Politix 2005/2 n° 70

Couverture de POX_070

Article de revue

Entrer dans l'action publique en la contestant

Quand la cause des usagers de drogues devient soluble dans la politique marseillaise de lutte contre le sida et la toxicomanie

Pages 9 à 28

Notes

  • [1]
    Les acteurs, que nous avons rencontrés, ont tendance à employer indifféremment les termes d’auto-support et de santé communautaire pour se présenter. Pourtant une précision terminologique s’impose afin de clarifier ces deux notions. Les groupes d’auto-support peuvent être définis ainsi : « […] bénévoles, ce sont de petits groupes qui se structurent autour de l’entraide et de l’accomplissement de buts spécifiques. Ils sont habituellement composés de pairs qui se regroupent pour s’entraider en satisfaisant à un besoin commun, en surmontant un handicap commun ou un problème de perturbation de la vie et en provoquant le changement social et/ou personnel désiré. Les initiateurs et les membres de tels groupes perçoivent leurs besoins comme ne pouvant être satisfaits par les institutions sociales existantes. […] » : Katz (A. H.), « Self Help and Mutual Aid : An Emerging Social Movement ? », Annual Review of Sociology, 7, 1981, p. 135-136 (notre traduction ). Ces groupes se sont développés, dans des domaines variés, dès les années 1960 notamment aux États Unis. Le mouvement des usagers de drogues, qui naît au début des années 1990 en France, a repris cette dénomination qui vient de la traduction littérale du terme anglosaxon self help. La « santé communautaire » est une technique développée notamment dans les pays du tiers-monde, surtout à partir des années 1960, par des organisations humanitaires qui consiste à s’appuyer sur des relais dans les communautés au sein desquelles des actions de santé sont développées : Fassin (D.), « L’essentiel, c’est de participer. Démocratie locale et santé communautaire dans les villes du tiers-monde », Annales de la recherche urbaine, 73,1996. Le terme de « santé communautaire » a été repris pour nommer les actions, notamment des groupes de prostituées et d’homosexuels, destinées à prévenir l’épidémie de sida en France à partir du milieu des années 1980. Cf. Mathieu (L.), Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001, p. 257-265. En fait les associations étudiées se conçoivent avant tout comme des groupes d’entraide mais sont amenées à participer à des actions de « santé communautaire », en liaison avec l’État, en tant que relais des « communautés » concernées.
  • [2]
    Nous avons travaillé à partir d’une trentaine d’entretiens approfondis, menés dans le cadre d’une thèse de doctorat, avec des acteurs appartenant aux trois associations et des acteurs ayant participé à la mise en place d’une politique de réduction des risques liés à l’usage de drogues à Marseille. Ces entretiens ont été complétés par l’analyse de différentes sources écrites (rapports d’activités, évaluations des programmes, etc.). Nous avons également assisté à cinquante réunions et colloques d’octobre 2000 à octobre 2002. Nous dédions cet article à la mémoire de Mo’, fondateur d’Asud et de Tati N’inja, fondatrice du Tipi.
  • [3]
    La politique française de RDR s’est constituée à partir de 1993 afin de développer les mesures de lutte contre le sida chez les toxicomanes. Elle est le fruit de la mobilisation, à partir du milieu des années 1980, d’associations humanitaires et de lutte contre le sida qui parviendront à démontrer que les outils tels que l’échange de seringues ou l’éducation par les pairs permettent de faire baisser le nombre de contaminations. C’est sous l’égide du ministère de la Santé, des services et institutions consacrées à la lutte contre le sida que ces mesures ont été encouragées. Cf. Coppel (A.), Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques, Paris, La Découverte, 2002.
  • [4]
    Processus classique longuement décrit par Erving Goffman (Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975).
  • [5]
    Mouchard (D.), « Les mobilisations des “sans” dans la France contemporaine : l’émergence d’un “radicalisme autolimité” », Revue française de science politique, 52 (4), 2002 ; Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Science Po, 1998.
  • [6]
    Mouchard (D.), ibid., p. 427-433.
  • [7]
    Salais (R.), « Action publique et conventions : état des lieux », in Commaille (J.), Jobert (B.), dir., Les métamorphoses de la régulation politique, Paris, LGDJ, 1998, p. 58.
  • [8]
    Goffman (E.), Stigmate, op. cit., p. 42.
  • [9]
    Ancienne héroïnomane, incarcérée à deux reprises, elle découvre sa séropositivité en 1984. Elle travaillera entre 1989 et 1994 avec des handicapés.
  • [10]
    Goffman (E.), Stigmate, op. cit., p. 41.
  • [11]
    Intervention intitulée : « Pourquoi tant de militantisme ? » de la fondatrice du Tipi, Conférence internationale sur la prise en charge extra hospitalière et communautaire des personnes vivant avec le VIH, Paris, Décembre 1999, Le Tipi, Rapport d’activités 1999, 2000, p. 40-43.
  • [12]
    Aides est une association de lutte contre le sida créée en 1984 qui dispose d’antennes locales.
  • [13]
    Il assurera cette fonction jusqu’en 2002.
  • [14]
    Directeur d’Autres Regards, in « Prostitution : Singulier… Plurielle », Compte rendu de la journée organisée par Autres Regards, vendredi 24 novembre 2000, p. 51.
  • [15]
    Médecins du monde est une association humanitaire née en 1980, présente dans la plupart des grandes villes françaises et notamment à Marseille.
  • [16]
    Dodier (N.), Leçons politiques de l’épidémie de sida, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003, p. 312.
  • [17]
    Entretien avec le Président d’Autres Regards, 19 avril 2000.
  • [18]
    Directeur d’Autres Regards, Compte rendu de la journée organisée par Autres Regards, op. cit., p. 51.
  • [19]
    Le Tipi, Rapport d’activités 1999, 2000, p. 6.
  • [20]
    Asud Marseille, Rapport d’activités et perspectives 99, 2000, p. 5.
  • [21]
    Sur ce point, cf. Bergeron (H.), L’État et la toxicomanie. Histoire d’une singularité française, Paris, PUF, 1999 et Coppel (A.), « Les intervenants en toxicomanie, le sida et la réduction des risques en France », Communications, 62,1996.
  • [22]
    Entretien avec la chargée de mission cellule sida DDASS 13,25 juillet 2000.
  • [23]
    Idem.
  • [24]
    S’ajoutent au soutien de la DDASS cellule sida, ceux de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM) service prévention et de la mission Sida toxicomanie de la ville de Marseille.
  • [25]
    Coppel (A.), Peut-on civiliser les drogues ?, op. cit.
  • [26]
    Offerlé (M.), Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 2e éd., 1998, p. 118.
  • [27]
    Entretien avec un ex-membre d’Asud, 26 juillet 2000.
  • [28]
    Sur ce rôle du colloque et de « la mise en récit de l’expérience » comme « faire savoir » et « faire valoir » : Lavignotte-Guérin (E.), Expertises et politiques européennes de développement local, Paris, L’Harmattan, 1999, notamment : « La mise en récit de l’expérience », p. 184-189.
  • [29]
    Plusieurs fondateurs du Tipi sont des musiciens. Dans les festivals ils pratiquent le testing (tester les produits afin d’en déterminer la dangerosité) et la distribution de flyers (documents d’information réalisés grâce au savoir empirique des usagers. Ils décrivent les produits, les risques associés à leur usage, et mettent en avant des conseils pratiques destinés à prévenir les mauvaises expériences).
  • [30]
    Les associations marseillaises chargées de lutter contre la prostitution sont : l’Amicale du Nid, le mouvement du Nid et l’Association pour la Réadaptation sociale (ARS).
  • [31]
    Bricolage des budgets qui se retrouvent chez les associations plus anciennes (Aides, MDM, etc.). Cependant les budgets n’étant pas du même ordre de grandeur, la suppression du financement d’un projet n’a pas les mêmes répercussions. Les financements de ces associations ne proviennent pas uniquement de l’État, même s’il est un des financeurs principaux.
  • [32]
    Par institutionnalisation, nous désignons le fait que ces associations réussissent à perdurer, à vivre de leurs activités, et à survivre au départ de leurs membres fondateurs. Cf. Sawicki (F.), « Le temps de l’engagement. À propos de l’institutionnalisation d’une association de défense de l’environnement », in Lagroye (J.), dir., La politisation, Paris, Belin, 2003.
  • [33]
    Hassenteufel (P.), « Les groupes d’intérêt dans l’action publique : l’État en interaction », Pouvoirs, 74, 1995, p. 161. P. Hassenteufel développe l’idée d’une interaction entre État et groupe d’intérêt. L’État contribuerait à structurer le groupe en le finançant, lui apportant ainsi ressources matérielles et symboliques ; se créant, par la même opération, un interlocuteur ayant le monopole de la représentation dans un domaine et une compétence technique sur une question.
  • [34]
    Offerlé (M.), Sociologie des groupes d’intérêt, op. cit., p. 65.
  • [35]
    Goffman (E.), Stigmate, op. cit., p. 40.
  • [36]
    Au cours des années 1999 et 2000, Asud traverse une crise. Les membres d’Asud ne parviendront pas à développer l’accueil parce que trop peu nombreux (trois personnes dont l’une est sous contrat avec MDM) et trop investis dans le travail de rue. L’année 2001 verra l’arrivée d’une nouvelle équipe qui parviendra à restructurer l’association et à privilégier les activités d’accueil du public en animant notamment des ateliers « créatifs ».
  • [37]
    Entretien avec un membre fondateur d’Asud, 26 juillet 2000.
  • [38]
    Sur la constitution de solidarités dans les groupes d’entraide, cf. Wituk (S.), Shepherd (M. D.), Slavitch (S.) Warren (M. L.), Meissen (G.), « A Topograhy of Self-help Groups. An Empirical Analysis », Social Work, 45 (2), 2000.
  • [39]
    En français, le terme profession désigne aussi bien une occupation qu’une profession. En anglais, les activités appelées profession sont pourvues de droits spécifiques et inscrites dans la législation. Toutes les autres activités sont dénommées occupation. Nous parlons ici de profession au sens d’occupation. En effet, la RDR devient pour ces acteurs une activité principale qui leur permet d’être rétribués. Toutefois ces occupations de travailleur de rue ne constituent pas pour l’heure des métiers ou des professions dotés de savoirs particuliers, de formations spécifiques, et de droits juridiques. Sur la distinction « profession », « occupation », cf. Dubar (C.), Tripier (P.), Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2003, p. 7-17.
  • [40]
    Dodier (N.), Leçons politiques de l’épidémie de sida, op. cit., p. 310.
  • [41]
    Témoignage d’un agent de proximité in Causse (L.), Roche (P.), Activité professionnelle des intervenants de proximité, analyse d’une pratique de réduction des risques auprès des usagers de drogues, Marseille, Convention Mission Sida – Toxicomanie / CEREQ, janvier 2002, p. 121.
  • [42]
    Entretien avec une chargée de mission CPAM, service prévention, mai 2001.
  • [43]
    « Ce type de démarche participe d’un mouvement engagé depuis la fin des années 1980 et auquel la lutte contre le sida a donné une impulsion décisive, de renouvellement des formes de l’intervention socio-sanitaire à destination des populations désaffiliées » : Mathieu (L.), « Une profession inachevée : animatrice de prévention en milieu prostitutionnel », Sociologie du travail, 42,2000, p. 265. Cette évolution est à réinscrire dans une évolution plus générale du travail social, cf. Ion (J.), Le travail social au singulier, Paris, Dunod, 1998.
  • [44]
    Institut méditerranéen de formation et de recherche en travail social, Conseil en analyse du travail, études et conceptions sociales, Approches des situation de travail des animateurs de prévention, note de synthèse, novembre 2000, p. 4.
  • [45]
    Cormont (P.), Coquelle (C.), Rivet (G.), Évaluation du programme « Renforcer le travail de proximité », Rapport du Conseil en pratiques et analyses sociales, décembre 2002, p. 44.
  • [46]
    Lipsky (M.), Street Level Bureaucracy. Dilemma of the Individual in Public Services, New York, Russel Sage Foundation, 1980 ; Dubois (V.), La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999.
  • [47]
    Les actions d’Act Up, par exemple, sont médiatisées du fait de leur caractère spectaculaire et de l’intérêt que portent les médias aux actions de lutte contre le sida. Sur le recours à la manifestation et à l’occupation d’églises par des mouvements de prostituées, cf. Mathieu (L.), Mobilisations de prostituées, op. cit.
English version

