1 L’ouvrage de Hanspeter Kriesi et ses collègues s’intéresse aux conséquences de la mondialisation sur le clivage politique entre la droite et la gauche au niveau national. Plus précisément, les auteurs cherchent à comprendre si et comment la mondialisation a entraîné un changement des profils idéologiques ainsi que de l’organisation politique en Europe occidentale. Ce livre est donc, dès le départ, un projet ambitieux et novateur puisqu’au lieu de s’attarder aux conséquences économiques de la mondialisation sur la capacité politique des États, il porte son attention sur l’impact que peut avoir la mondialisation sur les forces politiques et sur l’électorat. Contrairement aux idées reçues, les auteurs croient que les réactions aux conséquences économiques et culturelles de la mondialisation se manifestent a priori au niveau national et que cela s’observe au niveau des profils idéologiques, des clivages politiques et des partis politiques que plusieurs présument n’être déterminés que par des phénomènes internes à l’État.
2 Selon les auteurs, le processus de mondialisation comme phénomène d’érosion des barrières nationales a provoqué l’émergence d’un nouveau clivage social post-matérialiste, opposant les gagnants et les perdants de la mondialisation en Europe de l’Ouest. Les catégories sociales anciennement protégées des changements par les barrières nationales sont considérées comme les perdants de la mondialisation puisqu’ils perçoivent l’érosion de ces barrières comme une menace à leur statut social. Pour se protéger contre ces conséquences néfastes, ces derniers s’accrochent à la souveraineté nationale et réclament des mesures protectionnistes qui peuvent être culturelles ou économiques. Par contre, les gagnants, étant les bénéficiaires des nouvelles opportunités créées par la mondialisation, sont favorables au processus d’intégration internationale et soutiennent l’ouverture des frontières. Les auteurs se réfèrent à cet antagonisme entre les gagnants et les perdants de la mondialisation en parlant de conflit entre intégration et démarcation ou plus simplement, un conflit entre intégration et différenciation.
3 Dans une structure politique bi-dimensionnelle, cet antagonisme s’inscrit naturellement dans la dimension économique en intensifiant l’opposition classique entre ceux qui sont favorables au libre marché et ceux qui demeurent attachés à l’intervention de l’État. Pourtant, selon les auteurs, c’est sur la dimension culturelle que le conflit intégration-démarcation a le plus d’impact et cela au point de diviser les alliés du camp pro-marché. Ainsi, des citoyens unis par des positions économiques libérales se retrouvent en totale opposition sur des enjeux culturels tels que l’émancipation des femmes, la solidarité envers les plus démunis, la protection de l’environnement, l’homosexualité…
4 Dans le contexte européen, les questions d’immigration et d’intégration européenne, centrales à la dimension culturelle, correspondent tout à fait au clivage intégration-démarcation lié à la mondialisation. Sur ces questions, le pôle démarcation est caractérisé par une opposition au processus d’intégration européenne et par des positions très restrictives sur l’immigration. De plus, les auteurs soulignent que la défense des valeurs traditionnelles et l’opposition au libéralisme culturel par les perdants de la mondialisation se manifestent de plus en plus par des poussées nationalistes accompagnées d’une volonté d’isolement et d’un sentiment xénophobe.
5 Ces oppositions d’ordre culturel conduisent à la transformation structurelle de l’espace politique et à un repositionnement stratégique des partis politiques en Europe occidentale. La mondialisation structure des intérêts politiques latents qui peuvent être articulés par les organisations politiques. Ainsi, selon l’hypothèse d’« adaptation » des auteurs, les nouvelles préférences, identités, valeurs et intérêts, liés essentiellement aux questions culturelles et issus du conflit entre intégration et démarcation, engendrent un repositionnement et un réalignement de ces derniers sur l’échiquier politique national donnant ainsi naissance à une configuration politique tripolaire : la gauche, la droite modérée et une nouvelle droite populiste.
6 Face à ce clivage culturel, les trois familles politiques traditionnelles en Europe, soit les sociaux-démocrates, les libéraux et les chrétiens-démocrates, adoptent de manière générale une position intégrationniste modérée, laissant ainsi l’articulation des intérêts et préférences des perdants de la mondialisation à des organisations politiques jusque-là marginales. Ces dernières, à l’inverse des courants politiques dominants, ont adopté un programme conforme aux attentes des partisans de la démarcation qui, en ce qui concerne l’Europe, s’illustre par l’opposition à l’intégration européenne. Pour la gauche radicale, cela se traduit surtout par l’opposition au libéralisme économique. Par contre, l’opposition à l’érosion des frontières nationales de la droite populiste s’inscrit plutôt dans une perspective d’objection à toute forme de concurrence culturelle ou sociale qui risque de menacer l’identité nationale. Ainsi, ce qui caractérise la droite populiste ce sont principalement des positions xénophobes et racistes qui séduisent ceux qui craignent les conséquences de la mondialisation. Le livre suggère que les enjeux d’ordre culturels sont plus importants aux yeux des perdants de la mondialisation que les questions économiques, ce qui explique également pourquoi la droite populiste mobilise ces individus plus que ne le fait l’extrême gauche. Par conséquent, les auteurs considèrent que la droite populiste, ayant répondu intelligemment aux intérêts des perdants de la mondialisation, est de ce fait la force entraînante de la transformation des systèmes politiques en Europe occidentale.
