Couverture de PE_202

Article de revue

COVID-19 : le monde d’après est déjà là…

Pages 9 à 23

Notes

  • [1]
    N. Taleb, Le Cygne Noir. La puissance de l’imprévisible, Paris, Les Belles Lettres, 2010.
  • [2]
    « Taleb Says White Swan Coronavirus Was Preventable », interview à Bloomberg, 31 mars 2020, consultable sur : www.bloomberg.com.
  • [3]
    H. Farrell et A. Newman, « Will the Coronavirus End Globalization as We Know It? The Pandemic Is Exposing Market Vulnerabilities No One Knew Existed », Foreign Affairs, 16 mars 2020, disponible sur : www.foreignaffairs.com.
  • [4]
    Selon Karen Dynan du Peterson Institute le 10 avril 2020, la baisse du PIB sera de 12 % en Europe contre 8 % aux États-Unis, 9 % au Japon, alors que la croissance chinoise sera de 1,5 %.
  • [5]
    J. Espinoza, « Vestager Urges Stake Building to Block Chinese Takeovers », Financial Times, 12 avril 2020, disponible sur : www.ft.com.
  • [6]
    M. Buti, « Riding Through the Storm: Lessons and Policy Implications for Policymaking in EMU », VoxEU, 12 janvier 2020, disponible sur : https://voxeu.org.

1Me voyant porter un masque dans les rues désertes de Bruxelles ou en traversant les couloirs vides de la Commission, il m’est difficile de faire abstraction du sentiment de sidération qui m’étreint. D’autant que où que l’on soit, la sidération est là, clairement visible. Visible place Saint-Marc à Venise, vidée de toute présence humaine alors que les poissons reviennent dans une lagune à la transparence retrouvée. Visible à Jérusalem, où l’église du Saint-Sépulcre a fermé ses portes un Vendredi Saint, pour la première fois depuis la Peste noire de 1349. Visible aux États-Unis, où le chômage a augmenté de 20 millions en 4 semaines. Visible enfin en Espagne et en Italie, où l’on ne dénombrait déjà pas moins de 45 000 morts fin avril.

2Choc sanitaire au départ, le COVID-19 est devenu très vite un choc économique et social totalement inédit. Cet arrêt qui confine chez eux plusieurs milliards d’individus, aucun économiste n’aurait pu l’imaginer. Ses conséquences iront donc bien au-delà de ce que l’on a pu connaître en 2008.

La prévision et la décision

3La première question qui se pose – bien qu’elle ne soit guère utile à la résolution du problème – est celle de savoir si cette pandémie était évitable ou si elle s’apparente au fameux « cygne noir » dont a parlé Nassim Taleb [1]. Ce dernier confère à ce « cygne noir » trois attributs : la sidération, car rien dans le passé ne laissait entrevoir un tel événement ; le choc extrêmement violent qu’il provoque ; enfin, la rationalisation de ce qui se passe. La nature humaine a toujours besoin d’inventer des explications a posteriori, pour rendre son présent explicable et prévisible. Or selon Taleb, les « cygnes noirs » sont imprévisibles tant par leur durée que par leurs conséquences. Dès lors, ils nous empêchent de faire confiance à un quelconque modèle pour sortir de la crise. Ceci dit, Taleb estime que le COVID-19 n’est pas un black swan, précisément parce qu’il était prévisible [2].

4Il n’a pas tort. Le rapport de 2008 du National Intelligence Committee mentionnait le risque d’une « maladie respiratoire virulente, nouvelle et très contagieuse pour laquelle il n’y aurait pas de traitement ». Le président Obama avait évoqué ce risque. En 2018, dans une conférence à la Massachusetts Medical Society consacrée au centenaire de la grippe espagnole, (qui n’avait d’espagnole que le nom, et causa la mort de 50 millions de personnes, soit 2 % de la population mondiale de l’époque), Bill Gates suggéra que la prochaine catastrophe mondiale prendrait la forme d’une pandémie causée par un virus hautement infectieux se propageant rapidement au monde entier et que nous ne serions pas préparés à affronter.

