Notes
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[1]
Cf. par exemple, Puech (I.), « Le temps du remue-ménage. Conditions d’emploi et de travail de femmes de chambre », Sociologie du travail, 46, 2004 ; Perrin (E.), Chômeurs et précaires au cœur de la question sociale, Paris, La Dispute, 2004 ; Abdelnour (S.), Collovald (A.), Mathieu (L.), Péroumal (F.), Perrin (E.), « Précarité et luttes collectives : renouvellement, refus de la délégation ou décalages d’expériences militantes ? », Sociétés contemporaines, 74, 2009.
-
[2]
Sur ce point, cf. Mathieu (L.), « Les mobilisations improbables : pour une approche contextuelle et compréhensive », in Cadiou (S.), Dechezelles (S.), Roger (A.), dir., Passer à l’action : les mobilisations émergentes, Paris, L’Harmattan, 2007. Cf. également Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998 ; Mathieu (L.), Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001 ; Demazière (D.), Pignoni (M.-T.), Chômeurs : du silence à la révolte, Paris, Hachette, 1998 ; Maurer (S.), Pierru (E.), « Le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998. Retour sur un miracle social », Revue française de science politique, 3, 2001, ainsi que le dossier « La précarité mobilisée » dirigé par Magali Boumaza et Emmanuel Pierru, Sociétés contemporaines, 65, 2007.
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[3]
Ce dont témoigne, depuis plusieurs années, le recours particulièrement difficile à la grève, Denis (J.-M.), dir., Le conflit en grève ?, Paris, La Dispute, 2006.
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[4]
Si les analyses statistiques ont la vertu de dégager des régularités sociales donnant à voir des inégalités structurelles, elles tendent également à « désobjectiver » les groupes concrets en agrégeant ensemble des individus n’ayant ni relations entre eux, ni identité commune. Le risque est grand alors de prendre les « variables » sociologiques pour des groupes sociaux « réels ou réalisés » et des relations statistiques pour des relations socialement fondées, ce que cherchent précisément à éviter les analyses localisées et contextualisées des phénomènes observés, comme celle que nous présentons ici.
-
[5]
D’autres analyses de « mobilisations improbables », telles celles citées ci-dessus, ont éclairé d’autres conditions de possibilité de leur surgissement : soutiens extérieurs, « force des faibles » par exemple. À côté des travaux cités ci-dessus, cf. Péchu (C.), Droit au logement. Genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz, 2006. Lechien, (M.-H.), « Des militants de la “cause immigrée”. Pratiques de solidarité et sens privé de l’engagement », Genèses, 50, 2003.
-
[6]
Si le nombre de jours de grève a connu un fléchissement très important dans les années 1980-2000, le taux de participation à des conflits salariaux et le nombre de jours non travaillés sont en constante augmentation depuis le début 2000. Il y a même intensification de la conflictualité si l’on prend en compte l’absentéisme, les débrayages, les arrêts de travail inférieurs à deux jours, les grèves du zèle et les grèves perlées. Cf. Béroud (S.) et al., La lutte continue ?, Bellecombe-en-Bauge, Le Croquant, 2008.
-
[7]
Sur la nécessité de décloisonner les approches pour analyser aussi bien les différents engagements militants que les conflits salariaux, voir dans ce numéro l’article de B. Giraud. Cf. également Sawicki (F.), Siméant (J), « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, 1, 2009.
-
[8]
Cf. McCarthy (J. D.), Zald (M. N.), « Resource Mobilization and Social Movements: A Partial Theory », American Journal of Sociology, 6, 1977.
-
[9]
Olson (M.), Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978.
-
[10]
Tilly (C.), « Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième siècle, 4, 1984.
-
[11]
Sur ce point, Schwartz (O.), La notion de « classes populaires », Habilitation à diriger des recherches, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998. Cf. également, Chabault (V.), Un déclassement négocié. La FNAC : histoire d’entreprise, trajectoires socioprofessionnelles et pratiques de travail des générations d’employé(e)s, Thèse de sociologie, EHESS, 2008.
-
[12]
Ces données ont été recueillies au cours d’une recherche financée par la DARES qui, outre le commerce des biens culturels, abordait les conditions de mobilisation des opératrices de centres d’appel et des intermittents du spectacle : Collovald (A.), Mathieu (L.), Le retournement de l’improbable. Les conditions de mobilisation dans les grandes librairies, les centres d’appel et chez les intermittents du spectacle, Rapport DARES, 2007.
-
[13]
Sur ce point, Lemieux (C.), Vilain (J.-P.), « La mobilisation des victimes d’accidents collectifs. Vers la notion de “groupe circonstanciel” », Politix, 44, 1998.
-
[14]
Pour une synthèse critique des analyses en termes de frustration, cf. Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2005 ; Corcuff (P.), « Frustration relative », in Fillieule (O.), Mathieu (L.), Péchu (C.), dir., Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
-
[15]
Il convient de distinguer entre les entreprises et entre les collectifs de travail pour évaluer en contexte les effets des techniques de rationalisation managériale sur les salariés. Par exemple, le management ne prend pas tout à fait la même forme et la même intensité à la FNAC et dans les deux sites observés. La FNAC tient à préserver son image d’entreprise culturelle dans laquelle les employés se mobilisent au service des clients, ce qui oblige à laisser une certaine autonomie aux salariés et à continuer à recruter des jeunes diplômés ayant une expérience du militantisme, ce qui n’est pas le cas ici. Pour une analyse des salariés de la FNAC et des conditions de leur appropriation positive de leur emploi, Chabault (V.), « Entre commerce et culture. Les pratiques de travail des vendeurs de livres de la Fnac », Sociétés contemporaines, 3, 2007.
-
[16]
Sur ces contraintes à l’audace qui affectent des individus connaissant une fluctuation de leur crédit social tout en disposant des ressources pour y faire face, Viala (A.), Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1983.
-
[17]
Si la majorité sont en CDI au moment de l’enquête, ils sont en revanche rémunérés au niveau du Smic et soumis à des horaires atypiques (travail le week-end et en soirée, fréquents changements de planning, etc.), et tous sont antérieurement passés par une phase d’alternance de CDD et de « petits boulots ».
-
[18]
Cf. Baudelot (C.), Gollac (M.), Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, Paris, Fayard, 2003.
-
[19]
Burnod (G.), Cartron (D.), Pinto (V.), « Étudiant en fast-food : les usages sociaux d’un “petit boulot” », Travail et emploi, 83, 2000.
-
[20]
Tous les prénoms ont été modifiés.
-
[21]
La responsabilité de départements, par exemple, poste que les salariés les plus motivés pouvaient espérer occuper est désormais appropriée par des cadres issus d’écoles de commerce.
-
[22]
Cf. l’article « Démotivés. Quand le travail détruit l’envie de travailler » et l’entretien avec P. Ughetto, in Beaud (S.), Confavreux (J.), Lindgaard (J.), dir., La France invisible, Paris, La Découverte, 2006.
-
[23]
Honneth (A.), La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000. C’est cette même estime de soi qui est liée à la défense du métier et empêche de se reconnaître aussi bien dans les luttes de travailleurs précaires (incarnées par les salariés de McDo) que dans celles des intermittents du spectacle, et de s’y associer (comme en 2002 lors de la mobilisation interenseignes descendant « l’avenue de la précarité » que sont les Champs-Élysées).
-
[24]
Matonti (F.), Poupeau (F.), « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155, 2004.
-
[25]
Sur la vingtaine de salariés rencontrés, 14 d’entre eux sont dans un rapport d’étrangeté à l’égard du militantisme (pas de parents militants ou syndiqués, eux-mêmes n’ont jamais dans leur enfance ou adolescence participé à des collectifs ou à des luttes collectives, au moment du conflit ils n’étaient ni militants ni syndiqués, etc.). Si l’on fait l’hypothèse que les salariés qui ont accepté la situation d’entretien (qui portait explicitement sur les derniers conflits s’étant produits dans l’entreprise) sont ceux qui ont trouvé suffisamment d’intérêt aux grèves s’étant déroulées sur leur lieu de travail pour s’en souvenir et se sentir autorisés à en parler avec nous, on peut alors estimer qu’ils sont représentatifs des plus impliqués à un titre ou à un autre dans les conflits et que leurs caractéristiques valent a fortiori pour l’ensemble des salariés.
-
[26]
Hoggart (R.), La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 ; Schwartz (O.), « Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique », Politix, 13, 1991.
-
[27]
Comme l’ont montré les travaux de Michel Pialoux : Corouge (C.), Pialoux (M.), « Chroniques Peugeot », Actes de la recherche en sciences sociales, 52/53, 54, 57, 58, 1984-1985. Pialoux (M.), « Le désarroi du délégué », in Bourdieu (P.), dir., La misère du monde, Paris, Seuil, 1993 ; Beaud (S.), Pialoux (M.), « L’esclave et le technicien, démobilisation collective et démoralisation individuelle », Autrement, 126, janvier 1992.
-
[28]
Comme le montre S. Béroud, in « Jeunes, précaires, et issus de l’immigration dans l’action syndicale », communication au colloque « Classe, ethnicité, genre… Les mobilisations au piège de la fragmentation identitaire », CRAPE, IEP de Rennes, 8-9 mars 2007.
-
[29]
Le plaisir et l’« enrichissement personnel » retirés de la pratique militante peuvent contribuer à ce que le groupe militant produit « d’autant plus de combustible qu’il en consomme davantage », cf. Gaxie (D.), « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, 1, 1977.
-
[30]
Hirschman (A. O.), Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.
-
[31]
Les entretiens montrent cependant que cette crainte peut être surmontée précisément du fait de la précarité du marché du travail, notamment chez les salariés les plus jeunes et les moins « établis », qui ont intégré cette éventualité comme un avenir possible voire probable.
-
[32]
Olson (M.), Logiques de l’action collective, op. cit.
-
[33]
Sur les logiques d’interaction stratégique, Schelling (T.), Stratégie du conflit, Paris, PUF, 1986 ; Goffman (E.) Strategic Interaction, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1969.
-
[34]
Dobry (M.), « Calcul, concurrence et gestion du sens », in Favre (P.), dir., La Manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 1990, p. 366.
-
[35]
McAdam (D.), « Tactical Innovation and the Pace of Insurgency », American Sociological Review, 48, 1983.
-
[36]
En ce sens, ici les émotions mobilisent moins qu’elles ne sont mobilisées par l’activité contestataire et leur aveu dans les entretiens varie non en fonction de leur intensité mais une fois encore selon le capital militant détenu ; ce sont les plus néophytes en matière de lutte collective qui les expriment le plus dans leur récit. Sur cette relation entre émotions et militantisme, Latté (S.), Les « victimes ». La formation d’une catégorie sociale improbable et ses usages dans l’action collective, Thèse d’études politiques, EHESS, 2008.
