Notes
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[1]
Nous remercions les relecteurs pour leurs remarques constructives. Ce texte est une version retravaillée d’une communication effectuée à l’occasion du colloque du « GIS Journalisme » (Lyon, 27-28 mars 2014).
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[2]
Notre matériau le plus conséquent concerne cette rédaction : quatorze entretiens (de quarante minutes à trois heures) avec des rédacteurs en chefs et des journalistes, de l’observation en ligne (sur le site et les comptes associés sur les réseaux socionumériques) et des documents internes (métriques d’audience, présentations du service marketing). Nous avons également suivi l’évolution des médias d’informations en ligne concurrents ainsi que visité à plusieurs reprises des rédactions et interviewé une dizaine de journalistes de différents médias (site d’information généraliste, pure-player (média en ligne non adossé à un titre papier préexistant), radio généraliste publique, chaîne de télévision privée, titre de presse régionale).
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[3]
Un exemple de tension peut être visionné dans la longue séquence d’ouverture du film documentaire « les gens du Monde » (Y. Jeuland, 2014). Le documentariste qui a filmé la newsroom lors de la campagne présidentielle de 2012 laisse voir une scène de conflit au sujet du choix d’un titre (« Mélenchon – Le Pen, le match des populismes » édition du 8 février 2012).
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[4]
Les entretiens avec les rédacteurs en chef et les journalistes ne permettent pas de reconstruire clairement le déroulement et les raisons qui gouvernent les évolutions du site. Les changements résultent en partie : d’expérimentations (souvent inspirées par les sites anglophones), de l’issue de luttes internes, d’ajustements officieux, du niveau des moyens techniques ou économiques disponibles, des spécificités de la division du travail au sein de la rédaction, etc. De plus les déclarations ne convergent pas toujours, pour une même personne mais aussi entre chacune d’entre elles. Par ailleurs les interviewés, qui sont parfois amenés à changer de poste, n’ont pas nécessairement une connaissance globale et ancienne de leur entreprise. Enfin, les raisons ne sont pas toujours « avouables » quand il s’agit, entre autres, de chercher à stimuler les courbes d’audience au moyen de procédés discutables (alertes push, quiz, sujets potaches, etc.).
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[5]
Voir le dossier « presse en ligne » de la revue Réseaux (nº 160-161, 2010) ou l’état de l’art, principalement francophone, publié par Mercier & Pignard-Cheynel (2014).
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[6]
En 2011, le texte de présentation du blog indiquait : « Depuis septembre 2010, un éditeur de médias sociaux (social media editor, SME) a été installé derrière les comptes Twitter et Facebook du Monde.fr. Dans une chronique hebdomadaire, notre journaliste-animateur propose de vous rendre compte de l’activité des followers et fans du Monde.fr. ». En janvier 2014, le texte indiquait : « Au Monde.fr, deux journalistes en charge des réseaux sociaux (social media editor) s’activent chaque jour derrière les comptes Twitter, Facebook et Google+ du site. Ce blog propose des instantanés, chroniques et analyses, alimentés par l’activité des abonnés du Monde.fr, et plus généralement par les discussions sur les réseaux sociaux. Il est actuellement tenu par […] et […], journalistes spécialistes des réseaux sociaux et community manager au Monde.fr. ». En mai 2014, le nom d’un-e troisième journaliste est ajouté (http://rezonances.blog.lemonde.fr). Après le mois de juin 2014, le blog n’a été alimenté qu’une seule fois (fin décembre, pour le classement des articles les plus lus de l’année).
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[7]
Chaque site fournit des conseils (best practices) ou des indications techniques à destination des développeurs, avec des sections spécifiquement consacrées aux médias : https://developers.facebook.com/docs/media/ ; https://www.facebook.com/journalists ; https://blog.twitter.com/media ; https://media.twitter.com/ ; https://developers.google.com
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[8]
Un-e journaliste explique : « sur Facebook, tu vois vraiment si un sujet intéresse les gens ou pas par le nombre de réactions. Tu en mets deux en même temps et tu vois lequel fonctionne le mieux. Ça nous sert d’aiguillage »
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[9]
Les métriques sont des statistiques du Web basées sur les indicateurs ou traces numériques produites par les navigations (audience, nombre de visiteur unique, taux de liens cliqués, temps passé, sources du trafic, etc.)
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[10]
Le compte principal du Monde.fr affiche 260 000 « fans » en janvier 2012, 1 290 000 en janvier 2014, 2 000 000 en décembre 2014. Ces chiffres sont à manier et à interpréter avec les précautions d’usage puisque d’une part ils recouvrent des faux comptes ainsi que des comptes peu actifs, voire inactifs et, d’autre part, cela ne permet pas de connaître la visibilité des contenus du Monde sur les timelines des usagers de Facebook car l’affichage dépend des paramétrages personnalisés et des critères algorithmiques opaques du service.
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[11]
À ce titre, relire l’anecdote rapportée par Klinenberg : « Selon l’un de leurs journalistes, les rédacteurs en chef de Fast Company, grand magazine financier national, ont récemment appris que les mots « vous » et « votre » apparaissaient sur la couverture de ceux de leurs numéros qui s’étaient le mieux vendus. Ils ont par conséquent introduit dans presque toutes leurs pages de titre les termes VOUS et VOTRE, en choisissant une police de caractère si imposante qu’il eût été difficile de les manquer » (2000 : 73)
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[12]
De nombreux médias usent de formulations dont le sujet central est fortement suggéré sans être dévoilé. Le lecteur doit donc cliquer pour obtenir l’information (« clickbait model » : appât à clics). Par exemple : « Cet homme n’aurait pas dû se trouver là », « Vous ne croirez pas ce que cet enfant a fait », « Quelle personnalité va passer au tribunal pour injures ? », « Une caméra de surveillance révèle une improbable rencontre », etc.
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[13]
Ce que l’on retrouve également avec le blog alimenté par les journalistes et consacré à la revue de liens (http://bigbrowser.blog.lemonde.fr)
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[14]
Exemple : par convention le hashtag #PBLV est associé à la série télévisée « Plus Belle la Vie » (France 3) ; #QAG renvoie aux séances de questions au gouvernement à l’assemblée nationale ; #CM2014 fait référence à la coupe du monde de football ; etc.
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[15]
Ce que confirment les statistiques ainsi qu’un-e journaliste interviewé-e : « On essaie de savoir pourquoi ça marche bien ou pas. On arrive à quelques conclusions : quand tu titres court, ça marche mieux, quand tu mets une belle photo, ça marche mieux »
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[16]
En pratique, tous les abonnés Facebook au flux du Monde ne voient pas la totalité des messages puisque d’une part ceux-ci entrent en concurrence avec l’ensemble des comptes suivis par l’internaute (médias, amis, etc.), et d’autre part l’affichage dépend des algorithmes et donc de la personnalisation du flux qui repose sur les habitudes de consultation. Enfin les messages sont publiés tout au long de la journée ce qui représente une large amplitude horaire.
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[17]
Le compte principal du Monde.fr (@lemondefr) affiche 530 000 « followers » en janvier 2012, 2 000 000 en janvier 2014 et 3 000 000 en décembre 2014. Chiffres à manier avec les mêmes précautions que ceux de Facebook. À noter, la création d’un compte @LeMondeLive, actif depuis janvier 2014, géré par les trois journalistes-CM, comptant quelques milliers d’abonnés.
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[18]
application : Instagram (15 secondes maximum) ou Vine (6 secondes maximum).
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[19]
La/le CM ouvre traditionnellement la conférence de rédaction du matin en évoquant brièvement les sujets qui ont (ou non) fait réagir et les questions qui sont remontées dans les commentaires
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[20]
C’est particulièrement le cas pour le module « en continu ». Sur Twitter aussi les messages sont limités à 140 caractères d’où l’utilisation des adresses URL raccourcies et des abréviations dont les codes évolutifs sont bien connus des utilisateurs réguliers
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[21]
Entretien de deux heures réalisé en 2011. Des copies d’écran sont commentées pendant la discussion. Le-la journaliste a suivi une formation d’une école de journalisme avant d’enchaîner des piges et des CDD, puis un CDI en 2010.
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[22]
Le référencement (mots-clés, titrage, etc.) est un enjeu important puisque beaucoup d’articles peuvent avoir une « durée de vie » extensive, ce que d’aucuns nomment les contenus « persistants » (evergreen) ou le « journalisme de stock » (vs. « journalisme de flux »). En 2014, le New York Times s’est lancé dans le référencement de ses archives (qui remontent à 1851) afin d’être davantage présent dans les résultats des moteurs de recherche.