5De fait, depuis des années les spécialistes des maladies infectieuses nous alertent sur l’accélération du rythme des épidémies. Depuis vingt ans, c’est le troisième nouveau coronavirus de type beta, susceptible donc de franchir la barrière des espèces, qui émerge. Il n’est donc pas inutile de se demander pourquoi la communauté internationale ne s’y est pas bien préparée, et comment elle pourra s’y préparer à l’avenir. À l’évidence le COVID-19 ne sera pas le dernier de son espèce.

6Pourtant, une fois dépassé l’effet de sidération, il nous faut évaluer les conséquences de l’événement en évitant deux écueils. Celui de tirer des conclusions trop hâtives, compte tenu de l’incertitude qui entoure cette crise. Et celui de succomber au piège de la sidération en concluant trop vite que tout va changer. Dans l‘histoire des sociétés humaines, les grandes ruptures sont toujours précédées de signes ou d’événements annonciateurs. Et les grandes crises sont généralement des accélérateurs de tendances. C’est pourquoi la manière la plus prudente de penser les conséquences du COVID consiste à identifier la manière dont cette crise peut amplifier des dynamiques déjà à l’œuvre. Quelles sont-elles ? J’en vois trois :

7

  • L’avenir de la globalisation et du néolibéralisme,
  • l’évolution de la gouvernance mondiale,
  • la résilience de l’Union européenne et des systèmes politiques européens démocratiques face à la gestion de risques graves et imprévus.

8Ce sont ces trois dynamiques qui vont définir les contours du monde d’après, un monde qui, d’une certaine façon, est déjà là.

L’avenir de la globalisation et du néolibéralisme

9Cette pandémie ne marquera pas la fin de la globalisation. Mais elle remettra en cause un certain nombre de ses modalités, et de ses présupposés idéologiques, dont notamment le fameux triptyque néolibéral : ouverture des marchés, recul de l’État, et privatisations. Cette remise en cause était déjà engagée avant même le début de la crise. Elle s’accentuera après.

10Dans la dernière décennie, la mondialisation s’est amplifiée grâce à la mise en place de chaînes de valeur de plus en plus nombreuses et étendues. Ces chaînes permettent de décomposer la fabrication d’un bien dans différents lieux pour minimiser les coûts de production. Le tout sans grande difficulté, compte tenu de l’effondrement du coût des transports et du développement des télécommunications. La digitalisation de l’économie a amplifié ce mouvement, qui a profité à beaucoup de pays émergents, et notamment à la Chine qui a ainsi capté une large partie de la production textile, de l’électronique grand public ; mais également à l’Inde dans d’autres industries comme la pharmacie. À Wuhan, où la pandémie est née, plus de 300 des 500 plus grandes firmes mondiales s’étaient installées. Cette extension des chaînes de valeur, et l’extrême facilité avec laquelle elles pouvaient être mises en place, a naturellement nourri l’idée qu’il n’y avait plus de problème d’offre tant celle-ci était abondante au niveau mondial. Du coup, les flux tendus se sont substitués aux stocks. Le recours au stockage est presque devenu une pratique antiéconomique. Même les États qui s’étaient les mieux préparés au risque pandémique ont fini, au fil des années, par baisser la garde. Après la crise, les chaînes de valeur ne vont bien évidemment pas disparaître car leur intérêt économique demeure considérable. Mais on assistera à une remise en cause partielle de cette dynamique, à travers trois modalités.

11La première consistera à diversifier les sources d’approvisionnement dans le domaine sanitaire. L’ampleur de notre dépendance vis-à-vis de la Chine pour l’importation d’un certain nombre de produits est énorme, particulièrement pour les masques et les tenues de protection (50 %). Par ailleurs, 40 % des antibiotiques importés par l’Allemagne, la France ou l’Italie le sont de Chine, qui assure la production de 90 % de la pénicilline consommée dans le monde. Aujourd’hui, pas un gramme de paracétamol n’est produit en Europe. La création d’un inventaire, ou d’une Réserve stratégique des produits essentiels permettrait ainsi de se prémunir au niveau européen contre les pénuries, et de s’assurer de leur disponibilité sur l’ensemble du territoire européen. La création du programme européen RescUE, destiné à répondre à ce risque notamment à travers la mutualisation des moyens, est à cet égard un premier pas. À cette fin, on devra limiter la dépendance des pays exportateurs de chaque produit essentiel, afin qu’aucun pays ne puisse être à l’origine d’une fraction trop importante des importations de ce produit.