-
[37]
Pour une réflexion globale sur le concept de répertoire d’action collective, Traugott (M.), ed., Repertoires and Cycles of Collective Action, Duke University Press, 1995 ; Offerlé (M.), « Retour critique sur les répertoires de l’action collective », Politix, 81, 2008.
-
[38]
Sur l’importance de ce phénomène dans « l’intéressement » à l’action collective, Collovald (A.), dir., L’humanitaire ou le management des dévouements, Rennes, PUR, 2002.
-
[39]
Dans plusieurs cas, cet investissement militant ne concerne pas que la sphère professionnelle, mais participe d’une politisation plus large, via notamment l’adhésion à un parti politique ou à une organisation de mouvement social (comme dans le cas de ces deux militants CGT qui peu après ce premier engagement ont adhéré à la LCR et pour l’un des deux à Attac). Reste que ce processus de pluri-engagement est relativement rare et doit surmonter là aussi la fréquente hostilité, ou tout au moins la méfiance, des jeunes salariés à l’égard de la « politique politicienne » notée par Béroud (S.), « Adhérer, participer, militer : les jeunes salariés face au syndicalisme et à d’autres formes d’engagements collectifs », Rapport IRES, 2004.
-
[40]
Sur l’importance des ressources morales et physiques des délégués syndicaux pour rallier à eux des salariés, Pialoux (M.), « Stratégies patronales et résistances ouvrières », Actes de la recherche en sciences sociales, 114, 1996 ; avec Stéphane Beaud, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.
1Des grèves récentes et souvent dures menées dans des secteurs professionnels précaires – restauration rapide, hôtellerie, chaînes de librairie, nettoyage, etc. [1] –, réputés peu propices à toute forme de contestation collective, sont venues rappeler que, quoique particulièrement exposés à la répression patronale, fragilisés par des statuts précaires (contrats à durée déterminée ou à temps partiel), soumis à des conditions de travail divisant le collectif des salariés (horaires atypiques, fortes contraintes à la productivité, rapide turn-over, concurrences internes au groupe de travail, etc.) et souvent dépourvus d’expérience et de tradition de lutte, leurs employés n’en étaient pas moins capables de se mobiliser pour imposer à leurs entreprises, parfois avec un relatif succès, une série de revendications. Ces mobilisations improbables au regard des critères habituellement retenus en sociologie de l’action collective pour repérer les freins à l’émergence de protestations collectives [2] – rareté des compétences militantes, faiblesse des encadrements collectifs, poids d’une identité collective faiblement valorisée voire stigmatisée – invitent à soumettre à nouveau à l’analyse des constats que l’on croyait bien établis, comme ceux liant montée de la précarité et de la flexibilité, désyndicalisation et/ou affaiblissement des présences syndicales et reflux des conflits sociaux. S’il ne s’agit pas de réfuter les acquis sociologiques qui insistent sur les obstacles rencontrés par des salariés pour déclencher et faire tenir des épisodes contestataires [3], il convient de rappeler que ces obstacles ne condamnent pas fatalement à la passivité ou à la soumission : ils peuvent, sous certaines conditions, être surmontés ou contournés. L’analyse suppose alors, tout autant qu’une étude localisée des situations affrontées par les salariés et les animateurs syndicaux [4], une attention particulière aux différentes manières dont sont résolus (ou non) les problèmes pratiques et les dilemmes moraux que chacun d’entre eux rencontre avant l’entrée en contestation puis tout du long du déroulement de l’action collective. On voudrait plus particulièrement montrer, dans cet article, comment des mécanismes sociaux défavorables initialement à des engagements contestataires se trouvent convertis en déterminations à l’action [5].
2Ces conflits salariaux, qui signalent que l’action contestataire peut surgir ailleurs et autrement que dans les seuls « mouvements sociaux » et que le salariat reste un terrain central de luttes sociales? [6], gagnent à être envisagés depuis des perspectives et avec des concepts initialement forgés pour l’analyse de phénomènes protestataires étrangers au monde du travail. En effet, parmi toutes celles qui structurent la sociologie politique, la coupure qui s’est progressivement instaurée entre les spécialistes des luttes syndicales et ceux des « autres » actions collectives est une des plus préjudiciables à l’intelligibilité des formes contemporaines de la conflictualité sociale? [7]. Elle apparaît, à l’examen, dénuée de fondement tant les questions que pose l’émergence des luttes internes au monde du travail sont similaires à celles que soulèvent les autres formes de mobilisation : conditions et travail concret de construction d’une mobilisation et de « production d’un collectif », nature des ressources individuelles et collectives disponibles, présence ou non de militants actifs et expérimentés et d’une organisation collective capables de cristalliser les revendications et d’encadrer le conflit? [8], problème des coûts de l’engagement? [9] et de la maîtrise d’un répertoire d’action collective? [10], etc. Cet article voudrait en offrir une démonstration en prenant l’exemple d’épisodes contestataires ayant marqué le secteur des commerces de biens culturels.
3Ce secteur constitue un bon observatoire des processus par lesquels des obstacles à l’action collective peuvent être « retournés » en incitations à la participation à des conflits salariaux, leurs conditions de possibilité, le type de travail militant nécessaire de la part des animateurs syndicaux et des salariés et les conséquences que peut avoir cette conversion malaisée sur les salariés, notamment en termes d’acquisition de compétences nouvelles et de rapport au syndicat. En effet, le commerce des biens culturels intègre plusieurs dimensions a priori défavorables à l’émergence de contestations collectives : pénibilité des conditions de travail, horaires atypiques (avec travail le dimanche et en soirée), relative vulnérabilité des statuts (si les CDI sont majoritaires, ils coexistent, aux mêmes postes, avec de nombreux CDD et sont parfois à temps partiel, ce qui empêche les salariés d’accéder à toutes les protections sociales garanties par un travail à temps plein), instabilité des effectifs, mais également composition majoritairement jeune et féminine du personnel. Si le niveau de capital culturel y est relativement élevé, la situation de ces employés les apparente à ces « dominés aux études longues » (diplômés, mais occupant des postes peu qualifiés dans le monde du travail) dont la catégorie, en pleine expansion? [11] sous l’effet de la démocratisation scolaire, est réputée réticente aux formes collectives de règlement des griefs sociaux. La précarité concerne ainsi également la défense collective de ces salariés : peu de syndiqués, faiblesse des syndicats aussi bien comme structure nationale que sur les lieux de travail. Si ce secteur n’est pas forcément un « désert syndical », reste que la forme syndicale est moins ici une condition propice à l’éclosion de conflits salariaux qu’un de leurs enjeux. Dans les deux cas étudiés, la faiblesse syndicale se double d’un fort éloignement des salariés par rapport au syndicalisme et aux modes de protestation collectifs.
Outre le dépouillement d’archives syndicales et de presse, une vingtaine d’entretiens ont été conduits auprès de salariés de ces deux enseignes (responsables syndicaux, simples adhérents, non-syndiqués ayant participé ou non aux conflits) ; ils occupent différents postes (vendeurs, caissiers, réceptionnaires ou chargés de la vente par correspondance, hôtesses d’accueil), une douzaine sont des femmes, une quinzaine sont âgés entre 25 et 35 ans. On a ajouté, pour faire contraste avec les expériences et représentations syndicales ayant cours dans les deux sites observés, un entretien avec une déléguée CGT, vendeuse dans la librairie d’un grand magasin parisien où l’implantation syndicale forte, plurielle et ancienne, forge un rapport de forces favorable avec la direction et rend possibles des protestations collectives relativement fréquentes? [12]. Les entretiens, obtenus pour les premiers grâce à des contacts personnels avec deux salariés, se sont déroulés en dehors du lieu et des horaires de travail.
4Comment émerge, prend et dure un conflit salarial alors même que de nombreux salariés qui y participent ne détiennent pas de compétences militantes et ne peuvent s’appuyer sur une organisation syndicale forte et stable ? Comment alors se créent des dispositions à la protestation collective puis à l’engagement syndical chez des acteurs qui en étaient initialement dépourvus ? Cette double question invite à analyser la dynamique de ces investissements successifs dont les ressorts risquent de ne pas être identiques et de varier dans le cours même de l’action collective. Restituer les manières dont s’opère et évolue pendant et après le conflit la rencontre entre une offre de protestation et des salariés dont beaucoup lui sont initialement indifférents ou réfractaires suppose alors de suivre au plus près les microactions et microactivités qui structurent la « carrière » des pratiques de mobilisation et d’en décomposer le déroulement temporel suivant les étapes centrales pour sa perduration. Deux moments vont retenir l’attention et organiser la démonstration : celui qui mène du consentement au travail à sa contestation et celui qui va de la participation à la lutte collective à l’engagement syndical.
De l’engagement dans le travail à l’engagement dans la grève
5Le travail de mobilisation et d’incitation à l’action revendicative doit composer avec la configuration particulière des lieux de travail dans lesquels il s’inscrit. Ici, les animateurs syndicaux sont confrontés à une double logique de situation. Si les personnels des deux sites culturels ne constituent pas un « groupe circonstanciel »? [13] et possèdent des caractéristiques biographiques susceptibles de les rapprocher dans une communauté de destin, ils ont également des rapports peu politisés avec leur travail et la défense de leurs droits ; leur peu de familiarité non seulement avec le syndicalisme, mais aussi avec les pratiques de représentation et de délégation rend difficiles l’acceptation d’un mode collectif de règlement des doléances et une appréhension syndicale des luttes à engager. C’est dire que le déclenchement d’une grève suppose un long travail de préparation et de justification qui va trouver appui moins dans les compétences politiques ou syndicales préalablement constituées des salariés, que dans leurs dispositions sociales et culturelles et dans leurs attentes contrariées de réalisation de soi dans le travail.
Une cristallisation de déceptions croisées
6Les analyses de l’action collective en termes de « frustration » ou de « frustration relative » ont été critiquées et bien souvent à juste titre? [14]. Pourtant, à les rejeter sans bénéfice d’inventaire, on risque d’oublier combien les situations vécues dans le travail et hors travail constituent des expériences éprouvantes ; celles-ci, même si elles suscitent toute une série de mécontentements dispersés, vécus sur un mode individuel et dénués de toute orientation politiquement constituée, n’en préparent pas moins une base d’échanges entre des salariés désunis, pouvant devenir une ressource d’impulsion à une action collective. Contre toute attente, ce sont ici les politiques de recrutement et les modes de management? [15], pensés pour forcer au silence, qui déclenchent involontairement chez certains des déterminations à l’insubordination en les contraignant « à l’audace »? [16] afin de préserver la part de dignité à laquelle ils estiment avoir droit.