7 Compte tenu que la recherche menée par les auteurs examine ces transformations dans six pays de l’Europe de l’Ouest (la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche, la Suisse et les Pays-Bas), cet ouvrage représente l’une des plus importantes études comparatives sur la mondialisation et ses répercussions sur les systèmes politiques nationaux. Étayé de nombreuses références, le livre propose tout d’abord une vue d’ensemble des impacts de la mondialisation sur l’espace politique national européen. Dans sa deuxième partie, l’ouvrage présente les six études de cas, soit les six pays examinés qui reçoivent chacun un chapitre du livre. Finalement, la dernière partie s’attache méthodiquement à une analyse comparative des cas étudiés.
8 L’analyse se divise en deux parties, soit la demande, qui représente les préférences des électeurs, et l’offre, c’est-à-dire les positions des partis politiques. Pour chacune des facettes du jeu électoral, les positions des acteurs sont analysées selon douze problématiques (l’aide sociale, le budget, le libéralisme économique, l’Europe, la culture, l’immigration, l’armée, la sécurité, la protection de l’environnement, les réformes institutionnelles et les infrastructures) et ce pour quatre élections nationales différentes ; trois durant les années 1990 et début 2000 et une quatrième pendant les années 1970, comme point de référence. Des sondages électoraux préexistants sont utilisés pour évaluer les préférences des électeurs et ces derniers sont classés en fonction de leur classe sociale. Pour ce qui est de l’analyse de l’offre, l’attention s’est portée sur les débats durant les campagnes électorales. Pour repérer les positions des partis, les auteurs ont réalisé une analyse d’articles de journaux et pour chaque pays un journal de qualité et un tabloïd furent sélectionnés. Tous les articles sauf les éditoriaux ont été analysés et chaque phrase a été codifiée afin de relever les relations entre les positions des partis politiques et les douze problématiques. La cueillette des données est visiblement très impressionnante et reflète le travail de moines que les chercheurs ont dû accomplir. De plus, la stratégie de recherche est originale puisqu’elle diffère des approches dominantes qui analysent plutôt les programmes des partis ou bien utilisent les sondages d’experts. Les graphiques représentant les positions des partis politiques ainsi que celles de l’électorat sont parfois difficiles à saisir pour le non-initié à l’analyse multidimensionnelle mais les descriptions minutieuses que les auteurs apportent sont très appréciées car elles permettent une meilleure compréhension du visuel. West European Politics in the Age of Globalization est un travail qui permet de repenser l’étude des partis politiques en Europe et s’adresse donc aux lecteurs familiers avec le sujet.
9 En ce qui a trait à la thèse principale des auteurs, une question légitime se dessine au fur et à mesure que les chapitres se succèdent. Si la mondialisation est la cause de changements dans les structures politiques nationales (au point de voir apparaître une configuration politique tripolaire : la gauche, la droite modérée et une nouvelle droite populiste), nous devrions observer des résultats similaires dans d’autres pays et surtout dans des pays qui partagent une forte ouverture économique et qui représentent un fort pouvoir d’attraction pour l’immigration. Les auteurs suggèrent même de poursuivre la recherche afin de vérifier si des conclusions similaires peuvent êtres dégagées. Sans avoir fait d’étude sur le sujet, il est possible de constater que de tels résultats sont difficilement applicables à d’autres pays. Prenons un exemple : le Canada. Bien que très libéral dans sa dimension économique, et sujet à des vagues importantes d’immigration, le Canada n’a pas vu son système politique se transformer et n’a pas assisté à une montée de l’extrême droite. Pouvons-nous alors penser que les changements au niveau des profils idéologiques ainsi qu’au niveau de l’organisation politique en Europe de l’Ouest ne sont en fait que les conséquences de l’intégration européenne ?
10 Si une reconfiguration de l’espace politique national a lieu dans la plupart des pays européens et non ailleurs, il est alors légitime de se questionner sur la source de ces transformations. En apparence, l’intégration européenne et la mondialisation semblent être un seul et même phénomène de libéralisation économique. D’ailleurs l’Union européenne est souvent considérée comme le cheval de Troie du libéralisme économique en Europe. Les mécanismes européens d’intégration négative, soit la suppression des droits de douanes et des entraves aux échanges et à la libre concurrence, sont évidemment des processus de mondialisation de l’économie, mais l’Union européenne ne se limite pas qu’à ce rôle de promoteur de la libéralisation des marchés. En tant qu’organisation supranationale, elle a le pouvoir d’imposer aux États-membres des directives par des règles juridiques qui ont prééminence sur les législations nationales. De ce fait, les États se retrouvent dans l’incapacité de pratiquer des politiques d’encadrement des marchés puisque l’intégration européenne a affaibli de façon considérable leurs pouvoirs de résolution des problèmes liés aux aléas du libéralisme économique. Ainsi, bien plus que la mondialisation, l’Union européenne peut porter atteinte à la souveraineté étatique car les décisions bruxelloises ont, d’une part, juridiquement préséance sur celles des États-membres et d’autre part, elles s’accompagnent d’un pouvoir coercitif, c’est-à-dire d’un risque de sanctions si non appliquées.
11 Est-il alors possible de penser la transformation de l’espace politique national en Europe comme la conséquence de l’européanisation ? Est-il possible que l’émergence d’une droite populiste en Europe soit en fait la réplique des perdants de l’intégration européenne ? Il est difficile de répondre avec certitude à ces questions parce que les deux phénomènes (l’intégration européenne et la mondialisation) s’entrecroisent et se mêlent au point où il est presque impossible de savoir lequel des deux est le véritable instigateur des changements politiques nationaux en Europe. La seule certitude est que les deux interagissent ensemble pour transformer la nature des politiques nationales. Il serait donc peut-être plus approprié de rebaptiser cet ouvrage : West European Politics in the Age of Globalization and Europeanization.