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[23]
Des sites d’informations états-uniens (e.g. Upworthy) peuvent tester plusieurs titres pour un même article afin de mesurer leur efficacité en fonction du nombre de clics respectifs comptabilisés.
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[24]
Ce qui explique en partie la progression du nombre d’abonnés aux réseaux socionumériques (le nombre total d’« abonnés » aux comptes du Monde.fr est multiplié par quatre entre janvier 2012 et janvier 2014 sur les plateformes Facebook et Twitter). D’après l’étude du CREDOC (Bigot et al., 2013), basée sur des interviews réalisées en juin 2013, le taux d’accès à internet à domicile est passé de 14 % en 2000, à 61 % en 2008, à 81 % en 2013. 39 % des individus ont un smartphone et 17 % une tablette en 2013. 24 millions de Français sont membres de réseaux socionumériques. En 2013, 54 % des actifs ont accès à internet sur leur lieu de travail (21 % en 2000). Enfin, d’après Médiamétrie (étude sur les audiences de l’internet mobile en décembre 2013) le site du Monde totalise 2,5 millions de visiteurs uniques (VU) et l’application LeMonde : 1,6 million de VU.
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[25]
Aussi bien le moteur de recherche (google search), le service lié aux actualités (google news) et à une moindre mesure le réseau social (google plus). À l’échelle internationale, il faudrait également considérer l’essor plus récent d’autres réseaux (LinkedIn, Pinterest).
-
[26]
Une vaste littérature interroge cette « profession » faiblement institutionnalisée : formation, pratiques, régulation, éthique, monopole sur l’activité. Voir par exemple : Aldrige & Evetts (2003) ; Nolan (2008).
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[27]
Le chaud implique une forte réactivité (e.g. « bâtonnage » de dépêches) alors que le froid correspond à une temporalité plus souple. Voir notamment : Pilmis, 2014 (« catégories cognitives du journalisme »).
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[28]
Le fait que peu de personnes ont occupé ce poste explique pourquoi nous ne pouvons citer des extraits d’entretiens sans risquer de rompre leur anonymat.
-
[29]
Nous ne reprenons pas les chiffres qui varient entre les médias mais aussi au fil du temps. Il s’agit simplement ici d’évoquer les effets induits sur le travail d’écriture. La consommation passe également par des applications, des flux RSS ou par l’arrivée directe sur une des pages d’un média (dont principalement la Une).
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[30]
L’inscription de balises, de meta-tag, etc. permet notamment d’orienter le travail des automates (bots) des moteurs de recherche qui parcourent continuellement le Web. Sur ce point voir par exemple : Rebillard & Smyrnaios, 2009 ; Cardon, 2012 ; Sire, 2013
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[31]
Exemple : les « systèmes de gestion de contenu » (CMS Content Management System) du type Wordpress qui sont utilisés et adaptés pour les blogs du Monde.fr.
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[32]
Dans le même ordre d’idée, des sites d’informations font apparaître des citations « prêtes-à-tweeter » qui sont surlignées au cœur des articles et accompagnées du logo Twitter. L’écriture journalistique doit donc anticiper et prédéfinir des phrases adéquates (citation et lien hypertexte, dans la limite des cent quarante caractères).
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[33]
Le rapport parfois conflictuel des travailleurs de l’information avec leurs outils techniques constitue un pan de recherche historique qui aide à comprendre l’évolution du journalisme. Ainsi l’essor du groupe VoxMedia s’explique en partie par la mise au point d’un système de gestion de contenus (Chorus) qui est réputé être à la fois complet (édition, promotion, modération, métriques, etc.) et intuitif. Cela lui vaut d’être plébiscité par le milieu journalistique, au point, comme l’expliquent les intéressés, de favoriser le recrutement de journalistes « vedettes » (e.g.. Ezra Klein).
-
[34]
Voir à ce sujet le lancement au Monde.fr en mars 2014 du pôle « décryptage » constitué autour d’un coordinateur, de trois rédacteurs, de deux data-journalistes, d’un CM et de deux infographistes (cf. lemonde.fr/lesdecodeurs)
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[35]
e.g. « feuilletonnage » ou « saucissonage ». Diverses pratiques qui consistent à étirer le traitement d’un fait (plusieurs pages, plusieurs jours), ce qui a l’avantage – recherché ou non – d’accroître le trafic (nombre de pages vues, temps de consultation, etc.).
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[36]
Phénomène qui s’est répandu dans les médias français à l’occasion de la campagne présidentielle de 2012, et qui provient des modèles anglophones Politifact.com (récipiendaire d’un prix Pulitzer en 2009) et Factcheck.org
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[37]
Les listes ont été particulièrement popularisées par le site Buzzfeed.com qui revendique 75 % de trafic entrant via les réseaux socionumériques (printemps 2014)
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[38]
D’après la formule de Jacques Goody qui, à partir d’un terrain anthropologique et du questionnement du rapport entre l’écrit et l’oral, a cherché à savoir s’il n’y avait pas une spécificité de la pensée écrite (« La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage », 1979). Voir aussi : Pilmis, 2014.
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[39]
« comme Elliott le soulignait […] la volonté d’être clair et les routines de présentation qui tendent à simplifier le contenu de la communication des médias pour maintenir l’attention du public entraînent “entre l’émetteur et le récepteur un type de relation fondé sur la satisfaction du récepteur plutôt que sur la communication d’un sens” ». Elliott (1972), The making of a television series: a case study in the sociology of culture, Londres, Constable (cité par Schlesinger, 1997).
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[40]
De nombreux faits significatifs témoignent du poids des logiques et acteurs non-journalistiques. En 2014, le premier « cours en ligne massif et ouvert » sur le journalisme (MOOC : Massive Online Open Course), conçu par le site d’information Rue89 – et financé en partie par le « fonds Google d’aide à la presse » –, était consacré au thème « écrire pour le Web ». Les intitulés de leçons étaient : « le référencement, mon premier lecteur s’appelle Google, l’art du lien hypertexte, les balises HTML à connaître, le boom de la recommandation – savoir s’en servir, comment générer de la viralité, etc ». Voir : http://firstbusinessmooc.org/rue89/ . Autre exemple, le 28 juin 2011, l’école de journalisme de Sciences-Po Paris et Facebook organisaient un séminaire « Facebook pour les journalistes ». Troisième exemple, le journal Le Monde dirige une académie pour des apprentis journalistes «avec le soutien de Google et EDF» (academie.lemonde.fr)
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[41]
Pour citer quelques exemples concernant le cas de Facebook : création des « pages » pour les marques, médias, personnalités, etc. et présentation des pages sous forme de flux ou « stream » (2009) ; apparition des boutons « like » sur des sites tiers (2010) ; nouvelles alliances avec les médias via le dispositif « social reader » (2011) ; lancement d’un serveur d’applications (2012) ; moteur de recherche « Graph Search » (2013) ; application mobile « Paper », journal personnalisé mêlant compte personnel et flux d’actualités (2014) ; modification de l’algorithme visant à prendre en compte l’essor des vidéos directement téléversées sur le site et à pénaliser les titres trop « racoleurs » (2014).
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[42]
La possibilité d’insérer des publicités avant les vidéos (pre-roll), en surimpression ou après.
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[43]
Deux exemples d’extraits vidéo très relayés : le « casse-toi pauv’ con » lancé par le président de la République N. Sarkozy au salon de l’agriculture en 2008 dont le Parisien a obtenu en premier les droits de la vidéo amateur ; l’expression « Allô quoi ! » prononcée par une candidate d’un jeu de « télé-réalité » qui a été repéré et diffusé par le pôle vidéo du site du Figaro (2013).
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[44]
Au New York Times, le compte Twitter est géré par des journalistes contrairement au compte Facebook qui est géré par le service marketing du journal.
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[45]
Quelques exemples : les journalistes du Monde.fr ont protesté à plusieurs reprises contre des campagnes de publicité qu’ils ont découvertes en même temps que leurs lecteurs. Les annonces entraient en porte à faux avec les contenus éditoriaux ou les formats publicitaires étaient trop envahissants et gênaient la lecture. Les journalistes ont également constaté a posteriori la présence de liens cachés sur les verbes à l’infinitif et certains noms propres et mots-clés (pays, rubrique, etc.), ainsi que l’ajout, en haut de chaque page, d’un bandeau renvoyant aux différents sites du groupe (Télérama, Huffington Post, La Vie, Au jardin, etc.).