1Au cours des années 1994 et 1995, des individus aux trajectoires marquées par différentes formes d’engagements fondent, à Marseille, des associations locales qu’ils qualifient de groupes d’auto-support ou de santé communautaire [1]. Elles sont censées se construire autour de l’idée d’une autoorganisation des personnes directement concernées par les causes défendues et, ainsi, favoriser le développement de formes de solidarité entre les membres de ces groupes. Le Tipi œuvre en direction des usagers de drogues séropositifs, Autres Regards en direction des personnes prostituées, Auto-Support des usagers de drogues (Asud) – Mars say yeah en direction des usagers de drogues par voie intraveineuse [2]. Ces trois associations se caractérisent par un succès : elles sont parvenues à devenir, en très peu de temps, des acteurs incontournables de la politique marseillaise de réduction des risques liés à l’usage de drogues (RDR) [3]. Pourtant, elles se revendiquent porte-parole de groupes stigmatisés : toxicomanes, prostituées, malades du sida-toxicomanes. Pratiques étiquetées et vécues comme infamantes, c’est finalement cette expérience de l’infamie qui conduit à leur engagement [4]. Toutes contestent l’interdiction de l’usage de drogue, qui est l’un des fondements de la politique française de lutte contre la toxicomanie. Comment des acteurs qui contestent ouvertement un ou plusieurs aspects de l’intervention publique finissent-ils par devenir acteurs de cette même politique publique ? Répondre à cette question nécessite de prendre en compte à la fois la croyance de ces mêmes acteurs dans la possibilité d’infléchir efficacement le cours des processus décisionnels et le fait que les pouvoirs publics sont à la recherche d’acteurs capables de participer à la mise en place d’une nouvelle politique.

2L’objectif de cet article est de se départir d’une vision purement instrumentale des rapports entre pouvoirs publics et groupes mobilisés dans les politiques publiques. Interpréter l’entrée des contestataires dans l’action publique comme un processus de normalisation des groupes concernés par les institutions ou à l’inverse comme une instrumentalisation des institutions par les nouveaux entrants dans l’action publique, ne permet, en effet, de comprendre ni les raisons qui poussent des acteurs contestataires à participer à une politique publique, ni les modifications que ces entrées produisent sur les participants et les dispositifs mis en place. Ainsi, nous démontrerons que si les membres actifs de ces associations entrent dans l’action publique avec le but d’en changer l’orientation, leur participation est souhaitée par les pouvoirs publics non seulement parce qu’ils disposent de compétences particulièrement recherchées et qu’ils sont les seuls à détenir, mais aussi parce que leurs préoccupations croisent en grande partie celles des membres de l’administration. L’entrée, le maintien et les échanges entre les différents participants transforment ces individus et collectifs en fers de lance d’une politique de réduction des risques liés à l’usage de drogues, processus au terme duquel les revendications initiales des différents acteurs seront diluées dans l’action publique locale.

Entrées en résistance par l’action publique

3Bien que contestant la loi de 1970 sur les stupéfiants et la politique de lutte contre la toxicomanie qui en découle, les membres de ces associations imputent leur disqualification sociale à de nombreux acteurs, dont l’État n’est qu’un parmi d’autres. En outre, ils n’utiliseront pas les mêmes modes d’action que les « sans », décrits par Daniel Mouchard ou Johanna Siméant [5] (occupations d’Églises ou de logements vacants, etc.), mais demanderont d’emblée à participer à l’action publique en l’envisageant comme un moyen efficace de parvenir à leur but : la reconnaissance des usagers de drogues et des personnes prostituées et leur insertion au sein du corps politique. Les groupes que nous étudions ne se mobilisent pas contre l’État social, comme le décrit Daniel Mouchard à propos du mouvement des chômeurs [6], mais ils attendent de l’État une correction d’une situation qu’il a, d’après les acteurs mobilisés, lui-même contribué à créer en rendant illicite l’usage simple de drogues. Ils envisageront l’État comme un « horizon d’attentes » : « […] la particularité de l’État est d’apparaître, dans les attentes de chacun, comme une solution à la menace de défaillances de coordination par rapport au bien commun poursuivi […]. Ainsi l’État n’est pas le problème, il est la solution que les acteurs élaborent dans la situation parce qu’ils l’attendent [7]. » La forme associative et l’action publique sont envisagées comme des moyens efficaces pour satisfaire les objectifs que se sont fixés les fondateurs, notamment celui de lutter contre l’exclusion dont les groupes qu’ils sont censés représenter font l’objet. Ces défenseurs des personnes stigmatisées, réclamant qu’on les prenne en considération, rencontreront localement des acteurs occupant des postes clés qui les pousseront à devenir partenaires de la politique publique. Ils réussiront grâce à ces soutiens à entrer dans l’action publique et parviendront à faire valoir des ressources rares dans un contexte de promotion d’une politique de lutte contre le sida chez les toxicomanes. Ainsi, ils deviendront membres à part entière de la politique locale de réduction des risques liés à l’usage de drogues.