7Recrutés en fonction de leur diplôme et de leurs compétences culturelles (gages de connaissances intellectuelles et de savoir et savoir-être relationnels) pour remplir des tâches allant du conseil à la clientèle et la mise en place des articles à la gestion et à la commande des produits aux fournisseurs, ces salariés partagent d’autres caractéristiques biographiques qui tissent entre eux des plages d’entente possibles. Ils font ainsi dans leur majorité l’expérience d’un déclassement social plus ou moins prononcé. Sans que cela soit totalement absent, peu d’entre eux sont issus des couches supérieures ; les parents appartiennent surtout aux petites classes moyennes du secteur privé ou public (employés ou cadres moyens, commerçants ou artisans, petite ou moyenne fonction publique – enseignant, infirmière, postier, etc.). Mais telles qu’elles sont présentées, les professions des parents signalent le plus souvent une certaine stabilité de l’emploi, une présence longue dans la même entreprise ou une continuité dans l’activité, auxquelles les salariés opposent leur expérience du chômage et de la succession des CDD avant d’obtenir leur poste actuel? [17], la faiblesse de leur salaire et l’incertitude de leur avenir professionnel. Leur parcours scolaire, souvent prématurément arrêté, heurté ou contraint, les rapproche dans le sentiment d’avoir subi une trajectoire entravée et inachevée. Plusieurs ont ainsi entamé une scolarité qui leur laissait espérer une relative ascension sociale, mais qui a été précocement interrompue par des difficultés personnelles (cas d’une étudiante qui n’a pu terminer son année d’hypokhâgne puis son DEUG, d’une jeune femme perturbée par de graves difficultés familiales qui l’ont amenée à quitter le lycée pour un CAP, ou encore de l’héritière d’une longue lignée d’enseignants qui a systématiquement échoué au CAPES), ou qui ne leur a pas permis d’atteindre le statut escompté (diplômé des beaux-arts qui ne parvient pas à vivre de la vente de ses œuvres, infographiste qui n’arrive pas à valoriser son diplôme sur le marché du travail). D’autres s’estiment aujourd’hui victimes d’une mauvaise orientation scolaire qui les aurait écartés des filières où leurs goûts ou leurs talents auraient pu s’épanouir (cas d’un passionné d’art ancien dirigé en cinquième vers un CAP de mécanique et qui a, par la suite, suivi une formation de restaurateur d’estampes). Ces différentes expériences signalent un rapport particulier à la culture et aux mondes de l’art qui n’est pas étranger aux relations nouées avec l’emploi et aux raisons de l’investissement contestataire.
8Si ces salariés ont espéré, en effet, trouver dans leur emploi dans le commerce des biens culturels un moyen de « rattraper » leurs « ratés » biographiques et une voie possible de salut social, la rationalisation managériale du travail, en entraînant une déqualification des tâches et une précarisation du travail, va progressivement contrarier leurs espérances et les mettre en porte-à-faux avec le poste qu’ils occupent. « L’ambiance au travail » est déjà pour une part minée par la multiplication des « emplois atypiques » (CDD, temps partiels, emplois temporaires) qui « déstabilise les stables » en provoquant un sentiment de fragilisation des statuts et des inquiétudes pour l’emploi occupé (et il n’est pas innocent que ce soient eux, ayant des CDI et en poste depuis quelques années, qui rejoignent les premiers la grève). Mais c’est aussi une dégradation du bien-être au travail? [18] qui s’opère, renvoyant à toute une série de désillusions plus spécifiques tenant aux gratifications attendues de l’implication dans l’activité professionnelle.
9Une première déception naît de la transformation qui s’opère au fil du temps dans le rapport à l’emploi. Vécu initialement comme un « job étudiant »? [19], transitoire et permettant un jeu social sur des identités « à côté », celui-ci devient le centre de l’identité professionnelle et sociale en devenant le lieu d’entrée dans la « vraie » vie active. À l’exit possible se substitue une loyauté forcée qui ne s’accompagne pas le plus souvent d’un poste stable et à plein temps offrant sécurité et promesse d’avenir. La prise de parole peut alors apparaître comme une solution aux tensions ressenties entre la nécessité d’en « rabattre » et la volonté de continuer d’exister en échappant à l’enfermement d’une identité professionnelle qui ne laisse aucune place aux aspirations et aux compétences artistiques détenues. Alexine? [20], célibataire de 26 ans, incarne bien cette situation. Ayant interrompu ses études en lycée pour cause de problèmes familiaux, elle passe un CAP de libraire et entretient avec le monde de la culture des rapports d’autodidacte : elle peint et se déclare grande lectrice. Après plusieurs emplois temporaires autour du livre (à France Loisirs et Flammarion), elle entre dans la grande surface culturelle en 2002 comme vendeuse, d’abord en CDD puis en CDI. Très vite, elle se syndique et devient déléguée du personnel CGT. La rencontre avec une militante connue à Flammarion lui offre un modèle d’engagement lui permettant de concilier des images de soi tendant à se désajuster : « Je suis arrivée dans un moment de ma vie où je m’ennuyais, donc j’avais envie de m’engager dans un truc et je ne savais pas dans quoi. J’ai rencontré Sylvie et Sylvie me parlait beaucoup de ce qu’elle faisait, je trouvais ça plutôt intéressant. Elle m’a présentée à Ludovic [militant CGT], je me suis dit oui je vais travailler avec lui. » Son engagement est ainsi vécu sur le mode de l’investissement individuel et culturel qui était celui sur lequel elle vivait antérieurement ses activités professionnelles, tant il lui permet d’être critique à l’égard d’une situation de travail qui ne lui convient pas tout en continuant, mais autrement, à trouver des sources d’enrichissement dans son milieu professionnel.
10Une autre forme de déception tient à ce que la plupart des salariés enquêtés vivent leur occupation professionnelle comme une appartenance au monde de la culture par procuration. Nombre d’entre eux ont commencé des études artistiques qu’ils n’ont pu terminer ou, s’ils les ont finalisées, qui n’ont pas débouché sur des postes en adéquation avec leur projet initial. Grands lecteurs (de littérature, de philosophie), ils ont en outre très souvent des pratiques artistiques d’amateurs (peinture, musique, écriture, théâtre, etc.), qu’ils investissent comme la réalisation de leur véritable vocation et le signe d’une compétence culturelle avérée qu’ils espèrent faire reconnaître dans leur métier. Les conditions d’exercice de leur emploi leur font réaliser combien cet espoir était chimérique. Alors que leur recrutement a été fondé sur un capital culturel ou des compétences spécialisées le plus souvent attestés par un diplôme (CAP de libraire, diplôme des beaux-arts, titres universitaires en littérature, etc.), la gestion du personnel – standardisation des tâches et de la gestion des stocks, pressions pour faire du chiffre, moindre autonomie dans les commandes et les installations des produits, horaires non choisis, etc. – tend à les rabaisser à un statut de simples manutentionnaires « tout juste bons à ranger les livres dans les rayons ». Sentiment de routine, répétition de tâches « robotisées », limitation des initiatives, surveillance de l’encadrement, emploi mal payé, absence de perspectives de carrière? [21] : la plupart ressentent durement les contradictions entre ce qu’ils rêvent d’être (souvent des artistes), leur emploi dans un univers qui tend à devenir un simple commerce (alors qu’ils pensaient travailler dans « le culturel » et qu’ils l’ont investi sur un mode culturel), et la réalité d’une activité quotidienne dépourvue de toutes les promesses d’enrichissement personnel qu’elle pouvait revêtir initialement à leurs yeux.
11On comprend qu’une autre forme de déception renvoie au manque de reconnaissance dont les salariés sont l’objet de la part des cadres de leur entreprise. Ils ressentent l’attitude de ces derniers comme d’autant plus méprisante qu’ils estiment détenir les compétences spécifiques nécessaires à leur emploi (le fait de ne pouvoir rencontrer les représentants des éditeurs et de ne pouvoir donner leur avis dans le choix des commandes est souvent cité), et qu’ils sont attachés au « travail bien fait ». Les propos désabusés de Corentin, vendeur de la librairie d’art formé à la restauration d’estampes, de 39 ans, en sont une bonne illustration : « Le travail en quelque sorte, c’est… Ça a pas une grande valeur [aux yeux des cadres]. […] Que vous donniez toutes vos compétences, c’est pas pris en considération, ça a pas un impact important. […] Alors que pendant des années j’ai vraiment baigné dans cet univers où le travail doit être important, montrer ses compétences, travailler, travailler, pour pouvoir avoir après une évolution de carrière. » Même dépit chez Ariane, vendeuse de la grande surface d’une trentaine d’années, syndiquée à SUD, qui constate amèrement que la polyvalence exigée des salariés se réalise au détriment de leur compétence et de la qualité du service rendu : « Avant on prenait des gens qui étaient compétents, dans leur métier, ce qui est plus du tout le cas. […] Maintenant c’est vrai qu’un salarié peut basculer de la papeterie à la librairie, de la librairie en vidéo, etc. […] Sans aucune formation, sans rien du tout. Donc ça tient pas la route. Devant le client, ça tient pas la route. » Se tenir au courant de l’actualité littéraire, connaître les ouvrages et les auteurs pour pouvoir conseiller les clients, toutes ces compétences à la fois scolaires et relationnelles, grâce auxquelles elle trouvait une valorisation de soi et un moyen de tenir à distance l’image strictement commerciale de son activité, lui semblent désormais dépourvues du sens qu’elle leur avait initialement attribué. Si cette confrontation avec une réalité du travail toute autre que celle qui était imaginée peut conduire à la démoralisation et au désinvestissement dans le travail? [22], la jeunesse des salariés et leur faible ancienneté dans les postes qu’ils occupent leur laissent espérer pouvoir encore, sinon changer la donne, du moins lui résister (ce sont ainsi plutôt les 25-35 ans qui ont été les plus prompts à s’engager dans la grève).
