Notes
-
[1]
Antonin Cohen, « La “Révolution des fauteuils” au Parlement européen. Groupes d’institution et institution du groupe », Scalpel. Cahiers de sociologie politique de Nanterre, 2-3, 1997, p. 61-78.
-
[2]
Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.
-
[3]
Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012, p. 116-19.
-
[4]
Alan S. Milward, The European Rescue of the Nation-State, Londres, Routledge, 1994.
-
[5]
François Foret, Légitimer l’Europe : Pouvoir et symbolique à l’ère de la gouvernance, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
1Les États-Unis ont récemment retiré puis rendu à la représentation de l’Union européenne (UE) à Washington un rang protocolaire équivalent à celui de l’ambassade d’un État souverain, posant ainsi la question du statut symbolique de l’UE. Ce thème est au cœur de The symbolic politics of European integration. Le point de départ de cet ouvrage est le tour de force auquel sont parvenues les Communautés européennes puis l’UE en s’imposant dans les esprits comme l’incarnation de « l’Europe », et en tirant de cette reconnaissance symbolique une source de légitimité vis-à-vis des élites politiques nationales, des États tiers ainsi que des autres organisations européennes. Le contexte du Brexit et les déclarations de Theresa May précisant que son pays s’apprêtait à quitter l’UE mais non l’Europe illustrent en creux l’actualité de cet enjeu.
2Historien, Jacob Krumrey se concentre largement sur les années 1950 en s’appuyant sur des archives institutionnelles et des articles de la presse internationale de l’époque. Le problème de la « politique symbolique » européenne est abordé à travers trois débats : le statut diplomatique des Communautés européennes, la nature du Parlement européen, et le choix du siège des institutions européennes. La thèse centrale est que dans ces trois cas, les institutions européennes ont cherché à se construire et à mettre en scène un rôle qui dépassait très largement la réalité juridique et politique de l’époque. Il s’est agi de faire passer une organisation internationale pour une puissance souveraine jouissant du même rang protocolaire qu’un État, une assemblée consultative pour un « Parlement » souverain, et le siège d’une institution pour la « capitale de l’Europe ».
3Empiriquement, cette stratégie du coup de force symbolique s’avère une constante, au moins durant les premières années de la construction européenne. Alors que les Communautés européennes n’ont jamais bénéficié dans les années 1950 d’un statut diplomatique comparable à celui d’un État, les dirigeants européens comme Jean Monnet ou Walter Hallstein tentèrent habilement d’en diffuser l’impression. Monnet s’appuya par exemple sur la sympathie de l’administration américaine et de certains grands journaux pour que sa visite de 1953 aux États-Unis ressemble protocolairement, sans l’être effectivement, à une visite d’État (p. 28) et soit reportée comme telle dans la presse (p. 30-34). De même, lorsque la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) obtint le droit d’établir à Londres une modeste représentation dénuée du statut d’ambassade, elle prit soin de désigner un diplomate ayant, dans sa carrière nationale, atteint le rang d’ambassadeur, afin de pouvoir le présenter comme « le premier ambassadeur européen » (p. 89). Et Hallstein mit personnellement au point pour la Communauté économique européenne (CEE) un cérémonial extrêmement formel de réception des représentants des pays tiers, calqué sur les rituels d’accréditation des ambassadeurs par les chefs d’État nationaux (p. 68).
4Cette histoire protocolaire de l’intégration européenne a le mérite de mettre en lumière une des origines les moins étudiées de la crise de la chaise vide de 1965, au cours de laquelle la France du général de Gaulle, outre les aspects agricoles et institutionnels, protesta contre la pratique de Hallstein d’accréditer les chefs de mission des pays tiers (p. 71). Krumrey montre ainsi que dès 1958, le gouvernement français commençait à s’inquiéter des prétentions diplomatiques de la Commission (p. 92-93).
5Suivant une logique comparable, l’Assemblée de Strasbourg, jouissant au départ de pouvoirs principalement consultatifs dans des domaines limités, n’en chercha pas moins à se présenter dès ses premières années comme l’assemblée constituante de l’Europe, ayant vocation à étendre elle-même ses propres prérogatives (p. 120-21). Prenant exemple sur les parlements nationaux plus que sur les organes parlementaires des autres organisations européennes comme le Conseil de l’Europe, les membres de l’Assemblée des Communautés formèrent des groupes politiques transnationaux (p. 124), se regroupèrent dans l’hémicycle par affiliation et non par nationalité (p. 140), et s’autoproclamèrent en 1962, contre la lettre des traités, « Parlement européen » (p. 139).
