Notes
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[1]
Au-delà des luttes sémantiques, deux définitions sont avancées dès l’introduction de Welfare services Welfare Markets in Europe : les services du welfare sont tous ceux que l’on considère comme essentiels au regard de l’intérêt public et de la cohésion sociale. La marchandisation apparaît elle comme une transformation des relations entre producteurs et citoyens, entrainant compétition entre producteurs et assimilation des citoyens à des consommateurs.
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[2]
L’intégration négative renvoie à l’élimination progressive des obstacles au bon fonctionnement du marché, alors que l’intégration positive correspond à la mise en place de politiques communes et instrumentées au niveau européen, visant à corriger le marché. L’auteure souligne que ces deux notions ne sont pas exclusives : la suppression des barrières au marché au niveau national aurait pu s’accompagner de la mise en place de dispositifs de régulation au niveau européen.
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[3]
Fritz Scharpf, Governing in Europe : effective and democratic ?, Oxford, Oxford University Press, 1999.
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[4]
Vivien A. Schmidt (2008) “Discursive institutionalism : The explanatory power of ideas and discourse”, Annual Review of Political Science, vol. 11, p. 303-236.
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[5]
Frank Nullmeier (2001), “Sozialpolitik als marktregulative Politik”, Zeitschrift für Sozialreform, vol. 47, n° 6, p. 645-667.
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[6]
Peter Taylor-Gooby (1999), “Markets and Motives Trust and Egoism in Welfare Markets”, Journal of Social Policy, vol. 28, n°1, p. 97-114.
1 Depuis 2008, l’austérité en Europe a été accompagnée d’une forme de marchandisation des services du welfare [1]. Alors qu’a priori, l’Union européenne a peu de compétences dans ce secteur, l’ouvrage d’Amandine Crespy, Welfare services Welfare Markets in Europe, questionne son rôle dans le processus de marchandisation de ces services et son articulation avec la contestation qu’elle subit. Pour y répondre, l’auteure s’inspire de différentes approches – political economy, néo-institutionnalisme, sociologie de la contestation – et s’appuie sur des données empiriques précises pour éclairer la complexité des mécanismes politiques en jeu. Amandine Crespy montre que l’Union européenne a été le catalyseur de processus de marchandisation qui n’ont cessé, ces trente dernières années, de générer de la résistance et de la contestation.
2 Plusieurs partis-pris théoriques soutiennent cette affirmation. L’auteure reprend les concepts d’intégration positive et négative [2] de Fritz Scharpf [3], pour montrer que l’intégration européenne a plutôt favorisé l’intégration négative. Pour l’expliquer, A. Crespy fait référence aux facteurs institutionnels identifiés par F. Scharpf : la capacité institutionnelle en faveur d’une intégration négative est plus importante que celle nécessaire à une intégration positive. Autrement dit, les partisans de la dérégulation (notamment la DG Trade, et la DG ECFIN à la Commission) peuvent beaucoup plus facilement imposer leurs options que ceux de la régulation, en raison des compétences attribuées à la Commission et de la possibilité de veto au Conseil. L’originalité du travail d’A. Crespy consiste à avoir ajouté d’autres facteurs à ceux de F. Scharpf et à adopter une approche plus sociologique, en s’intéressant aux processus de politisation. Elle étudie cette politisation essentiellement à travers les phénomènes de polarisation politique, de formation de coalitions et à travers le rôle des idées et des discours. Sur ce dernier point, l’auteure se situe dans une perspective d’institutionnalisme discursif. Elle cherche à analyser comment les discours peuvent cimenter les coalitions, tout en étant liés aux configurations institutionnelles. Elle s’emploie à saisir quels sont les destinataires de ces discours, reprenant ainsi la distinction entre discours de coordination et discours de communication [4]. Tandis que les premiers, basés sur des arguments cognitifs, se déploient entre élites, les seconds s’adressent à un public vaste et s’appuient sur des valeurs et des arguments normatifs. Pour l’auteure, la nature du système politique européen favorise les discours de coordination et la culture du consensus au détriment de celle du conflit, alors même que ce dernier peut être facteur de démocratisation. Cependant, en dépit de ces contraintes institutionnelles, l’Union européenne n’est pas destinée à être irrémédiablement néolibérale et technocratique. Même si cela n’a pas toujours été possible, de larges coalitions ont parfois pu être nouées, en s’appuyant sur le Parlement européen et en articulant le discours de coordination à un discours de communication. Ces grandes coalitions ont alors été entendues, notamment par les États membres, et ont pu obtenir des changements des projets de textes normatifs.
