Notes
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[1]
L’ensemble de ces documents est disponible sur le site du Service européen d’action extérieure : <https://eeas.europa.eu/topics/eu-global-strategy/17304/global-strategy-european-unions-foreign-and-security-policy_en>, consulté le 1er mai 2010.
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[2]
Règlement 2018/1092.
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[3]
<https://pesco.europa.eu/>, consulté le 10 février 2021.
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[4]
Si le Royaume-Uni a assuré le commandement opérationnel de l’opération Atalante, il ne représente, en juillet 2018, que 3,6 % des contributions aux opérations militaires de la PSDC, 5,8 % des opérations civiles, et 15,5 % des dépenses. Sa contribution est donc largement en deçà de ses capacités (Parlement européen, 2018).
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[5]
Le Parlement utilise lui-aussi, mais avec un moindre impact, ses prérogatives budgétaires pour exercer une influence sur la PSDC (Riddervold et Rosen, 2016).
Introduction
1Le domaine de la sécurité-défense demeure-t-il l’apanage des États, jaloux de leur souveraineté et soucieux de garder le contrôle sur des questions touchant leurs intérêts existentiels ? Échappe-t-il, de ce fait, aux mécanismes intégrateurs qui ont favorisé le développement de l’Union européenne (UE) et fait l’objet de théorisations nombreuses depuis les années 1950 ? Une idée reçue voudrait, en effet, que l’Europe de la défense reste un vœu pieux qui n’aurait encore jamais connu le moindre début de réalisation, en dehors d’affirmations incantatoires masquant péniblement l’absence de réalisations concrètes. La réalité est plus contrastée. Les États membres de l’UE, à travers plusieurs réunions du Conseil européen en 1999-2000, ont lancé une politique de sécurité et de défense, laquelle a été intégrée au droit primaire européen par le traité de Lisbonne (2007). Dans un premier temps, la consécration de la « politique commune de sécurité et de défense » (PSDC) dans les traités n’a pas produit d’effet notable. La « coopération structurée permanente », nouvel instrument prévu aux articles 42-6 et 46 du traité sur l’Union européenne, est restée lettre morte. Aucune réunion du Conseil européen n’a été consacrée aux questions de défense entre 2008 et 2013 et il a fallu attendre 2016-17 pour voir émerger les premières initiatives marquantes en matière de défense. Ces dernières émanent du Conseil européen (décembre 2013), qui entend améliorer l’efficacité, la visibilité et l’impact de la PSDC, favoriser le développement capacitaire, et renforcer l’industrie européenne de défense. La Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (HR), Federica Mogherini, présente en juin 2016 une Stratégie globale pour l’Union européenne (SGUE, 2016) qui sera complétée en décembre 2016 par un plan de mise en œuvre en matière de sécurité et de défense, puis par trois rapports faisant le bilan de la Stratégie à échéance régulière (juin 2017, juin 2018, juin 2019) [1]. Lors du sommet de Bratislava en septembre 2016, les dirigeants de l'UE renouvellent leur engagement en faveur du renforcement de la coopération en matière de sécurité et de défense. Les développements qui s’ensuivent concernent avant tout les capacités militaires.
2Le Conseil européen de décembre 2016 « accueille avec satisfaction » la proposition de la Commission européenne relative au plan d'action européen de la défense, laquelle comprend l’idée d’un Fonds européen de défense (FED) qui est officiellement lancé en avril 2019. Lors de cette même réunion est approuvé le plan de mise en œuvre en matière de sécurité et défense (IPSD) présenté par la Haute représentante. Ce plan va permettre la création de nouveaux instruments : l’Examen annuel coordonné en matière de défense (EACD) en mai 2017, la Coopération structurée permanente (CSP) en novembre 2017, la capacité militaire de conduite et de planification (MPCC) en juin 2017. Est aussi prévue l’amélioration de la capacité de réaction rapide, qui passe par la proposition, formulée en juin 2018, de créer une Facilité européenne pour la paix, instrument hors budget finançant les opérations extérieures militaires de l'UE. D’autres réalisations, telles que l’adoption en juillet 2018 d’un règlement créant le premier programme européen de développement industriel en matière de défense (EDIDP) [2], ou le lancement d’une action préparatoire pour la recherche en matière de défense (PADR), participent de cette relance du projet européen de défense.
3Bien entendu, la conjonction d’actes juridiques, de programmes et de textes d’orientation type soft law ne préjuge pas de leur application effective et de leur traduction concrète sur le plan opérationnel. Pour l’heure, 47 projets ont été placés sous l’égide de la CSP [3]. La PADR a été dotée d’un budget de 90 millions pour 2017-19 et l’EDIDP d’un budget de 500 millions pour 2019-20. Le FED disposera de 7 milliards (au lieu des 13 milliards proposés par la Commission) sur la période 2021-27. Tout cela ne garantit pas un saut qualitatif en matière de capacités militaires. Certains observateurs se refusent à voir dans ces nouveaux instruments ce que Nathalie Tocci, l’une des principales rédactrices de la Stratégie globale (Tocci, 2018), et d’autres à sa suite (Howorth, 2019a ; Deschaux-Dutard, 2020), ont décrit comme un véritable « tournant ». La défense européenne souffrirait, aujourd’hui comme avant, des mêmes maux politiques : désaccords entre États membres, y compris entre la France et l’Allemagne, ambivalences à l’égard des États-Unis et de la Russie (Howorth, 2017 ; Kunz, 2018 ; Tardy, 2018). L’usage du terme « relance », dans le cadre de cet article, ne sous-estime pas l’existence de ces facteurs bloquants ; il est principalement justifié par le lancement de plusieurs instruments nouveaux, sur une période de temps limitée, et après la période creuse post-traité de Lisbonne. Il s’agit donc d’une relance institutionnelle, qui pourrait déboucher sur un renforcement capacitaire, sans que celui-ci soit pour le moment garanti.