Participer pour changer l’action publique

4Les raisons d’agir des fondateurs de ces trois groupes, et dont les objectifs de chacun des projets associatifs témoignent, visent à modifier les représentations sociales du groupe dont ils se revendiquent et dont ils souhaitent améliorer le sort. Dans le cas présent, chacune des associations souhaite modifier l’approche de la déviance et plus particulièrement de l’usage de drogues et de la prostitution en France. Les associations Le Tipi et Autres Regards sont le fruit de ce qu’Erving Goffman nomme une « expérience bouleversante [8] ». C’est cette expérience qui entraîne le lancement d’une action collective. Dans le cas du Tipi, sa fondatrice est directement issue du groupe qu’elle entend représenter [9]. Pour Autres Regards, le fondateur, puis le premier directeur sont des « initiés », toujours au sens de Goffman : « L’individu stigmatisé peut […] attendre un certain soutien d’un premier ensemble de personnes : ceux qui partagent son stigmate et qui, de ce fait, sont définis et se définissent comme des semblables. Le second ensemble se compose […] des initiés, autrement dit, de normaux qui, du fait de leur situation particulière, pénètrent et comprennent intimement la vie secrète des stigmatisés et se voient ainsi accorder une certaine admission, une sorte de participation honoraire au clan [10]. »

5Les parcours professionnels et récits de vie de la fondatrice du Tipi et du directeur d’Autres Regards connaissent des similitudes. Tous deux ont travaillé dans le milieu médical et dans l’intervention spécialisée auprès de publics divers. La première a fait des études d’infirmière qui se soldent par un échec qu’elle attribue à son manque de discipline, puis a travaillé dans une association d’aide aux handicapés physiques. Le récit qu’elle fait pour expliquer les raisons qui la conduisent à créer l’association montre un engagement militant précoce, remontant aux premières années de ses études supérieures.

6

« En 1975, tous les hôpitaux et les écoles d’infirmières sont en grève. Je suis à la une des journaux portant à bout de bras ma première banderole : “élèves infirmières en colère”. Mon militantisme me fait adhérer à un syndicat : la belle histoire ! Je termine ces études sans avoir mon diplôme d’état, mon dossier est rayé de rouge et me présente comme un élément perturbateur. Durant mes 28 mois d’études, j’ai dû me battre contre le droit de cuissage, les mains sous les blouses, les invitations glauques des internes, j’ai dû me battre contre les rivalités féminines ; j’ai dû me battre contre les hôpitaux déshumanisés qui font de moi une rebelle […] En février 1994 tout bascule, je me fais voler ma carte d’identité et me retrouve à la brigade financière, accusée d’avoir fait des chèques sans provisions. Mon casier judiciaire est lourd comme un boulet que je traîne derrière moi. […] Pendant ces 48 heures de garde à vue, il faut que je crée, que j’invente des solutions. Les similitudes entre les handicapés et les malades su sida me sautent aux yeux : l’exclusion, la honte, la peur, l’abandon des familles parfois, la solitude, je dois trouver un moyen, une chaîne de solidarité, de tolérance. Le Tipi entre en gestation. Le Tipi sera le nom de mon association. Je ne retournerai pas en prison, mon accent de sincérité fait douter le procureur […] [11]. »

7Le second a été éducateur spécialisé dans une association de lutte contre la toxicomanie, ce qui l’a amené à travailler avec des professionnels du milieu médical. L’association Autres Regards est issue d’un groupe d’Aides Provence [12] qui avait été fondé, suite à un constat établi par un objecteur de conscience y effectuant son service et par quelques homosexuels appartenant à l’association : rien n’était fait en direction des personnes prostituées, hormis des dispositifs d’aide à la réinsertion dont les philosophies reposent sur des considérations morales. Autres Regards devient association loi 1901 en 1995. Lorsque le groupe s’émancipe de la tutelle d’Aides pour acquérir son autonomie, la direction de l’association est assurée par un ancien membre d’une association marseillaise spécialisée dans le soin aux toxicomanes. Celui-ci était, à son départ de l’association, responsable de Transit, premier centre d’accueil en France conçu pour des usagers n’ayant pas entrepris une démarche de soins. C’est donc l’un des pionniers de la RDR à Marseille qui sera chargé de la direction d’Autres Regards [13]. Son engagement dans une association dite de « santé communautaire » résulte à la fois de l’opportunité de la création d’un poste à Autres Regards mais aussi de dissensions à l’intérieur de son ancienne association, liées notamment à un désaccord sur la façon dont les toxicomanes y étaient considérés.

8

« […] Il y a plusieurs années, j’ai travaillé avec des toxicomanes et que j’ai été fort ébranlé par quelqu’un qui s’appelait Philippe, que certains connaissaient dans la salle, et qui est mort comme un chien, parce qu’on n’avait pas été foutu d’entendre ce qu’il nous disait depuis dix ans [14]. »

9La fondation d’Asud diffère des deux autres associations quant à la personnalité et au parcours de son fondateur. Il ne semble pas que ce soit une expérience bouleversante qui ait entraîné sa création mais plutôt une envie d’agir et de participer aux actions qui se mettaient en place en direction des usagers de drogues par voie intraveineuse. En 1994, un usager de drogues fréquentant le centre Transit se porte volontaire pour aider une salariée de Médecins du monde (MDM) [15] chargée de procéder à des repérages pour la mise en place d’une unité mobile d’échange de seringues. Il commence comme bénévole puis devient salarié de MDM. Il assiste avec MDM à des rencontres avec Asud Paris. L’idée de monter un « Auto support des usagers de drogues » à Marseille commence à germer.

10Parcours professionnels et récits de vie font état de relations à la fois proches et mouvementées avec les institutions médico-sociales, accusées d’exclure des publics du fait d’un mode de vie jugé incompatible avec un accès aux dispositifs d’aide. La fondatrice du Tipi et le directeur d’Autres Regards ont tous deux fréquenté le milieu médical et le milieu de l’intervention spécialisée, en tant que patient et en tant que soignant ou accompagnant. Les usagers qui fondent et animent Asud, dans les premières années, sont également passés par les institutions sanitaires spécialisées et de droit commun, en tant qu’usagers et ont toujours entretenu des rapports tendus avec ces dernières. C’est donc également avec le souci de restituer un droit de parole aux usagers de drogues et de modifier les méthodes de prises en charge qu’ils se mobilisent. Ce passage par le milieu médical et le milieu de l’intervention spécialisée constitue un élément supplémentaire pour comprendre à la fois les méthodes d’intervention qu’ils choisiront de développer et la position qu’occupent ces associations au sein de la politique marseillaise de RDR.

11Les expériences bouleversantes constituent des événements déclencheurs qui conduisent les acteurs à faire valoir des compétences multiples pour contester les méthodes en place et développer des actions alternatives. Au moment de leur fondation, ces groupes ont pour objectif premier la défense des droits de certaines catégories de personnes. À travers leurs actions, le Tipi, Autres Regards et Asud – Mars say yeah visent à modifier les représentations liées à l’usage de drogues et à la prostitution. Ce qui est en jeu pour ces acteurs associatifs, c’est d’abord l’accès aux services de droit commun pour ces populations, au nom de la citoyenneté. L’exclusion du système dit de droit commun de populations sous prétexte de déviance, avec pour corollaire la création d’un système spécialisé, est leur thème de bataille. En effet, le fait que les toxicomanes ou prostituées aient difficilement accès aux structures sanitaires classiques (médecine de ville, hôpitaux publics) et l’objectif d’éradication visé par l’action publique ont entraîné la création de dispositifs spécialisés aux conditions de prise en charge contraignantes qui, selon les acteurs engagés dans les associations favorables à l’implication des usagers, n’ont fait que renforcer la marginalité et l’exclusion de ces populations. « La conscience de la stigmatisation, note Nicolas Dodier, prend alors la forme d’une méfiance radicale pour l’ensemble des institutions et concerne tous les domaines de l’existence, tant il paraît difficile d’accorder pour d’autres biens, et notamment la santé, des intentions légitimes à des instances qui ont failli concernant la question de la stigmatisation » [16]. Tous contestent les conditions de prise en charge qui auraient conduit à l’exclusion du système de soins d’un grand nombre d’individus ne souhaitant pas se conformer à une prise en charge réclamant l’arrêt de leur pratique. Les engagements dans ce type d’associations se caractérisent d’emblée par une opposition au dispositif antérieur et aux principes qui le régissent, notamment le fait que l’accès à une prise en charge soit conditionné à l’arrêt d’une pratique jugée amorale ou dégradante (arrêt de la prostitution, sevrage). Leur lutte se veut d’abord politique et vise à modifier les représentations de ces populations pour les faire reconnaître « comme des citoyens comme les autres ».

