Notes
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[1]
Ce texte introductif a bénéficié des remarques très utiles des relecteurs de la revue.
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[2]
Voir des analyses similaires concernant la « crise de la représentation » (Lacroix, 1994), ou la « crise de la justice » (Vauchez et Willemez, 2007).
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[3]
Deux dossier pour le Journal of Common Market Studies, vol. 48, n° 1, 2010 ; vol. 47, n° 5, 2009 ; Deux dossiers pour le Journal of European Integration, vol. 35, n° 3, 2013 ; vol. 36, n° 3, 2014. Aucun dossier spécial pour les revues Journal of European Public Policy ; West European Politics ; Comparative European Politics.
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[4]
Voir, à titre d’exemple, l’histoire de l’Europe en cinq crises proposées par Le Monde entre le 11 et le 15 mai 2005.
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[5]
Sur la « saillance situationnelle » des décisions de la Cour constitutionnelle allemande tout au long de la crise de la zone euro, voir Antoine Vauchez, « Autour de la décision de la Cour constitutionnelle allemande. Regard de politiste », Revue trimestrielle de droit européen, n° 1, janvier-mars 2013, p. 87-94.
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[6]
John Keeler montre que, depuis les années 1960, l’intérêt des doctorants américains pour les études européennes suit avec quelques années de décalage, le cours même de la politique européenne (Keeler, 2005). Ainsi, et de manière ironique, la « crise de l’Europe » (ou, tout du moins, les réponses institutionnelles qui y ont été apportées via l’émergence d’une gouvernance économique européenne considérablement renforcée) aura eu comme effet indirect une forme de regain d’importance et de pertinence des études européennes.
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[7]
Voir également sur ce point l’extrait d’une déclaration de Jean Monnet mise en exergue dans l’introduction du dossier de Politique européenne coordonnée par Martial Foucault « Les politiques économiques européennes face à la Grande Récession », n° 42, 2013.
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[8]
Cf. Lacroix Justine et Nicolaïdis Kalypso (2010), European Stories Intellectual Debates on Europe in National Contexts, Oxford, Oxford University Press.
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[9]
Ce sous-équipement avait pourtant été pointé depuis un certain temps par divers courants restés néanmoins aux marges de la discipline, par exemple les approches néo-gramsciennes : Gill Stephen, « A Neo-Gramscian Approach to European Integration », in Alan Cafruny et Magnus Ryner (dir.), A Ruined Fortress. Neoliberal hegemony and Transformation of Europe, Oxford, Rowman and Littlefield, 2003, p. 47-70.
1 Qui pourrait aujourd’hui encore en douter ? L’Europe est entrée en crise. L’accumulation de chiffres, de rapports et de colloques en donne un aperçu presque quotidien et forme un inventaire sans concession des multiples « échecs », « déclins », « dysfonctionnements », et autres dérives qui caractérisent désormais l’Union européenne (UE). Jusqu’ici l’UE apparaissait comme l’acteur qui allait au chevet des pays en crise, la voila désormais qualifiée elle-même « d’homme malade de l’Europe ». Cette crise européenne est multiforme semble-t-il si l’on suit la très grande variété des significations qui semble s’attacher à la notion. Ce n’est plus seulement de la « Grande recession » des cinq dernières années dont il s’agit (voir Politique européenne n° 41), mais bien plus largement d’une succession de crises qui s’enchâssent les unes aux autres : crise économique d’une UE qui aurait trop tardé à organiser un gouvernement européen ; crise des États excessivement dépensiers et prisonniers des marchés ; crise institutionnelle d’une Union dont pas moins de quatre présidents se disputent la représentation (Parlement, Conseil européen, Présidence tournante, Commission européenne) ; crise de leadership en l’absence de successeurs à la chaîne continue des pères fondateurs et refondateurs ; crise démocratique d’une Union qui n’a cessé d’accroître ses domaines d’intervention sans pour autant faire apparaître les contrôles démocratiques équivalents ; crise de définition du « projet européenne » (par exemple suite au rejet du projet constitutionnel) ; voire, last and not least, crise civilisationnelle d’un continent dont le « modèle social » résisterait mal à la mondialisation. Un véritable inventaire à la Prévert s’écrit désormais au quotidien dans le cours même de la politique européenne.