1 Les mutations récentes du journalisme (en ligne) mettent en scène un faisceau de facteurs interdépendants (technologie, ligne éditoriale, rapport à l’audience, format, modèle d’affaire) que les écritures journalistiques font apparaître. En partant de l’exemple d’un site d’information généraliste (leMonde.fr) et en ayant pour lecture les multiples productions qui traitent de l’évolution des médias (chercheurs, journalistes, blogueurs spécialisés et entreprises présentes dans le secteur des actualités : réseaux socionumériques, fournisseurs de métriques, moteur de recherche), nous tenterons de cerner les reconfigurations des pratiques et la redéfinition des normes journalistiques [1]. D’emblée, apportons une double précision sur ce qu’il s’agira de saisir. Premièrement, l’écriture journalistique est entendue dans une acception large de production protéiforme (texte, vidéo, recommandation, code, etc.) avec des thèmes, des angles d’approche et des procédés stylistiques spécifiques. Deuxièmement, le développement s’attachera moins à analyser des contenus ou décrire des techniques d’écriture en détail et de manière exhaustive qu’à situer et à interroger les soubassements sur lesquelles les techniques se fondent, participant ainsi au renforcement d’une conception située du journalisme contemporain à l’heure du numérique. Notre problématique s’inscrit dans une tradition de recherche qui étudie la manière dont le marché, les nouvelles technologies et les systèmes organisationnels
2 impactent les conditions de production, et se répercutent in fine sur les formats journalistiques et la qualité de l’information (Klinenberg, 2000 ; Champagne, 2000 ; Marchetti & Baisnée, 2002 ; Hubé, 2010). Il s’agira également d’illustrer le phénomène de socialisation des journalistes aux spécificités numériques de l’information (indexation, circulation, communication, intermédiaires).
3 Nous partirons de l’étude d’une rédaction que nous relierons ensuite à une dynamique et à un contexte qui se rapportent à l’ensemble du média et à son environnement concurrentiel – la place qu’occupe ce « journal de référence » (Merril, 2000) au sein du champ médiatique ainsi que la position du site par rapport au papier seront bien entendu prises en compte. En dernier lieu seront interrogés les différents effets qu’induisent les modalités d’écriture décrites. Si notre terrain concerne principalement la rédaction en ligne du journal Le Monde (2009-2014) [2], c’est bien l’évolution globale des médias d’information dont il sera question de manière plus générale.
4 Dans un premier temps nous détaillerons les activités de deux postes de travail, celui de Community Manager (appelé aussi : Social Media Editor et/ou web-médiateur) et celui d’éditeur de Une (Front Page Editor). Dans une deuxième partie nous contextualiserons les activités de ces deux postes au regard des activités routinières de l’ensemble de la rédaction en ligne. Enfin dans un dernier temps nous apporterons des éléments de réflexion critique afin de discuter les fondements des processus d’écriture et de saisir leurs effets sur la profession, la définition de l’information et le rapport entretenu à l’écosystème numérique. Dévoiler les ressorts des écritures journalistiques permet de comprendre combien les productions médiatiques sont travaillées par des logiques de rationalisation, pas toujours convergentes, qui comportent à la fois des aspects techniques, professionnels, économiques ou éditoriaux propres aux entreprises de presse [3].
Exploitation croissante de la dimension sociale du web
Animation, promotion, modération, veille
5 Ces dernières années, Le Monde est passé progressivement d’un modèle organisationnel articulé autour de deux rédactions distinctes (une pour la version papier et une pour la version web) à un modèle basé sur une rédaction bi-média. À l’automne 2010, quand le poste de Community Manager (CM) est créé, la rédaction web compte plus d’une trentaine de journalistes (contre environ trois cents pour la rédaction papier). Institué suite à une décision de la rédaction en chef, le CM investit les réseaux socionumériques afin d’incarner la « voix » du journal sur les différents espaces où l’information médiatique est diffusée, relayée et commentée [4]. Le media, via les actions du CM, peut également toucher des publics différents et susciter de nouvelles sources de trafic à destination du site internet du journal. Les plateformes dites sociales ont également un intérêt pour ce qui relève de la veille ou de la recherche d’informations que ce soit, par exemple, pour des témoignages spontanés lorsque des événements sont en train de se dérouler ou pour des prises de paroles du personnel politique par le truchement de leur compte personnel. De nombreux usages potentiels découlent du versant social du web comme l’ont déjà montré de multiples recherches (Lasorsa et al., 2012 ; Smyrnaios, 2013 ; Pignard-Cheynel & Sebbah, 2013). Ces études, et plus largement celles qui concernent le webjournalisme, ont également abordé une variété de problématiques connexes, liées : à la relation des journalistes avec leurs publics (Touboul, 2006 ; Rebillard, 2007 ; Canu & Datachary, 2010), à l’appropriation de nouveaux formats et outils (Estienne, 2008 ; Dagiral & Parasie, 2010 ; De Maeyer, 2010), au processus de socialisation des journalistes (Boczkowski, 2011 ; Charbonneaux & Le Cam, 2012), aux conditions d’emploi (Dupuy, 2013), aux réorganisations (Cabrolié, 2009 ; Pilmis, 2014), aux influences des algorithmes sur la visibilité des actualités (Rieder & Smyrnaios, 2011 ; Sire, 2013), aux modèles économiques (Vujnovic et al., 2010 ; Ouakrat et al., 2010 ; Rebillard, 2011), etc. [5] Autant d’entrées indissociables qui, bien que les auteurs ne partagent pas nécessairement les mêmes ancrages théoriques ni les mêmes points de vue, contribuent à densifier la connaissance du paysage journalistique et à éclaircir les transformations du métier et ses conditions d’exercice ces dernières années.
6 Les tâches du CM sont articulées autour de trois missions principales : publier des messages sur les réseaux socionumériques (surtout Facebook, Twitter et Google plus), écrire un billet hebdomadaire sur un blog dédié [6], en tant que web-médiateur, et modérer les espaces de publication précédemment cités. Les messages publiés tiennent compte : du lieu de publication (site internet), des recommandations publicisées par les services exploités (i.e. Facebook, Twitter, Google) [7], de constatations empiriques établies au fil du temps et en rapport aux réactions des internautes [8], des retours chiffrés des métriques [9] (e.g. variations horaires), des prescriptions hiérarchiques, des affinités personnelles du CM ou de la ligne éditoriale associée communément au média. Ainsi à chaque espace de publication correspondent des recettes, des codes, des fréquences, des tonalités d’expression et des sélections d’information qui résultent d’un ensemble de règles plus ou moins complexes et implicites, reposant à la fois sur le « learning by doing » et l’imitation des précurseurs et des concurrents.
7 Sur Facebook [10], le CM relaie une sélection d’informations du site en variant les sujets suivant leur caractère sérieux, insolite, polémique ou routinier (e.g. sorties cinéma du mercredi). Le texte est « éditorialisé » avec une courte présentation qui varie dans le temps en fonction de l’évolution des principes évoqués ci-dessus. La mise en forme des productions est constamment ajustée si bien que les observations que nous avons faîtes depuis quatre années ne sont plus toujours d’actualité en 2014. Elles n’en restent pas moins instructives pour saisir le processus évolutif et les régularités structurelles que les sciences humaines et sociales ont pour objectif de dévoiler. Les ajustements procèdent à la fois en réponse aux changements externes au média, orchestrés par les services tiers utilisés (nouvelle interface, design offrant plus de place aux photos, nouvelles règles algorithmiques qui modifient les principes de visibilité des contenus, etc.) et en réponse aux changements internes, au sein de la rédaction (changement de priorité/de chefferie, adaptation aux évolutions du web, recherche de nouveaux (profils de) lecteurs, etc.). Les spécificités de l’écriture se déclinent sous plusieurs formes : le ton est sensiblement plus relâché que pour les articles du site ou ceux de la version papier du journal, ce qui crée une sorte de complicité (Watine, 2006) ; la formulation adopte une tournure plutôt engageante [11] avec des verbes d’action et l’ajout éventuel d’une question à l’adresse du lecteur (« ... et vous ? », « que pensez-vous… ? », « Donnez votre avis ? », etc.) [12] ; le second degré est fréquemment employé – ce qui permet notamment de parler de ce dont tout le monde parle tout en prenant de la distance avec un style syntaxique particulier (ironie, jeu de mots, cynisme, etc.) [13] – ; l’ajout de mot-dièse ou hashtag (mot-clé, expression ou acronyme précédé du symbole dièse dont l’utilisation sert à des fins d’indexation [14]) est parfois utilisé au cœur des phrases ; un lien hypertexte renvoie systématiquement vers une page du site mère (LeMonde.fr) ; l’ajout d’une illustration est souvent utilisé pour attirer l’attention (sachant que les messages accompagnés d’un lien et d’un visuel sont réputés être les plus lus) [15]. Le nombre de publications, en « période ordinaire », est d’environ dix messages publiés au fil de la journée, ce qui correspond au rythme jugé acceptable pour ne pas trop gêner les lecteurs [16].