12Il faut se protéger, mais se protéger ce n’est pas succomber au protectionnisme. Se protéger, c’est éviter que face à des chocs comme celui que nous subissons, nous nous trouvions dans une situation d’extrême vulnérabilité face à des fournisseurs étrangers. Car la mondialisation n’est pas faite de simples réseaux fluides auxquels tout le monde aurait accès, mais de nœuds stratégiques dominés par certains acteurs, qui peuvent les contrôler ou les bloquer à leur avantage en cas de crise [3].

13La seconde modalité prendra la forme d’une relocalisation d’un certain nombre d’activités au plus près des lieux de consommation. On va certainement aller vers des chaînes de valeur plus courtes, ce qui peut parfaitement coïncider avec les impératifs de lutte contre le changement climatique. Cela entraînera probablement un renchérissement du coût des produits. Mais il faudra accepter l’existence d’un arbitrage entre impératif de sécurité et recherche du coût minimum pour le consommateur. À la faveur de cette crise, nous devons prendre conscience du fait que les intérêts du citoyen doivent primer sur ceux du consommateur. Le Japon, pays très ouvert sur le plan commercial, et qu’on ne saurait suspecter de protectionnisme, est le premier pays à avoir lancé un plan explicitement destiné à financer le retrait des entreprises japonaises implantées en Chine, ce pour les relocaliser soit dans l’archipel nippon soit dans d’autres pays asiatiques. Il faut engager en Europe une réflexion sur ce sujet, en cassant la logique de silo qui nous empêche d’avoir, à propos de certains sujets, une vision stratégique d’ensemble. Il ne s’agit pas de reconstituer en Europe des filières qui ont été délocalisées, mais il y a certainement des segments stratégiques qui doivent plus que jamais rester chez nous, et que nous avons délocalisés pour des raisons financières ou environnementales.

14Plus fondamentalement, il nous faut avoir le sens des priorités. Ne serait-il pas plus judicieux d’avoir désormais plus d’activités au Maghreb ou en Afrique plutôt qu’en Asie ? Non qu’il faille opposer tel espace à tel autre. Mais aujourd’hui la priorité et l’intérêt bien compris de l’Europe sont que sa périphérie immédiate se développe vite et bien. Au moment où nous parlons de développer des partenariats stratégiques avec l’Afrique, nous nous devons donc de voir dans quels domaines ils peuvent prendre forme, et se mettre en place. Et les médicaments sont clairement l’un d’entre eux. Plusieurs études en attestent. Notre intérêt politique est de ne pas trop dépendre de puissances qui peuvent, d’une façon ou d’une autre, nous faire payer un jour le prix de notre dépendance.

15Enfin, la troisième modalité consistera probablement à utiliser des procédés technologiques alternatifs comme la généralisation de la production en 3D ou les robots pour contenir les risques de délocalisation. En Italie, on a réussi à fabriquer des valves pour appareils de soins respiratoires intensifs avec une imprimante 3D très rapidement et à un coût très bas.

16Ceci étant dit, s’il est absolument indispensable que chacun en vienne à rechercher pour soi une plus grande sécurité sanitaire, il est non moins indispensable de veiller à ce que ce processus ne débouche pas sur un protectionnisme qui commencerait avec les produits sanitaires pour s’étendre de proche en proche à l’ensemble des activités jugées essentielles par chaque nation. Il faudra donc veiller à trouver un nouveau point d’équilibre pour prévenir un mouvement protectionniste généralisé qui déboucherait sur une dépression mondiale. Ceci est très important pour l’Europe, qui est de toutes les régions du monde la plus dépendante vis-à-vis du commerce mondial, et à ce jour la plus affectée par le ralentissement économique [4].