12

« Les grosses associations spécialisées dans le soin aux toxicomanes ont réagi tardivement car ils ont toujours considéré les toxicomanes comme des inconscients sur pattes. Le discours psychanalytique a fait beaucoup de mal, ce dogme a été mal compris avec pour idée que la toxicomanie résultait d’un problème du toxicomane avec papa ou maman. L’association Autres Regards est une association de santé communautaire, elle cherche à faire regarder les personnes prostituées comme des personnes comme les autres, car l’accès des personnes prostituées aux soins est impossible si on polarise le regard sur la prostitution [17]. »

13Cette opposition aux méthodes antérieures permet de comprendre que chacune des trois associations entend promouvoir une autre approche de la santé. Il s’agit d’entretenir une relation « horizontale » par opposition à « verticale » avec les publics rencontrés, relation exempte de jugement moral, qui vise avant tout à restaurer l’image que les personnes ont d’elles-mêmes. Les trois associations développent des actions reposant sur l’instauration de relations partenariales et non plus hiérarchiques. Celles-ci contestent plus largement l’étiquetage social de groupes dont les fondateurs des associations sont souvent eux-mêmes issus. La fondation d’Asud procède d’une volonté de participer à une politique publique qui les concerne directement et dont ils n’étaient jusqu’alors que les clients. La naissance du Tipi résulte du constat que la mention « usager de stupéfiants » apposée sur un casier judiciaire induit un comportement policier violent. Enfin l’association Autres Regards naît du constat d’une offre de prise en charge quasi inexistante pour les personnes prostituées, hormis les dispositifs de charité orientés vers un arrêt de la prostitution.

14

« Nos associations se sont donc, dès leur naissance, fait connaître par un contre-discours envers les associations de lutte contre la prostitution. Nous ne faisons pas contre la prostitution, nous faisons et construisons avec les personnes prostituées, citoyennes, porteuses de droit [18]. »
« Les membres du Tipi ont toujours eu la volonté de susciter un changement de mentalité dans la société. Ils se rassemblent autour de valeurs d’entraide, d’ouverture et d’implication. Ainsi dans des domaines tels le libre choix thérapeutique ou la légalisation d’un débat sur les drogues, notre engagement se poursuit [19]. »
« […] L’âme de l’auto-support, l’entraide mutuelle, la solidarité entre personnes qui connaissent ou ont connu l’exclusion d’un groupe de citoyens demeurent. Ce qui leur est reproché est tout simplement de faire usage d’un produit illicite, tout cela ne pourra pas s’effacer. Le combat continue pour que nous puissions être à l’avenir des citoyens à part entière, comme les autres [20]. »

15Ces velléités de participation et de changement d’orientation croisent, durant cette période, les préoccupations des acteurs administratifs qui souhaitent l’entrée, dans l’action publique auprès des usagers de drogues, d’associations susceptibles de promouvoir des actions de proximité, auxquelles les acteurs classiques sont hostiles en raison de leur éthique professionnelle [21]. C’est donc la recherche d’alliés qui motive le soutien des pouvoirs publics locaux à ces associations atypiques.

Favoriser l’entrée de militants pour promouvoir de nouvelles façons de faire

16Les chargés de mission de la cellule sida de la Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales des Bouches du Rhône (DDASS) jouent un rôle de premier plan pour permettre à ces associations de devenir membres actifs de l’action publique. Ils s’efforcent à cette époque d’encourager la création et la constitution de groupes d’usagers afin de développer des actions de proximité auprès des usagers de drogues. Le parcours d’une des salariés de ce service administratif permet d’éclairer les raisons du soutien de la DDASS à ces associations ainsi que les relations qui se tissent entre cette administration et ces associations : celle-ci a été recrutée en 1989, elle n’était pas titulaire d’un concours de la fonction publique mais était infirmière dans une association de lutte contre la toxicomanie. Dans cette association, son poste d’infirmière l’amène à rencontrer des toxicomanes souffrant de multiples pathologies et notamment des malades du sida. Elle s’investit activement sur ces questions, à tel point que ces collègues la surnommeront « madame sida » et la mandateront pour les représenter et participer à plusieurs réunions nationales organisées par la Direction Générale de la Santé (DGS) autour des questions de sida et d’usage de drogues. Des décalages entre la position de son association et ses propres idées, sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire en matière de soins aux toxicomanes et la création d’un poste de chargé de mission à la cellule sida de la DDASS la conduisent à quitter l’association et à s’investir au sein de l’administration avec pour idée de favoriser le développement de mesures spécifiques de lutte contre le sida chez les toxicomanes. Ainsi, lorsque le futur fondateur d’Asud fait part de ses intentions de créer un groupe d’auto-support au futur directeur d’Autres Regards, alors responsable du centre Transit, celui-ci contacte la chargée de mission de la DDASS qui est une ancienne collègue pour lui demander son avis sur cette initiative. Plusieurs réunions seront organisées entre des chargés de mission de la DDASS et des fondateurs d’Asud qui permettront à l’association de naître, puis d’être financée par la DDASS.

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« L’idée d’Asud […] résulte d’un coup de fil du directeur de Transit qui avait rencontré un usager qui souhaitait monter une Asud. La DDASS est favorable mais on monte un comité de médiation car les membres d’Asud (toxicomanes ou anciens toxicomanes aux parcours chaotiques, mauvais souvenirs de personnes qui s’étaient écroulées) sont fragiles et un échec serait des plus graves pour eux. Le comité de médiation est monté sur l’idée d’“il y a des loups dehors, ils risquent de les bouffer” […] [22] »

18Le parcours de cette fonctionnaire contribue à expliquer les rapprochements qui s’opèrent entre l’administration et les associations d’usagers. Venant renforcer ces liens interpersonnels, plusieurs chargés de mission de la cellule sida de la DDASS 13 sont membres actifs d’une structure ad hoc : le Groupe de Recherche Action sur le sida et la Toxicomanie (Girast).

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« Au Girast, on a développé l’idée suivante : “vous vous sentez en marge dans vos structures, rejoignez-nous, vous êtes somaticiens et le fait qu’on rejette des malades sous prétexte qu’ils sont toxicomanes et cela vous pose un problème, vous êtes dans la toxicomanie et le sida vous pose problème, nous aussi, venez travailler avec nous !” C’était subversif comme initiative, c’est vrai, mais le sida est subversif. Il fallait trouver des nouveaux modes de prise en charge [23]. »

20Au sein du Girast seront hébergées les trois associations d’usagers durant leur première année d’existence et un groupe baptisé Réduction des risques et citoyenneté réunira Aides, Médecins du Monde, le Tipi, Autres Regards, Asud ainsi que des représentants de différentes administrations. Ce lieu et ce groupe deviendront donc un centre névralgique qui permettra à ces acteurs de se structurer, de développer des projets et de rencontrer des soutiens, eux-mêmes à la recherche d’alliés face aux associations plus anciennes qui refusent, dans les premiers temps, la mise en place de mesures de RDR.

21Le soutien actif des administrations [24] aux groupes d’entraide au moment de leur apparition leur permet un accès rapide aux lieux de négociation de la politique publique qui ne les oblige pas à effectuer un important travail de présentation et de construction de leur cause. En effet, la politisation réussie de la cause des « toxicomanes victimes de l’épidémie de sida » est antérieure à la naissance des associations marseillaises [25], ce qui permet également de comprendre qu’elles n’aient pas eu à faire ce travail auprès des administrations locales, déjà convaincues de l’opportunité d’associer des toxicomanes aux actions de RDR. À partir de 1994, les appels à projets provenant de la DGS et de l’Agence française de lutte conte le sida (AFLS) permettent aux pouvoirs publics locaux de financer ces associations et ainsi de les faire participer à une politique locale de RDR.