8 Concernant Twitter [17], la gestion du flux, qui était dans un premier temps automatisée, est devenue partiellement gérée par le CM. Ce dernier peut ainsi « enrichir » et diversifier la production qui correspond à environ quatre-vingts messages publiés par jour. D’un flux automatique, visuellement « monotone » et plutôt « froid » du point de vue des formulations, les messages écrits par le CM intègrent depuis des visuels (images ou vidéos de quelques secondes [18]), des mentions (e.g. hashtags, journaliste crédité via son identifiant précédé du symbole arobase), des re-tweets (republication du message d’un compte tiers, par un simple clic ou par un copier-coller associé au sigle « RT ») et une « éditorialisation » des sujets évoqués. Les messages, qui sont associés à un lien raccourci, renvoient uniquement (sauf rare exception) vers les contenus du Monde et les re-tweets concernent uniquement (sauf rare exception) des journalistes et autres comptes du Monde.
9 L’installation d’un poste de CM (automne 2010) marque un tournant communicationnel dans l’évolution de la rédaction en ligne. Loin d’être une activité périphérique en marge du travail collectif de la rédaction [19], le poste de CM est situé au cœur de l’espace de travail (open space) en liaison directe et permanente avec le reste de l’équipe dont plusieurs membres ont eu à occuper ce poste durant la première année d’exercice – nous y reviendrons par la suite. Après avoir détaillé les activités du CM, ce sont celles de l’éditeur de Une qui serviront dans un deuxième temps à illustrer la manière dont les écritures journalistiques rendent compte de l’immixtion de logiques conflictuelles dans les productions informationnelles.
Mise en scène étudiée du flux d’information
10 Le deuxième exemple concerne le poste d’éditeur de Une (« Front Page Editor »). Les tâches principales consistent à organiser la hiérarchisation et la rotation des contenus sur la page d’accueil du site (http://lemonde.fr) ainsi qu’à éditer, retitrer et « tagger » (i.e. associer des mots-clés) ces derniers. Contrairement aux sites d’information qui ont fait le choix d’afficher les actualités dans une colonne principale par ordre ante-chronologique, Le Monde.fr organise le haut de sa Une avec des blocs de contenus dont la position la plus visible, au sommet, vaut consécration symbolique et apport mécanique d’un fort trafic vers l’information ainsi mise en avant. L’éditeur de Une décide : de la position qu’occupe un sujet sur la Une, du titre, de l’illustration associée, du temps d’apparition et de la rotation des groupes de contenus promus. Le titrage est travaillé à plusieurs desseins (promotion, concision, référencement, archivage, mise à jour) ce qui explique pourquoi un même contenu peut-être associé à plusieurs titres : celui de l’article (sur la page de l’article), celui de l’adresse URL, celui affiché sur la page de Une, celui inscrit dans la fenêtre « en continu » qui liste (en haut de la Une) les contenus les plus récents affichés par ordre ante-chronologique, et enfin ceux utilisés sur les réseaux socionumériques. Plusieurs raisons sont à l’origine du travail d’écriture effectué sur les titres : la réduction du nombre de caractères par souci de place (e.g. pour tenir sur une seule ligne [20]) ou pour provoquer plus de « clics » ; l’ajustement aux prescriptions des moteurs de recherche (pas de second degré, des mots-clés, le mot le plus pertinent en premier, etc.).
« On s’est rendu compte (que) la façon dont c’est titré, plus c’est titré court, direct, mieux ça marche. Les titres à la Le Monde papier qui sont très longs, très explicatifs, ça marche moins en ligne que les trucs très courts qui vont direct à l’essentiel, qui sont percutants […] genre ça [en pointant une impression d’une copie d’écran] : « Prison : assouplir l’accès à l’informatique ? », ça marche mieux que : « Faut-il assouplir l’accès à l’informatique en prison ? ». Ça on s’en est rendu compte assez vite. On a un outil Chart Beat et ça on le voit en direct. On ne le surveille pas tout le temps mais on revient de temps en temps. […] C’est une autre façon de réfléchir parce qu’il faut que ça reste compréhensible pour le lecteur mais en même temps c’est le titre qui va être recherché par les algorithmes de Google. Faut que tu aies quelques mots-clés dedans. […] « Tripoli sous les bombes » c’est un bon titre en Une, mais ce ne sera pas visible, il faut mettre le mot Libye. » (un.e journaliste) [21]
12 L’éditeur organise l’espace-temps de la Une avec la diversité et la quantité de contenus produits par la rédaction. Dans une grille limitée où la visibilité est un enjeu de premier ordre, et où les temporalités sont assez brèves, l’éditeur compose avec plusieurs règles et contraintes pour hiérarchiser et présenter les productions du site. L’écriture est une activité à la fois textuelle et méta-textuelle qui répond fortement aux logiques de l’archivage interne (propre au site) [22] et au référencement à destination des moteurs de recherche. Dans le cadre de son travail l’éditeur peut également s’appuyer sur un tableau de bord numérique (Chart Beat, Google Analytics, etc.) avec les statistiques de fréquentations en temps réel des différentes pages du site. Ainsi, des corrélations sont observées de façon empirique entre les opérations précédemment citées (choix visuel, choix chronologique, choix syntaxique) et le volume de trafic enregistré [23].
13 Les postes d’éditeur de Une et de CM sont particulièrement sensibilisés aux spécificités du monde de l’information à l’heure d’internet. Leurs activités tentent de concilier divers impératifs (édition, communication, information, indexation) qui prennent notamment forme au travers des principes d’écriture. Ces pratiques, qui éclairent une partie des transformations du journalisme, vont être maintenant analysées en élargissant la perspective dans le but de décrire le système organisationnel de la rédaction du Monde.fr (partie 2), puis les évolutions du monde numérique – que les informations contribuent à faire évoluer (partie 3).
Du journalisme sur le Web
14 Le Web social est inscrit dans le mouvement plus général du numérique dont nous pouvons rappeler brièvement quelques faits marquants qui expliquent, en creux, les stratégies d’adaptation développées par les médias. Premièrement, les courbes de diffusion des technologies attestent une augmentation du nombre de personnes qui disposent de terminaux connectés (fixes et/ou mobiles) [24]. Deuxièmement, le coût d’accès à la publication diminue pour le « grand public » (ce qui n’équivaut pas pour autant à une visibilité assurée). Troisièmement, les consommations d’actualités dépendent pour une partie non négligeable d’intermédiaires influents (Google, Facebook, Twitter) [25]. Enfin, la sophistication des métriques d’audience en temps réel accentue le jeu concurrentiel (« hyperconcurrence » pour Charron & De Bonville, 2004). Les deux exemples évoqués dans la première partie ne permettent pas à eux seuls de tirer des conclusions définitives sur l’évolution des attributs d’une « profession », ni de mesurer le déplacement des frontières d’un périmètre journalistique – inéluctablement artificiel [26]. Toutefois si l’on contextualise et densifie la présentation des processus d’écriture au regard (1) de la production d’ensemble de la rédaction et (2) des contraintes externes qui influencent la fabrication et la diffusion des informations, on peut dès lors observer une convergence de pratiques dont les fondements et les effets méritent d’être interrogés.