17Nous savons fort bien que la frontière entre la crise que nous vivons et la dépression généralisée qui nous guette est extrêmement fragile. Et ceci vaut encore plus pour les pays du Sud, où la pandémie ne s’est pas encore pleinement propagée mais où les dégâts risquent d’être considérables. Bref, il nous faut inventer les modalités d’une nouvelle mondialisation, pouvant trouver un nouvel équilibre entre les avantages incontestables de l’ouverture des marchés et de l’interdépendance, et les impératifs de souveraineté et de sécurité des États. Il existe peu de moments dans l’histoire des sociétés où celles-ci ont l’occasion de se repenser, car elles sont trop souvent prises dans le tourbillon des urgences du quotidien. Là, nous avons pour ainsi dire l’opportunité d’observer un moment d’arrêt, qui doit nous aider à réfléchir sur nous-mêmes.

18De ce point de vue, il est clair que nous ne saurions répéter l’erreur de 2009, où après avoir enregistré une baisse des émissions des gaz à effet de serre la croissance de ces mêmes émissions est de nouveau repartie à la hausse, comme si de rien n’était. Ce remake, nous ne pouvons nous permettre de le rejouer : l’épidémie que nous traversons n’est pas tombée du ciel. Les animaux sauvages ne sont pas coupables de la pandémie. Ce qui produit la pandémie, c’est la déforestation, la perte d’habitat naturel des animaux sauvages, la réduction de la biodiversité, la surexploitation des ressources qui met les espèces sauvages au contact de populations humaines très denses. Cette crise est la marque indiscutable de la surcharge de nos écosystèmes. Une crise qui nous revient donc en boomerang. De ce fait, il est impératif que la lutte pour la préservation de la biodiversité soit plus que jamais intégrée comme une composante majeure de la lutte contre le changement climatique. Dans ces conditions, il n’est pas exagéré de parler d’une nouvelle mondialisation, tant les déséquilibres économiques, sociaux et environnementaux qui se sont multipliés ces dernières décennies se révèlent insoutenables.

19La mondialisation va donc changer de visage. Celui de l’État aussi, tant son recul a été au cœur de l’idéologie néolibérale. On voit bien avec cette crise que la demande spontanée d’État s’accroît, et que les pays à forte protection sociale sont mieux armés pour affronter la crise que ceux qui laissent leurs concitoyens affronter seuls le marché. Le fait que l’Europe ait recours au chômage partiel plutôt qu’aux licenciements pour affronter le recul forcé de la production est révélateur de la spécificité du modèle européen. Mais l’État ne saurait être un État obèse, qui s’occupe de tout y compris de la production de masques. Il faut réhabiliter sa capacité stratégique à anticiper et à préparer la société à affronter des défis de ce type. Les États qui ont le mieux géré la crise sanitaire depuis trois mois sont ceux où la puissance publique est la mieux organisée. C’est la qualité de l’État qui compte, et pas seulement sa taille.

20Réhabiliter le rôle stratégique de l’État sera une priorité de l’après crise. Mais cet effort ne sera pas facile à conduire en Europe, qui repose sur un mix entre des États-nations et un Marché unique. Les impératifs de mise en place du Marché unique ont conduit à assimiler toutes les protections à des obstacles à la construction de ce marché. De sorte que si les États européens se sont progressivement déprotégés pour permettre au Marché unique de se construire, l’Europe, elle, a oublié de se protéger collectivement. D’où notre intérêt – bien tardif – pour les enjeux liés à la réciprocité dans l’accès au marché notamment. Heureusement, les choses ont com mencé à changer, et cette crise peut accélérer le changement de cap. On évoque désormais en Europe un meilleur contrôle des investissements étrangers, et les distorsions de concurrence venant d’États non européens. On est également en train de reconsidérer les aides d’État. La Commission européenne vient d’ailleurs d’assouplir les règles en la matière. On ne peut pas continuer à se préoccuper des distorsions intra-européennes et négliger celles de nos concurrents extra-européens.