2 Le projet de ce dossier n’est ni de conforter ni de contester ces diagnostics, pas plus qu’il ne prétend produire un nouvel état des lieux de l’Europe en crise. Il entend en revanche décoder le sens de cette crisologie et faire apparaître, derrière l’apparente objectivité et simplicité qu’elle revêt, le travail de construction sociale et intellectuelle, un ensemble de luttes symboliques pour en définir le sens et, au final, une recomposition des pouvoirs et des savoirs légitimes au niveau de l’UE. En d’autres termes, il s’agit en l’espèce d’ouvrir la boîte noire de la crise, en repartant d’un travail sur les discours et les registres critiques. Si le foisonnement des discours que la crise contribue à produire n’est assurément pas réductible à un seul processus, ni à un seul mouvement, les usages discursifs dominants s’inscrivent dans une rhétorique de la déploration (« le déclin », « les dysfonctionnements », « les carences ») qui propose autant de mots d’ordre se voulant efficaces, c’est-à-dire capables de convaincre, voire de convertir, à l’ardente obligation de la réforme qu’elle soit institutionnelle, économique, financière, morale, etc.
3 Il faut dire que la notion même de « crise » est d’un naturel accueillant tant elle autorise des rapprochements géographiques et des comparaisons historiques souvent inattendus (la « crise de 1914 », la « crise des années 1930 », la « Grande récession » de 1929, etc.). Et ce tout particulièrement dans le cadre européen puisque cette notion entretient avec le processus d’intégration communautaire une proximité singulière et ancienne. Parce qu’elle a été conçue précisément comme « solution » à la crise des États-nations au sortir de la seconde guerre mondiale, et qu’elle a été portée par un ensemble d’élites marquées à bien des égards par la « crise des années 1930 » (Cohen, 2012a), l’Europe a d’emblée fait du registre de la « crise » un vecteur essentiel de toutes les stratégies de (re) fondation, formant de ce fait entre « crise » et « relance » un couple fonctionnel. Nombre des critiques mentionnées plus haut ont été formulées dès les années 1950.
4 En ce sens, comprendre la « crise de l’Europe » revient à identifier des entrepreneurs de crise, réformateurs politiques, économiques, académiques divers et souvent antagonistes qui ont en commun de participer à l’imposition de la crise comme cadre d’appréhension dominant du cours des « affaires européennes ». C’est suivre aussi, à travers le travail de diagnostic qu’elle semble naturellement appeler, l’émergence de toute une métrologie de « la crise » (Bruno, 2008) et, plus largement, l’épanouissement des expertises qu’il s’agisse de think tanks, d’agences de notation, d’universitaires et autres figures de « sages ». La contribution de Benjamin Lemoine offre ici un éclairage essentiel en suivant les conditions d’émergence de nouveaux instruments de connaissance et de mesure des risques économique, financier et budgétaire des États et les conditions d’efficacité des « verdicts » que produisent les agences de notations. Au-delà, il s’agit également de suivre les rapports presque ontologiques qui se sont établis historiquement entre cette catégorie sociale et politique et la trajectoire même de l’UE, en explorant la consistance sociale et institutionnelle que cette notion de « crise » a acquise comme catégorie descriptive et normative de l’Europe. C’est le projet que cherche à développer ce dossier en repartant d’une analyse des discours et des instruments qui font exister concrètement le registre critique dans la politique européenne, en y incluant bien sûr la manière dont notre propre regard académique s’est organisé autour de ce thème. Cette posture réflexive conduit au final à interroger la manière dont la situation économique et politique actuelle de l’UE met en crise certains des découpages disciplinaires et des implicites qui sont au principe de l’émergence des « études européennes » comme champ académique ad hoc relativement autonome.
Construction et usages des crises européennes
5 L’étonnante multiplicité des usages et des sens que revêt la « crise de l’Europe » invite d’emblée à la vigilance à l’égard de cette catégorie d’analyse [2]. Pour une part, il y a là une histoire propre à la notion de « crise » devenue, singulièrement depuis les années 1960, la catégorie tout terrain des registres critiques. Dès les années 1970, un auteur comme Edgard Morin pointait la limite inhérente du terme de crise et appelait de ses vœux une refonte nécessaire de la « crisologie » (Morin, 1976). L’objectif affiché était de répondre à l’inutilité, selon lui, d’une telle catégorie qui, tout en définissant une réalité de plus en plus certaine dans le cadre d’un discours qui déjà à cette époque se faisait présent, constituait un mot sans valeur heuristique. Pourtant force est de constater que cet agenda théorique voulant redonner au concept de crise une capacité explicative, théorique et interprétative, a été balayé par les usages médiatiques, politiques et académiques de plus en plus naturalisés et réifiés des expressions « crise » et « gestion de crise » (Courbon, 2010).