4L’objectif de cet article est de chercher à comprendre cette relance institutionnelle en combinant et testant plusieurs approches théoriques (Saurugger, 2020) dans une analyse de congruence. Plus exactement, on se demandera s’il est suffisant d’expliquer la relance par la centralité des États membres, et plus particulièrement des « grands » États, ou si elle peut, au contraire, être éclairée par les théories accordant plus de place aux mécanismes intégratifs et aux institutions supranationales. Nombre d’observateurs ont mis en avant le fait que les États membres et les institutions qui les représentent sont renforcés par la crise multiple que connaît l’Europe, et notamment par la crise économique et financière (Youngs, 2014 ; Fabbrini, 2015, 2016 ; Fabbrini et Puetter, 2016 ; Schimmelfennig, 2015), tandis que la Commission est réduite à un rôle de secrétariat (Schmidt, 2013). Ce contexte a favorisé l’émergence d’une nouvelle approche théorique, baptisée « nouvel intergouvernementalisme », selon laquelle le processus d’intégration se poursuit en mettant de plus en plus de côté sa composante supranationale (Bickerton, Hodson et Puetter, 2015a, 2015b). Un second groupe d’auteurs, souvent rattachés au néo-fonctionnalisme et au néo-institutionnalisme, considère au contraire que la Commission, le Parlement et d’autres acteurs supranationaux, continuent à tirer leur épingle du jeu au sein d’un système européen qui répond à d’autres mécanismes que la seule volonté des États (Bauer et Becker, 2014 ; Dehousse, 2016).
5L’opposition entre ce nouveau supranationalisme et le nouvel intergouvernementalisme, particulièrement vivace au moment de la crise économique et financière, continue à structurer les débats sur les différentes politiques de l’Union européenne (Schmidt, 2018). L’objectif de cet article est d’établir laquelle de ces deux approches a la plus grande vertu explicative dans le cas de la défense européenne et plus particulièrement de sa relance institutionnelle. L’analyse prendra appui sur la littérature secondaire étudiant cette relance de manière indirecte, sous l’angle des instruments (SGUE, IPSD, FED, EACD, CSP, MPCC) ou des acteurs (États membres, Conseil européen, Conseil des ministres, Parlement européen, Commission, HR, SEAE, Agence européenne de défense ou AED). Si à première vue le nouvel intergouvernementalisme paraît mieux adapté au contexte actuel de crise, il est loin, en réalité, d’avoir mis fin au processus intégratif de long terme que connaît l’Union européenne et qui s’étend même aux domaines a priori préservés que sont la sécurité et la défense (1). Ce processus est orienté par les acteurs supranationaux (2) à travers des mécanismes qui échappent en partie au contrôle des gouvernements nationaux (3).
La relance de la défense européenne : l’explication partielle du nouvel intergouvernementalisme
6La PSDC relève de la coopération intergouvernementale, à l’instar de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) dont elle constitue la composante opérationnelle. Elle devrait donc, plus que toute autre politique, être expliquée par une lecture intergouvernementaliste. Le « nouvel intergouvernementalisme » semble a priori l’approche la plus adaptée, car il présente l’avantage d’être mieux ajusté au contexte des trente dernières années et moins centré sur les secteurs d’intégration économique que ne le furent les travaux pionniers d’Andrew Moravcsik. Il est fondé sur une série de propositions, ici regroupées en cinq catégories : nous chercherons à vérifier de manière systématique la validité de ces propositions dans le cas qui nous intéresse, celui de la relance des années 2016-17.
La prévalence du consensus intergouvernemental
7Les tenants du nouvel intergouvernementalisme (NI) considèrent que la délibération et le consensus sont devenus la norme guidant l’ensemble du processus décisionnel, à tous les niveaux. L’influence centrale émane du Conseil européen, catalyseur de l’intégration (Puetter et Fabbrini, 2016, 634), et du Conseil des ministres, principale institution centrale de décision et de coordination (Puetter, 2014).
8L’importance de ces deux institutions est bien réelle dans le domaine de la défense. La relance de 2013 est le fait du Conseil européen et les principaux instruments ont été actés par les États membres de manière collective. Ceci ne surprend guère, puisque les traités écartent soigneusement de la PSDC plusieurs formes de supranationalité : législation et co-décision avec le Parlement, vote majoritaire au Conseil des ministres, monopole d’initiative pour la Commission, contrôle de la Cour de justice. L’EACD, la CSP, le Fonds européen de défense ne peuvent pas fonctionner sans la participation active des États. Aujourd’hui encore, leur réussite est suspendue aux décisions que prendront les gouvernements nationaux (Biscop, 2018). La logique du consensus intergouvernemental suppose non seulement l’impulsion des États membres les plus volontaires, en particulier l’Allemagne et la France, mais aussi la participation, plus ou moins active, d’un large groupe d’États. C’est ce que l’on a observé dans le cas de la coopération structurée permanente (Fiott, Missiroli et Tardy, 2017), laquelle était normalement destinée à une minorité, mais a fini par concerner la quasi-totalité des États membres.
9Toutefois, l’idée que les institutions intergouvernementales exercent un contrôle sur le système institutionnel à tout stade du processus décisionnel est discutable. On verra, au contraire, que plusieurs décisions ont partiellement échappé au contrôle des États, en particulier la rédaction de la Stratégie globale (Morillas, 2019, 2020), largement influencée par le SEAE, ou le lancement du Fonds européen de défense, qui doit beaucoup au travail de la Commission (Haroche, 2020).
L’atténuation de la distinction entre low et high politics
10La distinction entre high politics et low politics est centrale pour Stanley Hoffmann, lorsqu’il met au point la théorie intergouvernementaliste dans sa forme initiale (Hoffmann, 1966). Les États membres sont plus facilement enclins à renforcer l’intégration européenne dans les domaines, non existentiels, de low politics. Le nouvel intergouvernementalisme, quant à lui, constate l’atténuation de la distinction entre les deux catégories : des domaines relevant des low politics peuvent s’avérer conflictuels et ne pas donner prise à l’intégration.
11Le cas de la défense européenne permet aussi de mettre en exergue une atténuation de la distinction, mais en sens inverse de ce que le NI implique. La défense, qui est a priori un domaine relevant des high politics, fait l’objet d’une intégration qui passe par des domaines plus proches des low politics, à savoir la coopération en matière d’armement ou le secteur privé de la défense. Certains des instruments créés pour relancer la construction d’un outil européen de défense, à commencer par le FED ou encore la directive sur les marchés européens de défense, ne touchent pas de front les intérêts existentiels des États. En somme, le projet européen de défense passe aujourd’hui autant, voire plus, par l’économie que par le politique et le militaire. Si l’on convient que l’économie peut relever des high politics, de manière générale la construction économique d’une Europe de la défense permet de contourner les stratégies protectrices que les États déploient autour des domaines de high politics.