21L’Europe doit cesser d’être offerte au reste du monde. Mais le chemin est encore long. L’attribution récente par la Chine des licences pour la 5G a mis en évidence la marginalisation des opérateurs européens. Nokia et Ericsson n’ont par exemple obtenu récemment que 11,5 % du marché chinois, contre 25 % pour la 4G. Or Huawei détient de son côté déjà 30 % du marché européen pour la 5G. Par ailleurs, il nous faut d’ores et déjà nous prémunir contre la tentation de groupes étrangers de profiter de la baisse des actifs pour prendre le contrôle de sociétés européennes [5]. Il faudra là encore tirer les leçons de cette crise, qui montre le caractère asymétrique de nos rapports avec la Chine, et mettre en œuvre les instruments permettant d’y mettre un terme. Or la difficulté, pour l’Europe, vient du fait qu’il faut à la fois tenir compte des impératifs du Marché unique et de l’existence d’États-nations, dont les intérêts et les traditions ne sont pas toujours convergents. Si nous avons tardé à mettre en place un mécanisme de contrôle des investissements étrangers, c’est que certains États estimaient que les opportunités offertes par certains marchés émergents étaient trop importantes pour être sacrifiées sur l’autel d’un contrôle plus strict des investissements venant de ces mêmes marchés. Mais lorsque ces mêmes États se sont aperçus qu’ils pouvaient, à leur tour, être victimes de prises de contrôle étrangères dans des secteurs stratégiques, ils ont changé d’avis. Aujourd’hui même, un certain nombre d’États traditionnellement libéraux comme les Pays-Bas réclament une évaluation plus poussée de ces investissements étrangers, pour s’assurer qu’ils ne bénéficient pas de subventions d’États. Tout ceci pour dire que l’Europe ne peut pas être la seule région du monde à respecter les règles de la concurrence, quand les autres s’abstiennent de le faire.

22La crise du COVID va mettre en évidence le fait que la globalisation accroît la vulnérabilité des nations qui ne prennent pas les précautions nécessaires pour assurer leur sécurité au sens large. Tout ceci doit donc conduire l’Europe à donner corps et force à l’idée d’autonomie stratégique, dont on voit bien qu’elle ne saurait se limiter au domaine militaire. Cette autonomie stratégique doit se construire autour de six grands principes que je voudrais énoncer ici :

23

  • Réduire notre dépendance non seulement dans le domaine sanitaire mais dans celui des technologies de demain, comme les batteries ou l’Intelligence artificielle.
  • Prévenir une prise de contrôle de nos activités stratégiques par des acteurs extérieurs à l’Europe, ce qui suppose que ces activités soient clairement identifiées en amont.
  • Protéger nos infrastructures sensibles contre les cyber-attaques.
  • Éviter que la délocalisation de certaines activités économiques, et la dépendance qui en découle, portent un jour atteinte à notre autonomie de décision.
  • Étendre le pouvoir normatif de l’Europe aux technologies de demain, pour éviter que d’autres ne l’exercent à nos dépens.
  • Prendre le leadership dans tous les domaines où le déficit de gouvernance mondiale conduit à la destruction du système multilatéral.

Réhabiliter la gouvernance mondiale

24Tout ceci m’amène naturellement à l’idée de gouvernance mondiale, dont je mesure au fil des jours les carences. Ces dernières années c’était l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qu’il était de bon ton de critiquer. Désormais, c’est l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui est dans la ligne de mire, et ce au moment où nous avons le plus besoin d’elle. Le Conseil de sécurité n’a pas pu s’accorder sur une résolution sur le COVID-19 faute d’un accord entre les États-Unis et la Chine. C’est une réalité inédite, puisque même durant la guerre froide les États-Unis et l’URSS étaient parvenus à se mettre d’accord pour favoriser la recherche d’un vaccin contre la polio. Le G7 n’est pas plus parvenu à se mettre d’accord sur un texte, un État voulant qualifier le COVID-19 de « virus chinois »… On assiste à un véritable blame game entre États-Unis et Chine, qui éclaire en réalité un déficit de leadership mondial. Cette situation contraste singulièrement avec ce que l’on avait connu dans les années 2000 avec la mise en place du Plan mondial contre le Sida, ou la mobilisation contre le virus Ebola, ou au moment de la crise financière de 2008. On pourrait certes arguer qu’une épidémie ne relève pas en soi des prérogatives du Conseil de sécurité, mais l’argument ne serait pas convaincant. Dans deux cas précités (Sida, Ebola), le vote fut unanime au Conseil de sécurité. Et cette unanimité a favorisé la mobilisation. Un récent projet de texte proposé par l’Estonie n’a pu être voté, certains États n’acceptant pas que le texte insiste sur la nécessaire transparence dans le reporting de la crise, principe jugé attentatoire à leur souveraineté.