6 Face aux apories de la notion de crise à la fois catégorie analytique très large et catégorie indigène, il est utile de suivre les acteurs et les instruments qui participent à la construction et à l’entretien du diagnostic partagé de la « crise de l’Europe ». Comme l’ont souligné de nombreux auteurs, la « crise européenne » constitue, parallèlement à ses effets d’ordre économiques et sociaux très concrets (voir Politique européenne n° 41), le nom de code pour un ensemble de dynamiques de décomposition et de recomposition des relations de pouvoir au sein du système européen. Ainsi à propos de l’impact de la crise économique et financière de 2008 sur la gouvernance européenne, des études récentes mettent en exergue les effets paradoxaux de la « gestion de la crise » de la zone euro (Pouvoirs n° 149, 2014 ; Vauchez, 2014a). Rompant avec les récits médiatiques dominants qui voient avant tout dans la dernière décennie une simple phase de reprise en main des États et en particulier de l’Allemagne, ces auteurs, tout en reconnaissant la forte affirmation des exécutifs nationaux dans la gouvernance européenne, constatent que la gestion politique et administrative de la crise économique et monétaire européenne est allée de pair avec la délégation de nouveaux pouvoirs au profit des instances supranationales placées à bonne distance des « passions démocratiques » nationales (Commission européenne, Cour de justice, Banque centrale européenne [BCE]). Néanmoins la plupart de ces travaux prennent la crise comme un environnement ou un cadre temporel naturel au sein duquel se déploie l’action des acteurs européens, sans prêter spécifiquement attention à ce que l’ubiquité de cette notion révèle et emporte. Dans son étude des revues anglophones phares du sous-champ académique des European studies qui se sont saisies de « la crise européenne » [3], Andy Smith pointe ainsi le fait que les travaux européanistes n’interrogent jamais la notion même de « crise » et les dynamiques sociales qui ont conduit à imposer cette catégorie en prisme principale des affaires européennes. Parce qu’ils prennent la « crise » pour point de départ, ces travaux ne s’intéressent pas aux processus qui ont pu conférer à « la crise » la naturalité apparente qu’elle revêt pour tous aujourd’hui.
7 En prenant la genèse intellectuelle et sociale de la notion de « crise européenne » pour objet, ce dossier ouvre ainsi d’autres pistes de recherche. Catégorie indigène de la politique européenne depuis ses origines, la « crise » occupe en effet une place essentielle dans le récit des développements chaotiques mais ininterrompus du projet européen (cf. le fond presque infini des « grandes crises européennes » : l’échec de la CED, les vetos britanniques, la Chaise vide, jusqu’au « non » français et néerlandais au traité constitutionnel, etc.). Reparcourant les usages de la notion dans l’historiographie européenne, Laurent Warlouzet montre de quelle manière les premiers historiens européanistes, agissant souvent de concert avec les acteurs politiques et administratifs de l’Europe communautaire naissante, ont investi cette notion en la présentant comme l’une des pierres angulaires des dynamiques même de l’intégration. Si l’historiographie a depuis connu un profond renouvellement, l’attrait de la notion de « crise » persiste, notamment en dehors du champ académique, comme le montre le mainstream des récits historiques de l’intégration [4] qui en font, non pas tant une situation atypique, mais bien au contraire une sorte de passage obligé à toutes les « relances » et « réorientations » européennes. En ce sens, « la crise » apparaît comme un élément clé du répertoire d’action des acteurs européens eux-mêmes s’inscrivant dès lors au cœur de la matrice de la politique européenne.