La formation des préférences étatiques dans un contexte politique de défiance
12Dans la logique du nouvel intergouvernementalisme, la formation des préférences étatiques reste un aspect essentiel du système de l’Union européenne, mais la nouveauté par rapport à l’intergouvernementalisme libéral réside dans l’influence exercée par le contexte de défiance généralisée existant depuis le traité de Maastricht. Le contexte du dissensus contraignant, qui n’existait pas à l’époque où Andrew Moravcsik a élaboré sa théorie, est pleinement intégré. Les préférences étatiques ne prennent pas uniquement en compte les intérêts sectoriels, mais aussi les multiples remises en cause du système politique européen et les préoccupations des opinions publiques relatives tant à la légitimité de l’Union qu’à ses politiques. Cela rend la formation des préférences moins prévisible, plus indéterminée.
13Pour certains spécialistes de la politique étrangère européenne, le contexte de polycrise (Deschaux-Dutard, 2020) a provoqué un repli des États membres sur leurs intérêts nationaux (Youngs, 2014). Dans le domaine spécifique de la défense, on observe au contraire une relance des projets communs. Comment l’expliquer ? Deux événements intervenus en 2016, à savoir le référendum de juin sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en novembre de la même année, ont sans doute favorisé la relance du projet de défense. Le Brexit affaiblit, sur le plan opérationnel, le projet de défense commune, mais il peut aussi écarter la tendance au bandwagoning (alignement de la PSDC sur les États-Unis et l’OTAN, Howorth and Menon, 2009 ; Cladi et Locatelli, 2013), au profit d’une plus grande autonomie stratégique bâtie autour du couple franco-allemand. De même, l’élection de Trump confirme la fragilité du lien transatlantique et renforce le doute quant à la volonté des États-Unis d’assurer la défense de l’Europe.
14La relance, il est vrai, est antérieure à l’élection de Trump et au référendum sur le Brexit, puisqu’elle date de 2013. Mais les problèmes que ces deux événements mettent en exergue sont déjà existants. La politique étrangère américaine a déjà opéré un rééquilibrage au profit du continent asiatique. Le Royaume-Uni post-Blair prend ses distances avec l’Union européenne, notamment dans le domaine de la défense, après une courte période (1998-2002) où le gouvernement britannique s’est quelque peu rapproché de la position franco-allemande. Entre 2013 et 2016, tandis que les Britanniques apportent une contribution limitée à la PSDC [4], la France, rejointe par l’Allemagne, cherche à faire avancer l’idée de la défense commune, soutenant l’idée d’une nouvelle Stratégie commune au risque de se heurter à l’opposition du Royaume-Uni (Menon, 2013). Le Brexit et l’élection de Trump ne sont donc pas les facteurs déclencheurs de la relance, mais ils ont facilité l’adoption des nouveaux instruments à partir de 2017, ouvrant une fenêtre d’opportunité pour la France, l’Allemagne, mais aussi la Commission (Béraud-Sudreau et Pannier, 2020). Le Brexit, en particulier, a modifié l’équilibre interne à l’Union : le camp atlantiste, où l’on trouve aussi les États d’Europe centrale et orientale, a perdu son leader. Sans les Britanniques, les compromis sont plus faciles à trouver, le couple franco-allemand voit son poids augmenter sensiblement, et le volontarisme de la France, renforcé par l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, trouve un terrain plus favorable (Terpan, 2018b). Pour autant, l’idée que le couple franco-allemand suffit à lui-seul à expliquer la relance n’est pas non plus satisfaisante. Les initiatives prises par les deux États membres ne sauraient masquer l’écart stratégique et opérationnel qui les sépare, l’Allemagne demeurant réticente dès que l’action européenne suppose un usage de la force (Deschaux-Dutard, 2019a, 2019b, 2019c ; Hofmann et Mérand, 2020 ; Terpan, 2019, 2016a).
15Quant à l’influence des opinions publiques en matière de défense, dans ce contexte de crise, elle reste difficile à établir. Le NI prend en considération la défiance des opinions publiques et l’existence d’un dissensus contraignant. Or, il n’y a pas véritablement de défiance sur les questions de défense : les opinions publiques sont globalement favorables à la construction d’une défense commune, même si ce soutien renferme des réalités distinctes selon les États. Il n’y a pas d’évolution notable des opinions sur les questions de défense qui pourrait expliquer le tournant de 2013-2017. On ne saurait toutefois écarter la possibilité d’une influence : celle-ci a été étudiée dans le cas des opérations militaires extérieures (Belot, 2013). Les gouvernements ont pu trouver dans le projet européen de défense un terrain permettant de redonner au projet européen une image positive. Ainsi, l’adoption de la Stratégie globale a été présentée comme une réponse au contexte de crise existentielle de l’UE (SGUE, 2016), mêlant aspects externes (crise de l’ordre libéral, rivalités de pouvoir, multipolarité croissante, fragilité du soutien américain, érosion du pouvoir normatif de l’UE, instabilités aux frontières) (Smith, 2016) et internes (crise de l’eurozone, nécessité de faire des économies d’échelle dans un contexte budgétaire contraint, populismes, crise migratoire, Brexit) (Barbé and Morillas, 2019). L’hypothèse d’une quête de cohésion interne sur un terrain, la défense, où le soutien des opinions est globalement assuré, s’avère prometteuse.
Une montée en puissance des organes de novo au détriment des institutions supranationales
16Les tenants du nouvel intergouvernementalisme observent que les États membres, lorsqu’ils choisissent d’opérer une délégation, le font au profit d’organes de novo et au détriment des institutions supranationales. La Commission, en particulier, souffrant d’un manque de légitimité dans un contexte post-Maastricht politisé, ne serait plus tournée autant que par le passé vers la recherche de la supranationalité, et ne serait plus en position d’avancer ses propres intérêts ou d’imposer son idéologie. Les organes de novo, pour leur part, ne joueraient pas le rôle d’entrepreneur politique qu’a pu jouer la Commission avant la fin du consensus permissif (Puetter, 2014).