12Dès lors, les revendications d’augmentation salariale et d’amélioration des conditions de travail affichées le plus souvent lors des mobilisations résultent du travail d’unification des griefs autour d’un problème directement négociable par les syndicats avec la direction ; elles condensent des exigences à la fois matérielles et symboliques de reconnaissance du « métier » visant à contrecarrer la difficulté à se réapproprier positivement un emploi perçu désormais comme une position de relégation. Cette revendication de dignité est bien formulée par Vanessa, hôtesse d’accueil de grande surface, de 27 ans. Elle tenait, par sa participation à une grève pour une revalorisation des salaires (dont on peut remarquer qu’elle la présente en recourant au registre de la « considération »), à exprimer son mécontentement de n’avoir pas obtenu une promotion qu’elle estimait méritée : « On me laissait espérer que je passe donc à un échelon supérieur, en tant qu’hôtesse, que je passe donc à l’échelon de polyvalent. […] Je voyais toujours rien, et donc je me suis dit “ben mince, voilà, je vais pas me laisser faire”, et donc j’ai participé à la grève. Oui, c’était un mélange de ras-le-bol, de ras-le-bol parce que nous ne sommes pas considérés. » Aux yeux de cette salariée, « ne pas se laisser faire », montrer que l’on n’est pas dupe devant des promesses non tenues et obtenir un salaire « mérité », participe de la construction et de la préservation de l’estime de soi? [23].
13En révélant aux salariés que leur engagement dans leur activité professionnelle ne sera pas payé en retour, ces désillusions contribuent non seulement à les rendre critiques à l’égard de leurs conditions de travail, mais aussi à se reconnaître suffisamment de propriétés communes avec leurs collègues pour rapprocher leur situation et commencer à construire une identité collective. C’est dire que la situation de « jeunes diplômés dominés » joue alors à plein. Si le capital culturel détenu invitait à consentir à la domination au travail tant qu’elle prenait la forme d’une légitimité culturelle et laissait envisager une réussite fondée sur le mérite personnel, il se transforme en ressource protestataire opposable à l’encadrement dès lors que les techniques managériales malmènent les croyances placées dans sa valeur au travail. Ces dispositions à l’indocilité encore inorganisée n’ouvrent pas cependant directement sur une contestation collective et elles ne vont pas sans ambivalence à l’égard de l’action collective et des collègues syndiqués qui l’incarnent. C’est que la participation à un conflit salarial obéit à ses propres conditions : elle ne dépend pas de l’intensité des griefs ressentis ou de l’approbation des revendications exprimées, mais du rapport plus ou moins lointain ou proche avec la forme collective de la contestation.
Un enrôlement par la proximité
14Les entretiens font immédiatement apparaître de fortes inégalités de capital militant parmi les salariés? [24]. Quelques-uns, parmi lesquels on trouve sans surprise ceux qui sont les plus investis dans l’action syndicale, sont de véritables héritiers militants, au sens où leurs parents étaient eux-mêmes militants (dans des partis, des syndicats, des associations) et leur ont transmis un ensemble de dispositions et de schèmes de perception favorables à l’engagement. D’autres, eux aussi souvent actifs syndicalistes, ont pour leur part acquis des compétences militantes dans et par la participation préalable à diverses formes d’action collective, que ce soit le scoutisme, le monde associatif ou le syndicalisme étudiant. Mais la grande majorité? [25] est composée de novices dans le domaine des luttes collectives que ni leur environnement familial proche ou lointain, ni leur trajectoire personnelle et les différents univers qu’ils ont traversés (études, emplois précédents), n’avaient jusqu’à présent conduits à se poser la question d’une éventuelle participation à une mobilisation. C’est à l’intérieur de l’entreprise qu’ils ont été pour la toute première fois confrontés à une offre d’engagement contestataire qui les a laissés tout d’abord relativement désemparés, et cela d’autant plus que tout leur héritage familial et leur trajectoire antérieure les inclinaient soit à rejeter les rapports conflictuels au sein de l’entreprise, soit à privilégier les stratégies individuelles de règlement des différends ou de poursuite de la carrière (cf. infra). S’ils ont finalement accepté de se joindre aux grévistes, c’est pour des raisons qui tiennent principalement à des mécanismes qui n’ont pas le syndicalisme ou la protestation collective pour principe. C’est que même éloignés de l’univers syndical et étrangers aux pratiques de délégation, ils sont dans un rapport de proximité avec les délégués présents sur le lieu de travail. Si la distance avec le monde syndical et politique suscite, on le sait, scepticisme voire défiance à l’égard de toute élite sociale (même la plus indigène souvent soupçonnée de « trahir » ou de « profiter »? [26]) et pousse à l’indifférence, à l’attention à éclipse, à la délégation retenue ou à la remise de soi, à l’engagement temporaire ou velléitaire? [27], elle est ici compensée par la connaissance des délégués qui sont aussi des collègues de travail. C’est aussi que ces syndicalistes ne disposent pas eux-mêmes d’un capital militant tel que le différentiel de leurs ressources et compétences les séparerait des autres salariés et ferait d’eux des « initiés » dotés de schèmes proprement syndicaux d’analyse de la situation et dévoués entièrement à la cause syndicale.
15Rares en effet sont les salariés pour qui l’occupation d’une fonction de délégué s’est réalisée sur le mode de l’évidence. Pour la plupart, la « génération » de leurs ressources syndicales ou leur révélation d’une aptitude à être représentant syndical se sont opérées sur le mode de la contrainte, de la « pression amicale » ou de l’opportunité inattendue. La nécessité de « trouver » des porte-parole des salariés, comme par exemple lors des négociations sur les 35 heures, a condamné certains à « sortir du rang » et à endosser un statut, plus ou moins durable et formalisé, de représentants de leurs pairs ; s’ils ont fait alors l’apprentissage de la représentation, s’ils en ont acquis le goût et les compétences, leur ralliement à une organisation syndicale consacre après coup leur occupation du rôle de porte-parole plutôt qu’il ne la suscite. Le récit de Ludovic, délégué CGT de grande surface, témoigne de ce processus progressif de prise de responsabilités de plus en plus importantes, mais où l’adhésion syndicale n’est qu’une étape parmi d’autres, et pas la première : « C’est le passage aux 35 heures. Donc en fait il y a apparition de délégués syndicaux. Dans le magasin de X-ville, […] y’a un délégué CGT qui commence à jouer les trublions sur le magasin de [un quartier parisien]. Donc on rentre rapidement en connexion. On forme un petit groupe, y’a des gens qui sont syndiqués, pas syndiqués. Et en 99, en particulier sur mon magasin, donc on demande les élections avec plusieurs collègues, […] sur liste CGT et on est brillamment élus au comité d’entreprise, parce qu’à l’époque on avait des comités d’entreprise par établissement. Et en tant que délégués du personnel on nomme un délégué syndical […]. Et on commence à mettre les choses en place, et à se préparer à la négociation sur les 35 heures. »
16Que le syndicat soit un « collectif à construire » sur le lieu de travail a pu constituer une forte motivation? [28] pour certains jeunes salariés qui, en se donnant un objectif à atteindre dans des conditions de relative autonomie à l’égard des structures syndicales, trouvent une voie de valorisation de soi dans leur milieu professionnel. Mais c’est aussi après s’être signalés par leur activisme dans leur entreprise que certains salariés sont « repérés » par des animateurs syndicaux en quête de collaborateurs et parfois de successeurs. Pris en charge par leur fédération de branche ou leur union locale ou départementale, ils se voient rapidement proposer des stages de formation et des postes de représentants qu’ils occupent d’autant plus facilement que ceux-ci sont vacants du fait de la faiblesse de l’implantation syndicale. Des carrières extrêmement rapides peuvent ainsi s’enclencher en l’absence de concurrence inter-syndicale et sous l’influence de l’effet surrégénérateur du militantisme décrit par Daniel Gaxie? [29]. Le cas de Ludovic est une nouvelle fois typique de ce processus : « Comme on voit que je suis un jeune militant actif de moins de 30 ans, etc., et tout, la CGT commence, on va dire, à me mettre le grappin dessus. Donc on me propulse à l’union locale, on me propulse à l’union départementale, on me propulse à la fédération. Je vais négocier, comme en plus le groupe est la plus grosse entreprise de cette convention collective […]. On fait de moi un super-militant. Quitte un peu à délaisser aussi ce qui se passe dans l’entreprise. En fait je le vois que rétrospectivement. Évidemment, ça te plaît, on te donne des responsabilités, etc., et tout, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. »
17Ces opportunités d’engagement et d’occupation de responsabilités sont également saisies sous la pression « amicale » des délégués qui dans un contexte de rareté des vocations syndicales s’emploient à les susciter. « En réalité, jamais j’aurais dû être délégué parce que c’est pas quelque chose qui serait venu de moi mais Sylviane [la déléguée CGT] a un peu insisté, elle m’a expliqué que c’était mieux pour plein de raisons, et comme je m’étais dit ben tiens, pourquoi pas, c’est une expérience, un défi à relever… […] Quand elle me l’a proposé en fait, c’était parce que en fait elle avait peur que ce soit quelqu’un proche de la direction qui soit élu. […] J’étais étonné qu’elle me demande ça à moi parce que j’avais jamais montré de l’intérêt pour ça mais bon, il faut croire que tous les autres ont refusé » (Léonard, caissier de la librairie, 35 ans). Cette pression s’exerce d’autant mieux sur ces candidats malgré eux à l’occupation de responsabilités syndicales qu’ils sont parfois les seuls à pouvoir y postuler. Turn-over important ou entreprise de création récente, il est souvent difficile de trouver des salariés disposant de l’année d’ancienneté nécessaire pour pouvoir être élu délégué du personnel. Ainsi, si c’est Sylviane qui, au sein de la librairie, a été la première à se syndiquer et qui a joué un rôle décisif dans l’implantation de la CGT, elle n’a pu elle-même se présenter la première fois aux élections et a dû solliciter une de ses collègues. D’abord réticente, celle-ci a finalement pris goût à l’action syndicale dans et par la pratique de celle-ci.
18Un tel capital militant acquis sans vocation particulière et parfois contre les dispositions initiales se distingue, par son volume et sa structure, d’un capital transmis entre générations et grâce à des organisations qui en permettent la diffusion et les réappropriations. Récent et fragile dans sa maîtrise, il fait ressembler aux yeux des autres salariés ces « délégués malgré eux » moins à des représentants d’un syndicat qu’à des collègues préposés par contrainte à porter la parole du collectif de travail. Les stigmatisations voire les rétorsions (en termes de blocage de carrière, changements de poste ou licenciements) dont ils sont l’objet de la part de l’encadrement ne peuvent que renforcer cette représentation tant elles s’abattent également sur les salariés perçus, à tort ou à raison, comme « activistes » sans être forcément syndiqués ; « Quand je vois une nouvelle je lui fais : “Tu veux un CDI ? Oui ? Alors là tu es mal barrée si tu parles avec Céleste [la déléguée du personnel], tu rigoles avec Céleste, tu es mal barrée, tu auras pas de CDI” » (Josette, caissière de la librairie, 37 ans).