8 L’article de Guillaume Sacriste à propos de « l’affaire Dalli » et de ses multiples crises potentielles « non advenues » permet d’interroger ce paradoxe. En effet, ce qui frappe quand on considère le fil d’une décennie de « crises européennes », c’est précisément l’absence de « crise » au sens où on l’entend en science politique depuis les travaux de Michel Dobry (1986), c’est-à-dire comme conjonction de régimes de critique ordinairement distincts et comme destruction des formes de complicité (ou « transactions collusives ») qui unissent des groupes sociaux divers. Au contraire, ce qui frappe est l’étonnante résistance de l’Europe, entendue ici comme centre de pouvoir transnational, aux mobilisations critiques qu’elles soient nationales ou transnationales. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu des « conjonctures critiques » dans lesquelles des acteurs nationaux et européens habituellement éloignés se sont trouvés momentanément pris dans un jeu d’interdépendance tactique transnational inédit : dans l’espace temporel circonscrit de ces moments critiques, rien de ce qui est allemand, français, grec, voire américain, rien de ce qui est monétaire, politique ou judiciaire, ne semblait indépendant ou isolé. Qu’il s’agisse de la déclaration d’un premier ministre grec annonçant la tenue d’un référendum, de l’issue d’une élection locale dans un Land allemand, du vote du traité sur le Fonds européen de stabilité financière par le Parlement slovène ou d’une décision de la Cour constitutionnelle allemande : chacun de ces événements, ordinairement voué à rester cantonner à des espaces et des secteurs circonscrits, a affecté directement les calculs et les attentes d’acteurs habituellement distants [5]. Ces moments critiques ont du reste fait évoluer l’équilibre des positions institutionnelles entre les différents acteurs européens ainsi que la valeur relative de leurs différents capitaux (à propos de la « crise de la commission Santer », voir Georgakakis, 2001 et, à propos du référendum de 2005, Cohen et Vauchez, 2007). Pourtant, ils n’ont jamais mis en crise le jeu politique européen lui-même. De manière frappante, les techniques de fermeture de la crise – singulièrement les entreprises de « resectorisation » des débats dans le cadre de commissions d’experts ou de Conventions pour l’avenir de l’Europe et autres Conférence inter-gouvernementales- ont toujours semblé opérer efficacement, mettant rapidement fin à ces phases de fluidité et d’incertitude politiques. Dans le cas spécifique de « l’affaire Dalli », la mise en cause de la probité du commissaire maltais à la santé et à la consommation, John Dalli, par un rapport de l’Organe de lutte antifraude de la Commission européenne (OLAF) (Pujas, 2004) portait à première vue un fort potentiel pour le déploiement de mobilisations multisectorielles critiques. En interrogeant le non-avènement de la crise au sens de Michel Dobry, Guillaume Sacriste montre de manière éclairante la solidité d’un ensemble de « transactions collusives » entre secteurs privés et publics qui sont constitutives de l’espace du pouvoir européen. C’est dire en fait que l’énigme tient peut-être moins dans la « crise de l’Europe » que dans son non-avènement, c’est-à-dire dans les mécanismes sociaux et institutionnels multiples qui ont jusqu’ici précisément prévenu l’émergence de nouvelles logiques de hiérarchisation et de légitimation au sein de la politique européenne : pourquoi en somme cette Europe qu’on dit ordinairement si peu légitime et si précaire résiste au final si efficacement aux mobilisations critiques ?
Crises de l’Europe, crise des formes de connaissance de l’Europe ?
9 Faute de pouvoir engager ici un tel programme de recherche qui en reste à ses prémisses, peut-être faut-il à ce stade commencer par s’interroger sur ce que la récurrence des conjonctures critiques fait aux formes de connaissance de l’Europe. Il importe ici de s’interroger sur la mesure dans laquelle la récurrence des « moments critiques » traversés par l’Union européenne au cours des deux dernières décennies a pu effectivement mettre en crise l’appareil cognitif et théorique par lequel on connaît l’Europe en faisant apparaître certains de ses angle-morts et certains de ses implicites (Georgakakis, 2009).
10 Il faut noter d’abord que les conjonctures critiques mettent en effet en jeu la capacité même des constructions savantes de l’Europe à rendre compte de manière efficace et réaaliste des raisons, des dynamiques et des effets de l’intégration. Les épreuves de force de la politique européenne s’accompagnent en effet toujours de questions concernant les catégories d’analyse, voire les théories pertinentes ; et on ne s’étonnera pas dès lors que les mobilisations critiques fassent des savoirs et des instruments de description eux-mêmes une des cibles privilégiées de leur dénonciation de la construction européenne telle qu’elle est. Du reste, les échecs politiques de l’Europe emportent avec eux la dévaluation des catégories d’analyse qui avaient porté ces entreprises. Un peu comme hier la notion de « supranationalité » s’était soudainement trouvée vouée aux gémonies après l’échec de la Communauté européenne de défense (Bailleux, 2014), le cours intellectuel des notions de « Constitution » (Christiansen et Reh, 2009) ou de « fédéralisme » a directement pâti de l’échec du Traité constitutionnel en 2005. C’est dire en somme la précarité et l’instabilité des catégories par lesquelles on connaît l’Europe qui n’a pas son égal pour les savoirs d’État nationaux qui peuvent, eux, asseoir leur stabilité via un ensemble d’institutions étatiques de recherche, d’enseignement et de formation (Abbott, 2005 ; Politique européenne n° 14, 2003).