Faire connaître et reconnaître de nouveaux savoirs

22Outre cette entrée dans l’action publique facilitée par les relations nouées entre les associations et la cellule sida de la DDASS, celles-ci sont parvenues, pour réussir à durer, à développer une capacité d’expertise et à faire valoir des compétences particulièrement recherchées en contexte de mise en place d’une politique de RDR. Ces associations, qui se veulent porte-parole des publics dont elles s’occupent, vont être financées par les pouvoirs publics et devenir des participants à l’action publique au même titre que des acteurs plus anciens. L’opposition aux dispositifs classiques de prise en charge, qu’ils soient de lutte contre la prostitution ou la toxicomanie, conduit ces acteurs à développer de nouvelles méthodes d’intervention, que les pouvoirs publics labelliseront sous le terme : « interventions de première ligne ». Or, en contexte de lutte contre l’épidémie de sida, cette capacité à intervenir « en première ligne » est particulièrement recherchée.

23Parmi les trois groupes évoqués, Asud est localement le groupe qui fait le plus valoir une capacité d’expertise [26]. Les usagers de drogue, parce que leurs pratiques les placent dans l’illégalité, ne se laissent pas facilement appréhender, ni par les autorités policières, ni par les autorités sanitaires. Les « asudiens » détiennent donc une ressource-clé : ils sont capables par « un travail de rue » d’instaurer un dialogue avec les usagers les plus marginalisés, afin de les mettre en confiance et de les accompagner, lorsqu’ils en émettent le souhait, vers des structures de soins. Les « asudiens » font valoir des compétences acquises au cours de leur « carrière » d’« usagers de drogues ». Ils connaissent les pratiques dites à risques, les réseaux, les lieux de vie des usagers, les usagers, la vie dans la rue, les produits, les pratiques de consommation. Durant la phase de mise en place des premières actions, ils sont les seuls acteurs du dispositif socio-sani-taire à disposer de ces informations.

24Les autres acteurs (Aides, MDM, DDASS, notamment) sont fortement demandeurs, car s’ils connaissent les modes de contamination, ils ne connaissent pas les pratiques. Pour faire de la prévention et diffuser des messages adéquats, il leur faut les apprendre. Ainsi, les usagers deviennent des expertsconsultants et consultés pour la mise en place d’actions de RDR. Dans les premières années, Asud développe une capacité d’aide à la mise en place de dispositifs publics : bus, automates-échangeurs de seringues, travail de rue. Ils sont reconnus comme des experts-compétents pour leurs connaissances de l’usage de drogues et des réseaux par les autres membres du dispositif de RDR. Cette capacité d’expertise leur permet de se faire connaître, puis reconnaître et d’être rétribués. Les colloques et réunions sont, dans cette perspective, un outil majeur. Ainsi, les « asudiens » s’invitent au cours de l’année 1995 aux différents colloques, commissions et réunions, organisés à Marseille et dans la région, où se réunissent les professionnels de la toxicomanie et du sida.

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« Il était difficile pour certains d’être assis autour d’une même table avec des usagers ou des patients, ce qui a donné lieu à des débats. Notre présence était un problème […] À l’époque [1995] nous étions sur tous les coups, on allait partout, invités ou pas, on nous acceptait ou pas, le plus souvent on nous refusait. C’est une période où il a fallu être crédité d’un minimum de légitimité au niveau de la rue. On faisait du travail de rue […] [27]. »

26Malgré des réticences de certains professionnels du soin aux toxicomanes, les « asudiens » réussiront à s’imposer de manière durable dans les différentes réunions ayant trait aux problématiques du sida et de la toxicomanie, d’abord grâce au soutien des administrations et des autres associations qui font cause commune et menacent de ne plus venir si Asud est exclu, ensuite parce qu’ils font valoir des compétences professionnelles, notamment une aptitude à établir une relation avec des toxicomanes et à modifier leurs pratiques de consommation, qui seront progressivement reconnues par les intervenants classiques. Ces rencontres entre les différents acteurs œuvrant dans le domaine du soin aux toxicomanes permettent à Asud de se faire entendre, de donner à voir leurs savoirs et expériences, et ainsi de se faire reconnaître comme interlocuteurs compétents, experts et techniciens de la réduction des risques [28].

27Les associations Autres Regards et le Tipi connaissent les mêmes évolutions avec une spécialisation dans l’accueil et le travail de rue. Elles continuent à détenir le monopole de certaines activités. Les membres du Tipi utilisent leurs compétences musicales et artistiques pour développer des actions de réduction des risques, notamment en milieu festif [29]. Ces interventions sont particulièrement recherchées et appréciées par les organisateurs de festivals, qui tiennent à éviter tout incident. Autres Regards, parmi les associations de lutte contre la prostitution [30], est la seule association à pratiquer l’échange de seringues et à développer des actions de lutte contre le sida.

28En dépit du caractère extrêmement bricolé de leurs budgets, du fait que les membres de ces associations font état d’une existence précaire et qu’une grande partie de leur temps est consacrée à la recherche de financements au détriment d’autres activités, caractéristiques qui se retrouvent également dans les associations plus anciennes [31], ces associations ont connu une forme d’institutionnalisation [32]. Elles sont financées par l’État et les collectivités territoriales. Ces financements leur assurent avant tout une reconnaissance en tant qu’acteur d’une politique publique se revendiquant ou revendiquant la participation des usagers à l’action publique. En retour, les pouvoirs publics locaux disposent d’interlocuteurs capables d’intervenir auprès des usagers de drogues, des prostituées et dans les « milieux festifs » et dotés de savoirs sur les produits ainsi que sur les pratiques « à risques ». L’État, par le biais de la cellule sida de la DDASS, et les collectivités territoriales, dans le cadre des procédures de la politique de la Ville et des programmes mis en place, jouent donc un rôle important dans la structuration de ces différentes associations, car en les finançant ils les reconnaissent, « ce qui leur donne un accès garanti et assuré aux autorités publiques, mais aussi une série de droits (par exemple une représentation institutionnelle) et de moyens (sous la forme de subventions, par exemple) [33] ».

29En faisant valoir des compétences uniques et recherchées dans un contexte d’urgence sanitaire qui donne lieu à la mise à dispositions de moyens financiers, ces groupes accèdent aux lieux de négociation de la politique publique locale. Chacune de ces associations développe des modes d’intervention spécifique qui étaient inexplorés jusqu’alors et que l’épidémie de sida et la façon dont le problème a été construit en France rendent envisageables et nécessaires.

Une cause diluée dans l’action publique

30La participation à l’action des porte-parole des usagers de drogues se fait donc grâce à leurs capacités d’accès aux populations considérées à risques. C’est autour de l’idée d’intervention de première ligne que ces associations deviennent partenaires de l’action publique. Les échanges et la participation d’acteurs administratifs et d’acteurs associatifs conduisent à une canalisation de l’action collective, qui au départ visait à promouvoir des réformes du système sanitaire et social de grande ampleur, voire l’élaboration d’une médecine alternative, vers la promotion d’une politique de réduction des risques liés à l’usage de drogues. Leur entrée en politique publique les conduit à se spécialiser dans la RDR. Le discours militant de ces associations en faveur de la défense des catégories représentées ne disparaît pas et n’est pas censuré par leur participation, il perdure mais sous une version différente. Les associations deviennent parties prenantes de la politique locale en faveur de la RDR, telle qu’elle est définie par les pouvoirs publics et à ce titre contribuent à la promouvoir. La défense de la cause des groupes représentés est alors intégrée à la politique de RDR. Tout se passe comme si la cause des usagers de drogues devenait soluble dans l’action publique locale.

Du groupe des pairs aux groupes ciblés

31Chacune des trois associations s’adresse à un public spécifique : usagers de drogues par voie intraveineuse (Asud), personnes prostituées pouvant faire usage de drogues (Autres Regards), séropositifs-usagers de drogues (le Tipi). Si elles veulent prétendre à une certaine représentativité et conserver la légitimité qu’octroie celle-ci, il leur faut entreprendre un travail de délimitation et de représentation qui consiste à « faire voir, dénommer, démontrer le groupe sur lequel est assis le groupe d’intérêt. Faire un nom et faire un nombre. Se resserrer sur une définition étroite et produire une identité lourde »  [34]. Leur travail consiste à se faire reconnaître par le public qu’elles sont censées représenter. Or, la plupart de ces associations reposent sur des « identités » fortement bricolées dans lesquelles ceux qui sont censés se reconnaître ne se reconnaissent pas. C’est particulièrement le cas pour les usagers de drogues, rencontrés par les « asudiens » lors du travail de rue, qui se désignent rarement comme des usagers de drogues, voire qui refusent cette étiquette. La participation active de ces associations d’usagers à la politique et leur spécialisation dans les interventions « de première ligne » ne leur permet pas de développer des activités permettant de pouvoir compter sur le soutien d’un groupe composé des personnes dont elles se disent les représentantes. Ce travail de délimitation d’un groupe et cette « entreprise de représentation » se solderont par un échec. L’explication par la professionnalisation énoncée par Erving Goffman peut être reprise ici : « […] puisqu’ils font profession de leur stigmate, les dirigeants issus du groupe sont obligés d’avoir des rapports avec des représentants d’autres catégories, ce qui les amène à sortir du cercle fermé de leurs semblables. Au lieu de s’appuyer sur leur béquille, ils s’en font une crosse de golf et cessent, du point de vue de la participation sociale, d’être représentatifs des gens qu’ils représentent » [35]. La plupart des militants, notamment ceux d’Asud [36], feront le constat que plus ils s’impliquent dans la politique publique, plus ils se coupent des usagers.