19Délégués et salariés partagent ainsi les mêmes conditions de travail, la même surveillance rapprochée de la part de l’encadrement, les mêmes sanctions et les mêmes craintes. Dans ces conditions, les jugements portés sur l’opportunité ou non de s’engager dans une action collective passent d’abord par des appréciations (négatives ou positives) sur les personnalités des délégués qui incarnent l’offre de protestation. Et le travail d’enrôlement que ces derniers sont conduits à entreprendre prend lui aussi des formes personnalisées pour mieux sensibiliser à la revendication et convaincre que la protestation collective est possible et justifiée : « Sylviane ou Noémi [les déléguées syndicales] elles venaient nous voir chacun, elles nous demandaient comment on pensait, ce qu’on voulait faire, ce qu’on désirait faire » (Josette). Dans ces contacts interpersonnels, il s’agit pour les responsables syndicaux de lever les hésitations et de faire accepter l’insubordination comme un droit du salarié : « C’était pour un relèvement de salaire. [Sylviane] m’a dit “tu vas continuer à travailler pour un salaire comme ça ?” Et moi je lui ai dit “écoute oui moi je viens d’arriver, ça fait deux mois que je suis là, bon”. Elle me dit “t’as le droit, tes deux mois d’essai sont passés” » (Jacques, réceptionnaire de librairie, 53 ans). Ce travail de légitimation de la protestation demande cependant à être inlassablement recommencé face aux motivations et convictions vacillantes des salariés. Discussions en face à face pendant le travail ou pendant les pauses pour faire admettre les injustices vécues comme des injustices collectives, circulation de pétitions pour compter et engager les salariés, assemblées générales pour tenter d’afficher l’existence d’un collectif de salariés déterminés à passer à l’action, sont autant d’activités de « prémobilisation » destinées à faire accepter la grève comme seule solution possible aux insatisfactions existantes. Ce travail particulier d’incitation à faire cause commune que réalisent d’autant mieux les animateurs syndicaux qu’il entre en résonance avec une ambiance d’indocilité au travail et qu’il s’inscrit dans des relations de proximité, rencontre encore d’autres obstacles pour que s’enclenche le ralliement à la grève.
De la participation à la grève à l’engagement syndical
20Si c’est sur les dispositions protestataires nées des désillusions au travail que vont se créer ou se réactiver des dispositions à l’engagement, toute une série de difficultés, liées à ce type d’acteurs vivant leurs investissements sociaux sur un mode davantage individuel que collectif, davantage culturel que politique, persiste et contraint le travail syndical d’enrôlement à se poursuivre sous des formes différentes tout au long du déroulement de la contestation.
Le contournement des anticipations
21L’entrée en grève ne va pas de soi pour les salariés les plus éloignés du monde syndical ou militant. C’est que, tout d’abord, la protestation n’est ni la seule ni la plus évidente des réactions face à une situation défavorable. Comme l’a montré Hirschman? [30], l’insatisfaction ne conduit pas nécessairement à la prise de parole, et la loyauté et la défection sont des options parfois préférables. La loyauté – qui est ici une loyauté forcée – apparaît comme la solution la plus évidente dans un secteur salarié marqué par la rareté et la précarité des emplois et au sein duquel l’implantation syndicale est faible. Mais c’est aussi la défection que les salariés mécontents peuvent privilégier, sous la forme d’un départ de l’entreprise et de la recherche d’un autre emploi. Cette alternative, si elle se heurte à l’état d’un marché du travail où les emplois réguliers sont rares, n’en est pas moins évoquée par certains. C’est le cas de Josette, caissière qui a toujours privilégié l’exit et qui n’a découvert que tardivement la possibilité de prendre la parole : « Généralement quand ça va pas avec un patron je démissionne et je vais ailleurs, donc, voilà quoi. Et le but avec la même société, de s’en prendre au patron, de lui dire “non, je suis pas d’accord”, par les moyens de grève et tout, “j’exige que”, c’était une nouveauté pour moi. » C’est également le cas de Léonard, qui se décrit comme « tranquille » pour justifier son faible goût pour l’action contestataire : « Y’a eu quelques boulots où je me suis fait virer, mais pas pour des raisons graves, mais parce que j’en avais marre et puis parce que je laissais un peu faire les choses ». Cette stratégie individuelle n’est pas dépourvue cependant de toute dimension contestataire ; elle peut trouver un appui collectif dans le syndicat lorsque celui-ci met ses ressources juridiques au service du salarié en vue d’un règlement favorable de son licenciement. En outre, la défection n’est pas nécessairement combattue par les syndicalistes (réputés pourtant avoir une propension exclusive à la contestation collective), que leur réalisme incite à conseiller parfois à leurs jeunes collègues de quitter dès que possible une entreprise où il n’y a rien à espérer : « J’avais un entretien pour je sais plus quoi, et [la déléguée CGT] m’avait dit “déjà tu n’en parles à personne parce que sinon ça va être mal vu, et ensuite, tu t’en fiches, tu plaques tout et tu pars, parce que y’aura jamais d’avenir [dans l’entreprise]” » (Anaïs, vendeuse dans la grande surface culturelle, 25 ans, en CDD).
22La prise de parole, dans un contexte professionnel où la répression patronale a souvent libre cours, reste une option risquée et perçue comme telle, même si la sanction prend des voies le plus souvent différées (harcèlement, licenciements plusieurs mois après une grève et pour des « fautes » telles que des retards répétés) ou relativement euphémisées (blocage de carrière, notamment). Les salariés les plus exposés sont ceux dont l’emploi est le plus précaire, tels que ceux encore en période d’essai, qui vont être vite éconduits (et à qui les syndicalistes déconseillent formellement de participer aux grèves), ou en CDD, comme dans le cas d’une caissière qui, régulièrement réembauchée par sa librairie, ne l’a plus été après sa participation à une grève. Mais c’est surtout comme anticipation d’un risque potentiel qu’entraînerait la participation à une grève que la répression influe le plus fortement sur la disposition des salariés à se mobiliser. Cette crainte voit son emprise varier non en fonction de l’exposition réelle à la sanction, mais selon le niveau de capital militant détenu, et ce sont les salariés qui ont la plus faible expérience de l’action collective qui l’expriment le plus fréquemment : « J’étais angoissé quand même, de ce qui allait arriver par la suite. Il y a une forme d’angoisse, en quelque sorte. Que sera mon avenir après ? Est-ce que je serai pas non plus mis sur la sellette en disant “ah, toi aussi, donc tu es parmi la liste des gens, les gens qui seront licenciés” » (Corentin)? [31].
23Si se trouve ici confirmée l’importance accordée par M. Olson? [32] à l’anticipation des risques ou des « coûts » de l’action collective, les situations face au problème du « passager clandestin » diffèrent selon la taille des entreprises : la librairie, qui compte une trentaine de salariés, a connu des grèves plus nombreuses et plus efficaces que la grande surface dont les centaines de salariés ne se sont mobilisés que de façon sporadique et sans obtenir de gains substantiels. Pour autant, nuls calculs étroitement utilitaristes ici : univers d’interconnaissance au sein desquels se sont tissées des relations fortement personnalisées, les petits groupes sont aussi des espaces d’évaluation mutuelle où le comportement de chacun (se rallier ou pas au mouvement) est directement connu des autres? [33]. L’obligation de solidarité avec des collègues (parmi lesquels des leaders syndicaux) avec qui l’on entretient des relations de sympathie ou d’amitié s’ajoute alors à l’inhibition de la défection par crainte de la stigmatisation (comme « lâche », « lâcheur » ou « traître ») pour inciter à l’engagement des salariés pourtant réticents : « Quand je vois que les autres finissent par lâcher prise et se joignent aux autres, aux autres grévistes, bon effectivement il faut y aller, parce que finalement il y a… Vous vous dites bon, autant être du côté où la minorité est plus forte » (Corentin) ; « Moi la seule raison pour laquelle je suis pas resté dans la boîte, dans le magasin pour travailler à ce moment-là, c’est que comme j’étais caissier je me voyais mal tout seul encaisser tout le quartier pour… Et puis parce que j’ai beaucoup d’estime et d’amitié pour Sylvianne [la responsable CGT] et que je savais que ça allait lui faire de la peine, donc… » (Léonard). De ce point de vue, les mécanismes favorables à la mobilisation à l’intérieur d’une entreprise sont identiques à ceux à l’œuvre dans des mouvements de plus grande ampleur : « Un mouvement qui prend, c’est toujours un processus dont les protagonistes peuvent vérifier que d’autres unités naturelles de l’espace de la mobilisation entrent également en mouvement, ou sont sur le point de le faire »? [34]. C’est ce qu’énonce clairement Denise : « D’un coup y’en a un qui a fait le pas, un deuxième le lendemain et ainsi de suite, et des fois trois en une journée, enfin c’est devenu énorme, c’était assez incroyable ». Restent d’autres dilemmes qui freinent la participation à un conflit du travail : c’est que celle-ci a un coût économique et suscite des inquiétudes financières d’autant plus fortes que les salariés ont un niveau de vie modeste, variant selon leur situation familiale : « J’avais quatre enfants, et je me suis dit “c’est bon, je suis morte, pas d’argent, un mois sans salaire, c’est chaud, et y’a la nounou à payer” » (Josette, mère célibataire) ; « Je le calculais plus ou moins jour après jour en me disant bon il va falloir que je me débrouille comme ci ou comme ça, etc. Mais ça ça a été discuté aussi à la maison. […] Finalement, c’est vrai que on disait tant pis, on mangera des patates » (Denise, en couple).
24Si les collectes auprès du public, les fêtes de soutien ou l’assistance des organisations syndicales peuvent, dans certains cas, partiellement compenser la perte de salaire, celle-ci n’en est pas moins une entrave importante à l’engagement gréviste. D’où l’invention de formes d’action qui ne se traduisent pas, ou peu, par des retenues sur salaire, telles que les débrayages de quelques heures ou d’une journée, ou les grèves « à la japonaise » qui marquent symboliquement – par le port d’un badge, par exemple – le mécontentement mais sans interruption du travail. Autre contournement des coûts financiers de la protestation : les débrayages et blocages de magasins pendant le temps de pause des employés : « Il faut vraiment que l’enjeu en vaille la chandelle pour qu’ils se mettent en grève. Alors donc on a trouvé des techniques. Genre, on a eu besoin une fois de mobiliser les gens par rapport à un licenciement, on a dit aux gens de prendre tous leur pause en même temps, puisque nos pauses ne sont pas payées. Donc on est tous venus sur notre pause, on a vingt minutes de pause, les gens sont venus vingt minutes. On est obligés de trouver des trucs comme ça » (Monica, libraire dans le grand magasin, déléguée syndicale, 35 ans). Comme l’a souligné Doug McAdam, l’inventivité tactique des mouvements sociaux est en grande partie le fruit d’une adaptation aux contraintes que leur opposent leurs adversaires? [35].