11 Par ailleurs, les « conjonctures critiques » européennes mettent également périodiquement en crise l’ascendance des « européanistes » sur leur objet d’étude, débordés qu’ils sont par l’intrusion tout à la fois : d’experts issus de la nébuleuse réformatrice bruxelloise souvent plus en phase avec les temporalités et les attentes des acteurs des politiques européennes (think tanks, unités de prospective des administrations européennes, law firms, cabinets de consultants, etc. : cf. Robert et Vauchez, 2010), et de ressortissants des disciplines nationales du droit, de l’économie ou de la science politique qui s’estiment requis d’intervenir dès lors qu’on parle « d’élection », de « Constitution » ou de « gouvernance économique » européennes. Sur ce point la crise économique et financière de 2008 illustre parfaitement une telle configuration puisque les « européanistes » et leur outillage de doctrines et de méthodologies ne sont pas parvenus à constituer l’espace de discussion intellectuel principal. Ainsi nombre de controverses doctrinales autour des politiques européennes d’austérité ont semblé se jouer pour une part essentielle sur le terrain de la science économique américaine autour de figures telles que Krugman, Rogoff ou Stiglitz. Il en va de même pour les phases nationales de la politique européenne, singulièrement à l’occasion des référendums et élections parlementaires européennes, où les spécialistes des disciplines juridiques, économiques et politistes nationales bousculent le cercle étroit des européanistes pour se faire, le temps d’une conjoncture électorale, spécialistes ès « politique européenne ».
12 Ce que ces moments critiques font ainsi apparaître, ce sont les liens d’interdépendance étroits qui lient la communauté savante des européanistes à son objet de recherche : on le voit, ces liens sont multiformes et ne sauraient être réduits à une simple forme de dépendance financière à l’égard des fonds de recherche que dispense l’UE, ni même au fait que les études européennes suivent – comme toute communauté de recherche du reste – les « hauts » et les « bas » de leur objet d’étude [6]. Un ensemble de travaux récents permettent de montrer que le lien est autrement plus profond. L’espace académique européen est né en effet comme un sous-espace réflexif des constructions européennes, dans le contexte et dans le prolongement même de celles-ci (Bailleux, 2014 ; Robert et Vauchez, 2010 ; Vauchez, 2014a). Si la configuration des rapports entre savoirs et pouvoirs dans l’UE a bien changé depuis les années 1960, l’analyse d’Andy Smith montre néanmoins la permanence du chevauchement à travers la présence maintenue des praticiens dans la production du discours académique européen sur la crise. Ainsi plus de 10 % des articles parus sur la crise économique dans les revues phares des European studies l’ont été par des fonctionnaires de la BCE. Plus largement, la valeurmême des savoirs produits au sein des études européennes a partie liée avec le déploiement de la sphère d’intervention des institutions européennes au fil des décennies. À la manière des sciences sociales elles-mêmes qui ont historiquement gagné en réalité et en crédibilité à mesure que se développaient les politiques sociales et sociétales des administrations publiques (Wagner, Weiss et al. 1991 ; Wagner, Wittrock et al. 1991), les études européennes ont élargi et consolidé la sphère de pertinence de leurs théories et perspectives d’analyse au fur et à mesure que l’Europe s’élargissait et s’approfondissait.
Des gains de refléxivité
13 Ainsi, s’il est vrai que, construits de concert, « politique européenne » et « études européennes » partagent une même base cognitive et normative, alors les phases critiques de la première peuvent servir à révéler un ensemble d’impensés et d’implicites de la seconde. Nous évoquerons ici simplement trois pistes de réflexion possibles en ce sens.