17Pour que cette proposition soit vérifiée dans le domaine de la défense, il faudrait donc que la relance de la défense européenne ait marginalisé la Commission au profit des deux organes de novo que sont l’Agence européenne de défense, créée en 2004, et le Service européen pour l’action extérieure, créé en 2010, avec, à sa tête, le Haut représentant nouvelle version, issu du traité de Lisbonne (2009). Ces derniers devraient jouer leur rôle, mais sous le contrôle étroit des États membres. Parmi ces deux organes, les tâches essentielles devraient même être assurées par l’AED, non seulement parce que ses missions sont orientées vers le développement des moyens militaires, aspect central de la relance, mais aussi parce que son fonctionnement est intergouvernemental, et donc plus rassurant pour les États membres. L’implication du HR devrait être limitée, parce qu’il est membre de la Commission, de même que celle du SEAE car c’est un organe hybride, ni totalement intergouvernemental, ni totalement supranational.
18La réalité offre un tableau différent. Certes, l’Agence européenne de défense est actuellement impliquée dans toutes les nouvelles initiatives en matière de défense (CSP, CARD, FED), siégeant dans les secrétariats de la CSP et du CARD et menant l’action préparatoire sur la recherche dans le cadre du FED (Domecq, 2017). Les États membres lui laissent une marge de manœuvre limitée, interprètent son mandat de manière restrictive, restreignant au maximum son autonomie et freinant ses tentatives d’émancipation dans des domaines comme les drônes ou la cyberdéfense (Chappell et al., 2019, 10-13). En revanche, la Commission, bien qu’étant éloignée de la PSDC par le traité de Lisbonne (Terpan, 2017), est loin d’avoir cédé à l’Agence le contrôle des aspects économiques de la défense. Elle s’est particulièrement illustrée, à travers le Plan d’action européen pour la défense et le FED, ce dernier empiétant clairement sur la mission de l’AED consistant à stimuler la recherche et développement en matière de défense. Le FED a renforcé la Commission au détriment d’une institution intergouvernementale, contrairement aux prédictions du nouvel intergouvernementalisme. Quant au Haut représentant et au SEAE, si les États cherchent à les contrôler voire à contourner leur leadership naissant (Balfour, Carta et Raïk, 2013 ; Aggestam et Johansson, 2017), ils ont tiré leur épingle du jeu à travers la Stratégie globale, et ce de manière assez autonome par rapport aux États, contredisant là-aussi la proposition du NI (Chappell et al., 2019,14).
Un processus d’intégration déséquilibré
19La dernière proposition du nouvel intergouvernementalisme porte sur l’économie générale du processus d’intégration, laquelle découle des propositions précédentes. L’Union européenne post-Maastricht souffrirait d’un déséquilibre profond : l’intergouvernementalisme aurait marginalisé le supranationalisme ; les décisions prises au niveau européen seraient en fréquent décalage avec la politique intérieure des États membres ; les choix des élites seraient souvent éloignés des souhaits exprimés par les opinions publiques nationales. Cette dernière proposition est présentée comme une rupture analytique avec une grande partie de la littérature néo-fonctionnaliste et néo-institutionnaliste, pour qui le système européen est équilibré et stable, ce qui favorise le processus d’intégration.
20La relance de la défense européenne montre que l’image d’un système européen déséquilibré (intergouvernementalisme dominant) et instable a ses limites. Les théories néo-fonctionnalistes et néo-institutionnalistes, mobilisées dans les sections suivantes, conservent des vertus explicatives pour le cas de la défense européenne. Ces approches nous permettront de mettre à jour les acteurs et les mécanismes renforçant l’institutionnalisation de la défense européenne.
Les acteurs supranationaux au cœur de l’institutionnalisation de la défense européenne
21Les développements récents de la défense européenne peuvent être appréhendés comme une accélération d’un processus d’institutionnalisation déjà existant (Smith, 2004 ; Terpan, 2003, 2010 ; Menon, 2011), auquel les acteurs supranationaux prennent toute leur part. Ce processus implique les États membres, mais pas seulement : la Commission, et dans une certaine mesure le HR et le SEAE, exercent une influence qui va au-delà de ce qui est attendu par les tenants du nouvel intergouvernementalisme. Pour ces derniers, les institutions supranationales tiennent le plus souvent un rôle de management opérationnel : elles facilitent et supervisent les initiatives étatiques, en garantissent la qualité (Exadaktylos, 2012). Au contraire, dans le cas de la défense européenne, elles ne se contentent pas de s’aligner sur le consensus intergouvernemental ; elles parviennent dans une certaine mesure à promouvoir leurs propres objectifs, notamment le développement des capacités militaires, et à mettre en avant leurs modus operandi, renforçant d’autant la dimension supranationale de la défense européenne.
Le Haut représentant et le SEAE en voie d’autonomisation
22Le HR et le SEAE (Service européen pour l’Action extérieure) sont des organes hybrides, à l’interface de l’intergouvernemental et du supranational. Le HR préside le Conseil des affaires étrangères tout en étant vice-président de la Commission. Le SEAE est composé de personnels provenant de la Commission, mais aussi du secrétariat général du Conseil et des États membres. En pratique, le HR et le SEAE peuvent donc pencher vers l’intergouvernemental s’ils agissent comme les agents serviles des États, ou vers le supranational s’ils développent leur autonomie.
23Dans le secteur de la défense, on a pu observer différentes formes d’autonomisation, contraires aux postulats néo-intergouvernementalistes. Les États membres ont cherché, dès l’origine, à contrôler la Haute représentante et le SEAE (Balfour, Carta et Raïk, 2015), y compris la France qui en avait assez largement soutenu la création (Terpan, 2015). Des résistances sont apparues au sein des gouvernements et administrations étatiques (Saurugger et Terpan, 2015 ; Pomorska et Vanhoonacker, 2015). Mais plusieurs auteurs ont établi cette autonomie dès les premières années de mise en place du SEAE (Furness, 2013 ; Henökl et Trondal, 2015 ; Riddervold et Trondal, 2017). Sur le plan opérationnel, le SEAE a bénéficié des innovations que furent la mise en place d’un Centre d’opérations, déployé pour la première fois en 2012 (Schnell et Terpan, 2015), et celle de la MPCC (Tardy, 2017 ; Howorth, 2017, 455). La Haute représentante et le SEAE ont par ailleurs été impliqués dès la phase initiale de la relance, en particulier à travers la rédaction de documents stratégiques tels que la Stratégie de cybersécurité (2013), la Stratégie maritime (2014) et la Stratégie globale (2016).