3 D’un point de vue méthodologique, A. Crespy a choisi d’étudier des tendances de long terme, tout en s’arrêtant sur trois principaux débats de l’intégration européenne : le débat sur la directive service, celui sur le projet d’une directive cadre pour les services d’intérêt généraux et enfin le débat sur les relations Union européenne/ Organisation mondiale du commerce (OMC). Tout au long de l’ouvrage, elle s’appuie sur des matériaux de différentes natures : les principes du droit de l’Union européenne, les documents des institutions européennes (transcription de discours, communiqués de presse), les documents publiés par les partis, les syndicats et les organisations de la société civile sur leurs sites, les minutes des sessions plénières du Parlement européen. Elle utilise également des données quantitatives (récurrence de certains termes dans la presse, données Eurostat), ainsi que 52 entretiens menés à Paris, Berlin et Bruxelles avec des acteurs engagés dans ces débats au sein des partis politiques, des syndicats et des organisations de la société civile. Il s’agissait, via ces entretiens, de reconstruire les processus politiques, de recueillir des éléments relatifs à la constitution des coalitions et aux motivations de leurs acteurs.
4 L’ouvrage est organisé en trois temps. Dans les deux premiers chapitres, l’auteure revient sur son approche et sur le processus de marchandisation qui a accompagné l’intégration européenne depuis les années 1980. Elle montre comment le traité de Rome contenait déjà les ingrédients d’une marchandisation des welfare services, puisqu’il indiquait que la compétition était alors la règle plutôt que l’exception. Longtemps restées lettres mortes, ces dispositions ont acquis une nouvelle signification après l’Acte unique. Ainsi, en 1986, l’objectif de réalisation du marché intérieur, autour des quatre libertés, a conduit à l’adoption d’un ensemble de directives de libéralisation dans des secteurs spécifiques des welfare services : le transport aérien, les télécommunications, la télévision, le fret, l’électricité, le gaz, les services postaux, les transports urbains, la santé transfrontalière.. En même temps, un ensemble d’autres services est resté dans une zone grise et soumis à des règles générales de marchandisation : directive services de 2006, contrôle des aides publiques, contrôle des règles de délégations de services publics.
5 Un deuxième temps s’ouvre avec les trois chapitres suivants consacrés à trois domaines du policy making : la résistance à la libéralisation, le projet d’Europe sociale, l’articulation entre les politiques européennes et les politiques commerciales mondiales telles que définies au sein de l’OMC. Ces trois chapitres sont structurés de façon similaire : ils s’attachent d’abord à présenter les logiques de développement des projets politiques et des coalitions dans le domaine concerné et s’arrêtent ensuite sur l’étude fine des débats pour voir comment la politisation des enjeux et la contestation ont pu affecter le policy making. Ils analysent enfin les développements postérieurs à ces controverses. Dans le chapitre sur la résistance à la libéralisation, l’auteure montre comment les contestations se sont d’abord déployées à une échelle régionale et nationale, en s’adressant aux autorités nationales, puisque les opposants nationaux se mobilisaient avant tout contre la transposition des directives plutôt que contre leur adoption. À l’échelle européenne, la Confédération européenne des syndicats (CES) a eu initialement des difficultés à trouver une position commune, puisque les syndicats nationaux étaient divisés sur les positions à prendre. Certains, au nord de l’Europe, étaient favorables à une négociation portant sur des meilleures conditions de transposition. D’autres n’identifiaient pas les directives comme une menace, les politiques nationales étant déjà libérales (Pays Bas/Royaume-Uni). Les syndicats du sud y étaient, par contre, opposés. Cependant, les choses ont changé entre 1996 et 2004, lorsque les syndicats des pays du nord ont compris que les compromis auxquels ils étaient parvenus avec les autorités nationales commençaient à être remis en cause par l’avancée de la législation européenne. La controverse autour de la « directive Bolkenstein » s’est déployée dans ce contexte. Les opposants ont mobilisé des réseaux transnationaux (groupes altermondialistes), supranationaux (la CES, les groupes de gauche au Parlement européen) et nationaux. La possibilité de s’appuyer sur le Parlement européen comme lieu de débat a alors joué un rôle très important. Les opposants ont articulé discours de coordination et discours de communication, ce dernier étant suffisamment simple pour s’exporter dans les médias nationaux : il s’agissait de défendre la possibilité d’une Europe sociale contre une Europe néolibérale. Cette mobilisation sans précédent a conduit certains gouvernements à changer leur position et à réviser la proposition de la Commission. Pour l’auteure, la victoire a cependant été essentiellement politique et symbolique : la directive finalement adoptée accentue la fragmentation des politiques en introduisant de nouvelles catégories de services ; le Conseil est resté ambigu et cette directive n’a pas empêché une poursuite du processus de libéralisation.