14 La première concerne les catégories élémentaires dont nous disposons pour appréhender les « crises » européennes et leur issue. On peut penser à des termes aussi communs que ceux d’« intégration » ou de « construction » européennes dont il reste à faire l’histoire afin de mesurer en quoi ils portent une certaine vision de l’UE et de son développement. On peut se référer au triptyque « achèvement-approfondissement-élargissement » qui a structuré de manière plus ou moins explicite l’historiographie de l’intégration européenne. Comme le montre Laurent Warlouzet, ce dilemme qui semble s’imposer aux stratégies de « sortie de crise » a d’abord vu le jour comme catégorie indigène à l’occasion d’une conférence de presse de Georges Pompidou (10 juillet 1969) (Harst, 2007). De même, la dialectique des « crises » et des « relances » n’est pas seulement une « leçon de l’histoire » européenne, mais plutôt – et peut-être surtout – une forme de prophétie originelle construite autour de la figure de Jean Monnet à qui l’on prête cette « intuition » quant aux dynamiques de l’intégration (Fondation Jean Monnet, 2009 ; Warlouzet dans ce dossier) [7]. Parce qu’elles orientent le regard sur la « haute politique » des sommets européens, ces catégories ont souvent entretenu une vision stato- et politico-centrée de l’Europe.
15 Mais les « moments critiques » permettent aussi de révêler les découpages singuliers et, partant, les angles-morts nés des controverses fondatrices des études européennes. On songe en particulier à la prise de distance des « intellectuels » à l’égard du projet européen, dont Justine Lacroix et Kalypso Nicolaïdis ont restitué la trajectoire (et ses variantes nationales) depuis les premières Communautés européennes jusqu’au traité de Maastricht [8]. On songe aussi à la marginalité de l’économie politique (Ryner, 2012), discipline qui n’aura pas construit d’ancrages académiques solides à l’échelon de l’UE, à l’inverse du droit et de la science politique, mais aussi à la sous-représentation de la sociologie (Beck, 2006 ; Politique européenne n° 25, 2008). De manière particulièrement frappante, les crises font ainsi apparaître le sous-équipement économique des études européennes, paradoxal si l’on considère que l’Europe est avant tout historiquement une construction économique [9]. Les « trous » et les « trop-pleins » qu’Andy Smith identifie dans l’analyse européaniste de la crise (définition « thin » des institutions et des règles, vision « macro » et désincarnée du fonctionnement de l’économie, « déterminisme matériel », focalisation sur « les organisations de l’UE, les arrangements constitutionnels et dans une moindre mesure sur les politiques publiques communautaires ») font du coup ressortir un ensemble d’angles-morts : disciplinaire (domination historique de la science politique et du droit, biais institutionnaliste) ; méthodologique (importance pérenne du positivisme et du « rational choice » américain) ; et doctrinale (rôle de la théorie économique néo-classique, etc.).
16 Enfin, les « conjonctures critiques » font apparaître une forme d’« européanisme méthodologique ». Ulrich Beck n’a employé qu’une seule fois cette déclinaison européenne du célèbre « nationalisme méthodologique » (Beck, 2006), mais la notion peut s’avérer tout aussi utile. À l’instar de l’État-nation pour les savoirs d’État, l’Union européenne des européanistes fait souvent figure d’échelle naturelle d’analyse, mais aussi, indissociablement, d’horizon réformateur inéluctable de l’économie, de la société et in fine de la démocratie sur le continent européen. Bien souvent, son jeu politique est considéré comme un espace clos, voire autosuffisant, marqué par un intérieur et un extérieur, et traversé par des dynamiques avant tout endogènes. Ainsi, de même que « les sciences sociales en Europe sont intimement liées aux formes particulières et aux interprétations nationales du rôle de l’État » (Wagner et Weiss, 1991), il serait intéressant de questionner à l’échelon européen les formes d’isomorphisme qui se sont historiquement construites entre savoirs, instruments, politiques et institutions européennes (Vauchez, 2014b). Car en s’érigeant contre le « nationalisme méthodologique » des sciences d’État (droit constitutionnel classique, théories de l’État-nation, etc.), les savoirs d’Europe en ont à bien des égards reproduit la structure même, en conférant cette fois une forme de priorité méthodologique et d’unité conceptuelle à l’échelon européen.