24Le cas de la Stratégie globale est particulièrement topique. Même si le rôle des États ou du contexte international ne doit pas être sous-estimé (Howorth, 2013, 2016), la HR et le SEAE sont parvenus à tirer avantage de la situation pour renforcer leur autonomie (Chappell et al., 2019). Le mandat initial du Conseil européen (2013) était d’élaborer un document stratégique limité aux domaines de la sécurité et de la défense, remplaçant la Stratégie européenne de sécurité datant de 2003. Sur cette base, la Haute représentante a utilisé toute l’étendue de ses prérogatives pour influencer au maximum le contenu du texte, qui doit plus à son rôle d’entrepreneur politique qu’au leadership des États. Elle a exercé un véritable droit d’initiative et a réussi à imposer l’idée d’une stratégie allant au-delà de la sécurité et de la défense pour inclure tous les aspects de l’UE : la Stratégie est dite « globale » tant au niveau géographique que thématique (Mogherini, 2015 ; Tocci, 2016, 2017a, 2017b), s’éloignant sur ce plan de la Stratégie de 2003 (Morillas, 2019). Elle a par ailleurs choisi de présenter la Stratégie globale malgré le Brexit et malgré l’opposition de plusieurs gouvernements nationaux (Morillas, 2020, 238).
25Sur le plan de la méthode, Federica Mogherini a réuni un groupe de travail entre novembre 2014 et juin 2015 incluant des représentants de la Commission, en plus de représentants du Conseil européen et du Secrétariat du Conseil (Tocci, 2015, 119). La présence de la Commission n’était pas prévue dans le mandat du Conseil européen, mais Federica Mogherini, dont les ambitions stratégiques étaient proches de celles de Jean-Claude Juncker, l’a imposée. Le travail en comités intergouvernementaux a été soigneusement évité, au profit d’un processus de consultation dit des « points de contact » (POC) n’offrant pas aux États le contrôle du processus. La méthode des POC est restée centralisée au niveau du SEAE et plus précisément de sa Division de la planification stratégique, et non au niveau du Comité politique et de sécurité (Morillas, 2020, 237-238). Le SEAE est bel et bien un lieu d’émergence de nouvelles pratiques, lesquelles sont susceptibles de générer des règles nouvelles (Lequesne, 2015). L’évitement de la délibération intergouvernementale, contraire aux principes du NI, a confirmé le fait que la HR et le SEAE ne sont pas les agents serviles des États (Spence et Bátora, 2015). En 2016, la Stratégie a été accueillie, mais pas adoptée par le Conseil européen, comme si les États membres avaient voulu montrer qu’ils désapprouvaient la méthode utilisée par la Haute représentante. Par la suite, le Conseil européen de décembre 2016 a défini le mandat de la HR et du SEAE durant la phase de mise en œuvre de la Stratégie, d’une manière qui confirme l’approche globale et les priorités fixées par Federica Mogherini. Plus en retrait sur le renforcement des capacités à proprement parler (FED, CSP), Haut représentant et SEAE sont idéalement placés pour faire le lien entre les différents instruments créés en 2016-17 (Calcara, 2020).
La Commission, entrepreneur politique
26Le nouvel intergouvernementalisme peine à expliquer l’immixtion de la Commission en tant que force de proposition et de mise en œuvre dans les questions de sécurité-défense, et ce d’autant plus que les traités lui attribuent peu de pouvoirs en la matière (Terpan, 2017). Les États membres s’efforcent de contrôler la Commission, mais cette dernière parvient à exploiter les divergences existant entre les États pour faire avancer son agenda (Gastinger et Adriaensen, 2019).
27La relance de la défense européenne a été largement préparée par une Commission qui a joué pleinement son rôle d’entrepreneur politique (Chappell et al., 2019, 7). La Commission s’est même illustrée avant la période 2013-2017 en amenant les États membres à accepter l’adoption des directives 2009/81/CE et 2009/43/CE relatives aux marchés publics de défense (Blauberger et Weiss, 2013 ; Terpan, 2016b ; Terpan et Saurugger, 2019). Début 2015, pour signifier l’importance accordée aux questions de sécurité-défense, Jean-Claude Juncker nomme Michel Barnier en tant que conseiller spécial pour les questions de défense. La contribution de la Commission est ensuite essentielle lorsqu’il s’agit de donner un contenu précis à la relance, et ce dès le discours sur l’état de l’Union prononcé par Jean-Claude Juncker en septembre 2016. En novembre 2016, la Commission publie son Plan d’action européen de la défense (Commission, 2016), qui insiste sur la mise en place du Fonds européen de défense, destiné à améliorer l’efficacité des dépenses étatiques relatives aux capacités militaires communes, et sur la mise en œuvre effective des directives sur les marchés de défense. En outre, la Commission est parvenue à convaincre les États, et notamment les trois grands, de faire que la recherche inclue une dimension défense, alors que les discussions initiales au sujet du programme Horizon 2020 avaient exclu ce secteur (Edler et James, 2015 ; Westerwelle et al., 2013, 3 ; Lavallée, 2016). En juin 2017, elle contribue à la réflexion stratégique à travers un Document de réflexion sur l’avenir de la défense européenne qui distingue trois scénarios possibles, du moins intégré au plus intégré : coopération en matière de sécurité et de défense ; sécurité et défense partagées ; défense et sécurité communes.