25Le fait que, pour la première fois depuis la création des Nations unies, une pandémie n’entraîne pas de consensus constitue un bien mauvais présage. Cette situation résulte à la fois des désaccords entre États et du désintérêt de certains d’entre eux pour tout leadership international. Tout ceci est extrêmement préoccupant, car on sait bien qu’une coordination internationale forte peut faire la différence. Elle peut permettre de faire connaître les bonnes pratiques, proposer des standards internationaux pour le contrôle des voyageurs dans les aéroports par exemple, mettre en commun des ressources pour les tests et la recherche de vaccin – plutôt que de chercher à capter à l’avantage d’un seul pays le produit de recherches prometteuses –, créer des partenariats pour la production de tous les produits et équipements indispensables à la lutte contre la pandémie…

26Cet impératif de coopération va être tout aussi évident au moment du déconfinement. Si chaque État lève le confinement seul, dans son coin, on se retrouvera face à des difficultés considérables. Il faut donc se mettre d’accord pour éviter un chaos mondial qui affecterait de nouveau les échanges internationaux. Le seul domaine où la coopération internationale a très bien fonctionné depuis le début de cette crise est celui de la coopération entre les Banques centrales. Le fait que leur action soit autonome et indépendante des rivalités traditionnelles entre États expliquant probablement cette réussite.

27Il faudra bien sûr, plus tard, évaluer ce qui a été bien fait, ou mal fait, au début de la pandémie. Mais l’heure est à la mobilisation, pas à la polémique. De ce point de vue, l’annonce par le président Trump d’une suspension provisoire du financement américain à l’OMS, au prétexte qu’elle aurait cherché à masquer les défaillances chinoises, est regrettable.

28Cette crise a sans conteste exacerbé la relation sino-américaine, et révélé les dangers qu’un conflit multidimensionnel entre ces deux États faisait peser sur la sécurité internationale. Comme me l’a fait remarquer le Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies Antonio Guterres, la sortie de la crise exige une coordination étroite entre les États-Unis, la Chine et l’UE. Mais si cette crise venait à exacerber, plutôt qu’à intensifier, la tension sino-américaine, le rôle de l’Europe deviendrait encore plus crucial. Elle devrait notamment éviter que les effets de cette rivalité se répercutent négativement sur un certain nombre de régions du monde, notamment en Afrique, qui aura besoin d’un vrai soutien financier pour faire face à la pandémie qui se profile.

29L’annonce par le G20 et le Fonds monétaire international (FMI) d’un moratoire sur la dette des pays les plus pauvres va certainement soulager bien des États. Mais elle n’est à l’évidence pas suffisante. C’est sur l’annulation de cette dette qu’il faut travailler, entre tous les bailleurs de fonds y compris la Chine. Et les pays à revenus intermédiaires seront aussi touchés, et auront besoin d’aide, comme le rappellent bon nombre de dirigeants et économistes d’Amérique latine.

La solidarité en Europe même

30Ceci étant, si nous voulons être exemplaires, et surtout crédibles, nous devons montrer à nos peuples que nous pratiquons chez nous d’abord la solidarité que nous prêchons à l’échelle internationale. Bon nombre de mesures ont été prises par les États européens pour prévenir l’effondrement de leurs économies. Des plans de relance ont été engagés, et ceci va dans le bon sens. Mais nous sommes encore loin de la mise en place d’un ensemble européen solidaire. Et nous devons par ailleurs éviter que les plans nationaux de relance ne portent atteinte au Marché unique. En effet, si les entreprises d’un pays bénéficient d’un plan national de soutien beaucoup plus fort que chez leurs concurrents, elles risquent au sortir de la crise de prendre un avantage décisif, et d’aggraver ainsi les déséquilibres économiques au sein du Marché unique. Les déséquilibres Nord/Sud déjà existants avant la crise pourraient s’accentuer après elle. Ce qui ne serait pas sans conséquences sur l’adhésion des peuples au projet européen. Et pour l’heure, il est clair que les mesures fiscales adoptées par les gouvernements pour aider le système productif sont beaucoup plus importantes en Allemagne qu’en Italie ou en Espagne