17 Bien des pistes peuvent être envisagées pour échapper à ce rapport de familiarité, voire de « complicité ontologique » des savoirs d’Europe avec leur objet. La sociologie historique des formes de connaissance savante de l’Europe qui s’est développée au cours des dernières années en est assurément une (voir notamment : Bailleux, 2014 ; Calligaro, 2014 ; Krumrey, 2013 ; Le Boulay, 2010 ; Robert et Vauchez, 2010 ; Politique européenne, n° 18, 2006 ; Roa Basto, 2012) ; tout comme du reste l’analyse des instruments et des dispositifs de mesure européenne forgés dans le cadre des politiques publiques de l’Union dont l’article de Benjamin Lemoine offre ici une intéressante illustration (voir également : Bruno, 2008 ; Saurugger, 2012). Mais il importe aussi de suivre de près le développement de nouveaux courants de l’historiographie européenne qui replacent la trajectoire de l’intégration communautaire dans une histoire transnationale plus large des coopérations européennes et internationales (Patel, 2013 ; Cohen, 2012b ; Warlouzet, 2010) et qui resitue celle-ci dans une histoire plus longue du gouvernement international (Koskeniemmi, 2001 ; Mazower, 2012). Dans cette perspective, ces crises enchassées les unes aux autres sont le moment d’une critique de notre discipline, de ses attendus implicites, de ses découpages d’objet ainsi que de ses formes de division du travail académique (Politique européenne n° 1, 2000). C’est en somme l’occasion de poursuivre le travail de « dés-Européanisation » de nos catégories, concepts et méthodologies de pensée (Beck, 2002b, 53-54 ; Surel, Hassenteufel, 2000), en privilégiant un cadre transnational (« les constructions européennes »), une histoire longue (depuis la Société des Nations) permettant de contourner l’ensemble de ces angles morts. En ce sens, les effets de la « seconde crise de la modernité » telle que la définit Peter Wagner – c’est-à-dire « a more reflexive and indeed critical approach towards the history of the relationships between social theory, society and the nation-state » (Wagner, 1994, 30-31) – se font désormais ressentir à propos de l’Europe et de son sous-champ d’études.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Ce texte introductif a bénéficié des remarques très utiles des relecteurs de la revue.
-
[2]
Voir des analyses similaires concernant la « crise de la représentation » (Lacroix, 1994), ou la « crise de la justice » (Vauchez et Willemez, 2007).
-
[3]
Deux dossier pour le Journal of Common Market Studies, vol. 48, n° 1, 2010 ; vol. 47, n° 5, 2009 ; Deux dossiers pour le Journal of European Integration, vol. 35, n° 3, 2013 ; vol. 36, n° 3, 2014. Aucun dossier spécial pour les revues Journal of European Public Policy ; West European Politics ; Comparative European Politics.
-
[4]
Voir, à titre d’exemple, l’histoire de l’Europe en cinq crises proposées par Le Monde entre le 11 et le 15 mai 2005.
-
[5]
Sur la « saillance situationnelle » des décisions de la Cour constitutionnelle allemande tout au long de la crise de la zone euro, voir Antoine Vauchez, « Autour de la décision de la Cour constitutionnelle allemande. Regard de politiste », Revue trimestrielle de droit européen, n° 1, janvier-mars 2013, p. 87-94.
-
[6]
John Keeler montre que, depuis les années 1960, l’intérêt des doctorants américains pour les études européennes suit avec quelques années de décalage, le cours même de la politique européenne (Keeler, 2005). Ainsi, et de manière ironique, la « crise de l’Europe » (ou, tout du moins, les réponses institutionnelles qui y ont été apportées via l’émergence d’une gouvernance économique européenne considérablement renforcée) aura eu comme effet indirect une forme de regain d’importance et de pertinence des études européennes.
-
[7]
Voir également sur ce point l’extrait d’une déclaration de Jean Monnet mise en exergue dans l’introduction du dossier de Politique européenne coordonnée par Martial Foucault « Les politiques économiques européennes face à la Grande Récession », n° 42, 2013.
-
[8]
Cf. Lacroix Justine et Nicolaïdis Kalypso (2010), European Stories Intellectual Debates on Europe in National Contexts, Oxford, Oxford University Press.
-
[9]
Ce sous-équipement avait pourtant été pointé depuis un certain temps par divers courants restés néanmoins aux marges de la discipline, par exemple les approches néo-gramsciennes : Gill Stephen, « A Neo-Gramscian Approach to European Integration », in Alan Cafruny et Magnus Ryner (dir.), A Ruined Fortress. Neoliberal hegemony and Transformation of Europe, Oxford, Rowman and Littlefield, 2003, p. 47-70.