6 Pour la protection des services d’intérêt général, le scénario a été très différent. Dès le début des années 1990, une coalition s’est déployée en faveur d’une re-régulation des welfare services (intégration positive). Cette alliance réunissait les partenaires sociaux européens (le CEEP c’est-à-dire le Centre européen des employeurs et entreprises fournissant des services publics, la CES), des gouvernements (la France, soutenue par la Belgique, l’Italie, l’Espagne) et des eurodéputés. Ayant réussi à imposer l’inclusion des Services d’intérêt général dans le traité d’Amsterdam, elle s’est ensuite mobilisée pour l’inscription de ces services dans la Charte des droits fondamentaux et dans la constitution pour l’Europe. Si un article, finalement, a bien été inséré dans le traité de Lisbonne et un protocole adjoint, la victoire est pourtant loin d’être claire : l’article du traité n’a pas de base contraignante et le protocole ne renforce pas la définition des services d’intérêt général, il les renvoie au principe de subsidiarité. Ces mêmes groupes se sont mobilisés pour la mise en place d’une directive cadre sur les services d’intérêt généraux, pour permettre de les faire déroger de façon permanente aux principes du droit de la concurrence. L’adoption d’une telle norme aurait pu aboutir à une forme d’intégration positive, mais en 2007, le projet a été définitivement enterré par la Commission. Amandine Crespy explique ce résultat par le silence des réseaux transnationaux et nationaux : seuls les réseaux supranationaux (européens) se sont mobilisés, avec, en première ligne, la CES qui a peiné à élargir la coalition. Les maires de dix grandes villes l’ont rejointe, mais le soutien des eurodéputés, pourtant précieux, a décru au fil du temps. Au Parlement européen, le Parti socialiste européen (PSE) s’est orienté vers une position incohérente : par crainte de la poursuite de la dérégulation, il a refusé d’apporter son soutien à une politique européenne portant sur les services d’intérêt général, fut-elle porteuse d’intégration positive. Suite à cet échec, les mobilisations se sont davantage fragmentées selon les secteurs. De nouvelles définitions sont apparues, comme celle des services sociaux d’intérêt général. Par la suite, les réponses institutionnelles ont continué d’être limitées, comme dans le cas de l’initiative citoyenne sur le droit à l’eau. Cette initiative visait à sortir l’eau du champ du marché intérieur, ce que la Commission a refusé. Elle s’est contentée de renvoyer au principe de subsidiarité, permettant aux États Membres de prendre des décisions dans ce domaine, mais ces dernières restent encadrées par les règles européennes des marchés publics.
7 L’enjeu du chapitre 5 est d’étudier la relation entre les mouvements de libéralisation à l’intérieur de l’Union européenne et ceux se jouant au niveau mondial. Depuis 1994, les accords sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) ont été étendus aux services (GATS). Or, l’auteure constate à la fois le rôle croissant de la Commission - en particulier de la DG Trade - dans la négociation de ces accords et une forte opposition mêlant l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC), des organisations non gouvernementales (ONG) et des syndicats transnationaux et supranationaux, notamment la CES. Ces coalitions portaient l’idée selon laquelle les services sociaux participent de l’État providence et doivent à ce titre être préservés partout dans le monde. Reposant sur un discours accessible au grand public et qui a suscité l’adhésion des groupes nationaux mobilisés, leurs appels ont eu un grand écho, ce qui a amené plusieurs gouvernements à changer leur position. Cependant, selon A. Crespy, ces réactions n’ont pas empêché la DG Trade de poursuivre son agenda, notamment dans le cadre d’accords bilatéraux, comme le traité de libre-échange transatlantique (TTIP) et le traité de libre échange Europe-Canada (CETA). L’abandon progressif du TTIP en 2016 nuance cependant la portée de ces analyses. Ces trois chapitres apportent donc un nouveau regard sur les mécanismes de la contestation dans le policy making européen, en les replaçant dans une perspective de moyen terme.