La grève en pratique
25Le relatif désarroi que ressentent les salariés les moins aguerris sur le plan militant devant les invitations à la mobilisation que leur adressent les responsables syndicaux ne s’exprime pas qu’au moment de la prise de décision de se joindre (ou pas) au mouvement. Il est également présent tout au long de la grève, dont les formes, sens et modalités pratiques leur sont souvent étrangers.
26La plupart des récits de grèves recueillis sont ainsi des récits de la découverte d’une forme d’action qui était totalement inconnue. Pour les plus novices, entrer dans la grève suppose l’apprentissage d’une forme d’action qui va d’autant moins de soi qu’elle perturbe les routines professionnelles et déroute le sens accordé au travail. La grève ne se résume pas, en effet, à la cessation du travail ; elle exige une double occupation – celle de l’espace de l’entreprise et celle du temps ordinairement consacré au travail – que tous les salariés ne sont pas également à même de réaliser et d’apprécier. D’où les sentiments d’ennui, voire d’angoisse, qui trament les premières expériences de grève des salariés les plus dépourvus en capital militant : « J’ai trouvé ça très ennuyeux. […] C’est très épuisant, fatigant même, plus que de travailler en quelque sorte. Parce que au travail vous vous agitez en quelque sorte. Alors que là vous êtes statique, vous êtes là, vous attendez qu’il y ait des choses qui arrivent » (Corentin). On le voit, la participation à une action collective, et ce d’autant plus qu’il s’agit d’une première expérience, suscite des émotions avec lesquelles les animateurs syndicaux doivent composer et dont certaines doivent être contrecarrées? [36].
27Apparaît ici un des enjeux souvent sous-estimé des répertoires de l’action collective. Les modes d’action visent, certes, à instaurer un rapport de forces avec un adversaire, à manifester la détermination du groupe, à exprimer ses revendications et à affirmer son identité? [37]. Mais ils doivent aussi assurer le maintien du groupe en tant que tel et entretenir sa mobilisation. D’où l’importance, s’agissant de grèves reconductibles, dont la durée est incertaine, de ces activités parallèles, souvent à caractère ludique, qui permettent d’affirmer publiquement des revendications tout en offrant une occupation aux salariés désœuvrés. La « quiche-partie », débrayage destiné à protester contre le licenciement d’une vendeuse qui s’était rebellée contre l’habitude d’un cadre de qualifier les salariées de « quiches », est un bon exemple de ces actions visant à préserver la cohésion du groupe mobilisé en impliquant ses membres dans des activités d’autant plus joyeuses qu’elles tournent l’adversaire en dérision : « L’idée, c’était de distribuer des quiches, c’était un peu délire… De faire des quiches, tout le monde ramenait des quiches, on distribuait des quiches […] devant la librairie » (Colette, vendeuse de la librairie, 28 ans). L’animation, notamment musicale, du lieu de grève visant à attirer la curiosité des passants est encore un autre moyen de favoriser les échanges entre public extérieur et grévistes et de créer ainsi une ambiance de solidarité réconfortante.
28Même les activités les plus traditionnelles – comme la fabrication de pancartes et banderoles – prennent une partie de leur sens en regard de cette nécessité non seulement d’occuper des grévistes qui, sinon, risqueraient de faire défection, mais aussi d’entretenir une effervescence collective qui, en transcendant les désagréments individuels, incite à voir dans la grève un moment de « défrustration » personnelle et professionnelle. Drôles, épiques ou ordinaires, il s’agit de proposer des activités valorisantes dans et par lesquelles les membres du groupe trouveront un motif de fierté (« Nos pancartes étaient tellement bien faites qu’on s’est dit qu’on va pouvoir les vendre [au musée attenant à la librairie] tellement elles sont belles ! », dit Josette). Quoique de nature militante, elles mobilisent des savoir-faire ou des ressources qui, eux, sont d’ordre extra-militant – ce qui contribue à les rendre séduisantes aux yeux des grévistes les plus novices en matière de militantisme et disposés à concevoir une participation à quelque activité que ce soit sous l’angle de l’enrichissement culturel et de la valorisation des compétences. Ainsi du bricolage ou des productions artistiques : « Par exemple [une salariée], comme elle aime bien les activités manuelles, ben du coup elle a fait voir à des gens des trucs, je sais plus, faire certains objets. Y’a eu ça. Y’a eu la photo, moi à un moment donné, au bout de trois jours je m’étais dit “ah tiens, on va faire un petit documentaire”, donc je venais avec mon appareil photo. […] Ça donnait envie, et du coup y’a d’autres gens qui sont venus avec leur appareil photo » (Céleste, caissière de la librairie, déléguée syndicale, 36 ans). La grève offre alors à ceux qui l’ont rejointe la possibilité de se « retotaliser » en tant que personne en leur permettant d’employer sur leur lieu de travail des savoirs et des savoir-faire « à côté » et écartés dans l’exercice quotidien de leur profession. Intéressante dans tous les sens du terme, elle devient source d’un « enchantement » qui enrôle bien plus largement que les seuls objectifs poursuivis? [38]. C’est aussi que le mode culturel d’implication dans le travail se trouve transposé dans le mode d’engagement dans la protestation sans que le coût d’un tel transfert d’investissement de soi soit très élevé : il est, en effet, facilité par la faiblesse de l’encadrement syndical (aussi bien en termes de nombre que de compétences strictement syndicales) qui contraint moins à l’adoption de comportements et/ou de techniques standardisés dans une forme syndicale.
29Les activités internes au groupe, visant à en assurer concrètement la consistance collective et la pérennité tout au long de la grève sont ainsi essentielles à restituer pour comprendre comment un groupe improbablement mobilisé réussit à tenir sur la durée ; c’est en elles que celui-ci trouve les ressorts qui faisaient initialement défaut : solidarités entre les salariés, confiance en soi et dans les autres, sentiment d’appartenir à un collectif, légitimité à agir. Sous cet angle, l’action syndicale a d’autant plus de chances de s’imposer qu’elle prend appui sur les compétences culturelles « ordinaires » des salariés et qu’elle sort ainsi pour partie de ses « cadres » routiniers. La participation aux luttes et aux diverses activités militantes, et spécialement aux débats ou discussions avec des pairs davantage aguerris, rend ainsi possible un apprentissage protestataire, comme intériorisation d’un ensemble de schèmes de perception et un répertoire de justifications propres à la contestation collective. Présenté dans certains entretiens sur le mode positif de la révélation d’un nouvel univers de significations jusqu’à présent méconnu, il passe par l’apparition de nouveaux centres d’intérêts (repérables par exemple dans des lectures plus « politiques » – presse, sociologie), une nouvelle définition de soi et, on vient de le voir, une réévaluation des capacités personnelles. Le plaisir et l’enrichissement personnel retirés de la pratique militante contribuent dans certains cas à l’acquisition d’une « illusio » politique au fondement d’un investissement militant prolongé? [39]. En d’autres termes, les satisfactions et gratifications retirées d’un premier engagement peuvent enclencher des carrières militantes, comme en témoignent les vagues d’adhésions syndicales atteignant le tiers des effectifs après des épisodes contestataires victorieux, ainsi que l’humeur contestataire qu’expriment majoritairement les salariés de la librairie plus d’un an après le dernier conflit.
Les voies incertaines de la syndicalisation
30Même si bien sûr tous les salariés novices ne se découvrent pas militants après une action collective – et cela d’autant plus que la découverte du champ syndical et du fonctionnement routinier de ses organisations peut parfois les décevoir et les « refroidir » –, reste que celle-ci, grâce au travail des animateurs syndicaux, contribue par sa pédagogie pratique à provoquer chez eux un bouleversement cognitif et moral leur faisant acquérir des ressources de résistance à la domination dans le travail et, plus largement, les autorisant pratiquement à entrer en insubordination. C’est que la grève représente pour les salariés les moins dotés en capital militant une expérience mémorable, impulsant des modifications dans leur rapport à l’action collective, au syndicalisme et, plus largement, au politique. Les salariés découvrent « la force du collectif » : en cessant collectivement le travail ils engagent un rapport de forces qui, à condition d’être suffisamment solidaires, peut faire plier leur adversaire patronal et obtenir des gains substantiels : « Moi j’étais assez pour faire durer justement parce que ce qui est rigolo c’est que c’est complètement une épreuve de force et, finalement, on se rend compte qu’on peut presque obtenir tout ce qu’on veut à partir du moment où tout le monde est amarré derrière le truc » (Denise, vendeuse de la librairie, 33 ans). La « révélation » ne porte pas seulement sur l’efficacité de la grève, sur sa capacité à arracher des biens collectifs, mais également sur sa légitimité. Une pratique antérieurement perçue avec méfiance voire hostilité, notamment parce qu’on a dû en subir les désagréments (« J’ai l’expérience de la grève des banques chez nous aux Antilles, ça a été déplorable »), apparaît dès lors qu’on y a participé et qu’on a pu en éprouver la pertinence, pleinement légitime au point de déplorer qu’elle ne soit pas plus largement employée : « Il faut qu’ils arrêtent de prendre la grève comme un moyen d’emmerder les autres. C’est pas ça. C’est dommage que dans des sociétés y’a des gens qui acceptent tout, même s’ils se plaignent. […] Donc les gens ils ont un a priori de la grève que j’avais moi avant » (Josette).