15 En premier lieu, les spécificités des écritures peuvent être analysées en fonction des différents postes de travail sur lesquels les journalistes de la rédaction sont affectés par rotation. En effet, chaque journaliste peut être amené à travailler sur : l’actualité « chaude/froide » [27], la revue de liens, l’animation de communauté, un reportage, l’édition de la Une, l’« édition abonnés » ou la gestion d’un direct commenté (Live). Ainsi le poste de CM a été occupé à tour de rôle pendant la première année d’exercice (2010-2011). Dans un deuxième temps, un.e journaliste a été spécialement affecté.e sur le poste (automne 2011), épaulé.e par un.e deuxième journaliste-CM (été 2013) puis un.e troisième (mai 2014) [28]. La description de l’organisation mériterait un développement plus complexe et précis pour revenir sur quelques ajustements ou particularités, mais le principal phénomène que nous voulons souligner, en relation avec les techniques d’écriture, est la socialisation des journalistes aux propriétés du Web au travers leurs différentes activités au sein de la rédaction – situation qui invite d’ailleurs à interroger le vocable « journaliste » pour lui préférer l’appellation « travailleur de l’information » dans le but de questionner la nature journalistique des tâches exécutées. Si les missions journalistiques ne sont pas nécessairement nouvelles (« bâtonnage », revue de presse, veille, etc.), ni les enjeux (concurrence, rentabilité économique, notoriété, etc.), en revanche leurs inscriptions dans une dimension numérique entraîne des spécificités que les journalistes apprennent à connaître et à mobiliser diversement dans leurs routines. En plus des considérations propres au CM ou à l’éditeur de Une, il existe d’autres savoir-faire spécifiques liés à chaque poste occupé. Le travail d’écriture est alors indexé sur un ordre de priorité qui diffère d’un poste à l’autre. La célérité, le référencement, l’archivage, la pertinence éditoriale, etc. sont parmi les critères qui guident le processus productif. Notons également que la grande majorité des journalistes a une activité (semi) professionnelle et/ou (semi) personnelle sur le Web avec la gestion de blogs ou de comptes sur les réseaux socionumériques. Ces derniers peuvent donc expérimenter concrètement le cycle de vie des informations par l’intermédiaire des indicateurs temporels, statistiques, sociaux (courbes de trafic horodatées, autopromotion via les réseaux, choix de mots-clés, intégration de liens hypertextes, etc.) qui accompagnent et mesurent la diffusion des contenus.
16 En deuxième lieu, l’écosystème médiatique est inséré dans un système évolutif plus vaste où des intermédiaires prépondérants influencent significativement les processus de production, de diffusion et de réception des contenus. Si la lecture d’un journal papier implique un rapport à un objet et un message limités (longueur arrêtée par le nombre de caractères, temps figé par l’encre séchée), il en va autrement des nouvelles à l’heure du numérique. Aussi s’il est très difficile de saisir précisément ce que les consommateurs de médias font en matière de réception (quoi ? comment ? où ? avec qui ?, etc.), il existe en revanche une multitude d’artefacts qui donnent des ordres de grandeur concernant la distribution des sources de trafic d’un site. Retenons que plusieurs routes mènent aux actualités, et parmi ces dernières, les moteurs de recherche et à une échelle moindre les réseaux socionumériques sont des voies principales [29]. Pour favoriser la visibilité des contenus médiatiques au cœur des résultats des moteurs de recherche (généralistes ; spécifiques aux informations) ou sur les réseaux socionumériques, les rédactions disposent de plusieurs leviers d’action. Par exemple, la plupart des médias recrutent en interne des spécialistes en « optimisation de contenus » (cf. SEO : Search Engine Optimization). Ces derniers travaillent sur l’architecture des sites et prescrivent des pratiques qui concernent à la fois la partie visible des productions écrites (titres, mots-clés, placement judicieux de liens hypertextes, longueur des contenus, choix des illustrations, etc.) et la partie « immergée » (code source des pages) [30]. D’un point de vue technologique, ces préoccupations peuvent aboutir à la conception sur mesure de logiciels, ou à leur adaptation [31], afin de standardiser les routines de production. Par exemple, plusieurs fenêtres de titrage peuvent être intégrées aux interfaces rédactionnelles pour que soient renseignés le titre de l’adresse URL, celui de la page de Une, celui de la page article, etc. [32]. Le dispositif technique peut donc incorporer des normes d’écriture qui s’ajoutent aux règles implicites et explicites que les journalistes intègrent, anticipent et mettent en application. Cet autre aspect de l’analyse, lié à la sociologie du travail journalistique et à la manière dont les travailleurs de l’information se positionnent, nécessiterait de prolonger l’article en multipliant les extraits d’entretiens (les nôtres et ceux des travaux cités en bibliographie) qui montrent que les impératifs techniques, managériaux et communicationnels sont en partie intériorisés et mobilisés dans les routines journalistiques, quels que soient les postes occupés [33].
17 Chemin faisant, le traitement des logiques externes et de leurs effets sur la fabrication des informations nous amène à élargir le propos pour discuter de la contribution des procédés d’écriture à l’évolution : du groupe professionnel (normes, compétences, frontières, ...), des formats informationnels, et du rapport entretenu avec le monde numérique et les valeurs qui le parcourent.
Écosystème numérique et transformation progressive de la profession et de l’information
18 À partir de la description des activités de deux postes (CM et éditeur de Une), puis avec l’élargissement de la focale à l’ensemble de la rédaction, nous avons entrevu combien le travail d’écriture cristallisait des enjeux disparates. Nous allons maintenant interroger les fondements et les effets induits par ces pratiques pour retenir trois registres de critiques (parmi d’autres) qui ont rapport à l’identité professionnelle, à la conception de l’information ainsi qu’à l’écosystème numérique.
19 Premièrement, pour ce qui a trait au caractère professionnel, ce que nous avons associé au travail d’écriture interroge à la fois la frontière entre l’information et la communication, les (nouvelles) qualifications attachées au statut de journaliste web et la division du travail au sein de la rédaction. La double focalisation opérée sur le poste de CM et celui d’éditeur de Une offre un éclairage concret pour saisir le registre des tâches qui sont prises en charge par des journalistes. Pour résumer, on observe une extension des tâches « journalistiques » (référencement, modération, promotion, édition, etc.), qui verse dans le mélange des genres et participe à l’accentuation d’un phénomène de dé-professionnalisation et/ou de dé-spécialisation. En effet, l’élargissement du spectre des activités (dont certaines requièrent de plus en plus de compétences techniques) ainsi que le modèle organisationnel reposant sur la polyvalence des « travailleurs de l’information » et la rotation de ces derniers sur des postes dont les tâches peuvent être fortement rationalisées et standardisées, accentuent le brouillage des frontières professionnelles (information, communication, technique) et la déperdition de l’expertise thématique (en comparaison au modèle organisationnel basé sur l’association de journalistes-rubricards).
20 Autre constat, l’appropriation d’une écriture intégrant les logiques du Web orientées vers la recherche de visibilité (et/ou d’autorité) favorise les profils de journalistes qui à la fois maîtrisent le mieux ces règles, inscrivent leur production dans la ligne éditoriale du journal et agissent en adéquation avec les principes qui régissent l’organisation collective du travail (avec, par exemple, l’essor des productions en « mode projet » qui réunissent des développeurs, infographistes, statisticiens, CM, spécialistes du référencement, etc.) [34]. Partant, les profils professionnels les plus ajustés, ceux qui disposent de savoir-faire variés, dont un « savoir être numérique » approprié (habileté technique, réactivité, visibilité parmi les pairs, socialisation aux services et convention d’usages) et un savoir-écrire (savoir-publier), bénéficient davantage des opportunités qui accompagnent la redéfinition contemporaine de la profession (contours et attributions). Dit autrement, toute production journalistique implique un rapport-à-soi (travail-de-soi) qui influence la manière dont le journaliste écrit et met en scène ses compétences. Pour autant les journalistes – qui ne forment pas un groupe monolithique – réagissent et se positionnent de diverses manières en fonction de : leur ancienneté, leurs aspirations, leur formation ou leurs activités parallèles. Le modèle (caricatural) du journaliste polyvalent, ultra-équipé et hyper-communicant ne sied pas à toute la profession, tant s’en faut. De fait, on observe que les profils des journalistes de la rédaction web du Monde (.fr) se distinguent de ceux de la rédaction du papier : plus jeunes avec une moyenne d’âge autour de 30 ans, inscrits plus tôt sur les réseaux socionumériques et plus actifs sur ces plateformes.
