouvellement imposables à l’ISF ont beaucoup plus de chances de passer inaperçus s’ils résident dans des secteurs huppés, où les agents ont déjà beaucoup de dossiers à instruire. Là encore, les contrôleurs raisonnent toujours par comparaison : le même contribuable a donc plus de chances de faire l’objet d’un contrôle approfondi s’il est l’un des seuls à disposer d’un certain niveau de patrimoine, que s’il est dans la moyenne communale ou départementale. L’ancrage territorial peut ainsi engendrer d’importantes inégalités, à la fois du point de vue de la probabilité et de la façon d’être contrôlé.
La gestion différentielle des transgressions
40Au-delà des différences de traitement inscrites dans l’organisation de l’administration fiscale, les variations dans la gestion des illégalismes se manifestent également lors de la mise en œuvre des contrôles et dans les multiples façons d’appliquer la loi ou de l’adapter aux multiples cas particuliers. Pour en prendre la mesure, on se propose de montrer comment, dans un même type de configuration, certaines transgressions peuvent être délibérément ignorées ou faire l’objet d’une relative bienveillance.
Les différentes justifications du contrôle
41La pratique du contrôle fiscal recouvre trois modalités bien distinctes : le rehaussement des bases qui consiste à établir une nouvelle imposition à partir d’éléments ne figurant pas dans la déclaration, les intérêts de retard qui visent à réparer le préjudice subi par l’État du fait du retard de paiement de l’impôt et les pénalités qui peuvent aller jusqu’à 40 % en cas de « manquement délibéré ». Le pouvoir d’appréciation des agents de contrôle se manifeste surtout dans l’application des pénalités mais depuis une instruction de juin 2004, ils peuvent aussi retirer les intérêts de retard, ce qui accroît d’autant plus leur capacité de décision. Ils ont aussi la possibilité d’établir eux-mêmes les critères de sélection des dossiers, pourvu qu’ils parviennent à contrôler environ 6 % des contribuables soumis à l’impôt sur le revenu. Dans un secteur du centre B comptant beaucoup de ménages à faibles revenus, la responsable sélectionne par exemple tous les dossiers de contribuables ayant déclaré verser une pension alimentaire tout en ayant demandé à bénéficier d’une demi-part supplémentaire au titre d’un enfant à charge. Dans le secteur d’à côté, plus favorisé, la technique retenue consiste à faire ressortir grâce à l’informatique toutes les déclarations des contribuables ayant déclaré des frais professionnels supérieurs à 15 % de leur revenu. Ce type de contrôle ciblé produit incontestablement des résultats quantitatifs, mais ne permet de déceler que certaines catégories d’illégalismes. Les façons d’instruire chaque dossier dépendent donc du critère de repérage choisi par l’agent de contrôle mais aussi de la représentation qu’il se fait du contrevenant à réprimer en priorité.
42Le contrôle fiscal revêt également, comme dans beaucoup d’autres administrations, une dimension morale : « remettre les gens dans le droit chemin », « coincer les filous » sont des expressions qui reviennent souvent dans la bouche des agents. Le terme de « redressement » qui a été remplacé dans la législation par celui de « proposition de vérification », mais qui reste largement utilisé, n’est d’ailleurs pas exempt d’ambiguïté : il renvoie tout autant à la correction comptable qu’à la sanction morale. Cependant, la nécessité « d’éduquer » les contribuables ne se manifeste pas toujours de la même façon.
Au centre des impôts se présente une jeune fille, caissière, qui n’a jamais déposé de déclaration et dont le dossier est ressorti comme « bulletin orphelin » (c’est-à-dire qu’elle n’a pas déposé de déclaration alors qu’une entreprise a déclaré lui avoir versé des revenus).
- La contrôleuse : « Pourquoi vous n’avez jamais déposé de déclaration ?
- Mlle F. : Parce que je ne suis pas imposable.