31Ce processus de légitimation bénéficie également au syndicat qui en a assuré la promotion et l’organisation. Le cas de Corentin est de ce point de vue exemplaire. Issu d’une famille appartenant aux fractions supérieures de la classe ouvrière (père ouvrier électricien, mère couturière en fourrure), dépourvue de toute tradition revendicative et attachée à l’exécution scrupuleuse du travail (« C’est quelqu’un [son père] qui est aussi consciencieux du travail, c’est ce qu’il m’a légué, mais tout ce qui est grèves, revendications, il ne le faisait jamais. Il a toujours fait son travail, il gagnait ce qu’il gagnait et puis c’est tout »), il relate sa participation à la grève, suivie de son adhésion à la CGT, comme un complet renversement de ses conceptions antérieures, d’autant plus ancrées que familialement héritées : « Pour moi c’étaient des gens [les syndicalistes] qui donnaient une mauvaise image un peu négative de l’entreprise, qui ne faisaient pas beaucoup progresser. […] C’est des fouteurs de merde, ils ont pas à être là, l’entreprise peut fonctionner sans eux. Finalement c’est ça. Il y a eu une prise de… Effectivement cette grève a déclenché autre chose, même si j’étais pas vraiment actif. Elle a déclenché autre chose, j’ai compris que il fallait être syndiqué pour pouvoir se défendre. » Bien qu’elle ait été pour lui source d’ennui voire d’angoisse, son expérience de la grève l’a finalement amené à « changer de camp » : « Alors qu’avant j’étais plus, les responsables, c’était eux qui avaient raison. […] Je suis plus maintenant de l’autre côté, avec ceux qui vraiment s’engagent, qui sont prêts à changer les conditions de vie du travail. »
32Même s’il est quelque peu extrême en regard des autres entretiens, cet exemple souligne que l’engagement dans la grève se réalise dans le cas des salariés dépourvus de capital militant contre des dispositions à « l’individualisme ». Victor, caissier de la même librairie, de 33 ans, justifie ainsi sa faible implication dans la mobilisation et son refus de se syndiquer, à sa « relation au groupe, quel qu’il soit » qui l’empêche de « se retrouver » dans l’action collective : « Je suis peut-être un peu trop individualiste, ou pas assez grande gueule. Y’a les deux. » Ce sont des dispositions elles aussi « individualistes », et qu’il rapporte à son origine sociale (« mes parents ils sont patrons, déjà », commerçants en fait) qu’avance Léonard pour justifier de la faible « conviction » de son engagement de délégué du personnel : « Moi si tu veux ce qui m’intéresse c’est… C’est augmenter mes revenus, quoi. J’ai jamais vu quelqu’un augmenter ses revenus en militant ou en revendiquant. Ça existe pas. Alors évidemment tu vas me dire “tu es un petit peu arriviste, capitaliste” – “mais oui, et je vous emmerde !” [rire]. » Significativement, ce sont ces mêmes salariés qui rapportent prioritairement leur engagement dans la grève à la crainte de se voir stigmatisés comme « lâcheurs » ou « traîtres » ainsi qu’aux liens d’amitié qui les unissent aux responsables syndicaux de leur entreprise.
33Pour autant, la question de l’inscription dans la durée d’engagements individuels suscités par une dynamique de mobilisation collective, mais toujours susceptibles de s’effacer au terme d’un épisode contestataire, reste posée. La faible présence d’organisations syndicales sur le lieu de travail contribue à rendre instables ces engagements tout comme le fort turn-over emporte bien souvent avec les salariés la mémoire des luttes passées. S’y ajoute le fait que l’adhésion syndicale, qui relève elle aussi d’une forme de passage à l’acte, suscite réticences et méfiances souvent d’autant plus vives que, le monde institutionnalisé du syndicalisme étant inconnu, il est perçu comme un univers « trouble » ou comme une menace potentielle pour la liberté de pensée et d’agir. Revendication d’une autonomie individuelle, crainte de l’« embrigadement » ou de devoir endosser une « étiquette » que l’on ne maîtrise pas motivent ainsi les réserves devant l’adhésion : « Y’a aussi que lorsqu’on adhère par exemple à un syndicat comme la CGT, mais ça peut être autre chose aussi, il faut être en accord total avec leurs idées, plutôt, et moi je le suis pas toujours à 100 % » (Béatrice, vendeuse de la librairie, la quarantaine).
34Ces réticences s’estompent toutefois, et parfois rapidement, après que le syndicalisme s’est incarné dans des personnes, en l’occurrence des collègues dont on a pu apprécier chaque jour sur le lieu de travail les qualités humaines ou le dévouement? [40]. C’est alors dans le vocabulaire de la rencontre avec des individus dotés de qualités remarquables que plusieurs futurs syndiqués expliquent qu’ils ont finalement surmonté leurs défiances initiales. Ainsi Alexine, après avoir dit que c’est « par Ludovic », le délégué CGT de la grande surface, qu’elle a décidé d’adhérer à ce syndicat, vante les qualités qu’elle a pu identifier chez lui et qui ont pesé dans sa décision : « Son discours me plaisait, parce qu’on a quand même discuté ensemble, son discours me plaisait. Et puis c’était le seul qui s’était déplacé à… À Paris-Nord, à [la ville de son magasin]. » Ce sont ces relations personnalisées qui expliquent que plusieurs des syndiqués interviewés déclarent qu’ils auraient tout aussi bien pu rejoindre une autre organisation si elle s’était présentée à eux la première. Ce sont elles également qui expliquent que certains optent pour un autre syndicat ou se désengagent lorsque le délégué change. Les « étiquettes » organisationnelles, auxquelles les militants chevronnés et nombre d’analystes attachent de l’importance, apparaissent ainsi largement secondaires aux plus novices. C’est que leur éloignement de l’univers syndical signe aussi une forme de dépossession politique qui les incline à une lecture avant tout morale des stratégies et des prises de position syndicales.
35Reste néanmoins un problème pratique que posent aux leaders syndicaux les rapports peu « syndicalisés » qu’entretiennent avec eux et avec l’organisation les salariés peu expérimentés dans les luttes collectives. Prestataire de services, ressource institutionnelle à activer en cas de difficultés personnelles, le syndicat est d’abord pour eux un instrument à disposition pour régler les griefs individuels lorsque les solutions plus informelles et pacifiées se sont révélées insuffisantes ou insatisfaisantes. Il est aussi un domaine qu’ils ne s’imaginent pas investir eux-mêmes et qui leur semble être réservé à une catégorie particulière de collègues reconnus comme les seuls à même de défendre la cause des salariés. Cette délégation du travail de défense des salariés trahit les contraintes et les contradictions qu’ont intériorisées ces salariés. Résultat pour une part de leur domination politique liée à leur faible capital militant, elle découle pour une autre part du double bind dans lequel les place leur capital culturel « déclassé ». S’il les incite à penser les positions occupées en termes de compétences réalisées et peut les pousser à vouloir « sortir du rang », ils sont dans le même temps rappelés à l’ordre de la réalité et notamment aux craintes des représailles patronales qui frappent les salariés dont l’activisme est trop visible et marqué. La remise de soi signe alors le mélange (fluctuant selon les situations et les circonstances) de reconnaissance et de défausse dont est tissé leur rapport à l’organisation syndicale et à ses représentants qui la déplorent d’autant plus qu’ils se sentent enfermés dans un rôle qu’ils n’ont pas voulu et dont ils ont du mal à faire nécessité vertu. « Syndicat, c’est pas Samantha Stevens, hein, c’est pas ma sorcière bien-aimée. Et ça les gens, mes collègues ont du mal à le comprendre », comme le dit Alexine qui a, en outre, « toujours l’impression de pisser dans un violon ».
36* * *
37L’analyse des contextes d’action successifs dans lesquels s’inscrit le déroulement d’un conflit salarial, tout comme celle des différents engagements qu’il suppose, permettent de complexifier les relations habituellement établies entre précarité du travail, faiblesse syndicale et déclin des luttes sociales. Notre étude a ainsi montré que des protestations peuvent surgir sans les dispositions supposées nécessaires à leur apparition, et qu’il peut y avoir des représentants syndicaux sans vocation à devenir porte-parole de la cause salariée. Ces inclinations « contrariées » invitent à comprendre les enrôlements dans une action collective autrement qu’en les rapportant à la seule maîtrise de compétences spécifiquement protestataires. Dans le cas présent, ce sont les modes d’investissement dans le travail qui, parce qu’ils sont malmenés ou peu reconnus dans l’univers professionnel, à la fois impulsent une forme de « pré-politisation » des griefs et trouvent à s’exprimer dans l’action collective. C’est dire alors que la socialisation au travail participe à la socialisation politique, mais également que celle-ci se complète et s’achève dans et par la participation à l’action collective. Le plus singulier ici est le dérèglement des étapes qui, habituellement, s’enchaînent dans l’apprentissage de l’action syndicale : plutôt que d’être une condition préalable à l’engagement, le capital militant est ici le produit non explicitement recherché de l’expérience de la lutte. C’est ce mécanisme inversé qui, produisant un capital militant « irrégulier », plus endossé qu’approprié, est sans doute le propre des univers où se mêlent précarité du travail et précarité de l’action syndicale. Enfin, le découplage entre les conditions d’une mobilisation collective et celles d’une syndicalisation montre à sa manière que l’on ne peut déduire d’une faiblesse syndicale l’apathie des salariés, ni de la rare adoption de la pratique de la grève leur docilité, leur soumission ou leur fatalisme résigné.
Notes
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[1]
Cf. par exemple, Puech (I.), « Le temps du remue-ménage. Conditions d’emploi et de travail de femmes de chambre », Sociologie du travail, 46, 2004 ; Perrin (E.), Chômeurs et précaires au cœur de la question sociale, Paris, La Dispute, 2004 ; Abdelnour (S.), Collovald (A.), Mathieu (L.), Péroumal (F.), Perrin (E.), « Précarité et luttes collectives : renouvellement, refus de la délégation ou décalages d’expériences militantes ? », Sociétés contemporaines, 74, 2009.
-
[2]
Sur ce point, cf. Mathieu (L.), « Les mobilisations improbables : pour une approche contextuelle et compréhensive », in Cadiou (S.), Dechezelles (S.), Roger (A.), dir., Passer à l’action : les mobilisations émergentes, Paris, L’Harmattan, 2007. Cf. également Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998 ; Mathieu (L.), Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001 ; Demazière (D.), Pignoni (M.-T.), Chômeurs : du silence à la révolte, Paris, Hachette, 1998 ; Maurer (S.), Pierru (E.), « Le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998. Retour sur un miracle social », Revue française de science politique, 3, 2001, ainsi que le dossier « La précarité mobilisée » dirigé par Magali Boumaza et Emmanuel Pierru, Sociétés contemporaines, 65, 2007.
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[3]
Ce dont témoigne, depuis plusieurs années, le recours particulièrement difficile à la grève, Denis (J.-M.), dir., Le conflit en grève ?, Paris, La Dispute, 2006.