21 Deuxièmement, les productions informationnelles sont nécessairement adossées à des formats dont la mobilisation spécifique fournit des enseignements sur la manière dont l’information est définie. Le choix d’un format de production/diffusion dépend d’un arbitrage, fait d’opportunités et de contraintes, qui engage de multiples aspects (techniques, temporels, juridiques et/ou professionnels) relatifs au processus de fabrication des actualités. Ainsi, ce que l’écriture fait à l’information, et dans un même mouvement ce que la promotion d’une conception de l’information engendre comme formes d’écriture, concerne aussi bien le format comme support du message (texte, image, son, vidéo, etc.) et le format comme formatage régit par des principes d’écriture. Prendre la décision de consacrer un direct commenté (« live »), une alerte ou un reportage multimédia à un fait, choisir de l’inclure dans une rubrique plutôt qu’une autre, de le promouvoir visuellement, de le découper [35], de le reléguer symboliquement dans un blog ou de renvoyer le lecteur vers un autre site par l’intermédiaire d’un lien hypertexte, de le traiter au second degré ou de faire appel à l’expertise de plusieurs journalistes de la rédaction (papier) sont autant d’indices qui éclairent la manière dont l’information est définie par un journal. Là où l’analyse devient complexe, c’est en partie parce que le média web supporte tous les formats et que les innovations apportent constamment leurs lots de nouveautés sans que celles qui les ont précédées ne soient nécessairement chassées. Le journalisme a pour fonction de sélectionner, de hiérarchiser et d’analyser les faits en investissant une pluralité de formats dont la mobilisation peut aussi bien servir que desservir l’information. Tous les messages ne bénéficient pas de la même visibilité, ni du même investissement. Il faut donc faire face à deux difficultés analytiques, une première qui concerne l’étude de la pluralité des formats et une seconde qui réside dans l’opération de typification-réduction des multiples productions d’un média afin de caractériser les tendances dominantes d’énonciation. Ainsi si l’on observe quelques tendances récentes qui promeuvent le « journalisme d’explication » (avec des titres comme : « ce qu’il faut retenir… », « comprendre l’affaire… », « ce que l’on sait de… », etc.), l’essor de la vérification factuelle des faits (fact-checking) [36] comme rubrique à part entière ou l’utilisation de plus en plus répandue des listes (« les 10 points à retenir », « 3 choses à savoir sur… », etc.) [37], on peut se demander d’une part si les format(age)s ne soutiennent pas une forme de « domestication de la pensée » [38] et si, d’autre part, la rationalisation organisationnelle et la rationalisation de l’écriture (Hubé, 2010) ne comptent pas parmi les symptômes d’une orientation plus générale où la volonté de satisfaire l’audience – davantage que les lecteurs – se fait aux dépens de la « communication d’un sens » [39]. Ce point déborde la problématique initiale des écritures et des logiques qui les orientent, il n’en reste pas moins instructif d’observer les transformations des principes d’écriture en les considérant comme un des aspects visibles des mutations plus globales qui concernent le secteur informationnel et médiatique [40].
22 Troisièmement, la production des sites d’actualités entretient une relation particulière avec l’écosystème numérique, à la fois comme acteur et client, puisque de nombreux services, outils et logiciels propriétaires sont sollicités par les médias (réseaux socionumériques, messagerie, modules de clavardage, indicateurs métriques, terminaux connectés, solutions d’hébergement, applications, « raccourcisseurs » d’adresse web, etc.). Aussi, quels effets sur les écritures induit ce recours aux solutions tiers, et plus globalement quelle idéologie cette situation contribue-t-elle à favoriser ? Les différents acteurs du monde numérique ayant chacun leurs intérêts et leurs priorités, les médias acceptent, de fait, de devoir renégocier leurs pratiques en fonction des changements que les premiers opèrent régulièrement : règles de confidentialité, mises à jour algorithmiques, projets concurrents, changements tarifaires, etc. [41] (sans compter les perturbations liées aux pannes techniques rencontrées par ces intermédiaires). Ces modifications sont suivies, en réaction, par de nouvelles formes d’écriture (format et formatage) qui mettent en lumière le processus permanent d’appropriation de l’environnement numérique par les travailleurs de l’information. Pour donner un exemple qui montre combien l’adaptation à la nouvelle donne numérique n’est pas univoque ni totalement prédéterminée – plusieurs forces sont en jeu et plusieurs options existent –, le recours au format vidéo, à ses débuts, et encore aujourd’hui, répond moins à l’aboutissement d’une innovation éditoriale qu’à un ajustement stratégique. En effet, l’essor de la vidéo est lié à un triple constat : la présence d’une nouvelle technologie suffisamment « mûre » (flux vidéo), l’existence d’une offre publicitaire (croissante) encore peu satisfaite [42] et le fort potentiel viral du format vidéo [43] (format qui peut être facilement implémenté sur un site tiers grâce à un lecteur vidéo exportable converti en une ligne de code destinée à être copiée-collée). Dans le même ordre d’idée, la stratégie « mobile first », déployée par les sites d’information qui enregistrent une audience venant de plus en plus des terminaux mobiles (en 2014, plus de la moitié pour CNN, Guardian, New York Times ou Le Figaro – alors que les recettes générées par la publicité sur ces supports sont très inférieures à celles enregistrées sur le site et bien moindres encore que celles du papier), engage au-delà des adaptations techniques, pour optimiser les expériences de lecture, de nouveaux paradigmes en termes de conception de l’information.
23 La gageure pour les journalistes consiste à exercer leur activité au milieu de champs de forces, traversés par des logiques conflictuelles (commerciales [44], technologiques, etc.), où ils ont également leurs propres intérêts à faire valoir (collectifs [45] et individuels). Enfin si l’on accepte d’étudier la charge idéologique que l’activité médiatique produit – ou a minima véhicule –, on ne peut dès lors faire l’économie d’un questionnement concernant les enjeux qui ont trait à la propriété des moyens de production, à l’exploitation/protection des données des internautes, aux procédés de création et de captation de valeurs (Smyrnaios, 2013) ou aux problèmes énergétiques et écologiques. Le Web social, les métriques et les logiques d’écriture journalistique gagneraient à être davantage analysés de concert dans cette direction, en croisant les focales et les disciplines afin d’éclairer le plus justement possible les enjeux qui opèrent en arrière-plan.
Conclusion
24 Le processus de fabrication des informations médiatiques engage une longue chaîne d’opérations (sélection, hiérarchisation, mise en forme, promotion, etc.) dont le travail d’écriture constitue un maillon symbolique. Si les formats et formatages, ainsi que leurs effets, ne sont pas un nouvel objet de recherche sur le journalisme, ils permettent néanmoins de rendre compte de quelques mutations et permanences à l’heure du numérique. Ce papier, qui a aussi suivi un format d’écriture (du particulier au général), a souhaité interroger les fondements des écritures et leurs effets sur : les normes professionnelles, la conception de l’information et le rôle des médias dans le développement de l’économie numérique.
25 Les actualités « après internet » (Estienne, 2008) apparaissent paradoxalement très normées alors que les contraintes spatio-temporelles propres aux « anciens médias » sont en partie diluées. Dans notre étude de cas les réseaux socionumériques sont largement exploités à des fins d’autopromotion de la marque, l’activité du CM tend à recréer sur la toile un espace clos et autoréférentiel – ce constat est d’autant plus symptomatique que, d’une part, les journalistes adoptent des pratiques bien différentes avec leurs comptes « personnels » et, d’autre part, le versant social est peu exploité sur le site mère puisque seuls les abonnés payants ont la possibilité de commenter les articles (sauf pour les blogs).
26 La manière particulière avec laquelle les potentialités du Web sont mobilisées fait ressortir les enjeux de définitions (profession, information, écosystème numérique) que nous avons abordés avec les écritures, la dimension sociale du Web et les métriques. Du point de vue professionnel, le registre des tâches effectuées et les nouvelles qualifications promues accentuent le caractère flexible entourant les normes journalistiques. Pour ce qui relève de l’information, les écritures et formats mobilisés ainsi que le paradigme organisationnel induisent une rationalisation généralisée dont les effets sur la qualité éditoriale pose question. Enfin, concernant la relation du journalisme web à l’écosystème numérique – vaste sujet s’il en est –, se dessine une dynamique globale où l’instabilité semble de plus en plus vive. Le terrain central de notre propos concernait la rédaction d’un média dominant et installé, dit « de référence ». Des études complémentaires permettraient de dresser un constat plus complet des transformations du journalisme notamment auprès des sites qui mélangent plus systématiquement les registres du marketing et de l’information.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : journalisme, optimisation, écosystème numérique, profession, format, rationalisation
Mise en ligne 04/01/2016
https://doi.org/10.3917/pdc.005.0153Notes
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[1]
Nous remercions les relecteurs pour leurs remarques constructives. Ce texte est une version retravaillée d’une communication effectuée à l’occasion du colloque du « GIS Journalisme » (Lyon, 27-28 mars 2014).