- La contrôleuse : moi, je pense que vous l’êtes. Vous avez bien fait de vous déplacer, car vous n’allez pas avoir la pénalité de 40 % mais vous aurez celle de 10 %.
- Mlle F. : Ça fait peur, c’est effrayant. Moi, personne ne m’a jamais rien dit.
- La contrôleuse : vous allez aussi perdre l’abattement de 20 % et la Prime pour l’emploi, c’est quand même dommage.
- Mlle F. : Mais je ne savais pas qu’il fallait déposer, même quand on n’était pas imposable.
- La contrôleuse : Là, le problème c’est que vous l’êtes, et vous auriez même droit à la Prime pour l’emploi.
- Mlle F. : Soyez gentille, faites un geste…
- La contrôleuse : Nous, nous sommes des exécutants. Il y a des textes et il faut s’y conformer. Donc je fais un geste en vous laissant la PPE mais vous aurez quand même les 10 % de majoration ».
Après le départ de la contribuable, la contrôleuse m’explique que le plus important, c’est qu’elle comprenne qu’elle doit déposer et que la prochaine fois, elle fera attention.
44Dans cette interaction, la contrôleuse affiche clairement la possibilité, dont elle dispose de moduler le niveau des pénalités, et utilise cette marge de manœuvre pour faire de la sanction un outil à vocation pédagogique. En laissant la jeune contribuable bénéficier de la Prime pour l’emploi, elle lui donne le sentiment de lui octroyer une faveur, tout en maintenant la sanction pécuniaire pour lui rappeler ses obligations fiscales. Pour une somme d’un montant équivalent mais à l’occasion d’une infraction d’une autre nature, l’interaction peut prendre une tout autre forme :
Dans le bureau du contrôleur se présente une jeune fille, cadre commercial, qui vient de recevoir une « demande de renseignements » car elle n’a pas déclaré des cessions de valeurs mobilières.
- Elle : « Si j’ai oublié de déclarer, c’est parce que ma banque ne m’a rien dit
- Le contrôleur : Vous n’avez pas le papier qui précise le montant de la plus-value que vous avez réalisée ?
- Elle : Je l’ai demandé à la Société générale, mais ils m’ont dit qu’ils le facturaient 125 euros, donc je préfère qu’on le calcule à partir de mes relevés. Je les ai tous apportés
- Le contrôleur : Bon, je vais les prendre pour les photocopier. Je vous explique la suite de la procédure : vous allez recevoir un recommandé vous précisant les sommes que vous auriez dû déclarer et le montant de l’impôt qui correspond. Là, dans votre cas, ça devrait s’élever à 3 100 euros. Ensuite, je mets en recouvrement et vous pourrez payer à la trésorerie ».
Après le départ de la contribuable, je demande au contrôleur pourquoi il ne lui applique pas les intérêts de retard. Il me répond : « je trouve ça mesquin de lui réclamer 80 euros alors qu’elle n’a jamais eu de redressement, elle est honnête, c’est une simple omission. Elle a vendu pour 31 000 euros de valeurs mobilières mais elle n’a pas fait un gros bénéfice ».
46L’absence de déclaration de cessions de valeurs mobilières est qualifiée ici de « simple omission », et l’argument de la « bonne foi », ajouté à celui du faible enjeu financier, permet de justifier un geste de clémence. Tandis que le contrôle précédent se situait sur le plan moral, le registre utilisé ici est celui du raisonnement économique, selon lequel l’exigence des intérêts de retard ne peut se justifier dans le cas d’une trop modeste somme. La gestion des illégalismes se révèle plus variée encore, si l’on compare ces modalités de contrôle de l’impôt sur le revenu avec celles en vigueur en matière d’impôt sur la fortune, comme le montre cet exemple :
Un couple de retraités se présente spontanément au centre A, muni de la déclaration d’ISF qu’ils viennent de remplir.
- Monsieur P : « Oui, on est dedans, on est bien dedans.