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« Le groupe de parole se délite. L’atelier d’écriture continue mais sur un investissement extérieur. Le travail d’Asud se limite au travail de rue. Asud perd de la vitesse au niveau des activités. […] Le discours politique et militant est passé à la trappe du fait de l’investissement d’Asud dans le champ sanitaire [37]. »

33Dans les trois associations, la participation active à l’action publique nuit à la constitution de liens de solidarité entre membres, car les plus impliqués consacrent l’essentiel de leur temps aux actions de proximité et au développement de la RDR, délaissant les activités centrées sur l’échange entre pairs et la constitution de groupes d’usagers initialement conçues comme centrales [38]. Les militants marseillais font des activités de RDR leur profession [39]. C’est leur professionnalisation qui leur garantit d’accéder à la politique publique et à ses ressources, plus que leur volonté de développer l’entraide entre membres des groupes que leurs associations souhaitent représenter. Au sein d’Asud, certaines de ces personnes relais finissent par abandonner leur association pour se faire recruter au sein d’autres structures au titre de leurs compétences plus que de leur identité d’usager de drogues.

34Chacune des trois associations est marquée par des raisons d’agir proches, elles se différencient les unes des autres par le groupe sur lequel elle se fonde. La possibilité d’existence de ces trois groupes très proches dans leur philosophie et leurs méthodes, notamment le travail de rue et l’accompagnement, repose sur cette dissociation des publics, chaque association ayant réussi à construire une cible de politique publique différente, cible qui requiert des compétences propres.

De la défense des groupes stigmatisés à la promotion de la réduction des risques

35Parce que les pouvoirs publics valorisent fortement l’expertise associative et notamment l’accès à des groupes à risques, leurs activités se structurent autour de mesures de réduction des risques telles qu’elles sont définies dans les programmes publics : distribution de matériel (seringues, préservatifs), messages de prévention. La participation à l’action publique aboutit à une spécialisation sur des formes d’intervention spécifiques parce que les pouvoirs publics attendent d’eux ce genre de spécialisation pour leur allouer des ressources supplémentaires. Il ne s’agit pas pour autant d’une normalisation prévue et souhaitée par les financeurs mais plutôt du produit de l’entrée dans l’action publique de ces individus et associations et de leurs échanges avec les différents participants. C’est par cette reconnaissance d’une capacité d’expertise que ces associations parviennent à trouver leur place au sein d’une action publique naissante. En effet cette mise en forme de l’action résulte d’une interaction entre les services et agents de l’État et les membres de ces associations qui, en définitive, se conforment à ce qui est attendu d’eux. « La dynamique procède d’une rencontre, note Nicolas Dodier : des responsables d’institutions scientifiques adoptent une attitude pédagogique vis-à-vis d’acteurs qui s’avèrent être dans les premiers temps à la fois critique et proche des institutions, conjonction de dispositions qui rend alors possible le processus subtil de subversion [40]. » Le Tipi, Autres Regards et Asud deviennent membres à part entière d’une politique de RDR dans la cité phocéenne. À ce titre ils font partie d’un groupe d’acteurs plus large qui milite pour la pérennisation de cette politique publique, pérennisation problématique puisque non seulement elle a été bricolée dans l’urgence et en réponse à l’épidémie de sida mais aussi parce qu’elle est fondée sur la tolérance d’une pratique interdite par la législation française : l’usage de drogues.

36La promotion de la RDR devient un objectif prioritaire, car elle est source de ressources qui permettent à ces associations de vivre de leurs activités. La défense des groupes stigmatisés reste sous-jacente à chacune de leurs activités, mais elle est incluse dans la défense de la RDR et n’est pas l’apanage de ces trois associations. La défense des toxicomanes notamment, portée par d’autres acteurs, devient un objectif inhérent à l’engagement de chaque participant à la politique locale de RDR. Modifier les représentations liées à l’usage de drogues devient l’objectif à long terme des mobilisations locales en faveur de la RDR, et ce sans qu’il soit possible d’affirmer que ce résultat est uniquement l’œuvre des trois associations étudiées. Il semble plutôt que cet objectif soit partagé par la majeure partie des acteurs engagés dans des actions de prévention du sida en direction des toxicomanes.

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« […] On présente notre mission, notre activité. Et surtout on précise qu’on est pas là pour dire que “c’est pas bien de se droguer” […]. Prendre place au débat, c’est porter la parole des usagers là où elle n’arrive jamais, devant les acteurs locaux qui souvent préfèrent ne pas voir les problèmes que ces gens rencontrent et considèrent l’usage comme la seule problématique [41]. »
« Je suis sensibilisée sur cette question car je le dois. On doit servir tous les assurés sociaux y compris les toxicomanes. Pour nous, c’est un thème de santé au même titre que l’hygiène bucco-dentaire, même si cela ne touche pas du tout le même public. On est dans le cadre général de la gestion des risques, on n’est pas dans l’humanitaire. C’est difficile, on a entendu des choses comme : “Fournissez leur la drogue tant que vous y êtes !” Le service Prévention existe depuis 1985. En travaillant avec d’autre j’ai pu élaborer un argumentaire adapté aux personnes, au lieu. Savoir quoi dire à qui, comment, quand [42]. »

38L’ensemble des acteurs engagés partage et véhicule les idées de promotion de la santé, d’accès aux droits et aux soins pour les usagers de drogues, perçus comme un groupe social particulièrement marginalisé. Les différents partenaires de la RDR conçoivent alors les instruments de l’action publique comme susceptibles de résoudre, au moins en partie, le problème du non-accès aux soins et aux droits des usagers de drogues. Le travail de rue, l’ouverture de centres qui ne réclament pas l’arrêt de la consommation de drogues comme condition d’accès, les plaquettes de prévention et l’échange de seringues deviennent non seulement des moyens de lutter contre l’épidémie de sida mais aussi des outils de lutte contre l’exclusion des usagers de drogues.

Des savoirs et des valeurs devenus des qualifications

39L’écoute active, l’action « horizontale », la tolérance de l’usage de drogues deviennent les fondements des actions destinées aux usagers de drogues qui sont mises en place à partir de 1995 et 1996 dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de sida. De nouveaux postes au sein des associations sont créés, notamment des postes d’agents de proximité ou d’intervenants de première ligne [43]. Si le recours à l’expertise est un mode d’action fréquent pour les groupes d’intérêt en vue d’accéder à l’action publique, celle développée par les associations d’usagers que nous étudions est d’un type particulier et ne renvoie ni à un savoir académique, ni à l’accumulation de savoir-faire issus de pratiques militantes mais à l’acquisition de connaissances essentiellement issues de leur expérience de vie. Si les emplois de première ligne étaient dans les premiers temps occupés, à Marseille, par des usagers de drogues ou anciens usagers de drogues, les recrutements s’élargiront par la suite à des personnes non issues de ce « milieu ». L’élargissement du recrutement permet une standardisation des techniques et des valeurs prônées par les premiers travailleurs de rue en direction des usagers de drogues actifs, membres du Tipi, d’Asud et d’Autres Regards. La transformation des expériences en compétences, puis en savoirs experts, se produit par la rencontre entre des individus qui font valoir des modes d’action fondés sur la proximité et des institutions qui souhaitent non seulement atteindre des publics jugés difficiles d’accès mais aussi pérenniser des actions de médiations, notamment en matière de santé publique.