-
[4]
Si les analyses statistiques ont la vertu de dégager des régularités sociales donnant à voir des inégalités structurelles, elles tendent également à « désobjectiver » les groupes concrets en agrégeant ensemble des individus n’ayant ni relations entre eux, ni identité commune. Le risque est grand alors de prendre les « variables » sociologiques pour des groupes sociaux « réels ou réalisés » et des relations statistiques pour des relations socialement fondées, ce que cherchent précisément à éviter les analyses localisées et contextualisées des phénomènes observés, comme celle que nous présentons ici.
-
[5]
D’autres analyses de « mobilisations improbables », telles celles citées ci-dessus, ont éclairé d’autres conditions de possibilité de leur surgissement : soutiens extérieurs, « force des faibles » par exemple. À côté des travaux cités ci-dessus, cf. Péchu (C.), Droit au logement. Genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz, 2006. Lechien, (M.-H.), « Des militants de la “cause immigrée”. Pratiques de solidarité et sens privé de l’engagement », Genèses, 50, 2003.
-
[6]
Si le nombre de jours de grève a connu un fléchissement très important dans les années 1980-2000, le taux de participation à des conflits salariaux et le nombre de jours non travaillés sont en constante augmentation depuis le début 2000. Il y a même intensification de la conflictualité si l’on prend en compte l’absentéisme, les débrayages, les arrêts de travail inférieurs à deux jours, les grèves du zèle et les grèves perlées. Cf. Béroud (S.) et al., La lutte continue ?, Bellecombe-en-Bauge, Le Croquant, 2008.
-
[7]
Sur la nécessité de décloisonner les approches pour analyser aussi bien les différents engagements militants que les conflits salariaux, voir dans ce numéro l’article de B. Giraud. Cf. également Sawicki (F.), Siméant (J), « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, 1, 2009.
-
[8]
Cf. McCarthy (J. D.), Zald (M. N.), « Resource Mobilization and Social Movements: A Partial Theory », American Journal of Sociology, 6, 1977.
-
[9]
Olson (M.), Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978.
-
[10]
Tilly (C.), « Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième siècle, 4, 1984.
-
[11]
Sur ce point, Schwartz (O.), La notion de « classes populaires », Habilitation à diriger des recherches, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998. Cf. également, Chabault (V.), Un déclassement négocié. La FNAC : histoire d’entreprise, trajectoires socioprofessionnelles et pratiques de travail des générations d’employé(e)s, Thèse de sociologie, EHESS, 2008.
-
[12]
Ces données ont été recueillies au cours d’une recherche financée par la DARES qui, outre le commerce des biens culturels, abordait les conditions de mobilisation des opératrices de centres d’appel et des intermittents du spectacle : Collovald (A.), Mathieu (L.), Le retournement de l’improbable. Les conditions de mobilisation dans les grandes librairies, les centres d’appel et chez les intermittents du spectacle, Rapport DARES, 2007.
-
[13]
Sur ce point, Lemieux (C.), Vilain (J.-P.), « La mobilisation des victimes d’accidents collectifs. Vers la notion de “groupe circonstanciel” », Politix, 44, 1998.
-
[14]
Pour une synthèse critique des analyses en termes de frustration, cf. Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2005 ; Corcuff (P.), « Frustration relative », in Fillieule (O.), Mathieu (L.), Péchu (C.), dir., Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
-
[15]
Il convient de distinguer entre les entreprises et entre les collectifs de travail pour évaluer en contexte les effets des techniques de rationalisation managériale sur les salariés. Par exemple, le management ne prend pas tout à fait la même forme et la même intensité à la FNAC et dans les deux sites observés. La FNAC tient à préserver son image d’entreprise culturelle dans laquelle les employés se mobilisent au service des clients, ce qui oblige à laisser une certaine autonomie aux salariés et à continuer à recruter des jeunes diplômés ayant une expérience du militantisme, ce qui n’est pas le cas ici. Pour une analyse des salariés de la FNAC et des conditions de leur appropriation positive de leur emploi, Chabault (V.), « Entre commerce et culture. Les pratiques de travail des vendeurs de livres de la Fnac », Sociétés contemporaines, 3, 2007.
-
[16]
Sur ces contraintes à l’audace qui affectent des individus connaissant une fluctuation de leur crédit social tout en disposant des ressources pour y faire face, Viala (A.), Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1983.
-
[17]
Si la majorité sont en CDI au moment de l’enquête, ils sont en revanche rémunérés au niveau du Smic et soumis à des horaires atypiques (travail le week-end et en soirée, fréquents changements de planning, etc.), et tous sont antérieurement passés par une phase d’alternance de CDD et de « petits boulots ».
-
[18]
Cf. Baudelot (C.), Gollac (M.), Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, Paris, Fayard, 2003.
-
[19]
Burnod (G.), Cartron (D.), Pinto (V.), « Étudiant en fast-food : les usages sociaux d’un “petit boulot” », Travail et emploi, 83, 2000.
-
[20]
Tous les prénoms ont été modifiés.
-
[21]
La responsabilité de départements, par exemple, poste que les salariés les plus motivés pouvaient espérer occuper est désormais appropriée par des cadres issus d’écoles de commerce.
-
[22]
Cf. l’article « Démotivés. Quand le travail détruit l’envie de travailler » et l’entretien avec P. Ughetto, in Beaud (S.), Confavreux (J.), Lindgaard (J.), dir., La France invisible, Paris, La Découverte, 2006.
-
[23]
Honneth (A.), La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000. C’est cette même estime de soi qui est liée à la défense du métier et empêche de se reconnaître aussi bien dans les luttes de travailleurs précaires (incarnées par les salariés de McDo) que dans celles des intermittents du spectacle, et de s’y associer (comme en 2002 lors de la mobilisation interenseignes descendant « l’avenue de la précarité » que sont les Champs-Élysées).
-
[24]
Matonti (F.), Poupeau (F.), « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155, 2004.
-
[25]
Sur la vingtaine de salariés rencontrés, 14 d’entre eux sont dans un rapport d’étrangeté à l’égard du militantisme (pas de parents militants ou syndiqués, eux-mêmes n’ont jamais dans leur enfance ou adolescence participé à des collectifs ou à des luttes collectives, au moment du conflit ils n’étaient ni militants ni syndiqués, etc.). Si l’on fait l’hypothèse que les salariés qui ont accepté la situation d’entretien (qui portait explicitement sur les derniers conflits s’étant produits dans l’entreprise) sont ceux qui ont trouvé suffisamment d’intérêt aux grèves s’étant déroulées sur leur lieu de travail pour s’en souvenir et se sentir autorisés à en parler avec nous, on peut alors estimer qu’ils sont représentatifs des plus impliqués à un titre ou à un autre dans les conflits et que leurs caractéristiques valent a fortiori pour l’ensemble des salariés.
-
[26]
Hoggart (R.), La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 ; Schwartz (O.), « Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique », Politix, 13, 1991.
-
[27]
Comme l’ont montré les travaux de Michel Pialoux : Corouge (C.), Pialoux (M.), « Chroniques Peugeot », Actes de la recherche en sciences sociales, 52/53, 54, 57, 58, 1984-1985. Pialoux (M.), « Le désarroi du délégué », in Bourdieu (P.), dir., La misère du monde, Paris, Seuil, 1993 ; Beaud (S.), Pialoux (M.), « L’esclave et le technicien, démobilisation collective et démoralisation individuelle », Autrement, 126, janvier 1992.
-
[28]
Comme le montre S. Béroud, in « Jeunes, précaires, et issus de l’immigration dans l’action syndicale », communication au colloque « Classe, ethnicité, genre… Les mobilisations au piège de la fragmentation identitaire », CRAPE, IEP de Rennes, 8-9 mars 2007.
-
[29]
Le plaisir et l’« enrichissement personnel » retirés de la pratique militante peuvent contribuer à ce que le groupe militant produit « d’autant plus de combustible qu’il en consomme davantage », cf. Gaxie (D.), « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, 1, 1977.
-
[30]
Hirschman (A. O.), Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995.
-
[31]
Les entretiens montrent cependant que cette crainte peut être surmontée précisément du fait de la précarité du marché du travail, notamment chez les salariés les plus jeunes et les moins « établis », qui ont intégré cette éventualité comme un avenir possible voire probable.
-
[32]
Olson (M.), Logiques de l’action collective, op. cit.
-
[33]
Sur les logiques d’interaction stratégique, Schelling (T.), Stratégie du conflit, Paris, PUF, 1986 ; Goffman (E.) Strategic Interaction, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1969.
-
[34]
Dobry (M.), « Calcul, concurrence et gestion du sens », in Favre (P.), dir., La Manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 1990, p. 366.
-
[35]
McAdam (D.), « Tactical Innovation and the Pace of Insurgency », American Sociological Review, 48, 1983.
-
[36]
En ce sens, ici les émotions mobilisent moins qu’elles ne sont mobilisées par l’activité contestataire et leur aveu dans les entretiens varie non en fonction de leur intensité mais une fois encore selon le capital militant détenu ; ce sont les plus néophytes en matière de lutte collective qui les expriment le plus dans leur récit. Sur cette relation entre émotions et militantisme, Latté (S.), Les « victimes ». La formation d’une catégorie sociale improbable et ses usages dans l’action collective, Thèse d’études politiques, EHESS, 2008.
-
[37]
Pour une réflexion globale sur le concept de répertoire d’action collective, Traugott (M.), ed., Repertoires and Cycles of Collective Action, Duke University Press, 1995 ; Offerlé (M.), « Retour critique sur les répertoires de l’action collective », Politix, 81, 2008.
-
[38]
Sur l’importance de ce phénomène dans « l’intéressement » à l’action collective, Collovald (A.), dir., L’humanitaire ou le management des dévouements, Rennes, PUR, 2002.
-
[39]
Dans plusieurs cas, cet investissement militant ne concerne pas que la sphère professionnelle, mais participe d’une politisation plus large, via notamment l’adhésion à un parti politique ou à une organisation de mouvement social (comme dans le cas de ces deux militants CGT qui peu après ce premier engagement ont adhéré à la LCR et pour l’un des deux à Attac). Reste que ce processus de pluri-engagement est relativement rare et doit surmonter là aussi la fréquente hostilité, ou tout au moins la méfiance, des jeunes salariés à l’égard de la « politique politicienne » notée par Béroud (S.), « Adhérer, participer, militer : les jeunes salariés face au syndicalisme et à d’autres formes d’engagements collectifs », Rapport IRES, 2004.
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Sur l’importance des ressources morales et physiques des délégués syndicaux pour rallier à eux des salariés, Pialoux (M.), « Stratégies patronales et résistances ouvrières », Actes de la recherche en sciences sociales, 114, 1996 ; avec Stéphane Beaud, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.