28La Commission est aussi partie prenante de la mise en œuvre de la Stratégie globale, comme elle l’a été de sa rédaction, grâce à l’intervention de la HR. Et elle est impliquée dans l’EACD dont la méthode est censée reproduire celle du Semestre européen. Il est vrai que, contrairement à la Stratégie globale qui entrevoyait une coordination des plans de défense de manière top down, plusieurs États membres n’ont pas joué le jeu, s’éloignant de la pratique de la France et de l’Allemagne pour privilégier une approche intergouvernementale écartant la Commission (Koenig et Walter-Franke, 2017, 14-15). Dans une certaine mesure, la Commission est en concurrence avec l’Agence européenne de défense sur de nombreux dossiers liés à la coopération en matière d’armements. La logique du NI voudrait que les États privilégient nettement l’AED, plus intergouvernementale. Au contraire, la Commission, dont l’approche est plus structurelle et liée au marché et à la politique industrielle, a pris de l’importance tandis que l’AED était réduite au suivi des projets ad hoc (Fiott, 2015). Cette dernière semble souffrir des tensions existant entre différentes logiques (régulation ou réseaux intergouvernementaux ; autonomie stratégique ou atlantisme ; libéralisation ou européanisation des marchés de défense) (Bátora, 2009 ; Karampekios et Oikonomou, 2015), et ne parvient pas à fixer une ligne qui lui soit propre. Avec le FED, la Commission a créé un instrument relevant de la méthode communautaire et non de l’intergouvernemental. Même si les États sont présents à travers la comitologie, la Commission s’est attribué un rôle central dans la mise en œuvre du Fonds et elle est parvenue, en s’appuyant sur une base juridique hors PESC, à imposer le vote à la majorité qualifiée dans un domaine, la défense, relevant traditionnellement de l’unanimité.
29In fine, la montée en puissance de la Commission s’est traduite par une réorganisation interne. La nouvelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a décidé la création d’une nouvelle Direction Générale chargée de la défense et de l’espace, faisant clairement évoluer son approche du marché vers la politique industrielle, et permettant à la Commission de jouer pleinement son rôle d’entrepreneur politique.
Une institutionnalisation au ralenti : le Parlement
30S’agissant du Parlement, la logique d’institutionnalisation est moins forte, bien que pas totalement inexistante. Le Parlement a plus de mal à sortir du rôle limité que les traités lui prescrivent (Chappell et al., 2019, 8-9), même s’il a pu en plusieurs circonstances obtenir le soutien de la Cour de justice (Saurugger et Terpan, 2018 ; Terpan, 2018b) ou s’appuyer sur une alliance avec le Haut représentant (Cirlig, 2016) et le SEAE (Raube, 2012). Il exerce une influence indirecte via la sous-commission Sécurité et défense (SEDE) (McDonagh, 2016) et à travers ses prérogatives budgétaires, lesquelles concernent cependant le volet civil de la PSDC et non son volet militaire (Terpan, 2014). La sous-commission SEDE est cependant active : elle sollicite de l’information sur les différents dossiers, établit des rapports, notamment sur les capacités, fait le lien avec les parlements nationaux, soutient les initiatives de la Commission, en particulier le FED. La Commission a d’ailleurs incorporé un certain nombre de propositions parlementaires dans le Fonds européen de défense (Rosén et Raube, 2018, 77). Mais c’est un sous-comité du Parlement qui s’intéresse aux questions de sécurité et de défense, et non un comité à part entière, ce qui marque symboliquement l’empreinte intergouvernementale sur ce domaine. Surtout, la période de relance de la défense européenne a vu le Parlement perdre une partie de son « capital », au détriment d’autres acteurs (Herranz-Surallés, 2019). En somme, l’institutionnalisation n’a pas profité au Parlement, mais elle a bel et bien permis à la Commission, au Haut représentant et au SEAE de gagner en autonomie par rapport aux États.
Les mécanismes de l’institutionnalisation dans le domaine de la défense européenne
31Pourquoi ces acteurs parviennent-ils à tirer leur épingle du jeu dans un domaine où les États membres ont a priori toutes les cartes en main ? On peut regrouper les mécanismes d’institutionnalisation à l’œuvre en matière de défense en deux catégories. La première met en exergue la dimension sectorielle dans une logique dérivée du néo-fonctionnalisme. La seconde insiste sur la dimension temporelle et prend des formes diverses -juridique, rationaliste, discursive- issues du néo-institutionnalisme.
La dimension sectorielle
32Le tournant de la défense européenne traduit la mise en œuvre d’un mécanisme d’engrenage sectoriel favorisé par une délimitation imparfaite entre domaines de compétences. Les questions de sécurité-défense, a priori couvertes par la PSDC, peuvent en réalité être traitées dans d’autres cadres, à condition que la Cour de justice ne s’y oppose pas. Ceci a permis à la Commission, au HR et au SEAE d’utiliser au maximum leurs attributions en matière civile pour avancer l’agenda de défense.
33Le fait d’avoir défini le champ de la Stratégie globale au-delà des questions de sécurité-défense a permis d’atténuer la délimitation entre domaines intergouvernementaux (PESC et PSDC) et domaines supranationaux (autres aspects de l’action extérieure et politiques internes), et de favoriser les interactions sectorielles.
34Surtout, la Commission a favorisé un spill over du marché intérieur vers la défense. Déjà, les directives de 2009 sur les marchés publics de défense avaient amené les États à légiférer sur la défense sur le fondement des articles 114 et 155 TFUE (harmonisation des dispositions nationales) et du marché. Jusqu’alors, les États membres utilisaient l’article 346 TFUE (exception de sécurité) pour exclure les équipements militaires des marchés européens de défense. L’interprétation de cet article était cependant sujette à une intervention possible de la Cour de justice et cette dernière avait rendu plusieurs arrêts interprétant restrictivement l’article 346, ouvrant la possibilité d’une application très large des règles européennes sur les marchés publics au secteur de la défense. La Commission est parvenue à convaincre les États membres d’adopter une directive sur les marchés publics de défense sur la base d’un argument central : mieux vaut, du point de la souveraineté des États, une directive européenne placée sous leur contrôle qu’une immixtion incontrôlée de la Cour de justice (Blauberger et Weiss, 2013). L’activisme de la Cour sur ces questions (Terpan et Saurugger, 2019 ; Terpan, 2016b) a donc servi les desseins de la Commission et permis à la Commission de réaliser une intégration dans le domaine de la défense, à partir des marchés publics. Plus tard, Michel Barnier a été nommé conseiller spécial à la défense, après avoir été commissaire au marché intérieur, où il avait notamment pris en charge le dossier de la directive sur les marchés européens de défense. Et de la même façon, la Commission a déclenché un spill over de la politique industrielle vers la défense, avec le fonds européen de défense, basé sur l’article 173 TFUE (politique industrielle). Dans le cadre du FED et plus généralement du soutien aux projets militaires, la Commission utilise le budget de l’Union pour orienter des actions dans le domaine de la défense (Tardy, 2018) [5].