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[2]
Notre matériau le plus conséquent concerne cette rédaction : quatorze entretiens (de quarante minutes à trois heures) avec des rédacteurs en chefs et des journalistes, de l’observation en ligne (sur le site et les comptes associés sur les réseaux socionumériques) et des documents internes (métriques d’audience, présentations du service marketing). Nous avons également suivi l’évolution des médias d’informations en ligne concurrents ainsi que visité à plusieurs reprises des rédactions et interviewé une dizaine de journalistes de différents médias (site d’information généraliste, pure-player (média en ligne non adossé à un titre papier préexistant), radio généraliste publique, chaîne de télévision privée, titre de presse régionale).
-
[3]
Un exemple de tension peut être visionné dans la longue séquence d’ouverture du film documentaire « les gens du Monde » (Y. Jeuland, 2014). Le documentariste qui a filmé la newsroom lors de la campagne présidentielle de 2012 laisse voir une scène de conflit au sujet du choix d’un titre (« Mélenchon – Le Pen, le match des populismes » édition du 8 février 2012).
-
[4]
Les entretiens avec les rédacteurs en chef et les journalistes ne permettent pas de reconstruire clairement le déroulement et les raisons qui gouvernent les évolutions du site. Les changements résultent en partie : d’expérimentations (souvent inspirées par les sites anglophones), de l’issue de luttes internes, d’ajustements officieux, du niveau des moyens techniques ou économiques disponibles, des spécificités de la division du travail au sein de la rédaction, etc. De plus les déclarations ne convergent pas toujours, pour une même personne mais aussi entre chacune d’entre elles. Par ailleurs les interviewés, qui sont parfois amenés à changer de poste, n’ont pas nécessairement une connaissance globale et ancienne de leur entreprise. Enfin, les raisons ne sont pas toujours « avouables » quand il s’agit, entre autres, de chercher à stimuler les courbes d’audience au moyen de procédés discutables (alertes push, quiz, sujets potaches, etc.).
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[5]
Voir le dossier « presse en ligne » de la revue Réseaux (nº 160-161, 2010) ou l’état de l’art, principalement francophone, publié par Mercier & Pignard-Cheynel (2014).
-
[6]
En 2011, le texte de présentation du blog indiquait : « Depuis septembre 2010, un éditeur de médias sociaux (social media editor, SME) a été installé derrière les comptes Twitter et Facebook du Monde.fr. Dans une chronique hebdomadaire, notre journaliste-animateur propose de vous rendre compte de l’activité des followers et fans du Monde.fr. ». En janvier 2014, le texte indiquait : « Au Monde.fr, deux journalistes en charge des réseaux sociaux (social media editor) s’activent chaque jour derrière les comptes Twitter, Facebook et Google+ du site. Ce blog propose des instantanés, chroniques et analyses, alimentés par l’activité des abonnés du Monde.fr, et plus généralement par les discussions sur les réseaux sociaux. Il est actuellement tenu par […] et […], journalistes spécialistes des réseaux sociaux et community manager au Monde.fr. ». En mai 2014, le nom d’un-e troisième journaliste est ajouté (http://rezonances.blog.lemonde.fr). Après le mois de juin 2014, le blog n’a été alimenté qu’une seule fois (fin décembre, pour le classement des articles les plus lus de l’année).
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[7]
Chaque site fournit des conseils (best practices) ou des indications techniques à destination des développeurs, avec des sections spécifiquement consacrées aux médias : https://developers.facebook.com/docs/media/ ; https://www.facebook.com/journalists ; https://blog.twitter.com/media ; https://media.twitter.com/ ; https://developers.google.com
-
[8]
Un-e journaliste explique : « sur Facebook, tu vois vraiment si un sujet intéresse les gens ou pas par le nombre de réactions. Tu en mets deux en même temps et tu vois lequel fonctionne le mieux. Ça nous sert d’aiguillage »
-
[9]
Les métriques sont des statistiques du Web basées sur les indicateurs ou traces numériques produites par les navigations (audience, nombre de visiteur unique, taux de liens cliqués, temps passé, sources du trafic, etc.)
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[10]
Le compte principal du Monde.fr affiche 260 000 « fans » en janvier 2012, 1 290 000 en janvier 2014, 2 000 000 en décembre 2014. Ces chiffres sont à manier et à interpréter avec les précautions d’usage puisque d’une part ils recouvrent des faux comptes ainsi que des comptes peu actifs, voire inactifs et, d’autre part, cela ne permet pas de connaître la visibilité des contenus du Monde sur les timelines des usagers de Facebook car l’affichage dépend des paramétrages personnalisés et des critères algorithmiques opaques du service.
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[11]
À ce titre, relire l’anecdote rapportée par Klinenberg : « Selon l’un de leurs journalistes, les rédacteurs en chef de Fast Company, grand magazine financier national, ont récemment appris que les mots « vous » et « votre » apparaissaient sur la couverture de ceux de leurs numéros qui s’étaient le mieux vendus. Ils ont par conséquent introduit dans presque toutes leurs pages de titre les termes VOUS et VOTRE, en choisissant une police de caractère si imposante qu’il eût été difficile de les manquer » (2000 : 73)
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[12]
De nombreux médias usent de formulations dont le sujet central est fortement suggéré sans être dévoilé. Le lecteur doit donc cliquer pour obtenir l’information (« clickbait model » : appât à clics). Par exemple : « Cet homme n’aurait pas dû se trouver là », « Vous ne croirez pas ce que cet enfant a fait », « Quelle personnalité va passer au tribunal pour injures ? », « Une caméra de surveillance révèle une improbable rencontre », etc.
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[13]
Ce que l’on retrouve également avec le blog alimenté par les journalistes et consacré à la revue de liens (http://bigbrowser.blog.lemonde.fr)
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[14]
Exemple : par convention le hashtag #PBLV est associé à la série télévisée « Plus Belle la Vie » (France 3) ; #QAG renvoie aux séances de questions au gouvernement à l’assemblée nationale ; #CM2014 fait référence à la coupe du monde de football ; etc.
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[15]
Ce que confirment les statistiques ainsi qu’un-e journaliste interviewé-e : « On essaie de savoir pourquoi ça marche bien ou pas. On arrive à quelques conclusions : quand tu titres court, ça marche mieux, quand tu mets une belle photo, ça marche mieux »
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[16]
En pratique, tous les abonnés Facebook au flux du Monde ne voient pas la totalité des messages puisque d’une part ceux-ci entrent en concurrence avec l’ensemble des comptes suivis par l’internaute (médias, amis, etc.), et d’autre part l’affichage dépend des algorithmes et donc de la personnalisation du flux qui repose sur les habitudes de consultation. Enfin les messages sont publiés tout au long de la journée ce qui représente une large amplitude horaire.
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[17]
Le compte principal du Monde.fr (@lemondefr) affiche 530 000 « followers » en janvier 2012, 2 000 000 en janvier 2014 et 3 000 000 en décembre 2014. Chiffres à manier avec les mêmes précautions que ceux de Facebook. À noter, la création d’un compte @LeMondeLive, actif depuis janvier 2014, géré par les trois journalistes-CM, comptant quelques milliers d’abonnés.
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[18]
application : Instagram (15 secondes maximum) ou Vine (6 secondes maximum).
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[19]
La/le CM ouvre traditionnellement la conférence de rédaction du matin en évoquant brièvement les sujets qui ont (ou non) fait réagir et les questions qui sont remontées dans les commentaires
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C’est particulièrement le cas pour le module « en continu ». Sur Twitter aussi les messages sont limités à 140 caractères d’où l’utilisation des adresses URL raccourcies et des abréviations dont les codes évolutifs sont bien connus des utilisateurs réguliers
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[21]
Entretien de deux heures réalisé en 2011. Des copies d’écran sont commentées pendant la discussion. Le-la journaliste a suivi une formation d’une école de journalisme avant d’enchaîner des piges et des CDD, puis un CDI en 2010.
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[22]
Le référencement (mots-clés, titrage, etc.) est un enjeu important puisque beaucoup d’articles peuvent avoir une « durée de vie » extensive, ce que d’aucuns nomment les contenus « persistants » (evergreen) ou le « journalisme de stock » (vs. « journalisme de flux »). En 2014, le New York Times s’est lancé dans le référencement de ses archives (qui remontent à 1851) afin d’être davantage présent dans les résultats des moteurs de recherche.