(Il montre sa déclaration qui comporte en première page la liste des biens immobiliers avec une habitation principale de 250 mètres carrés dans une ville cossue du Nord (325 000 euros) et deux résidences secondaires de 82 et 60 mètres carrés évaluées à 50 000 et 15 000 euros.
- Madame P : Vous allez être étonnée du prix des maisons mais c’est un très vieux village, il y a des termites, c’est invendable parce que c’est inhabitable l’hiver, donc on l’a évalué en conséquence.
- Monsieur P : Avant, j’étais fonctionnaire de l’administration forestière, ce qui explique pourquoi je possède aussi un groupement forestier de 134 hectares que j’ai évalué à 30 000 euros, et j’ai ajouté les 84 hectares de vignes que nous possédons en Bourgogne. C’est une vigne de 50 ans, que j’ai gardée car ça venait de la famille, mais ça ne vaut rien. Je ne trouverai aucun amateur pour l’acheter donc je l’ai évalué à 800 euros à titre symbolique ; c’est un truc sentimental plutôt qu’autre chose ».
Madame P : Après, il y a aussi toutes nos assurances vie, que l’on a récapitulées sur la feuille 3, et qui s’élèvent en gros à 294 000 euros.
La contrôleuse (après avoir tapé plusieurs opérations sur sa calculette) : Ça vous fait un total de 914 035, soit un chèque de 902 euros. Je vais vous envoyer par écrit la notification de la somme totale qui inclut les intérêts de retard et la majoration de 10 %. Ces pénalités sont dans le Code général des impôts, donc on est obligé de vous les notifier mais en pratique, si vous faites un courrier de réclamation, on vous les enlèvera. »
Après leur départ, je demande à la contrôleuse si elle compte vérifier la déclaration pour les années antérieures, et celle-ci me répond en ces termes : « là, il y a 900 000 euros donc on ne va pas les enquiquiner pour 2005. De toute façon, on a eu des consignes au niveau du centre pour nous dire qu’il fallait y aller mollo. L’ISF c’est particulier, on touche à leur patrimoine, à leur vie personnelle donc on essaye d’être modérés ».
48Cette interaction mettant aux prises un couple de redevables à l’ISF et une contrôleuse des impôts illustre parfaitement les modalités qui sont à l’origine d’une gestion différentielle des illégalismes. L’argumentation mobilisée par les contribuables laisse transparaître une stratégie de sous-déclaration, d’autant plus efficace que la contrôleuse ne dispose pas des moyens suffisants pour la mettre en évidence : elle ne peut constater l’état de vétusté des résidences secondaires, à défaut de pouvoir pénétrer à l’intérieur, et elle ne peut s’assurer de la valeur des vignes dans le sud, sauf à contacter les collègues du département concerné, ce qui supposerait de trop coûteuses investigations au regard des sommes en jeu. À ces formes instituées de consentement à la fraude s’ajoutent les normes diffusées par la hiérarchie, selon lesquelles une déclaration spontanée à l’ISF, même tardive, doit toujours être traitée avec une certaine bienveillance. Enfin, l’âge avancé des contribuables semble également jouer en leur faveur : face à un couple de retraités, la justification du contrôle comme instrument pédagogique et moral tend le plus souvent à s’effacer. Dès lors, les défauts de déclarations de ces contribuables ont beaucoup plus de chances d’être identifiés comme des « erreurs » ou des « omissions » que comme des « fraudes ».
49En choisissant de qualifier certaines transgressions de « fraudes » et d’autres d’« erreurs », les agents de contrôle construisent dans un même mouvement la justification de la sanction qu’ils vont prendre. Lorsqu’ils entendent éduquer le contribuable au « civisme fiscal », ils conçoivent la sanction comme un moyen de dissuasion, et ne l’accompagnent d’aucune mansuétude. En revanche, lorsqu’ils éprouvent une certaine empathie pour le contrevenant, ou qu’ils se trouvent dans l’impossibilité de vérifier ses déclarations, le contrôle perd toute dimension pédagogique ou morale, et se présente alors comme une simple obligation procédurale destinée à être atténuée.