35L’absence de délimitation stricte entre domaines civils et militaires permet d’opérer des transferts. Ainsi la Commission a-t-elle appliqué des méthodes utilisées en matière civile au domaine militaire (là encore dans le domaine de la recherche de défense, Mawdsley, 2017 ; Chappell et al., 2019,12). Certains concepts, comme les économies d’échelles, utilisés depuis longtemps par la Commission dans les secteurs économiques, ont été adaptés au domaine de la défense et repris par les États (Chappell et al., 2019). Bien entendu, l’effet d’engrenage n’est pas sans limites et les États, même lorsqu’ils soutiennent le projet de défense européenne continuent à protéger leur souveraineté et leurs industries de défense. Par exemple, l’immixtion de la Commission est plus difficile sur certains dossiers, comme celui de la standardisation et de la certification des équipements militaires (du fait de la position atlantiste du Royaume-Uni) (Chappell et al., 2019).
La dimension temporelle
36L’institutionnalisation suppose une adaptation des mécanismes au fil du temps, un processus susceptible de créer une « dépendance au sentier », comme le propose le néo-institutionnalisme historique ou, pour le moment, des effets de moyen et long terme. La PESC est depuis longtemps soumise à un tel processus. La relance de la défense européenne à partir de 2013 n’est donc qu’une accélération d’un processus ayant des racines plus lointaines. L’institutionnalisation crée des cadres de référence que les États membres approuvent et sur lesquels les acteurs supranationaux s’appuient pour faire avancer la défense européenne. Ces cadres prennent la forme d’engagements juridiques ou plus généralement de normes imprégnant le discours des acteurs.
37Les engagements juridiques passés produisent des effets, même lents, à moyen et long terme. Ainsi la CSP, après une période où l’on a cru qu’elle resterait lettre morte, a fini par prendre forme, comme si son inscription dans les traités avait eu un effet retardé. De même, le principe de cohérence, et notamment de cohérence extérieure, au cœur du droit primaire depuis le traité de Lisbonne (art. 21-3 TUE notamment), donne aux acteurs des outils pour faire le lien entre les politiques et justifie pleinement la logique globale défendue par la Haute représentante dans le cadre de la Stratégie de 2016 ou encore les liens opérés par la Commission entre marché, recherche, politique industrielle et défense.
38Le droit peut s’avérer suffisamment flexible pour profiter aux acteurs supranationaux, même lorsque leurs prérogatives paraissent limitées. La Commission a fait un usage offensif des outils juridiques à sa disposition afin de convaincre les États membres de traiter les questions de défense dans des cadres multiples. En retour, ces derniers auraient pu choisir de bloquer toute initiative émanant de la Commission et touchant à la défense, afin de privilégier les structures intergouvernementales, ce qu’ils n’ont pas fait. De même, le Haut représentant dispose d’un droit d’initiative partagé avec les États membres (art. 30.1 TUE) ou avec la Commission (art. 22.2 TUE), prérogatives qui peuvent être utilisées de manière restrictive ou extensive, selon le choix du titulaire du poste. Comme on l’a vu, Federica Mogherini a choisi l’option extensive, contrastant avec les choix opérés par la précédente HR, Catherine Ashton.
39Au delà du droit, l’institutionnalisation prend la forme de normes véhiculées par des textes dont la nature est souvent stratégique ou programmatique. Ces normes sont aujourd’hui bien identifiées : l’approche globale de la sécurité ; la nécessité du renforcement capacitaire ; l’autonomie stratégique (compatible avec la coopération UE-OTAN) ; la mutualisation et le partage des ressources militaires (pooling and sharing). D’une certaine manière, la relance de la défense européenne est une nouvelle étape dans l’affirmation d’une culture stratégique européenne (Meyer, 2006 ; Rynning, 2003 ; Faure, 2016). Elle a permis aux acteurs de proposer un « récit » pour une Union européenne en quête de sens (Mälksoo, 2016), celui d’une Europe construisant les outils qui lui permettront de répondre aux défis de son temps, récit diversement repris par les États membres (2016). Elle prend appui sur des phénomènes de socialisation, observés depuis longtemps à propos de la défense européenne (Mérand, 2008) ou de la diplomatie (Juncos et Pomorska, 2014). Cette construction prend en partie la forme d’un rapport dialectique entre développements opérationnels et développements des instruments. Les instruments évoluent en fonction des leçons tirées de l’activité opérationnelle, ce que Michael E. Smith décrit comme un phénomène d’apprentissage par l’expérience (« experiential learning ») (Smith, 2015, 2017). Ainsi les opérations civilo-militaires menées par l’UE depuis 2003 ont dévoilé les limites de la PSDC et justifié la création de nouveaux instruments (Centre d’opérations, MPCC, instruments de renforcement capacitaire). En retour, les activités opérationnelles sont déterminées par les instruments nouvellement créés (utilisation du Centre d’opérations pour les opérations en Somalie ; évolutions du mandat des opérations à mesure que les outils de la PSDC sont renforcés).
40Mais ce récit d’une UE se dotant des outils lui permettant d’être à la hauteur des enjeux de sécurité se construit aussi indépendamment des activités opérationnelles de la PSDC, à travers l’élaboration de nouveaux cadres cognitifs qui se renforcent mutuellement. Ainsi la Stratégie globale, largement influencée par la HR et le SEAE, apparaît comme l’aiguillon d’un certain nombre de développements récents (Morillas, 2020, 239), inscrits pour l’essentiel dans le Plan de mise en œuvre de décembre 2016. Les différentes contributions de la Commission, que ce soient le discours de Jean-Claude Juncker sur l’état de l’Union (septembre 2016), le plan d’action sur la défense (novembre 2016), le document sur le futur de la défense européenne, ont elles aussi contribué à dicter les termes du débat et à donner leur forme aux instruments mis en place à partir de 2017. De manière générale, les normes de la défense européenne et les instruments censés les matérialiser font l’objet de références croisées dans tous les documents relatifs à la défense européenne. On peut y voir un nouveau cas de « wishful thinking », si ces normes et instruments ne font pas l’objet d’une mise en œuvre effective. Mais on constate généralement qu’ils produisent des effets, même limités.