8 Le troisième et dernier temps du livre s’attache à relier les politiques d’austérité menées depuis la crise au mouvement de marchandisation décrit précédemment. L’auteure rappelle les coupes budgétaires effectuées dans les welfare services et leurs effets depuis 2008. Elle présente avec beaucoup de clarté le fonctionnement du semestre européen et la façon dont les politiques sociales y ont été inclues et soumises aux impératifs d’austérité, tout en laissant les États seuls face à des injonctions contradictoires. Ainsi, les recommandations communautaires par pays ne se contentent pas d’indiquer le montant des dépenses devant être faites mais aussi la manière de les allouer. Face à ce « rouleau compresseur », de nombreuses mobilisations, essentiellement dirigées contre les gouvernements nationaux, ont émergé en Europe, mais sans réussir à stopper les décisions. Ce dernier chapitre est peut-être moins convaincant que les autres, car l’auteure affirme que marchandisation et politiques d’austérité sont les deux faces d’une même pièce. De notre point de vue, cette assimilation passe sous silence tous les travaux articulant l’analyse du New Public Management à celle de l’État providence. Ces derniers montrent au contraire comment des réformes néo-managériales, visant à marchandiser les welfare services, ont pu totalement transformer leur fonctionnement, sans forcément diminuer les budgets. En cassant les hiérarchies, en mettant les personnels sous pression, en organisant le contrôle par des indicateurs de performance, en instaurant un paiement à la performance, des transformations fondamentales ont été introduites dans la production des services sociaux. Ces réformes ont souvent reposé sur l’hypothèse selon laquelle les professionnels étaient des individus uniquement mus par leur intérêt ; elles ont pu remettre en cause profondément les normes professionnelles. Si les politiques d’austérité peuvent être justifiées par des logiques de marchandisation, ces dernières dépassent les dynamiques de réduction des budgets. L’assimilation des deux peut conduire à obscurcir la compréhension des dynamiques en jeu.
9 Par ailleurs, on peut se demander si le choix du titre était approprié et s’il ne renvoie pas à une imprécision conceptuelle : alors que l’auteure définit systématiquement les catégories utilisées, celle de welfare markets ne l’est jamais, précisément parce que l’objet du livre concerne davantage les processus marchandisation des welfare services que l’apparition et la structuration de welfare markets elles-mêmes. Ainsi, en suivant Frank Nullmeier, les welfare markets, auraient pu être définis comme toute structure similaire au marché, où sont échangés des biens publics régulés par le droit et qui étaient auparavant dans le giron de l’État social [5]. Parti du Royaume-Uni [6], le débat sur les welfare markets s’est déplacé en Allemagne et a permis d’étudier les formes différentes que pouvait prendre le marché. Le livre reprend finalement la dichotomie classique marché/non marché, sans véritablement interroger les types de formes hybrides et l’architecture des marchés. Même si l’approche théorique choisie amène à étudier les discours comme des processus interactifs, on peut se demander si la prise en compte des ressources des différents groupes et l’attention aux profils individuels de leurs membres n’aurait pas permis d’approfondir l’approche sociologique de l’objet. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage permet d’éclairer d’un jour nouveau et très stimulant nombre de processus récents de marchandisation dans les services en Europe, en interrogeant le rôle joué par les acteurs non institutionnels et engagés dans la contestation. Parce qu’il analyse finement les tensions animant l’Union européenne, la démocratie et le capitalisme, nous en recommandons vivement la lecture.
Notes
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[1]
Au-delà des luttes sémantiques, deux définitions sont avancées dès l’introduction de Welfare services Welfare Markets in Europe : les services du welfare sont tous ceux que l’on considère comme essentiels au regard de l’intérêt public et de la cohésion sociale. La marchandisation apparaît elle comme une transformation des relations entre producteurs et citoyens, entrainant compétition entre producteurs et assimilation des citoyens à des consommateurs.
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[2]
L’intégration négative renvoie à l’élimination progressive des obstacles au bon fonctionnement du marché, alors que l’intégration positive correspond à la mise en place de politiques communes et instrumentées au niveau européen, visant à corriger le marché. L’auteure souligne que ces deux notions ne sont pas exclusives : la suppression des barrières au marché au niveau national aurait pu s’accompagner de la mise en place de dispositifs de régulation au niveau européen.
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[3]
Fritz Scharpf, Governing in Europe : effective and democratic ?, Oxford, Oxford University Press, 1999.
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[4]
Vivien A. Schmidt (2008) “Discursive institutionalism : The explanatory power of ideas and discourse”, Annual Review of Political Science, vol. 11, p. 303-236.
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[5]
Frank Nullmeier (2001), “Sozialpolitik als marktregulative Politik”, Zeitschrift für Sozialreform, vol. 47, n° 6, p. 645-667.
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[6]
Peter Taylor-Gooby (1999), “Markets and Motives Trust and Egoism in Welfare Markets”, Journal of Social Policy, vol. 28, n°1, p. 97-114.