L’application négociée des sanctions
50À ces différentes manières d’instruire les contrôles et d’identifier les fraudes s’ajoutent les possibilités de transactions, dont disposent les vérificateurs, notamment pour éviter que le contribuable ne s’engage dans une procédure contentieuse à l’issue incertaine. Tout comme les inspecteurs du travail? [25], les agents des impôts sont de plus en plus incités à privilégier la régularisation plutôt que la sanction. À cet égard, les solutions qu’ils adoptent, varient en fonction du tissu fiscal et de l’appartenance sociale du contrevenant : pour cette contrôleuse d’un secteur plutôt défavorisé du centre B, « le seul moyen de prévenir le contentieux, c’est de mieux expliquer l’impôt » ; en revanche, dans le centre A, c’est plutôt l’hypothèse de la transaction qui l’emporte :
« Moi, j’essaye toujours de négocier avant d’arriver au contentieux, il y a toujours moyen de négocier sur les pénalités. Quand on fait une évaluation d’immeubles, ce n’est pas une science exacte. On fait une proposition, puis on négocie. Si c’est de l’immobilier qui est très sous-évalué, je convoque la personne avant de faire la proposition de rectification. C’est pas tout à fait dans les règles de l’art : normalement, on doit proposer la rectification, puis discuter ensuite et là, on discute avant. C’est pour éviter le contentieux, éviter la commission de conciliation, et tout ce qui s’en suit… J’ai une théorie en la matière : “mieux vaut un bon arrangement qu’un mauvais procès” ».
52Dans le cas de litiges émanant de contribuables modestes, l’application stricte de la sanction se justifie par sa dimension pédagogique, tandis qu’en matière d’évaluation patrimoniale, la nécessité de la négociation s’impose a priori comme un moyen d’éviter le contentieux. Cette différence de traitement s’explique d’abord par la propension plus grande des contribuables aisés à se saisir des instances de conciliation et de recours, qui se sont démultipliées depuis le début des années 2000? [26]. La présence d’intermédiaires du droit (avocats, experts comptables ou conseillers fiscalistes) peut alors s’avérer déterminante pour profiter de chacun de ces espaces de négociation. Dans leurs enquêtes sur la haute bourgeoisie, Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot soulignent que l’augmentation du nombre de familles fortunées et la complexification des produits financiers ont favorisé dans les années 1990 le développement de family offices, des services prenant en charge de nombreux aspect de la vie quotidienne, et notamment la déclaration d’impôt et la gestion optimisée du patrimoine? [27]. En cas de vérification, l’intervention de professionnels de la fiscalité s’avère d’autant plus avantageuse que, depuis 2004, l’administration centrale préconise de privilégier les transactions. Néanmoins, les agents des impôts demeurent plutôt réticents à choisir ce mode de règlement des litiges, qui prend du temps, et qui s’apparente à une forme de dérogation. Les seuls à y avoir souvent recours en matière de fiscalité des particuliers sont ceux qui doivent évaluer la valeur des patrimoines, l’une des activités de contrôle les plus exposées à la contestation. Ces litiges qui émanent surtout de contribuables assez fortunés, sont soumis à un arbitrage des agents qui s’énonce en ces termes : si le travail d’investigation ou de contrôle est susceptible de coûter plus qu’il ne rapporte à l’État, la voie de la transaction – voire de l’abandon – est systémiquement privilégiée. Là encore, l’activité de contrôle perd toute dimension morale, et ne se conçoit qu’à travers un calcul des coûts et des avantages pour l’administration.