31Le COVID-19 a par ailleurs révélé l’une des principales faiblesses de l’union monétaire : l’absence de fonction de stabilisation budgétaire pour l’ensemble de la zone euro, « ce qui entraîne une surcharge de la politique monétaire à des fins de stabilisation et un dosage inapproprié des politiques [6] ». Or si la pandémie constitue bien un choc symétrique de par ses origines, il est très asymétrique dans ses conséquences. Ses coûts énormes seront inégalement répartis, tant au plan social qu’au plan territorial.

32La Commission européenne et la Banque centrale européenne (BCE) ont rapidement réagi à cette crise. Sur le plan humanitaire, la Commission a assuré un travail de coordination remarquable qui a permis le rapatriement de 500 000 ressortissants européens qui se trouvaient en dehors de l’Union. Sur le plan économique, l’Eurogroup, après avoir tenu la plus longue réunion de son histoire, a ouvert de nouvelles lignes de crédit du Mécanisme européen de stabilité (MES). Des crédits dont personne ne semble avoir besoin, ou vouloir – l’Espagne, et l’Italie de façon encore plus claire, ont annoncé ne pas avoir l’intention de les utiliser… Nous revivons ainsi les mêmes débats intergouvernementaux sur la façon d’organiser la solidarité européenne qui avaient retardé la réponse à la crise de l’euro – une crise pour laquelle nous avons payé le prix fort, économiquement et socialement.

33Nous revivons donc la même confrontation entre le Nord et le Sud. Et nous sommes à nouveau contraints de constater les limites de la solidarité européenne : nous ne sommes pas encore une union politique, ni même une véritable union économique et monétaire, en dépit d’indéniables progrès.

34Pour rendre cette solidarité effective, on parle beaucoup d’un « plan Marshall », une référence positive pour les Européens. Mais en dehors du fait qu’on ne peut plus espérer l’arrivée d’un M. Marshall venant de l’autre rive de l’Atlantique, ce plan était historiquement destiné à reconstruire un continent complètement détruit. Or aujourd’hui, même si nous comparons la pandémie à une guerre, on constate qu’il n’y a pas de destruction de capital physique. Après un tremblement de terre, on reconstruit les infrastructures et les capacités de production. Ce n’est pas le problème aujourd’hui. Notre problème est de nous concentrer sur la satisfaction des besoins immédiats des systèmes de santé, de fournir des revenus à ceux qui ne peuvent pas travailler, et d’accorder des garanties et des reports de paiement aux entreprises pour éviter la faillite du système productif. Tel est l’urgence d’aujourd’hui.

La résilience des démocraties

35Cette crise constituera aussi une épreuve politique pour les systèmes démocratiques européens. Comme toujours, ce sont les crises qui révèlent aux sociétés leurs forces et leurs faiblesses. D’ores et déjà se mettent en place des narratifs politiques pour préparer l’avenir. Trois narratifs sont en concurrence : le populiste, l’autoritaire qui le rejoint sur bien des points, et le démocratique.

36Le narratif populiste devrait a priori être fortement affecté par cette crise, celle-ci mettant en évidence l’importance de la rationalité, de l’expertise, du savoir. Autant de principes brocardés et rejetés par les populistes qui identifient tout cela aux « élites ». Il est en effet difficile de continuer à parler de post-vérité lorsque l’on sait comment on est infecté, quels sont les groupes à risque, et quelles mesures il convient de prendre préventivement pour combattre l’épidémie. Mais les populistes peuvent invoquer la responsabilité de l’étranger dans la diffusion du virus. Ils peuvent aussi s’en prendre à la globalisation, traditionnel bouc émissaire de tous les problèmes. Ils peuvent, dans le même ordre d’idées, préconiser un plus grand contrôle des frontières et profiter de cette occasion pour accentuer leur hostilité à l’immigration. Le populisme fait preuve d’une grande plasticité. Il s’adapte à tous les contextes et peut aisément changer de cap puisqu’il ne s’embarrasse pas de distinguer le vrai du faux. Par ailleurs, dans un contexte anxiogène où dominent les peurs, les populistes seront toujours à leur aise. La tentation est grande de tirer avantage de cette situation exceptionnelle pour limiter les droits et libertés.