6Enfin, les débats sur le siège des institutions européennes illustrent eux aussi le « contraste entre rhétorique et réalité » (p. 162). L’auteur montre que lorsque Strasbourg devint le siège du Conseil de l’Europe en 1949, les envolées lyriques sur la vocation historique de la ville masquaient des calculs plus prosaïques. En effet, le choix de Strasbourg fut initialement défendu par le Royaume-Uni en raison de son caractère provincial, afin de marginaliser politiquement les institutions européennes (p. 163). Plus tard, les débats sur le siège des institutions de la CEE furent marqués par l’affrontement entre Bruxelles, capitale d’un petit pays et donc ne risquant pas de biaiser l’équilibre des pouvoirs entre États membres (p. 183), et Paris, régulièrement mise en avant comme capitale d’une Europe intergouvernementale sous leadership français, que ce soit par les plans Fouchet (1961-1962) ou par le projet du président Giscard d’Estaing d’un secrétariat permanent du Conseil européen (p. 192-94).
7Si The symbolic politics of European integration montre de façon convaincante que les institutions européennes ont cherché à se légitimer par des stratégies symboliques, sa principale faiblesse réside dans son approche théorique limitée. En effet, l’étude de l’intégration européenne sous l’angle des « coups de force symboliques » n’est pas neuve en soi [1]. Afin d’approfondir un récit parfois descriptif, l’auteur aurait pu se référer au concept de « capital symbolique » [2], d’autant plus que Bourdieu fait du « coup de force symbolique » le point de départ de la formation de l’État [3]. Ainsi, Krumrey prétend se positionner face aux approches « réalistes » de l’histoire de l’intégration européenne (p. 2-3), dans lesquelles il mêle en fait non seulement les approches sécuritaires mais aussi les explications par les intérêts économiques [4]. Or, le concept de capital symbolique est justement présenté par Bourdieu comme la transfiguration du capital matériel, ce qui invite à penser les connexions étroites qui lient entre eux ces deux capitaux, et donc à dépasser l’opposition dualiste entre approches « réaliste » et culturelle. Le néo-fonctionnalisme et les approches supranationales auraient également pu être utilement exploités, en particulier pour montrer que les acteurs institutionnels européens sont incités à interpréter les traités dans un sens qui renforce leur position et leur prestige.
8Empiriquement, il est dommage qu’un ouvrage fondé sur la métaphore théâtrale d’une intégration européenne mise en scène (p. 6) accorde finalement si peu d’importance au public et à la réception de ces stratégies symboliques. L’auteur se contente de remarquer en conclusion qu’il s’agit d’un spectacle produit « par les élites, pour les élites » (p. 213). La question aurait mérité d’être approfondie, en lien avec la problématique du « consensus permissif » rapidement évoquée (p. 214). De même, puisque le point de départ de l’ouvrage est la métonymie consistant à parler de « l’Europe » pour désigner les Communautés puis l’UE, il aurait pu être intéressant de consacrer des développements précisément à cet enjeu discursif.
9Complémentaire de travaux qui analysent davantage le sens et la portée des symboles de l’UE dans la période récente [5], ce livre démontre la pertinence et la richesse empirique de l’étude de l’histoire de l’intégration européenne sous l’angle des stratégies symboliques, sans toutefois en tirer pleinement parti dans l’analyse.
Notes
-
[1]
Antonin Cohen, « La “Révolution des fauteuils” au Parlement européen. Groupes d’institution et institution du groupe », Scalpel. Cahiers de sociologie politique de Nanterre, 2-3, 1997, p. 61-78.
-
[2]
Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.
-
[3]
Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012, p. 116-19.
-
[4]
Alan S. Milward, The European Rescue of the Nation-State, Londres, Routledge, 1994.
-
[5]
François Foret, Légitimer l’Europe : Pouvoir et symbolique à l’ère de la gouvernance, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.