53Au-delà des formes institutionnalisées de transactions, il existe des modes beaucoup plus informels de négociation. Une fois que toutes les instances de recours ont été épuisées, certains contribuables peuvent bénéficier d’un règlement « à l’amiable » en dehors de toute procédure, comme l’explique cet inspecteur :
« Là, je viens de boucler une affaire, personne ne sait pourquoi il y a eu un dégrèvement [i.e. exonération d’impôts ou de pénalités], même l’avocat ne comprend pas. Ils appellent ça « application mesurée de la loi fiscale ». Dans le dossier, il n’y a que la décision prise par notre service et aucune trace de transaction. Ca ne choque personne. En contrôle interne, on nous demande de vérifier si les agents ne dégrèvent pas leur belle-mère de 3 francs 6 sous, mais personne ne s’intéresse aux millions d’euros qui sont dégrevés en administration centrale et en DSF [Direction des services fiscaux]… Au niveau du département les sommes en jeu sont moins importantes, mais un directeur qui est de la région, il a fait ses études avec des gens à la fac, il a des amis d’enfance etc. Les montants sont moindres mais le principe est le même. La démocratie a toujours fonctionné avec des gens qu’elle rémunère, mais qu’on fasse un cadeau à quelqu’un qui viole délibérément la loi, ça me choque profondément. »
55Ce mode de traitement dérogatoire, qui est la règle dans les régimes autoritaires? [28], demeure très marginal dans un pays comme la France, et suscite d’importantes résistances de la part des agents de contrôle qui se sentent dépossédés de leur mission par leur hiérarchie. Au ministère comme dans chaque direction départementale, il existe des possibilités de régler un certain nombre de ces contentieux en court-circuitant les services qui les ont instruits. Les directeurs départementaux disposent ainsi d’une importante marge de manœuvre dans l’application des pénalités. Ce type de dérogation renvoie néanmoins à un mode de gestion des illégalismes unanimement réprouvé par les agents qui restent, dans leur ensemble, très attachés à l’égalité de traitement entre contribuables? [29], même si leur administration ne leur permet pas toujours de la mettre en œuvre.
56Appréhendée à l’aune des interactions entre contribuables et agents des impôts, la gestion des illégalismes fiscaux apparaît comme un régime complexe de dispositifs dérogatoires et de traitements différentiels. Depuis la fin des années 1980, la régulation des transgressions en matière d’impôt sur le revenu et sur le patrimoine semble caractérisée par trois tendances distinctes : une augmentation du nombre de redevables à l’impôt sur la fortune, qui s’accompagne d’une tolérance grandissante à l’égard de toutes les formes de sous-déclaration ; une importance croissante accordée à la fraude dite « sociale » au détriment de la surveillance des dispositifs d’exonération associés à certains placements financiers ; une montée en puissance de différentes instances de conciliation et de transaction, qui bénéficient surtout aux contribuables sachant s’entourer d’experts ou d’intermédiaires du droit.
57L’enquête ethnographique menée dans les centres des impôts révèle que ces transformations tiennent davantage à l’évolution des dispositifs de sanctions qu’à l’action des agents de contrôle. Les bouleversements induits par l’informatisation des procédures ont eu tendance à creuser les disparités de traitement entre contribuables. Face aux illégalismes commis par les catégories populaires, les échanges d’informations, rendus possibles par le développement des fichiers informatiques, ont fait émerger un contrôle par capillarité, qui laisse peu de marge de manœuvre à ceux qui en font l’objet. En revanche, à l’autre bout de l’échelle sociale, les contribuables les plus aisés continuent à bénéficier d’une très grande dispersion des organismes susceptibles de contrôler leurs déclarations. À ces différences de traitement instituées s’ajoutent des consignes de mansuétude qui viennent du pouvoir politique ou de la haute administration, et qui, au nom de la promotion de la conciliation, contribuent à rendre acceptables les transgressions des contribuables les mieux dotés. Ces évolutions suscitent néanmoins d’importantes résistances au sein de l’administration fiscale, et génèrent des tensions qui mettent en présence deux définitions concurrentes de la régulation des illégalismes fiscaux : d’un côté, une conception managériale, défendue par beaucoup de hauts fonctionnaires, qui se donne pour objectif de discipliner le plus grand nombre possible de contribuables au moindre coût ; de l’autre, une conception égalitaire, défendue par certains agents de contrôle qui conçoivent leur mission comme une activité au service de la justice fiscale. À travers la gestion des illégalismes fiscaux se lisent les variations des formes de contrôle étatique, selon la catégorie sociale des sujets auxquelles elles s’appliquent, et selon les agents qui les mettent en œuvre.