40Ainsi, le programme « Renforcer le travail de proximité » mis en place en 1998 par la municipalité marseillaise repose sur des intervenants de première ligne qui sont des emplois-jeunes. Or, les qualifications mises en avant dans les documents qui cadrent le programme « renforcer le travail de proximité » sont similaires aux méthodes valorisées et mises en place par les trois associations étudiées. Dans un document relatif à la formation qui accompagne le dispositif emploi jeunes, il est écrit :

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« Les animateurs de prévention sont les seuls interlocuteurs en toxicomanie avec lesquels une relation peut s’instaurer quant aux pratiques et aux usages. En ce sens la connaissance par les animateurs des produits, des modes de consommation, de leurs conséquences est leur premier outil de travail. […] Accompagner dans l’usage afin de réduire les risques exige de n’être ni directif, ni dans le jugement sur la personne. Cela a une implication forte sur le plan subjectif : comment, dans la réalisation de l’activité de travail, aller au-delà du conflit intérieur possible ? Il est fondamental d’être en accord avec la philosophie de la réduction des risques […] [44]. »

42L’évaluation du programme « Renforcer le travail de proximité » et les deux rapports qui en sont issus, mettent en avant lorsqu’ils détaillent les savoirs mis en œuvre et les compétences requises l’importance de l’absence de jugement et de l’écoute active :

43

« On s’aperçoit très rapidement que les animateurs de prévention mettent en œuvre des techniques assez sophistiquées de production de discours, au service de leur mission. […] La reformulation, précisément, c’est une technique permettant d’aider l’usager à organiser son discours, à “le faire parler d’un sujet après l’autre”. Technique particulièrement nécessaire lorsque l’on se trouve face à des personnes ensevelies par une accumulation de problèmes et peu habituées à en parler. “Elle me racontait qu’elle avait perdu ses enfants, elle était très attristée, en plus c’était sa sœur qui avait eu la garde et sa sœur était décédée, de suite elle me parlait de l’incarcération de son mari ; ce que j’ai fait, c’est que j’ai reformulé. […] En fait je ne pense pas qu’elle ait entendu ce que je lui disais, ou ce que j’avais envie de lui faire comprendre, de parler d’un sujet après l’autre, elle continuait à déballer sa vie, ses problèmes plus précisément, moi j’écoute, je l’écoute, je reformule de temps en temps, toujours pour essayer de la recadrer.” On voit bien, dans de telles situations, que la posture de non-jugement inhérente à l’orientation de réduction des risques n’est pas une écoute passive, mais doit être une activation, sous des formes diverses, d’une relation de dialogue [45]. »

44« Connaître les produits et les pratiques de consommation », « ne pas juger », « écouter », « accompagner », les savoirs auparavant détenus par les associations Asud, Le Tipi et Autres Regards deviennent au fil des années les pré-requis des actions de RDR dans la cité phocéenne. La capacité à créer une relation de proximité avec des publics est ici particulièrement valorisée. Les analyses portant sur la street level bureaucracy[46] démontraient, notamment, le rôle joué par les expériences acquises par les acteurs en charge de l’accueil des publics pour parvenir à gérer au mieux la relation. Cette valorisation d’une capacité de médiation est de plus en plus fréquente, notamment dans les politiques sociales, où l’expérience intime constitue un moyen pour des groupes en quête de reconnaissance de participer à l’action publique. Elle permet également aux pouvoirs publics d’accéder à des individus qu’ils ne parviennent pas à toucher, ce qui revêt un caractère particulièrement problématique en contexte d’épidémie de sida.

Conclusion : Une cause sans publicité

45Cette réussite rapide à entrer dans l’action publique a pour revers une baisse de communication vers les acteurs ne participant pas à la politique publique et une dilution des revendications en termes de droits dans un objectif de santé publique. Les associations d’usagers de drogues sont quasi absentes de la scène médiatique et politique, ce qui empêche leur cause d’accéder à une plus grande reconnaissance et à un élargissement des publics concernés. À la différence des mouvements de prostituées et de malades du sida qui ont utilisé la manifestation et l’occupation d’église [47] et ont vu leurs revendications relayées par les grands médias, les usagers de drogues et leurs porte-parole n’ont jamais, à ce jour, eu recours à ce type d’action. L’utilisation de l’action publique comme mode d’action semble être la principale entrave à l’expression publique de leurs revendications. En effet, le fait de participer à des actions locales de RDR au sein desquelles le partenariat et l’innovation sont fortement valorisés, entraîne une médiatisation de ces actions uniquement centrée sur leur efficacité en matière de lutte contre le sida. Lorsque ces associations et certains de leurs membres les plus actifs s’expriment dans les médias, c’est toujours au titre d’un engagement au sein de l’action publique ou pour demander l’ouverture d’un débat public sur les drogues mais jamais pour revendiquer l’identité d’usager de drogues comme identité sociale ou à tout le moins l’usage comme pratique socialement acceptable.

46Échec de l’action collective et réussite de l’action publique pourraient résumer l’entrée de ces associations dans la politique de RDR. Considérer l’action publique comme un travail collectif tendant vers un objectif commun permet de dépasser ces dichotomies. La participation à l’action publique transforme les individus et les groupes qui sont amenés à revoir les objectifs fixés initialement par chacun pour en adopter de nouveaux, communs à l’ensemble des partenaires. La rencontre entre associations de lutte contre le sida, associations d’usagers, administrations, et associations de lutte contre la toxicomanie aboutit à la mise en place et à la promotion d’une politique locale de RDR dont l’objectif premier est de lutter contre l’exclusion des toxicomanes.


Date de mise en ligne : 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/pox.070.0009