Conclusion
41Le cas de la défense européenne, et plus particulièrement de sa relance à partir de 2013, montre les limites du nouvel intergouvernementalisme. Il ne s’agit pas d’occulter le fait que les États membres sont des acteurs centraux du processus décisionnel dans ce secteur. L’importance du Conseil européen et du Conseil des ministres, du consensus intergouvernemental, le poids des États et des préférences nationales, ne peuvent être niés. Mais plusieurs propositions du NI ne sont, en revanche, pas confirmées. En particulier, l’idée que la Commission est remplacée par des institutions de novo étroitement contrôlées par les États membres ne survit pas à l’analyse des réalisations en matière de défense européenne dans la période 2017-2019.
42Certes, l’Agence européenne de défense continue à jouer un rôle de promotion des projets de coopération, sous le contrôle étroit des États, d’une manière qui correspond au nouvel intergouvernementalisme. Mais l’institutionnalisation de la défense s’est accélérée durant cette période, donnant du crédit aux explications issues du néo-fonctionnalisme et du néo-institutionnalisme (sous ses différentes formes). Elle a profité à la Commission, mais aussi au Haut représentant et au Service européen pour l’action extérieure. Ces trois institutions ont réussi à tirer leur épingle du jeu, que ce soit dans une logique constructiviste liée aux normes et valeurs de ces institutions, ou dans une logique de choix rationnel. Le Parlement, en revanche, est resté plus à l’écart.
43La Commission, tenue à distance de la PESC-PSDC par le traité de Lisbonne, a multiplié les initiatives, du Plan d’action européen pour la défense au Fonds européen de défense, et elle est aujourd’hui bien positionnée dans le cadre de la mise en œuvre de la Stratégie de défense. Elle aurait pu être marginalisée, dans la logique du NI. Le Haut représentant et le SEAE sont parvenus à orienter la dimension stratégique de la relance, en donnant à la Stratégie de 2016 une dimension « globale », et ils se sont fait une place dans la période de mise en œuvre. Le NI postule l’implication croissante des organisations de novo, mais sous le contrôle étroit des États, et non dans une logique d’émancipation. Les réalisations en matière de défense européenne ont pris la forme, assez classique, d’engrenages néo-fonctionnalistes et de processus d’institutionnalisation de nature normative et discursive, mécanismes supposés inopérants par le nouvel intergouvernementalisme.
44Ces conclusions confirment une littérature insistant sur l’autonomie préservée des institutions, que ce soit dans le domaine de l’action extérieure (Vanhoonacker et Pomorska, 2013 ; Henökl, 2014 ; Henökl et Trondal, 2015 ; Amadio Viceré, 2016 ; Riddervold et Trondal, 2017), de la PSDC (Dijkstra, 2012 ; 2016) ou même d’autres domaines tels que la gouvernance économique (Bauer et Becker, 2014 ; Schimmelfennig, 2015 ; Dehousse, 2016). On ne saurait cependant pousser trop loin l’idée de l’institutionnalisation de la défense européenne. D’une part, ce qui est valable pour le cas de la défense européenne ne l’est pas nécessairement pour d’autres domaines. D’autre part, l’institutionnalisation peut être rendue compatible avec l’intergouvernementalisme (voir l’intergouvernementalisme institutionnalisé de Christiansen, 2001), donnant à la PSDC son caractère hybride (Hoeffler, 2019). Le fait que les acteurs supranationaux aient pesé sur les choix opérés en matière de défense ne signifie pas que les États en aient été écartés. La Commission, le HR et le SEAE ont mis en avant les changements affectant l’environnement international de sécurité pour promouvoir des normes nouvelles. Ils l’ont fait, soit en contournant les objections émanant des États membres, soit en tirant avantage d’une modification des attentes étatiques à l’égard des institutions de l’Union. Et les États, ou certains d’entre eux, ont pu aussi jouer le rôle d’entrepreneurs politiques, de même qu’ils peuvent encore choisir, à l’avenir, de stopper le renforcement de la défense européenne (Howorth, 2019). Enfin, le néo-fonctionnalisme comme le néo-institutionnalisme peinent à expliquer les accélérations -pourquoi la relance s’opère à un moment plutôt qu’à un autre- ainsi que l’impact des crises sur les processus d’intégration (Saurugger et Terpan, 2016). D’autres approches, telles que le Multiple Streams Framework ou encore la notion de « complex adaptive system » (Charalampaki, 2019) qui prend en compte la totalité des acteurs du système européen, leurs interactions, et la manière dont ils s’adaptent tant aux changements de structures de gouvernance qu’aux événements extérieurs, offrent de belles perspectives à cet égard.
45Toutefois, dans les limites de cet article, néo-fonctionnalisme et néo-institutionnalisme ont tenu leur office. Ils permettent de comprendre pourquoi, dans un domaine que l’on pensait totalement abandonné aux États et à la délibération intergouvernementale, les acteurs et mécanismes supranationaux continuent à peser sur le processus d’intégration.
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Notes
-
[1]
L’ensemble de ces documents est disponible sur le site du Service européen d’action extérieure : <https://eeas.europa.eu/topics/eu-global-strategy/17304/global-strategy-european-unions-foreign-and-security-policy_en>, consulté le 1er mai 2010.
-
[2]
Règlement 2018/1092.
-
[3]
<https://pesco.europa.eu/>, consulté le 10 février 2021.
-
[4]
Si le Royaume-Uni a assuré le commandement opérationnel de l’opération Atalante, il ne représente, en juillet 2018, que 3,6 % des contributions aux opérations militaires de la PSDC, 5,8 % des opérations civiles, et 15,5 % des dépenses. Sa contribution est donc largement en deçà de ses capacités (Parlement européen, 2018).
-
[5]
Le Parlement utilise lui-aussi, mais avec un moindre impact, ses prérogatives budgétaires pour exercer une influence sur la PSDC (Riddervold et Rosen, 2016).