Notes
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[1]
Clotfelter (C.T.), « Tax Evasion and Tax Rates. An analysis of individual Returns », Review of Economics and Statistics, 65 (2), 1983 ; Slemrod (J.B.), « An Empirical Test for Tax Evasion », Review of Economics and Statistics, 67(2), 1985.
-
[2]
Cebula (R. J.), « An Empirical Analysis of the Impact of Governement Tax and Auditing Policies on the Size of the Underground Economy: The Case of United States, 1973-1994 », American Journal of Economics and Sociology, 2, 1997.
-
[3]
À l’exception notable des travaux de Leroy (M.), Sociologie de l’impôt, Paris, PUF, 2002 et de Piketty (T.), Les hauts revenus en France au XXe siècle, Paris, Grasset, 2001.
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[4]
Cf. par exemple Dubin (J.A.), « Criminal Investigation Enforcement Activities and TaxPayer Noncompliance », Public Finance Review, 4, 2007.
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[5]
On peut citer parmi beaucoup d’autres ouvrages : Nouzille (V.), La traque fiscale, Paris, Albin Michel, 2000 ; de Montalembert (G.), Contribuables, le fisc vous cerne, Paris, Éditions Milan, 2000 ; Zimmern (B.) et Gorreri (S.), Contrôle fiscal : le piège, Paris, L’Harmattan, 2001.
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[6]
Sutherland (E.), « Is White Collar Criminality a Crime ? », American Sociological Review, X, 1945.
-
[7]
P. Lascoumes en a fait la démonstration en comparant les sanctions administratives en matière de contentieux fiscal, de contentieux de la Sécurité sociale et de contentieux relatif à la « protection de l’environnement », cf. Lascoumes (P.), Les affaires ou l’art de l’ombre. Les délinquances économiques et financières et leur contrôle, Paris, Le Centurion, 1986, p. 57 et s.
-
[8]
Foucault (M.), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 98-106.
-
[9]
Avec la Contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS), ces deux impôts ne représentent qu’un quart des recettes fiscales, mais ils symbolisent l’essentiel des contributions que les individus ont le sentiment de fournir directement à l’État.
-
[10]
Sur cet aspect, on se permet de renvoyer à Spire (A.), « L’inégalité devant l’impôt. Différences sociales et ordre fiscal dans la France des Trente Glorieuses », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2, 2009.
-
[11]
Lorsqu’il s’agit d’entreprises, le contrôle sur place prend le nom de « vérification de comptabilité » : en 2007, on en comptait 47 851 (pour 3,5 millions d’entreprises), soit 6 579 millions d’euros notifiés.
-
[12]
De ce point de vue, l’affiliation des indépendants à un Centre de gestion agréé (CGA) ne garantit pas l’absence de fraude, dans la mesure où ces centres se bornent à contrôler la cohérence et la vraisemblance de la comptabilité de leurs adhérents.
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[13]
On retrouve cette ambiguïté dans les affaires d’« abus de biens sociaux », notamment à travers la question de savoir jusqu’où un dirigeant peut utiliser les fonds de son entreprise à des fins personnelles, cf. Lascoumes (P.), Élites irrégulières. Essai sur la délinquance d’affaires, Paris, Gallimard, 1997, p. 230.