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[23]
Des sites d’informations états-uniens (e.g. Upworthy) peuvent tester plusieurs titres pour un même article afin de mesurer leur efficacité en fonction du nombre de clics respectifs comptabilisés.
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Ce qui explique en partie la progression du nombre d’abonnés aux réseaux socionumériques (le nombre total d’« abonnés » aux comptes du Monde.fr est multiplié par quatre entre janvier 2012 et janvier 2014 sur les plateformes Facebook et Twitter). D’après l’étude du CREDOC (Bigot et al., 2013), basée sur des interviews réalisées en juin 2013, le taux d’accès à internet à domicile est passé de 14 % en 2000, à 61 % en 2008, à 81 % en 2013. 39 % des individus ont un smartphone et 17 % une tablette en 2013. 24 millions de Français sont membres de réseaux socionumériques. En 2013, 54 % des actifs ont accès à internet sur leur lieu de travail (21 % en 2000). Enfin, d’après Médiamétrie (étude sur les audiences de l’internet mobile en décembre 2013) le site du Monde totalise 2,5 millions de visiteurs uniques (VU) et l’application LeMonde : 1,6 million de VU.
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[25]
Aussi bien le moteur de recherche (google search), le service lié aux actualités (google news) et à une moindre mesure le réseau social (google plus). À l’échelle internationale, il faudrait également considérer l’essor plus récent d’autres réseaux (LinkedIn, Pinterest).
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[26]
Une vaste littérature interroge cette « profession » faiblement institutionnalisée : formation, pratiques, régulation, éthique, monopole sur l’activité. Voir par exemple : Aldrige & Evetts (2003) ; Nolan (2008).
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[27]
Le chaud implique une forte réactivité (e.g. « bâtonnage » de dépêches) alors que le froid correspond à une temporalité plus souple. Voir notamment : Pilmis, 2014 (« catégories cognitives du journalisme »).
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[28]
Le fait que peu de personnes ont occupé ce poste explique pourquoi nous ne pouvons citer des extraits d’entretiens sans risquer de rompre leur anonymat.
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[29]
Nous ne reprenons pas les chiffres qui varient entre les médias mais aussi au fil du temps. Il s’agit simplement ici d’évoquer les effets induits sur le travail d’écriture. La consommation passe également par des applications, des flux RSS ou par l’arrivée directe sur une des pages d’un média (dont principalement la Une).
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[30]
L’inscription de balises, de meta-tag, etc. permet notamment d’orienter le travail des automates (bots) des moteurs de recherche qui parcourent continuellement le Web. Sur ce point voir par exemple : Rebillard & Smyrnaios, 2009 ; Cardon, 2012 ; Sire, 2013
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[31]
Exemple : les « systèmes de gestion de contenu » (CMS Content Management System) du type Wordpress qui sont utilisés et adaptés pour les blogs du Monde.fr.
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[32]
Dans le même ordre d’idée, des sites d’informations font apparaître des citations « prêtes-à-tweeter » qui sont surlignées au cœur des articles et accompagnées du logo Twitter. L’écriture journalistique doit donc anticiper et prédéfinir des phrases adéquates (citation et lien hypertexte, dans la limite des cent quarante caractères).
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[33]
Le rapport parfois conflictuel des travailleurs de l’information avec leurs outils techniques constitue un pan de recherche historique qui aide à comprendre l’évolution du journalisme. Ainsi l’essor du groupe VoxMedia s’explique en partie par la mise au point d’un système de gestion de contenus (Chorus) qui est réputé être à la fois complet (édition, promotion, modération, métriques, etc.) et intuitif. Cela lui vaut d’être plébiscité par le milieu journalistique, au point, comme l’expliquent les intéressés, de favoriser le recrutement de journalistes « vedettes » (e.g.. Ezra Klein).
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[34]
Voir à ce sujet le lancement au Monde.fr en mars 2014 du pôle « décryptage » constitué autour d’un coordinateur, de trois rédacteurs, de deux data-journalistes, d’un CM et de deux infographistes (cf. lemonde.fr/lesdecodeurs)
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[35]
e.g. « feuilletonnage » ou « saucissonage ». Diverses pratiques qui consistent à étirer le traitement d’un fait (plusieurs pages, plusieurs jours), ce qui a l’avantage – recherché ou non – d’accroître le trafic (nombre de pages vues, temps de consultation, etc.).
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[36]
Phénomène qui s’est répandu dans les médias français à l’occasion de la campagne présidentielle de 2012, et qui provient des modèles anglophones Politifact.com (récipiendaire d’un prix Pulitzer en 2009) et Factcheck.org
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[37]
Les listes ont été particulièrement popularisées par le site Buzzfeed.com qui revendique 75 % de trafic entrant via les réseaux socionumériques (printemps 2014)
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[38]
D’après la formule de Jacques Goody qui, à partir d’un terrain anthropologique et du questionnement du rapport entre l’écrit et l’oral, a cherché à savoir s’il n’y avait pas une spécificité de la pensée écrite (« La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage », 1979). Voir aussi : Pilmis, 2014.
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[39]
« comme Elliott le soulignait […] la volonté d’être clair et les routines de présentation qui tendent à simplifier le contenu de la communication des médias pour maintenir l’attention du public entraînent “entre l’émetteur et le récepteur un type de relation fondé sur la satisfaction du récepteur plutôt que sur la communication d’un sens” ». Elliott (1972), The making of a television series: a case study in the sociology of culture, Londres, Constable (cité par Schlesinger, 1997).
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[40]
De nombreux faits significatifs témoignent du poids des logiques et acteurs non-journalistiques. En 2014, le premier « cours en ligne massif et ouvert » sur le journalisme (MOOC : Massive Online Open Course), conçu par le site d’information Rue89 – et financé en partie par le « fonds Google d’aide à la presse » –, était consacré au thème « écrire pour le Web ». Les intitulés de leçons étaient : « le référencement, mon premier lecteur s’appelle Google, l’art du lien hypertexte, les balises HTML à connaître, le boom de la recommandation – savoir s’en servir, comment générer de la viralité, etc ». Voir : http://firstbusinessmooc.org/rue89/ . Autre exemple, le 28 juin 2011, l’école de journalisme de Sciences-Po Paris et Facebook organisaient un séminaire « Facebook pour les journalistes ». Troisième exemple, le journal Le Monde dirige une académie pour des apprentis journalistes «avec le soutien de Google et EDF» (academie.lemonde.fr)
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[41]
Pour citer quelques exemples concernant le cas de Facebook : création des « pages » pour les marques, médias, personnalités, etc. et présentation des pages sous forme de flux ou « stream » (2009) ; apparition des boutons « like » sur des sites tiers (2010) ; nouvelles alliances avec les médias via le dispositif « social reader » (2011) ; lancement d’un serveur d’applications (2012) ; moteur de recherche « Graph Search » (2013) ; application mobile « Paper », journal personnalisé mêlant compte personnel et flux d’actualités (2014) ; modification de l’algorithme visant à prendre en compte l’essor des vidéos directement téléversées sur le site et à pénaliser les titres trop « racoleurs » (2014).
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La possibilité d’insérer des publicités avant les vidéos (pre-roll), en surimpression ou après.
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Deux exemples d’extraits vidéo très relayés : le « casse-toi pauv’ con » lancé par le président de la République N. Sarkozy au salon de l’agriculture en 2008 dont le Parisien a obtenu en premier les droits de la vidéo amateur ; l’expression « Allô quoi ! » prononcée par une candidate d’un jeu de « télé-réalité » qui a été repéré et diffusé par le pôle vidéo du site du Figaro (2013).
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Au New York Times, le compte Twitter est géré par des journalistes contrairement au compte Facebook qui est géré par le service marketing du journal.
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Quelques exemples : les journalistes du Monde.fr ont protesté à plusieurs reprises contre des campagnes de publicité qu’ils ont découvertes en même temps que leurs lecteurs. Les annonces entraient en porte à faux avec les contenus éditoriaux ou les formats publicitaires étaient trop envahissants et gênaient la lecture. Les journalistes ont également constaté a posteriori la présence de liens cachés sur les verbes à l’infinitif et certains noms propres et mots-clés (pays, rubrique, etc.), ainsi que l’ajout, en haut de chaque page, d’un bandeau renvoyant aux différents sites du groupe (Télérama, Huffington Post, La Vie, Au jardin, etc.).