Notes

  • [1]
    Les acteurs, que nous avons rencontrés, ont tendance à employer indifféremment les termes d’auto-support et de santé communautaire pour se présenter. Pourtant une précision terminologique s’impose afin de clarifier ces deux notions. Les groupes d’auto-support peuvent être définis ainsi : « […] bénévoles, ce sont de petits groupes qui se structurent autour de l’entraide et de l’accomplissement de buts spécifiques. Ils sont habituellement composés de pairs qui se regroupent pour s’entraider en satisfaisant à un besoin commun, en surmontant un handicap commun ou un problème de perturbation de la vie et en provoquant le changement social et/ou personnel désiré. Les initiateurs et les membres de tels groupes perçoivent leurs besoins comme ne pouvant être satisfaits par les institutions sociales existantes. […] » : Katz (A. H.), « Self Help and Mutual Aid : An Emerging Social Movement ? », Annual Review of Sociology, 7, 1981, p. 135-136 (notre traduction ). Ces groupes se sont développés, dans des domaines variés, dès les années 1960 notamment aux États Unis. Le mouvement des usagers de drogues, qui naît au début des années 1990 en France, a repris cette dénomination qui vient de la traduction littérale du terme anglosaxon self help. La « santé communautaire » est une technique développée notamment dans les pays du tiers-monde, surtout à partir des années 1960, par des organisations humanitaires qui consiste à s’appuyer sur des relais dans les communautés au sein desquelles des actions de santé sont développées : Fassin (D.), « L’essentiel, c’est de participer. Démocratie locale et santé communautaire dans les villes du tiers-monde », Annales de la recherche urbaine, 73,1996. Le terme de « santé communautaire » a été repris pour nommer les actions, notamment des groupes de prostituées et d’homosexuels, destinées à prévenir l’épidémie de sida en France à partir du milieu des années 1980. Cf. Mathieu (L.), Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001, p. 257-265. En fait les associations étudiées se conçoivent avant tout comme des groupes d’entraide mais sont amenées à participer à des actions de « santé communautaire », en liaison avec l’État, en tant que relais des « communautés » concernées.
  • [2]
    Nous avons travaillé à partir d’une trentaine d’entretiens approfondis, menés dans le cadre d’une thèse de doctorat, avec des acteurs appartenant aux trois associations et des acteurs ayant participé à la mise en place d’une politique de réduction des risques liés à l’usage de drogues à Marseille. Ces entretiens ont été complétés par l’analyse de différentes sources écrites (rapports d’activités, évaluations des programmes, etc.). Nous avons également assisté à cinquante réunions et colloques d’octobre 2000 à octobre 2002. Nous dédions cet article à la mémoire de Mo’, fondateur d’Asud et de Tati N’inja, fondatrice du Tipi.
  • [3]
    La politique française de RDR s’est constituée à partir de 1993 afin de développer les mesures de lutte contre le sida chez les toxicomanes. Elle est le fruit de la mobilisation, à partir du milieu des années 1980, d’associations humanitaires et de lutte contre le sida qui parviendront à démontrer que les outils tels que l’échange de seringues ou l’éducation par les pairs permettent de faire baisser le nombre de contaminations. C’est sous l’égide du ministère de la Santé, des services et institutions consacrées à la lutte contre le sida que ces mesures ont été encouragées. Cf. Coppel (A.), Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques, Paris, La Découverte, 2002.
  • [4]
    Processus classique longuement décrit par Erving Goffman (Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975).
  • [5]
    Mouchard (D.), « Les mobilisations des “sans” dans la France contemporaine : l’émergence d’un “radicalisme autolimité” », Revue française de science politique, 52 (4), 2002 ; Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Science Po, 1998.
  • [6]
    Mouchard (D.), ibid., p. 427-433.
  • [7]
    Salais (R.), « Action publique et conventions : état des lieux », in Commaille (J.), Jobert (B.), dir., Les métamorphoses de la régulation politique, Paris, LGDJ, 1998, p. 58.
  • [8]
    Goffman (E.), Stigmate, op. cit., p. 42.
  • [9]
    Ancienne héroïnomane, incarcérée à deux reprises, elle découvre sa séropositivité en 1984. Elle travaillera entre 1989 et 1994 avec des handicapés.
  • [10]
    Goffman (E.), Stigmate, op. cit., p. 41.
  • [11]
    Intervention intitulée : « Pourquoi tant de militantisme ? » de la fondatrice du Tipi, Conférence internationale sur la prise en charge extra hospitalière et communautaire des personnes vivant avec le VIH, Paris, Décembre 1999, Le Tipi, Rapport d’activités 1999, 2000, p. 40-43.
  • [12]
    Aides est une association de lutte contre le sida créée en 1984 qui dispose d’antennes locales.
  • [13]
    Il assurera cette fonction jusqu’en 2002.
  • [14]
    Directeur d’Autres Regards, in « Prostitution : Singulier… Plurielle », Compte rendu de la journée organisée par Autres Regards, vendredi 24 novembre 2000, p. 51.
  • [15]
    Médecins du monde est une association humanitaire née en 1980, présente dans la plupart des grandes villes françaises et notamment à Marseille.
  • [16]
    Dodier (N.), Leçons politiques de l’épidémie de sida, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003, p. 312.
  • [17]
    Entretien avec le Président d’Autres Regards, 19 avril 2000.
  • [18]
    Directeur d’Autres Regards, Compte rendu de la journée organisée par Autres Regards, op. cit., p. 51.
  • [19]
    Le Tipi, Rapport d’activités 1999, 2000, p. 6.
  • [20]
    Asud Marseille, Rapport d’activités et perspectives 99, 2000, p. 5.
  • [21]
    Sur ce point, cf. Bergeron (H.), L’État et la toxicomanie. Histoire d’une singularité française, Paris, PUF, 1999 et Coppel (A.), « Les intervenants en toxicomanie, le sida et la réduction des risques en France », Communications, 62,1996.
  • [22]
    Entretien avec la chargée de mission cellule sida DDASS 13,25 juillet 2000.
  • [23]
    Idem.
  • [24]
    S’ajoutent au soutien de la DDASS cellule sida, ceux de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM) service prévention et de la mission Sida toxicomanie de la ville de Marseille.
  • [25]
    Coppel (A.), Peut-on civiliser les drogues ?, op. cit.
  • [26]
    Offerlé (M.), Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 2e éd., 1998, p. 118.
  • [27]
    Entretien avec un ex-membre d’Asud, 26 juillet 2000.
  • [28]
    Sur ce rôle du colloque et de « la mise en récit de l’expérience » comme « faire savoir » et « faire valoir » : Lavignotte-Guérin (E.), Expertises et politiques européennes de développement local, Paris, L’Harmattan, 1999, notamment : « La mise en récit de l’expérience », p. 184-189.
  • [29]
    Plusieurs fondateurs du Tipi sont des musiciens. Dans les festivals ils pratiquent le testing (tester les produits afin d’en déterminer la dangerosité) et la distribution de flyers (documents d’information réalisés grâce au savoir empirique des usagers. Ils décrivent les produits, les risques associés à leur usage, et mettent en avant des conseils pratiques destinés à prévenir les mauvaises expériences).
  • [30]
    Les associations marseillaises chargées de lutter contre la prostitution sont : l’Amicale du Nid, le mouvement du Nid et l’Association pour la Réadaptation sociale (ARS).
  • [31]
    Bricolage des budgets qui se retrouvent chez les associations plus anciennes (Aides, MDM, etc.). Cependant les budgets n’étant pas du même ordre de grandeur, la suppression du financement d’un projet n’a pas les mêmes répercussions. Les financements de ces associations ne proviennent pas uniquement de l’État, même s’il est un des financeurs principaux.
  • [32]
    Par institutionnalisation, nous désignons le fait que ces associations réussissent à perdurer, à vivre de leurs activités, et à survivre au départ de leurs membres fondateurs. Cf. Sawicki (F.), « Le temps de l’engagement. À propos de l’institutionnalisation d’une association de défense de l’environnement », in Lagroye (J.), dir., La politisation, Paris, Belin, 2003.
  • [33]
    Hassenteufel (P.), « Les groupes d’intérêt dans l’action publique : l’État en interaction », Pouvoirs, 74, 1995, p. 161. P. Hassenteufel développe l’idée d’une interaction entre État et groupe d’intérêt. L’État contribuerait à structurer le groupe en le finançant, lui apportant ainsi ressources matérielles et symboliques ; se créant, par la même opération, un interlocuteur ayant le monopole de la représentation dans un domaine et une compétence technique sur une question.
  • [34]
    Offerlé (M.), Sociologie des groupes d’intérêt, op. cit., p. 65.
  • [35]
    Goffman (E.), Stigmate, op. cit., p. 40.
  • [36]
    Au cours des années 1999 et 2000, Asud traverse une crise. Les membres d’Asud ne parviendront pas à développer l’accueil parce que trop peu nombreux (trois personnes dont l’une est sous contrat avec MDM) et trop investis dans le travail de rue. L’année 2001 verra l’arrivée d’une nouvelle équipe qui parviendra à restructurer l’association et à privilégier les activités d’accueil du public en animant notamment des ateliers « créatifs ».
  • [37]
    Entretien avec un membre fondateur d’Asud, 26 juillet 2000.
  • [38]
    Sur la constitution de solidarités dans les groupes d’entraide, cf. Wituk (S.), Shepherd (M. D.), Slavitch (S.) Warren (M. L.), Meissen (G.), « A Topograhy of Self-help Groups. An Empirical Analysis », Social Work, 45 (2), 2000.
  • [39]
    En français, le terme profession désigne aussi bien une occupation qu’une profession. En anglais, les activités appelées profession sont pourvues de droits spécifiques et inscrites dans la législation. Toutes les autres activités sont dénommées occupation. Nous parlons ici de profession au sens d’occupation. En effet, la RDR devient pour ces acteurs une activité principale qui leur permet d’être rétribués. Toutefois ces occupations de travailleur de rue ne constituent pas pour l’heure des métiers ou des professions dotés de savoirs particuliers, de formations spécifiques, et de droits juridiques. Sur la distinction « profession », « occupation », cf. Dubar (C.), Tripier (P.), Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2003, p. 7-17.
  • [40]
    Dodier (N.), Leçons politiques de l’épidémie de sida, op. cit., p. 310.
  • [41]
    Témoignage d’un agent de proximité in Causse (L.), Roche (P.), Activité professionnelle des intervenants de proximité, analyse d’une pratique de réduction des risques auprès des usagers de drogues, Marseille, Convention Mission Sida – Toxicomanie / CEREQ, janvier 2002, p. 121.
  • [42]
    Entretien avec une chargée de mission CPAM, service prévention, mai 2001.
  • [43]
    « Ce type de démarche participe d’un mouvement engagé depuis la fin des années 1980 et auquel la lutte contre le sida a donné une impulsion décisive, de renouvellement des formes de l’intervention socio-sanitaire à destination des populations désaffiliées » : Mathieu (L.), « Une profession inachevée : animatrice de prévention en milieu prostitutionnel », Sociologie du travail, 42,2000, p. 265. Cette évolution est à réinscrire dans une évolution plus générale du travail social, cf. Ion (J.), Le travail social au singulier, Paris, Dunod, 1998.
  • [44]
    Institut méditerranéen de formation et de recherche en travail social, Conseil en analyse du travail, études et conceptions sociales, Approches des situation de travail des animateurs de prévention, note de synthèse, novembre 2000, p. 4.
  • [45]
    Cormont (P.), Coquelle (C.), Rivet (G.), Évaluation du programme « Renforcer le travail de proximité », Rapport du Conseil en pratiques et analyses sociales, décembre 2002, p. 44.
  • [46]
    Lipsky (M.), Street Level Bureaucracy. Dilemma of the Individual in Public Services, New York, Russel Sage Foundation, 1980 ; Dubois (V.), La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999.
  • [47]
    Les actions d’Act Up, par exemple, sont médiatisées du fait de leur caractère spectaculaire et de l’intérêt que portent les médias aux actions de lutte contre le sida. Sur le recours à la manifestation et à l’occupation d’églises par des mouvements de prostituées, cf. Mathieu (L.), Mobilisations de prostituées, op. cit.

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