-
[14]
Cf. Zucman (G.), Les patrimoines fuient-ils l’ISF ? Une estimation sur la période 1995-2006, mémoire de Master 2, septembre 2008 (http:// jourdan. ens. fr/ piketty/ _metudia/ memoires. php).
-
[15]
En comparant l’évolution des foyers fiscaux imposés à l’ISF et l’augmentation du prix des actifs patrimoniaux pour la période allant de 1995 à 2006, G. Zucman montre que le nombre d’assujettis à l’ISF aurait dû être multiplié par 3,2 contre 2,5 en réalité et que l’essentiel de cet écart provient de contribuables manquant dans la première tranche, cf. Les patrimoines fuient-ils l’ISF ?, op. cit., p. 81 et s.
-
[16]
A. Cicourel a parfaitement bien théorisé cette critique de la représentation statistique dans le cas de la délinquance des mineurs, cf. The Social Organization of Juvenile Justice, New York, Wilney, 1968.
-
[17]
Chaque déclaration de revenu comporte une « case K » conçue pour que l’agent chargé de la saisie puisse attirer l’attention du contrôleur sur tel ou tel aspect ; en 2000, ce type de contrôle représentait encore 10 % des vérifications instruites, mais sa fréquence diminue à mesure que le nombre de « télédéclarants » augmente.
-
[18]
Pour les contrôleurs des Caisses d’allocations familiales, les visites domiciliaires constituent un instrument de contrôle couramment utilisé pour identifier des allocataires déviants, cf. Dubois (V.), Dulong (D.), « Les ruses de la raison juridique. Le contrôle sur place des bénéficiaires de prestations familiales », Recherches et prévisions, 73, 2003.
-
[19]
Voir par exemple le rapport de la Cour des comptes, « L’efficacité et la gestion de la Prime pour l’emploi », février 2006, p. 303 (www. ccomptes. fr/ fr/ CC/ documents/ RPA/ PrimeEmploi. pdf).
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[20]
Depuis janvier 2002, les grandes entreprises disposent d’un lieu unique de déclaration et de paiement pour leurs principaux impôts : la Direction des grandes entreprises (DGE).
-
[21]
Cf. Rapport d’information sur les niches fiscales, Assemblée nationale, 5 juin 2008, p. 17.
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[22]
De même qu’en matière de politique d’immigration, les pouvoirs publics sont focalisés sur le nombre d’entrées sur le territoire et ne tiennent pas compte des sorties, les autorités administratives comptabilisent les départs à l’étranger des foyers fiscaux, mais ne s’intéressent guère à ceux qui, dans le même temps, choisissent de s’installer en France.
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[23]
Pour une réfutation argumentée, cf. Zucman (G.), Les patrimoines fuient-ils l’ISF ?, op. cit., p. 39 et s.
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[24]
Pinçon (M.), et Pinçon-Charlot (M.), Les ghettos du Ghota, Paris, Le Seuil, 2007, p. 28.
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[25]
Cf. Filoche (G.), Carnets d’un inspecteur du travail, Paris, Ramsay, 2004, p. 101 et s.
-
[26]
Cf. Spire (A.), « L’entonnoir du contentieux fiscal », in Contamin (J.-G.), Saada (E.), Spire (A.), et Weidenfeld (K.), Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions, Paris, La Documentation française, 2008.
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[27]
Pinçon (M.), Pinçon-Charlot (M.), Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Paris, Payot, 1998, p. 53 et p. 58-59.
-
[28]
Sur le rôle de la fraude et du redressement comme composante du rapport de forces entre élites et pouvoir central, cf. Hibou (B.), La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006, p. 163-174. Sur le cas du Cameroun, cf. Roitman (J.), Fiscal Disobedience: An Anthropology of Economic Regulation in Central Africa, Princeton, Princeton University Press, 2004.
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[29]
Cet attachement au principe d’égalité n’empêche cependant pas des variations d’un agent à l’autre, selon sa trajectoire, sa position dans le service et la façon dont il se représente sa mission.