37Nous pourrions dériver vers un autoritarisme digital, vers lequel certains États sont déjà clairement engagés. Cela, comme après le 11 septembre 2001, quand la lutte contre le terrorisme entraîna un recul des libertés individuelles. Orwell est déjà dépassé…

38Le narratif autoritaire est proche du narratif populiste en ce que lui aussi cherche à simplifier les problèmes, et à les réduire à une explication centrale. Il considère que seuls les régimes autoritaires et centralisés peuvent vaincre l’épidémie en mobilisant toutes les ressources du pays. Mais nous savons que c’est faux. D’ores et déjà, nous savons que les pays qui ont le mieux réussi, pour le moment, à endiguer la crise sont des États démocratiques bien organisés.

39Reste le narratif démocratique. C’est le plus difficile à construire, car les sociétés démocratiques reposent sur le doute, l’interrogation, la délibération, et la remise en question. Autant de facteurs qui nuisent à une action rapide et efficace, appuyée sur un récit clair et incontestable. Mais pour l’Europe, au fond, ce sont les peuples européens eux-mêmes qui, au sortir de la crise, livreront leur verdict sur la conduite de chaque État, et sur celui de l’Europe en général. À cet égard, il est fondamental que l’Union européenne apparaisse clairement comme un acteur pouvant faire la différence. Non qu’il doive se substituer aux États ; mais il peut amplifier leur action, pour donner du sens à ce qui est l’enjeu fondamental : la protection du modèle européen. Ce modèle n’ayant de valeur aux yeux du monde que si nous parvenons à promouvoir un modèle solidaire entre nos États membres. Et là nous sommes encore loin du compte.

40

* * *

41Nous voici donc encore à un moment existentiel pour l’Union européenne. La manière dont nous le gérerons affectera la cohésion de nos sociétés, la stabilité de nos systèmes politiques nationaux, et l’avenir de l’intégration européenne. Le temps est à panser les plaies des crises précédentes, et non à les creuser. Pour ce faire, les institutions et les politiques européennes doivent pouvoir toucher le cœur et l’esprit des Européens. Et dans ce domaine il y a encore beaucoup à faire…


Mots-clés éditeurs : Union européenne, COVID-19, Gouvernance mondiale, Mondialisation

Date de mise en ligne : 04/06/2020

https://doi.org/10.3917/pe.202.0009

Notes

  • [1]
    N. Taleb, Le Cygne Noir. La puissance de l’imprévisible, Paris, Les Belles Lettres, 2010.
  • [2]
    « Taleb Says White Swan Coronavirus Was Preventable », interview à Bloomberg, 31 mars 2020, consultable sur : www.bloomberg.com.
  • [3]
    H. Farrell et A. Newman, « Will the Coronavirus End Globalization as We Know It? The Pandemic Is Exposing Market Vulnerabilities No One Knew Existed », Foreign Affairs, 16 mars 2020, disponible sur : www.foreignaffairs.com.
  • [4]
    Selon Karen Dynan du Peterson Institute le 10 avril 2020, la baisse du PIB sera de 12 % en Europe contre 8 % aux États-Unis, 9 % au Japon, alors que la croissance chinoise sera de 1,5 %.
  • [5]
    J. Espinoza, « Vestager Urges Stake Building to Block Chinese Takeovers », Financial Times, 12 avril 2020, disponible sur : www.ft.com.
  • [6]
    M. Buti, « Riding Through the Storm: Lessons and Policy Implications for Policymaking in EMU », VoxEU, 12 janvier 2020, disponible sur : https://voxeu.org.

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